Le mariage à Lifou, une création missionnaire? - Brill
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Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Social Sciences and Missions Sciences sociales et missions brill.com/ssm Le mariage à Lifou, une création missionnaire? (Kanaky-Nouvelle-Calédonie1) Hélène Nicolas Université Paris 8 helene.nicolas35@gmail.com Résumé Cet article souhaite montrer à quel point les rituels de mariage dits « coutumiers » et les normes de la relation conjugale à Lifou, île de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, ont été modifiés voire instaurés par les missionnaires protestants et catholiques, arrivés respectivement en 1842 et 1858. La réforme du mariage, centrale dans l’ œuvre mis- sionnaire en pays kanak, a été impulsée à Lifou par l’ évangéliste polynésien Fao, et poursuivie par les missionnaires de la London Missionary Society et de la Société de Marie. Ils ont ainsi contribué à changer radicalement les rituels matrimoniaux et la «vie de foyer», les bases du mariage actuel ayant été littéralement inventées au xixème siècle. Abstract The purpose of this paper is to analyse to what extent the so-called customary rites of marriage and norms of conjugality in Lifu, an island of the Kanaky-New-Caledonia, were modified and even initiated by the Protestant and the Roman Catholic mission- naries, who arrived there respectively in 1842 and 1858. The reform of marriage, which was pivotal in the missionary work conducted throughout the entire Kanak land, had been initiated in Lifu by the Polynesian evangelist Fao, followed by the lms’s and the 1 La Nouvelle-Calédonie est un territoire français engagé dans un processus de décolonisation progressive; dans ce contexte, le nom du territoire fait débat. Je choisis de parler de Kanaky- Nouvelle-Calédonie, nom reflétant à mon sens au mieux le « destin commun » appelé par l’Accord de Nouméa, en 1998. De même, j’utilise le mot « Kanak » avec deux « k », car c’ est le terme majoritairement choisi par la population autochtone de l’ île pour se nommer. Ce terme sera ici accordé en nombre et en genre, afin de ne pas invisibiliser la diversité des Kanaks. © koninklijke brill nv, leiden, 2018 | doi: 10.1163/18748945-03101013 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
70 nicolas Société de Marie’s missionaries. This contributed to radically transform both matrimo- nial rituals and family life: the current marriage’s foundations were literally invented in the nineteenth century. Mots-clés mission – mariage – conjugalité – Kanak – Lifou Keywords mission – marriage – conjugality – Kanak – Lifu … «Faipoipo, faipoipo i Cahaze! Faipoipo i Keriso! » (« Mariage, mariage du Dieu unique! Mariage du Christ! ») Chanson de Djunia, groupe de musique kaneka, 2006, Lifou2 ∵ Introduction Lifou, île Loyauté de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, est réputée dans tout le pays kanak pour l’extravagance de ses rituels matrimoniaux. Lors des céré- monies, les gens de Lifou se marient à la mairie, à l’ église ou au temple, et dans «la coutume». C’est au sein du «mariage coutumier » que se déroulent de considérables échanges cérémoniels. Les rituels et les festivités, impliquant de nombreux dons et contre-dons de paroles, de biens et d’ argent, occupent intensément la population durant trois mois de chaque année. Bien qu’appelées «coutumières», ces cérémonies d’ échanges sont pour la plupart apparues peu de temps après les débuts de la christianisation. En 2 Le kaneka est un style musical populaire kanak mêlant les mélodies du reggae et des rythmes traditionnels kanaks et océaniens. Cette chanson passait en boucle l’ été 2007, sur les radios et lors des mariages. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 71 effet, comme nous allons le voir, les rituels de mariage comme la forme prise par la conjugalité que ces rites consacrent ont été l’ objet d’ un important investissement des missionnaires, au point que l’ on peut se demander si le mariage «coutumier» actuel n’est pas une invention de ces derniers. L’objectif de cet article est d’estimer l’étendue des effets de la christianisa- tion sur le mariage lifou, comme rituel et comme rapport conjugal. En 1970, dans un article sur le mariage lifou, l’anthropologue M. Lenormand affirmait que, malgré l’influence religieuse, de l’état civil et des transformations écono- miques, «l’esprit qui a présidé à l’institution du mariage autochtone et à la for- mation de la famille mélanésienne reste le même aujourd’hui qu’ autrefois»3. La plupart des anthropologues du mariage en pays kanak4 suivent cette propo- sition: les rituels matrimoniaux comme la conjugalité n’auraient été modifiés qu’ à la marge par l’évangélisation. Or, en 1989, M. Jolly et M. Macintyre ont fort bien démontré que le genre et la famille en Océanie, loin d’ être immuables et « traditionnels», ont été modifiés en profondeur par l’ action missionnaire, pas seulement «en surface»5. G. Malogne-Fer insiste sur le fait que, lors de la chris- tianisation de Tahiti, c’est le respect des normes chrétiennes dans le comporte- ment quotidien, le mariage et la vie de couple, qui étaient chargés de témoigner de l’adhésion des nouveaux convertis à la foi chrétienne6. M. Naepels, anthro- pologue du Nord de la Grande Terre de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, avance le raisonnement suivant: La célébration du mariage fut un lieu d’investissement missionnaire im- portant: c’est sur les alliances matrimoniales que la politique mission- naire s’est d’abord portée. En effet, missionnaires catholiques et protes- tants érigèrent une série d’interdits, portant sur les mariages « mixtes» (entre membres des deux confessions), la polygamie, et les mariages for- cés et réservations à la naissance. De telle sorte qu’ on doit se demander dans quelle mesure le mariage actuel entre jeunes adultes n’est pas une création missionnaire7. Peut-on dire, à la suite de M. Naepels, que le mariage contemporain lifou est une «création missionnaire»? Il s’agit ici, en privilégiant une perspective 3 Lenormand (1970), p. 40. 4 Par exemple Leenhardt (1930), Guiart et Lévi-Strauss (1968), Bensa et Rivierre (1982), Leblic (2000). 5 Jolly et Macintyre (1989). 6 Malogne-Fer (2007), p. 69. 7 Naepels (2010), p. 247. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
