LE DIABLE AU CINÉMA Richard Millet - S atan hante la pellicule comme il règne sur ce monde - Revue Des Deux Mondes
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LE DIABLE AU CINÉMA › Richard Millet S atan hante la pellicule comme il règne sur ce monde. Les titres parlent d’eux-mêmes ; mais que nomment- ils, ces mots de diable, démon, prince des ténèbres, ou encore Satan, à une époque où les langues perdent le sens du réel ? Eh bien le diable en personne. Le cinéma est avant tout un art du temps ; en cela il est aussi bien placé que le roman pour évoquer le démon, jouer avec le système d’illusions que ce dernier met en place, et atteindre ainsi la vérité du mal. J’évoquerai ici une quinzaine de films dans lesquels le diable est présent, directement ou en miroir. Il est vrai que c’est un bon client cinématographique et qu’il suscite autant de vocations que de films médiocres, « sataniques », qu’on s’empressera d’oublier. À trop jouer sur les mots, on risque de se laisser prendre au piège, oubliant que Satan gît dans les détails et que sa ruse suprême est de nous persua- der qu’il n’existe pas, ou n’est jamais où on l’attend, ni tel qu’on se le représente. Précisons que l’auteur de ces lignes, catholique, croit fer- mement à son existence, en dépit du ton qu’il emprunte ici. Commençons par deux films qui, annonçant la couleur, montrent le diable en chair et en os : Sous le soleil de Satan, de Maurice Pia- lat (1987), d’après Georges Bernanos, le fait apparaître sous les traits 88 JUIN 2018
quoi de neuf ? le diable ! d’un maquignon qui rencontre, dans une campagne nocturne, l’abbé Donissan en train de traverser, lui, une nuit de Gethsémani : scène saisissante, sans doute la plus admirable de la représentation cinéma- tographique du démon. Comment, après ce combat entre le démon et le saint, prendre au sérieux un film tel que l’Associé du diable, tourné en 1997 par Taylor Hackford, et dans lequel Al Pacino, patron d’un puissant cabinet d’avocats, pourrait bien être le diable en personne, et tourmente une jeune et brillante recrue Richard Millet est écrivain et (Keanu Reeves) ? Ce film obéit autant au éditeur. Derniers ouvrages publiés : fantastique qu’à une allégorie faustienne Déchristianisation de la littérature – le drame de Goethe ayant déjà été revisité et Journal (1971-1994) (Léo Scheer, par René Clair, en 1950, dans la Beauté du 2018). diable, où Gérard Philipe prête ses traits à Méphistophélès, Faust étant incarné par Michel Simon. Dans l’Œil du diable d’Ingmar Bergman (1960), c’est Don Juan que Satan va chercher en enfer pour l’envoyer séduire sur terre une belle jeune fille : une comédie que Bergman détestait et sans grand intérêt, en effet, après laquelle celui qui avait fait dialoguer le chevalier et la Mort, dans le Septième Sceau, tournera la Source qui interroge radicalement l’innocence et le mal. On peut aussi mettre dans le même sac les Visiteurs du soir, film médiéval de Marcel Carné (1942), et parabole de l’Occupation allemande bien plus qu’interrogation sur le mal à l’état pur : le diable y a les traits du génial Jules Berry qui, à cause du brillant scénario de l’athée Prévert, semble un docteur Knock de la maladie d’amour. Rien de bien neuf, donc, sous le soleil satanique, avec ces trois der- niers films : le diable est séduisant, ou inquiétant, toujours suggestif, allant même jusqu’à s’habiller en Prada, selon le titre d’une comédie qui n’a rien de diabolique ; seule sa banalité, chez Pialat, touche vrai- ment à la question du mal, que Joseph de Maistre appelait une « héré- sie de l’Être ». C’est que le diable, au cinéma comme en littérature, et même en peinture, est une affaire avant tout catholique. Le mal est en l’homme même, par le péché originel, ce qui empêche le diable d’être une affaire allégorique ou psychologique ; il n’est pas non plus soluble dans les neuroleptiques ni dans les bons sentiments – ces der- niers étant une autre ruse de Satan. JUIN 2018 89
quoi de neuf ? le diable ! Est-il plus redoutable, lorsqu’il fait vraiment peur, au cinéma ? Il faut en revenir à Hollywood, où se fabrique la version spectaculaire, donc la plus admissible, du démoniaque. Comment accepter le cliché ? Celui-ci n’est-il pas encore une ruse du démon ? On ne s’attardera pas à ces fourriers du diable que sont les vampires : Friedrich Wilhelm Mur- nau avait génialement donné le ton, en 1922, dans son Nosferatu, muet mais terriblement éloquent – et auquel tous les autres films de vampires rendront hommage, parfois magnifiquement, depuis Carl Theodor Dreyer (Vampyr, 1932) jusqu’à Werner Herzog (Nosferatu, le fantôme de la nuit, 1979), de Tod Browning (Dracula, 1931) au médiocre Dra- cula de Francis Ford Coppola (1992) et à l’inquiétant Entretien avec un vampire de Neil Jordan (1994). Les vampires, Dracula en tête, sont trop enfermés dans leur mythe pour ne pas voler la vedette à Satan, qui ne peut les considérer que d’un mauvais œil. Quant aux sous-genres du film d’épouvante et du film d’horreur, ils ne nous concernent pas, car relevant du divertissement à bas prix, en dépit de réussites telles que Carrie (Brian DePalma, 1976), Silent Hill (Christophe Gans, 2006) ou l’Orphelinat (Juan Antonio Bayona, 2007). C’est au prince de ce monde qu’on voudrait aller directement ; il ne se laisse pas approcher : c’est lui qui vient, surtout si on ne s’y attend pas. Aussi ne s’attardera-t-on pas davantage aux histoires de fantômes, de