72 nicolas d’ethnohistoire attentive aux changements culturels, de saisir l’ importance des changements en termes de genre et de parenté engendrés, dans le cas de l’ île de Lifou, par l’action missionnaire ainsi que par les adaptations et résistances locales. Nous verrons quels étaient les projets missionnaires de réforme des mariages, dans l’ensemble du pays kanak. L’analyse ethno-historique du cas de Lifou permettra ensuite de retracer à grand traits les transformations matrimo- niales engendrées par la christianisation de cette île, de 1842, date d’ arrivée du premier missionnaire, aux années 19208. Nous mesurerons alors l’ ampleur des modifications culturelles engendrées, ainsi que les résistances et l’ inventivité des gens de Lifou face à ces réformes. Mes sources sont archivistiques et orales. Quinze entretiens ont été réali- sés avec des hommes réputés être des détenteurs lifous de la mémoire orale. Parmi les archives de la London Missionary Society (lms) disponibles aux Archives de Nouméa, celles de la Société de Marie à Rome et celles de la Société des Missions Evangéliques de Paris (smep) à Paris, de nombreux documents traitent de la question matrimoniale dans les premiers temps de la christia- nisation. Outre les courriers et journaux des missionnaires, les comptes ren- dus des conférences – catholiques – ecclésiastiques du Vicariat Apostolique de la Nouvelle-Calédonie de 1891 et de 19059, les livres d’ Emma Hadfield et de Samuel Macfarlane10, missionnaires de la lms à Lifou, et les écrits, plus tardifs, de M. Leenhardt11, de la smep, s’avèrent des textes précieux pour notre étude : ils dissertent sur les principes du mariage chrétien et la façon de l’ imposer, en fonction des mœurs rencontrées12. 8 1920 est la date de publication du livre d’Emma Hadfield, source missionnaire la plus tardive traitant de l’évangélisation des Lifous. Hadfield (1920). 9 Compte rendu des Conférences Ecclésiastiques du Vicariat Apostolique de la Nouvelle-Calé- donie (1891). Compte rendu des Conférences Ecclésiastiques du Vicariat Apostolique de la Nouvelle-Calédonie (1905). 10 Macfarlane (1873). Hadfield (1920). 11 Leenhardt (1929) et Leenhardt (1932). 12 Ces écrits ne permettent pas, comme nous le verrons, de comprendre de façon précise l’évolution des pratiques missionnaires et kanakes en matière de mœurs au fur et à mesure de l’implantation et de la structuration des activités missionnaires: beaucoup sont des textes écrits a posteriori et n’évoquent malheureusement pas de façon suffisamment précise l’historique des transformations effectuées. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 73 La politique matrimoniale des missionnaires en pays kanak Colonisation, christianisation et «action civilisatrice » En 1853, l’Empire français a pris possession de l’archipel océanien de la « Nou- velle-Calédonie». Le projet de l’État français était d’ en faire une colonie de peuplement, notamment via le bagne, sur le modèle de l’ Australie britannique. Le peuple autochtone, les Kanaks, était alors considéré comme fort primitif, voué soit à une mort rapide liée au «choc des civilisations », soit à vivre en marge de la population coloniale13. Suite aux spoliations foncières, de nom- breuses révoltes kanakes ont éclaté de 1856 à 1917, lesquelles ont été réprimées dans le sang14. Le régime de l’indigénat a petit à petit pris une forme parti- culière: celle des réserves. Des territoires, petits et situés dans des zones peu fertiles, ont été attribués aux Kanaks. Les Iles Loyauté, où se situe Lifou, ont été classées «réserves intégrales» du fait du peu de fertilité du sol. Le système fon- cier et de chefferie y a été en conséquence moins modifié qu’ en Grande Terre et les Loyauté n’ont pas connu d’installation de colons. Mais comme les autres Kanaks, les gens des îles ne pouvaient sortir des réserves qu’ avec l’ autorisation des gendarmes en poste, devaient exécuter les travaux forcés et fournir des soldats pour les guerres françaises. Les désobéissances à ce régime étaient for- tement réprimées, notamment par des séjours au bagne15. Les missionnaires protestants, anglais et polynésiens de la London Mission- nary Society (lms), sont arrivés dans l’archipel en 1840 à Maré, tandis que les missionnaires français de la Société de Marie se sont installés en 1843 à Bal- lade16 ; soit une dizaine d’années avant les colons. Si les protestants se sont implantés rapidement aux Iles Loyauté, l’installation des premières missions catholiques en Grande Terre a été chaotique. Dans les premiers temps de l’ évangélisation, elles ont été associées par les Kanaks à la puissance coloni- satrice, étant donné l’aide matérielle et militaire reçue de la France et le rôle d’ intermédiaires que ces missionnaires ont joué entre les colonisateurs et les chefferies. F. Angleviel conteste cependant l’hypothèse d’ une collusion totale entre pouvoir colonial et religieux en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, étant don- nés les conflits récurrents entre gouverneurs anticléricaux et missionnaires17. J.M. Kohler et D. Shineberg rappellent quant à eux que des membres du gou- vernement et de puissants colons étaient d’importants financeurs de l’ Église 13 Merle (1995). 14 Naepels (2010). 15 Muckle (2010). 16 Angleviel (1992). 17 Angleviel (1992). Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
74 nicolas catholique, et que lorsque les missionnaires français ont été menacés, l’ armée est systématiquement intervenue afin de prendre leur défense18. Aux Iles Loyauté, majoritairement protestantes, les catholiques se sont ins- tallés à partir de 1857, dix-sept ans après les premiers évangélistes de la lms, avec le soutien militaire français. A contrario, jusqu’ en 1894, les gouverneurs ont interdit la présence de pasteurs protestants des Iles Loyauté sur la Grande Terre, craignant l’influence anglaise. Ce n’est que lorsque la lms a été rempla- cée par la Société des Missions Évangéliques de Paris (smep) que des pasteurs, tels M. Leenhardt, ont pu s’installer en Grande Terre. Cela explique pourquoi, aujourd’hui encore, la Grande Terre est majoritairement catholique et les Iles Loyauté protestantes. Mes recherches montrent qu’aux Iles Loyauté, une division du travail colo- nial s’est rapidement instaurée entre missionnaires et colonisateurs. Ces der- niers avaient la mainmise sur la politique et l’économie, interdisant l’ ingérence religieuse en ces domaines. Les protestants comme les catholiques étaient pour leur part chargés à la fois de convertir la population mélanésienne et de la «civiliser». Il est probable que cette division ait caractérisé l’ ensemble du pays kanak: l’État français comme ses représentants locaux n’ont en effet pas vu un grand intérêt à former une élite locale qui serait devenue le relais du pouvoir colonial, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie étant une colonie de peuplement. Ils ont même préféré transporter des travailleurs d’ Indochine plutôt que de faire appel à la main d’œuvre kanake, jugée trop primitive et insoumise. Les efforts de l’Etat pour «civiliser» les autochtones semblent donc avoir été minimes. De plus, du fait de la politique de cantonnement, les missionnaires ont été les principaux (voir les seuls) Européens à vivre au sein des réserves kanakes. Parmi les objectifs «civilisateurs» des missionnaires, la réforme des «mœurs», c’est-à-dire du mariage, de la sexualité, de la maternité, de la vie familiale et de la répartition sexuée des tâches était un axe central. Tout laisse à croire que cette réforme a été menée en quasi-totalité par les missionnaires, et non par le gouvernement colonial: dans cette colonie, aucun code civil coutumier n’a été rédigé19. Cependant, n’ayant pu avoir accès aux archives de l’indigénat20 (notamment concernant les mariages mixtes, les métis, les divorces, la prostitution, etc.), je ne peux affirmer avec certitude qu’ il n’y a 18 Kohler et Shineberg (1992). 19 Très peu de lois sur la question apparaissent au Journal Officiel : une seule, en 1912– 1913, interdit les embauches de femmes kanakes loin des réserves, afin de lutter contre la dénatalité kanake. 20 Les archives de l’Indigénat étaient dites «non-classées » et donc non consultables, lors de mes recherches à Nouméa, en 2007. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 75 eu aucune politique volontariste de la part de l’ administration coloniale en matière de «civilisation des mœurs» des Kanaks. Toujours est-il que dans les archives religieuses consultées, couvrant la période de 1843 à 1920, les mission- naires n’évoquent jamais une action de l’État dans ce domaine. Réformer le mariage, un devoir missionnaire Nul doute donc pour les missionnaires qu’il était de leur rôle et de leur devoir de «civiliser» les mœurs des Kanaks, en particulier matrimoniales. S’ il y a un point sur lequel les missionnaires protestants et catholiques du xixème siècle ne se sont jamais cherché querelle, eux si prompts dans leurs écrits et courriers à critiquer l’action des garants de la foi opposée, c’ est bien sur ce domaine-ci. Et pour cause: la réforme matrimoniale engagée semble avoir été, presque en tous points, similaire. Pour les catholiques comme les protestants, l’ adoption par «les indigènes» du mariage régi par les interdits chrétiens était la preuve d’ une «réelle» conversion. Pour les pères catholiques de la Société de Marie envoyés en Nouvelle- Calédonie, il s’agissait d’appliquer aux réalités kanakes les principes du ma- riage chrétien que le Vatican édictait pour les missions dans les textes de la Pro- pagande. Les conférences ecclésiastiques du Vicariat de Nouvelle-Calédonie, écrites en 1895 et complétées en 1905, résumaient les actions et principes mis- sionnaires appliqués jusqu’alors et en discutaient. Dans ces conférences, les pères maristes affirmaient: On ne peut émettre aucun doute sur l’existence du devoir qui incombe au missionnaire d’enseigner les indigènes sur la sainteté du mariage et les charges qui en découlent. C’est la doctrine de la théologie, confirmée par plusieurs décisions des Congrégations romaines (…)21. Pour les protestants de la lms puis de la Société des Missions Évangéliques de Paris, il s’agissait davantage de promouvoir le couple chrétien, sur le modèle du couple pastoral. Le mariage, pour les protestants, n’ est pas un sacrement. Il restait cependant essentiel dans la vie de toute personne convertie, et le marqueur, ici aussi, d’une «réelle» conversion. Transformer les règles d’alliance et instaurer les rituels religieux Les mariages faisant l’objet de la plus grande attention missionnaire, les pères maristes et les membres de la lms ont cherché à connaître les us et coutumes 21 Compte-rendu des Conférences … (1905), p. 138. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