morts-vivants, de sorcières, bien que les âmes en peine soient souvent la proie du démon. Certains films de sorcières sont cependant exemplaires comme la Sorcellerie à travers les âges, du Danois Benjamin Christensen (1922), ou l’angoissant Projet Blair Witch de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez (1999). Les morts-vivants et les zombis constituent, eux, la version « moderne », et souvent gore, des fantômes, sauf si on les considère comme des symboles déchus de la société de consommation, comme dans la Nuit des morts-vivants (1968) ou Dawn of the Dead (1978) de George A. Romero. Les purs fantômes nous en disent davantage, parce qu’ils restent le plus souvent invisibles, comme dans la Maison du diable, beau film de Robert Wise (1963), dont le titre original est, plus justement, The Haunting : il met en scène un savant qui réunit quelques témoins pour passer quelques jours dans une maison réputée hantée. Les certitudes rationalistes 90 JUIN 2018
le diable au cinéma seront bientôt battues en brèche, le film montrant la dimension pos- sessive non seulement de l’esprit qui hante, mais aussi de la maison, personnage à part entière, tout comme l’hôtel solitaire de Shining (Stanley Kubrick, 1980) – ce que retiendront, en 1979, l’excessif Ami- tyville de Stuart Rosenberg et ses suites ; et il faudra attendre les Autres (Alejandro Amenábar, 2001) et Paranormal activity (Oren Peli, 2007) pour que les maisons soient vraiment rendues à l’inquiétante étrangeté du surnaturel. Les certitudes de la société de consommation et du progrès volent en éclats. Et si Roman Polanski parodie, en 1967, le mythe de Dracula avec le Bal des vampires, où joue sa jeune épouse, Sharon Tate, celle-ci sera assassinée, deux ans plus tard, par les séides de Charles Man- son, vrai suppôt de Satan. Un hasard ? Nullement : l’année suivante sort Rosemary’s Baby, du même Polanski, récit de l’insémination d’une jeune femme par le démon lui-même, avec l’aide de son propre mari et d’affidés à Satan, en plein New York. Film admirable, qui en dit long sur l’envoûtement des sociétés modernes, et la fin des illusions amoureuses. Cinq ans plus tard, il s’agit d’exorciser le démon. On en revient au catholicisme, avec l’Exorciste, pour lequel William Friedkin convoque notamment Max von Sydow, vieux routier des hantises bergmaniennes, et ici prêtre exorciste, qui déloge l’affaire du plan psychiatrique où l’Église elle-même a installé Satan, comme pour le mettre sous le tapis. Il est bel et bien question de possession, dans ce film outrancier, spectaculaire, mais qui a le mérite d’en revenir à l’abjection du mal, au pouvoir d’envoûtement et de dé-spiritualisa- tion que les sociétés modernes exercent sur l’homme, selon Antonin Artaud et Georges Bernanos. Tout se passe comme si le cinéma nous rappelait ce que l’Église rechigne à nommer. Pourtant, le diable ne se chasse pas aisément : le Prince des ténèbres de John Carpenter convoque, en 1987, les puissances de l’Église et de la science, en envoyant des scientifiques et un prêtre examiner, dans une église abandonnée de Los Angeles, un cylindre contenant un liquide plein de semence satanique… Satan apparaît ici en ombre terrifiante, bou- leversant l’ordre même du temps. Satan et sa progéniture hantent JUIN 2018 91
quoi de neuf ? le diable ! donc le monde, tout comme l’antéchrist, nous rappelle aussi la Malédiction de Richard Donner, sorti en 1976, et qui reprend le thème de l’innocence enfantine investie par le démon. Qu’as-tu fait de ton âme ? Pourras-tu te laisser intoxiquer jusqu’à ta mort ? Ne veux-tu pas jeter aux orties la notion de bien et nous rejoindre dans la jouissance du présent ?, semblent murmurer tous ces films, même lorsque le diable n’est qu’un nom dans le titre. Dans le Diable probablement (1977), Robert Bresson met en scène un groupe de jeunes gens révoltés par le monde contemporain, notamment par le désastre écologique ; le monde est l’envers fangeux du paradis, et l’homme s’y damne sans que l’Église (qui joue ici un rôle impor- tant) affronte sérieusement le mal, suggère le janséniste Bresson en conduisant un de ses personnages à la mort. « Qui nous manœuvre en douce ? », demande l’un d’eux, dans un autobus. « Le diable, proba- blement », répond un passager ; probabilité qui a valeur de certitude plus que d’hypothèse, dans ce film qui se moque de la psychiatrie et de la psychanalyse : le diable est ce qui surgit quand toutes les solutions ont été épuisées ; qu’on lui cède est une autre affaire. Autre film remarquable : le Tango de Satan, du Hongrois Béla Tarr, sorti en 1994. Tourné en noir et blanc, ce film-fleuve (450 minutes) met en scène un groupe de gens survivant dans une ferme perdue de Hon- grie. Ils attendent la venue d’on ne sait quoi : Messie ou Satan – plus vraisemblablement Satan. Allégorie de la fin du communisme, et de l’entrée dans le faux paradis capitaliste ? Sans doute ; mais surtout méditation sur ce que Pierre-Jean Jouve appelait « le monde désert » : la catastrophe écologique se double d’une catastrophe spirituelle et intellectuelle qui pourrait bien préfigurer la fin de l’espèce humaine, comme le suggèrent aussi les films de Lars von Trier, Antichrist (2009) et Melancholia (2011), qui, comme les autres, nous montrent l’état de notre âme en un monde où Satan ne cesse d’étendre ses sortilèges et son ombre. 92 JUIN 2018
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