76 nicolas des Kanaks, afin de décider ce qui, dans leurs habitudes, convenait aux normes chrétiennes et ce qui devait être transformé voire éradiqué, notamment en ce qui concernait les rituels et unions préexistantes. Les missionnaires protestants et catholiques voulaient en premier lieu inter- dire la polygynie, qu’ils nommaient «polygamie», présente chez les chefs de clans kanaks. Si imposer la monogamie n’était pas œuvre facile, voire consti- tuait un frein à la conversion, les missionnaires sont restés intraitables sur ce point: il était impossible d’être reconnu converti et d’ avoir en même temps plusieurs épouses. Ils s’opposaient aussi au lévirat. Les «fiançailles» des époux alors qu’ils sont encore des enfants étaient réprouvées, selon le principe de consentement des époux. Mais ce point a fait débat. Chez les maristes, les «fiançailles» contractées par les parents avant que les enfants aient l’âge de sept ans ont été interdites et les maristes ont accordé aux jeunes gens le droit de contester des fiançailles contractées par leurs parents, une fois adultes. Cela dit, ils approuvaient le principe d’ autorité des aînés et restaient tolérants sur cette question, notamment en ce qui con- cerne le respect du consentement de la jeune femme. En effet, les maristes constataient que malgré leurs conseils, Les cas où les anciens se réservent encore, sans l’ avouer, le droit de désigner à une fille le mari qu’elle doit prendre, selon les usages canaques, et emploient à la sourdine, tous les moyens, même la violence, la menace de malédiction ou de maléfices – ce que les jeunes redoutent – pour obtenir de la fille un oui de bouche ne sont pas rares22. Les missionnaires soulevaient ici le problème des femmes qui se présentaient dans le vicariat pour confier qu’elles n’avaient dit « oui » au mariage que sous la contrainte. Que répondait l’autorité catholique à cette question ? Il est du devoir du missionnaire de n’accueillir ces affirmations qu’ avec une extrême circonspection, de faire tout ce qui dépend de lui pour per- suader cette femme de cohabiter avec son mari, et de n’encourager l’ idée d’une rupture de mariage qu’après en avoir référé au Vicaire apostolique et lui avoir exposé avec beaucoup d’exactitude les circonstances de la cause23. 22 Ibid., p. 124. 23 Ibid., p. 126. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 77 Ainsi, si «certaines pratiques païennes sont diamétralement opposées à l’ idée catholique du mariage qui est un contrat indissoluble fait en pleine liberté»24, le manque de liberté des conjoints, n’est pas apparu comme une raison suffisante pour que les mariages soient déclarés comme non valides. Nous voyons que les pères voulaient promouvoir le mariage par consentement, sans pour autant faire du consentement de la femme une condition de validité du mariage. Le mariage avec quelqu’un de confession différente était lui aussi banni. Cela posait problème quand des clans alliés, entre lesquels se faisaient des mariages depuis plusieurs générations, s’étaient convertis à des confessions différentes. L’épouse adoptant généralement la religion de son mari, les mis- sionnaires tentaient de décourager les mariages de femmes avec un homme de l’ autre confession. Enfin, les missionnaires ont souhaité instaurer en pays kanak un rituel de mariage chrétien. Dans les premiers temps de la christianisation, se marier dans la religion était le marqueur essentiel de la conversion. Les rituels étaient rudimentaires et ils s’ajoutaient généralement aux quelques échanges coutu- miers, quand il y en avait. En plus de ces rituels religieux, lors de la consomma- tion du mariage, une surveillance de la virginité de la fille devait être instaurée. Réformer la relation conjugale Les missionnaires ont voulu mettre en place le couple conjugal chrétien, mono- game et indissoluble. Les relations entre époux étaient définies de la sorte : Le mari, chef de famille parce que dépositaire de l’ autorité divine, bien loin d’être un maître dominateur et tyrannique, serait le protecteur, l’ ap- pui et le guide affectueux de sa femme; son autorité serait tempérée par la douceur, la condescendance, l’attention et une tendresse mêlée de respect. Il devrait prendre sur lui les gros travaux, et s’ ingénier à trouver les moyens de fournir à sa femme tout ce qui est nécessaire à sa famille. La femme, de son côté, doit à son mari respect, obéissance, soumission, amour, fidélité et dévouement. (…) Le missionnaire reviendra souvent sur la constitution de la famille chrétienne, dont le parfait modèle réside dans la sainte famille de Nazareth25. 24 Ibid., p. 89. 25 Ibid., p. 44. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
78 nicolas Le premier point qui fait débat parmi les missionnaires est la question de l’autorité du mari et de son exercice, notamment par les violences conju- gales. Dans l’idéologie missionnaire – à l’instar de l’ idéologie du Code Napo- léon – l’épouse étant quelqu’un d’infantile, le mari devait conserver l’ autorité. Cependant, des maltraitances subies par les épouses sont notées : Si la foi a ennobli l’épouse aux yeux de son mari, le Calédonien, quand son éducation n’a pas été parfaite, est encore porté à ne pas la traiter, au moins en apparence, avec assez d’amour, de respect, de condescendance. Il n’en fera pas sa confidente, se déchargera sur elle, non seulement de la préparation des repas – ce qui rentre dans le rôle de la femme – mais de l’entretien des cultures, du transport des vivres, et du bois nécessaire au ménage. De plus, trop souvent, le Calédonien se laisse aller à la frapper, même devant ses enfants, sans motifs avouables, quelquefois avec une cruauté qui rappelle le sauvage. Cette brutalité, qui s’ inspire des idées du paganisme, apparaît surtout dans le cas où le mari est sous l’ empire de la boisson26. Les missionnaires réprouvaient ainsi les «mauvais traitements» que les maris imposaient à leurs épouses mais sans aller jusqu’ à les considérer comme une cause d’invalidation du mariage. Car, argumentaient-ils, l’ autorité du mari était aussi un principe chrétien, comme le rappelaient les conférences ecclésias- tiques du Vicariat de Nouvelle-Calédonie: Si la femme est considérée comme une servante, les Apôtres disent : « Mulieres subditas esse viris suis ». [«Que les femmes soient soumises à leurs hommes», nda]27. L’autorité du mari et son pendant, la soumission des épouses et le fait qu’ elles servent leur mari, étaient donc approuvés. Voyons la manière dont un pasteur a répondu à une épouse venue se réfugier chez lui : Lela, une femme en brouille avec son mari, « il a été dur pour moi, alors je me suis enfuie, la colère dans le cœur … » Et le pasteur Kamenen de lui dire: «Mais tu retourneras vers lui, et Dieu t’ aidera à tout supporter, 26 Ibid., p. 134. 27 Ibid., p. 92. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 79 n’est-ce pas tu retourneras …» Et la prière de deux sœurs chrétiennes s’ est élevée en faveur de Lela; qui s’en est retournée, en effet28. Si les missionnaires protestants et catholiques recommandaient aux épouses maltraitées de «porter leur croix» et de prier, ils essayaient cependant de faire baisser les violences conjugales en faisant prendre conscience aux époux de la valeur de leur épouse: la foi devait «ennoblir» la femme aux yeux de son époux. Ainsi, ils ne remettaient pas en question le pouvoir des maris, même s’ ils souhaitaient le tempérer. Seules la polygynie et les séparations, comme nous le verrons, ont fait l’objet d’interdits stricts. Les missionnaires souhaitaient aussi intervenir sur la répartition sexuée des tâches: ils voulaient que cette dernière perdure, mais sous sa forme chrétienne, dans laquelle les épouses travaillent avant tout au foyer, tandis que les hommes font des travaux de force à l’extérieur. Les hommes devaient ramener, selon l’ idéal chrétien du couple, «tout ce qui est nécessaire à la famille ». Les mis- sionnaires incitaient les hommes à s’occuper davantage des cultures, à porter les vivres et le bois. Les épouses, elles, devaient s’ occuper du foyer, selon le principe énoncé par la Propagande: « Mulier domus curam habet » [« La femme a le souci de la maison», nda]29. Elle devait y faire preuve d’ hygiène, la net- toyer, la décorer, cultiver un jardin coquet, faire à manger, coudre des habits et les laver, élever ses enfants dans l’amour, accueillir son époux et ne pas quit- ter l’espace domestique sans bonne raison. L’épouse devait effectuer tous ces travaux, s’occuper sans cesse: l’oisiveté, était, selon eux, « mère de tous les vices»30, en particulier chez les femmes. Enfin, les séparations (les «divorces») ont été interdites par les deux reli- gions. Il existait selon les missionnaires en pays kanak des formes de sépara- tion, par consentement mutuel, par répudiation par l’ homme ou par fuite de l’ épouse. Certains courants protestants en Angleterre autorisaient le divorce, considérant que le mariage n’était pas un sacrement, mais ce n’était pas le cas de la lms. Celle-ci s’opposait, comme la Société de Marie, à toute forme de séparation des époux. Les divorces étaient ainsi proscrits et il fallait ramener les femmes qui s’enfuyaient dans leur foyer. 28 Lettre de P. Delord, Maré, février-mars 1905. In smep/defap Paris, Correspondances des champs de mission. 1904, n°2041. Archives microfiches du defap, Paris. 29 Compte-rendu des Conférences … (1905), p. 92. 30 Ibid., p. 142. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
80 nicolas Instaurer la «vie de famille» Dans les conférences ecclésiastiques, la «vie de famille » et le « foyer » sont énoncés comme étant «le nœud de la société humaine »31 : seule la « famille chrétienne» apportait le bonheur familial. Afin d’ instaurer le foyer et la vie de famille, il fallait lutter, pensaient-ils, contre le « communisme primitif » concernant la propriété des biens et de la terre : Le premier abus à abolir c’est celui qu’on qualifie du nom de « commu- nisme canaque» et que l’on considère, à bon droit, comme un des pires ennemis de la civilisation chrétienne32. Il importait de réduire le partage des biens et le quotidien avec « la commu- nauté», au profit du foyer et de la famille nucléaire. Cela allait de pair avec l’abolition des «cases communes » (ne permettant pas la «vie de famille») et de la séparation sexuée des espaces. Les pères maristes affirmaient que partout en pays kanak : Il y a séparation des hommes et des femmes, et les enfants vont dans chaque groupe dès qu’ils peuvent marcher. La cohabitation, si elle n’était pas accompagnée du fait de boire une boisson contre les maux, était vue comme dangereuse33. Ainsi, femmes et hommes résidaient généralement dans des cases séparées, les hommes disposant par ailleurs de cases des hommes, lieux des chefferies et des initiations masculines, et les femmes de cases menstruelles et d’ accouche- ment. Cette séparation de l’espace et de la vie quotidienne était considérée par les missionnaires comme contraire aux principes de la vie chrétienne : Cet usage, qui au premier abord, paraît favorable aux bonnes mœurs ne l’est pas en réalité. Il est contraire à la vie de famille, il n’y a plus de foyer domestique, plus de chez soi, plus de vie conjugale. Les époux ne sont plus à même de se sauvegarder mutuellement, et, disons-le, les appels et rendez-vous nocturnes illicites échappent plus facilement à la surveillance34. 31 Ibid., p. 140. 32 Ibid., p. 49. 33 Ibid., p. 27. 34 Ibid., p. 69. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 81 Outre qu’elle était défavorable à la «vie de famille », cette séparation des sexes était censée favoriser l’adultère. De plus, la séparation des espaces per- mettait aux femmes de disposer d’espaces de liberté, voire de délaisser les tâches qui leur étaient dédiées: les femmes prolongeaient leur séjour dans les cases menstruelles, «au détriment de leurs devoirs ordinaires »35. Avec l’instauration du foyer devait donc s’instaurer une nouvelle organisa- tion des maisonnées: Si l’on veut inspirer aux indigènes une affection durable pour la maison familiale, il faut d’abord leur indiquer les moyens de la rendre agréable. Il serait bon que chaque ménage eut son chez soi, maisonnette conve- nable, propre, se rapprochant du modèle européen, en plusieurs compar- timents, servant à abriter les époux et les enfants36. La promotion de la vie de foyer devait donc aller de pair avec une restructura- tion de l’habitat. Afin de faire advenir le couple chrétien, les formes de socialisation sexuée des jeunes gens devaient être modifiées. Les rites d’ initiation masculine ont été combattus: les rituels guerriers, menés par les anciens « prêtres», les cases d’ initiation masculine, tout comme la consommation de boissons destinées à garantir la virilité, sont interdits. Au sein des familles kanakes, les pères maristes ont préconisé aux parents d’être plus autoritaires avec leurs enfants, de s’ en occuper davantage et de les envoyer, de force si besoin, aux écoles et internats missionnaires. Les catholiques et protestants entendaient lutter contre une mauvaise éducation et inscrire durablement les normes de la vie chrétienne parmi la population par le truchement de ces écoles. Canaliser la sexualité Les rapports sexuels hors mariage étaient considérés comme un péché, par les catholiques comme par les protestants présents à Lifou. Afin de remédier à cette pratique, ils ont rapidement interdit les fêtes nocturnes (les « pilous ») : c’ était des lieux de rencontre et de séduction, notamment pour les jeunes gens. C. Salomon relève que M. Leenhardt les qualifiait en 1909 d’« effroyables bacchanales», les hommes cherchant à avoir des rapports sexuels avec les femmes non mariées, qui disposaient d’une certaine liberté en la matière37. 35 Ibid., p. 69. 36 Ibid., p. 143. 37 Salomon (2003), p. 71, citant Leenhardt (1909), p. 85. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
82 nicolas Les relations sexuelles prémaritales n’étaient pas les seules visées : il fal- lait aussi prendre des mesures contre l’adultère, autre type de sexualité hors mariage. Pour cela, le «devoir conjugal», c’est-à-dire le devoir de service sexuel de l’épouse, devait être établi. L’abstinence, de mise pendant l’ allaitement, était elle aussi jugée néfaste aux «bonnes mœurs ». Les départs des femmes durant un temps dans leur famille d’origine pour cause de mécontentement conjugal étaient considérés comme un grave manquement aux devoirs des épouses et une incitation à l’adultère. De même, l’ engagement des mois durant d’hommes sur des bateaux de commerce et de pêche, dans la période anté- rieure à la politique de cantonnement, a été décrié par les missionnaires, cette absence entraînant selon eux la recrudescence des adultères. L’infanticide à la naissance, l’avortement et l’ usage de plantes contracep- tives étaient de même considérés comme des péchés à combattre (mais de gravité différente). Dans les conférences ecclésiastiques du Vicariat de Nou- velle-Calédonie, ils sont attestés un peu partout en pays kanak. Les mission- naires ont donc tenté d’abolir ces pratiques limitatives de la fécondité. En conséquence, les principes «chrétiens» de la vie sexuelle, maritale et familiale énoncés par les pères maristes, à peu de chose près identiques à ceux des missionnaires de la lms, tendaient à imposer à la population une tout autre vision des rapports entre les sexes. Dans les faits, ils s’ opposaient systématiquement aux coutumes locales consistant à séparer les sexes, en voulant abolir les rituels d’initiation masculine, en luttant contre la séparation sexuée des cas, et en affaiblissant l’interdiction de rapports sexuels jusque- là imposée pendant l’allaitement ou avant des événements importants : le «devoir conjugal» devait devenir une norme importante de la vie de couple. Tout cela a contribué à réduire le modèle typiquement mélanésien de l’ anta- gonisme entre les sexes, où le contact entre hommes et femmes est conçu comme dangereux et caractérisé par de la violence. Les Églises ont tenté de lui substituer le modèle du foyer, avec en son cœur la relation entre époux, conçus comme complémentaires mais dans une relation hiérarchisée. L’adage fort connu à Lifou «L’homme est la tête, la femme est le corps », utilisé aujourd’hui par les protestants comme les catholiques, symbolise bien cette conception des normes conjugales et de genre. Bien entendu, le passage d’un modèle à un autre n’a pas été total, comme le montre le cas de l’île de Lifou. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 83 La réforme du mariage sur l’île de Lifou Les premiers missionnaires, Fao et Zaccharia, évangélistes polynésiens de la lms, sont arrivés à Lifou en 1842 et ont été accueillis par la chefferie de Bula, au sud de l’île. Inquiets du nouveau pouvoir acquis par Bula, les chefs du nord et du centre de l’île, Sihaze et Zeula, ont sollicité la venue de missionnaires catholiques: des envoyés, français, de la Société de Marie, se sont installés sur l’ île en 1858, soit seize ans plus tard. Vingt ans plus tard, les trois quarts des Lifous se rattachaient à l’Église protestante et un quart à l’ Église catholique38. À Lifou, la conversion à l’une ou l’autre des confessions s’ est faite selon les divisions politiques: les chefs ennemis – et leurs sujets – ont adopté des reli- gions concurrentes. L’implantation catholique a été soutenue par l’ armée fran- çaise: en 1864, cette dernière est intervenue afin de contrer l’ influence politique grandissante des missionnaires anglais, dont l’action tendait vers l’ instauration d’ une théocratie39. Les catholiques comme les protestants ont alors été tancés par le gouverneur Guillain, qui leur a enjoint de s’ en tenir uniquement à leur rôle: convertir et civiliser, en aucun cas gouverner ou se mêler des questions économiques. La conversion massive et rapide des Lifous tient à la fois à l’ association entre les missionnaires et des chefs déjà très influents, au besoin qu’ avaient les Lifous de ces intermédiaires entre eux et les Européens débarquant sur leurs côtes, aux stratégies pertinentes des évangélistes polynésiens, mais aussi à l’ enthousiasme que les Lifous ont montré face aux connaissances des mis- sionnaires, en particulier l’écriture et les nouvelles techniques de construction (les puits, les navires, etc.)40. On sait peu de choses sur le parcours du Raro- tongien Fao et du Samoan Zaccharia avant leur arrivée à Lifou. Par contre, ils restent fréquemment évoqués par les Lifous comme de grands stratèges lors des nombreux discours religieux et coutumiers rappelant leur œuvre41. D’ une part, ces évangélistes sont «passés par les chemins coutumiers » pour mener leur action, c’est-à-dire qu’ils se sont fait introduire auprès d’ une grande chefferie par les familles d’origine polynésienne présentes sur l’ île et se sont appuyés 38 Howe (1978), p. 93. 39 Fizin (2008). 40 F. Douaire-Marsaudon montre le rôle important qu’a joué l’ écriture dans la conversion des Tongiens. Douaire-Marsaudon (2008). 41 Comme dans tout le pays kanak, une forte pratique de la mémoire orale, transmise majo- ritairement de père en fils, est présente, principalement concernant l’ histoire politique de l’île. L’évangélisation ayant provoqué un véritable changement politique, son récit est un élément important des discours coutumiers de mémoire orale. Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
84 nicolas sur les réseaux inter-claniques existants pour propager la nouvelle foi42. Ils ont aussi présenté leur dieu comme un dieu supérieur aux dieux/ancêtres alors vénérés, un dieu plus efficace et plus puissant, ne niant ainsi pas les croyances locales. Enfin, Fao est connu comme celui qui a proposé une nouvelle organi- sation socio-politique, organisation porteuse de paix et de nouvelles stratégies territoriales favorables, dans leur ensemble, aux grandes chefferies. Il a en effet rapidement installé sa maison et un temple à Luecilla, lieu où se déroulaient les guerres entre chefferies, et incité les clans à vivre ensemble autour des temples (et des puits récemment construits), alors que les clans résidaient auparavant chacun de leur côté auprès de trous d’eau (l’accès à l’ eau potable étant com- plexe dans cette île calcaire). Les grandes chefferies ont ainsi installé leurs sujets dans les nouveaux villages, ce qui a permis davantage de surveillance des chefferies indépendantes et d’alliances avec elles. Une réforme du mariage impulsée par les évangélistes polynésiens À Lifou, lorsque les missionnaires européens catholiques et protestants sont arrivés, respectivement en 1858 et en 1859, le mariage était d’ ores et déjà pro- fondément réformé, sous l’impulsion des évangélistes polynésiens, présents dès 1842 sur l’île. Ils sont alors une vingtaine, ont fait construire de nombreux temples et sont, selon les dires des missionnaires des deux confessions, appré- ciés de la population. L’œuvre de Fao, premier évangéliste, originaire de Rarotonga, est souvent commentée par les Lifous comme étant à la base de la forme si particulière que prend le mariage aujourd’hui. Les centres d’ archives ne disposent mal- heureusement pas de ses écrits (ni de ceux d’ aucun des autres évangélistes polynésiens), s’ils ont jamais existé. Voyons ce que mes informateurs en ont dit. Selon M. Luepak, chef de clan, Avec l’arrivée de la Mission de Londres, on a imposé le « mariage cou- tumier». Pourquoi le mariage coutumier ? Pourquoi pas le mariage tout court, le mariage religieux? Pourquoi le mariage coutumier ? Parce que la Mission de Londres voulait s’accaparer la structure coutumière, pour avoir une assise. Voilà la parole qui a été prononcée par l’ évangéliste Fao: «Je ne suis pas venu pour détruire la structure coutumière, mais je suis venu pour vous apporter un peu de ciment ». La fondation, voilà: « Que Dieu soit la fondation de vos structures à vous». Eh bien, du coup, la Mis- sion de Londres s’est profondément enracinée dans les Îles. (…) Il n’y 42 Macfarlane (1873). Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
le mariage à lifou, une création missionnaire ? 85 avait pas encore le mariage à la mairie, c’était simplement le mariage de l’église, qui est devenu le mariage coutumier. Parce que la religion est ren- trée dans la coutume. Elles font un43. Cet interlocuteur insiste sur le fait que le mariage chrétien ne s’ est ni ajouté au mariage coutumier, ni ne l’a remplacé: le mariage chrétien s’ est mêlé au mariage coutumier, pour ne faire qu’un. Même si c’ est une vision a posteriori, elle révèle tout de même que les rituels d’échanges cérémoniels du mariage « coutumier» sont aujourd’hui encore considérés comme faisant aussi partie du mariage chrétien. M. Kazö, secrétaire général d’ aire coutumière, abonde dans ce sens: Si vous voulez, dans les discours religieux, on dit souvent que l’ ancien temps c’est la nuit, et que le nouveau testament c’ est le jour. Si vous voulez, la lumière a remplacé la nuit. Le christianisme est venu éclairer toute l’organisation, toutes les croyances, par rapport au côté sacré du mariage. Ça a donné le nom de Dieu, ça a amené les éléments défendus : défendu d’aller prendre la femme de l’autre, de répudier sa femme, l’ adul- tère est interdit44. Cet interlocuteur note qu’il y a eu fusion entre coutume de mariage et religion et que de nouveaux interdits sont apparus. L’évangéliste Fao est en effet réputé pour avoir «éclairé» le mariage, comme il aurait de manière générale éclairé « la coutume», l’organisation sociale de la vie des Lifous45. Un prix de la fille et un rapt chrétiens? Une transformation attribuée à la christianisation, et particulièrement à l’ ac- tion de l’évangéliste Fao, est la modification des échanges cérémoniels : Il y a aussi les échanges qui sont arrivés à partir de là. Je me souviens que le premier missionnaire, c’était un Tongien46 qui est venu sur Lifou, il s’ est marié avec une femme originaire de Kumo, je crois47. Quand il a épousé 43 Entretien enregistré avec Hnoija Michel Luepak, chef de clan, 51 ans, le 27-07-2006 à Traput, Lifou. 44 Entretien enregistré avec Ejëkö Marcel Kazö, Secrétaire Général du Conseil Coutumier de Lifou, porte-parole du grand chef du Wetr, 54 ans, le 11-11-2006 à We, Lifou. 45 Thupako (2004), p. 4. 46 Fao est souvent évoqué comme étant «Tongien»; il était en fait Rarotongien. 47 Nous pouvons observer ici la forme narrative qui utilise le présent, typique des récits des Social Sciences and Missions 31 (2018) 69–98 Downloaded from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
86 nicolas la femme, bon, je ne sais pas si ça a été célébré dans un temple, on ne sait pas les détails de ce mariage, s’il y a eu un pasteur qui l’ a célébré ou quoi, mais quand il est allé prendre une femme dans une famille ou dans un clan, il avait amené avec lui une sorte de caisse. Il avait son veston, celui qu’il met pour aller prêcher, avec sa tenue de pasteur, parce que c’ était un missionnaire. Bon, il a mis tout ça dans la caisse pour aller donner aux parents de la fille. Si tu veux, c’était ça le premier échange matériel. C’ est le fameux pua [le mot pua, d’origine polynésienne, signifie la « valise» et désigne aujourd’hui le don à la parenté de la femme, nda]. Aujourd’hui on le fait toujours, mais maintenant c’est des sommes d’ argent, mais la première fois qu’on a parlé de pua, c’est ce Tongien, qui a amené sa malle. Nous quand on dit pua, on parle de malles, les grosses malles là. (…) Aujourd’hui, c’est toujours des valises, de grosses valises, avec des tissus, des robes, et maintenant des grosses sommes d’ argent. C’ est la christianisation qui a provoqué ce phénomène48. L’origine des dons de biens manufacturés à la famille de la jeune épouse est toujours attribuée à l’évangéliste Fao, l’origine polynésienne du mot pua venant l’attester. La pratique du don d’une malle à la famille de l’ épouse est présente dans plusieurs îles de la Polynésie49. Le pua [nom du don fait à la parenté de la femme, nda], c’ est simplement un mot polynésien. C’est la malle, préparée pour la famille de la femme. Le premier mariage chrétien, c’est le mariage du vieux Rarotongien, Fao, avec une vieille de Kumo, de la famille Ihmana. Lui il a amené la malle, pour remercier la famille de la femme. (…) Et pour réaliser ce mariage, pour faire joli, il a pris l’image du mariage polynésien. Il a dit aux chrétiens que chacun amène un peu sa participation pour le mariage. Autrefois c’était amené que par quelques personnes. Les oncles, les sœurs, ils sont venus pour la participation que demandait Fao. Mais ça n’a jamais été coutumier, la coutume d’avant quoi. Avant, c’ était la famille de l’ homme, la famille de la femme, on préparait les bougnats [plats traditionnels kanaks, nda] et on les échangeait50. mythes coutumiers, qan, donnant bien souvent l’impression que le locuteur était présent lors des événements relatés. 48 Entretien enregistré avec Laiko Dominique Cahma, chef de clan, 44 ans, le 19-11-2006 à Jokin, Lifou. 49 Voir par exemple l’article de Colocott sur Tonga: Colocott (1923). 50 Entretien enregistré avec le Pasteur Wassaumie André Passa, chef de clan, 40 ans, le 12-11- 2006 à Kumo, Lifou. Social Sciences andDownloaded Missions 31 (2018) 69–98 from Brill.com11/05/2021 07:26:43PM via free access
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