Discussion De la constitution économique à la constitution écologique : l'avènement de la 'méta-politique' - Brill

La page est créée Emma Gregoire
 
CONTINUER À LIRE
Discussion
De la constitution économique à la constitution
écologique : l’avènement de la ‘méta-​politique’
           Sébastien Adalid

           Introduction

La ‘constitution économique’ est devenue une réalité juridique. L’outil théo-
rique originellement ordolibéral s’est transformé en une technique juridique
d’encadrement du pouvoir politique, dans le domaine économique. L’idée de
‘constitution économique’ a été prise (trop) au sérieux. L’une des fonctions
d’une ‘Constitution’ est d’instituer et d’encadrer l’exercice du pouvoir poli-
tique et d’en limiter, par les droits fondamentaux, les choix.
   Aujourd’hui, la ‘constitution économique’ s’est vu assigner la même fonc-
tion. Mais, là où les ‘Constitutions’ instituent le pouvoir politique, la ‘Constitu-
tion économique’ le détruit ; car il ne saurait y avoir de pouvoir véritablement
politique s’il se voit amputé de sa liberté de choix économiques. Les ‘Consti-
tutions’ encadrent formellement le pouvoir politique, les ‘Constitutions
économiques’ forment un cadre substantiel, elles préemptent les décisions
politiques, elles dictent alors une ‘méta-​politique’1.
   L’échec ordolibéral initial d’une ‘constitution économique’ n’a pas empêché
l’avènement d’une ‘Constitution économique néolibérale’2 (1.). Le contenu de
cette dernière est principalement constitutionnel : transformer l’État pour le
soumettre au marché et ainsi permettre l’avènement d’une ‘méta-​politique’,
d’une idéologie dominante imposée juridiquement par le droit (2.).
   Pour désacraliser cette ‘Constitution économique’, il convient de rappe-
ler son rejet initial par la doctrine juridique, lors du colloque de Liège (3.).
La nature politique de la ‘constitution économique européenne’ a toujours

1 Nous avons déjà abordé cette notion dans deux contributions, voy. S. Adalid, « L’Union
  économique et monétaire : une méta-​politique », Revue de l’Euro, 2017, vol. 51, disponible à
  l’adresse : https://​res​u me.uni.lu/​story/​lun​ion-​eco​nomi​que-​et-​moneta​ire-​u ne-​meta-​politi​
  que (dernière consultation le 12 février 2022) ; « T-​Dem Versus Economic Meta-​policy: The
  Means and the Ends », European Papers, 2018, vol. 3, n°1, pp. 19–​31.
2 N.d.E. : pour une analyse et une comparaison des différentes positions ordo-​et néolibé-
  rales vis-​à-​v is du concept de « constitution économique », voy. supra dans volume, T. Bie-
  bricher, « An Economic Constitution –​Neoliberal Lineages ».

© Sébastien A da lid, 2022 | DOI:10.1163/9789004519350_026
This is an open access chapter distributed under the terms of the CC BY-nc 4.0 license.
                                                                                    Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                       Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                        via free access
756                                                                       Sébastien Adalid

été ouverte. Si la ‘Constitution économique néolibérale’ s’est imposée, c’est
par une mutation des modalités de prise de décision politique. Celle-​ci a été
contrainte par des sources juridiques supra-​législatives, internationales3
comme nationales4, qui s’inspirent du dogme néolibéral et/​ou reprennent les
techniques du marché. Ce dernier devient l’un des gardiens –​aux côtés des
autorités indépendantes –​des règles juridiques, et donc de l’idéologie, néoli-
bérales (4.).
   Pour autant, l’idée de supériorité du marché n’a pas résisté aux différentes
crises que connaît le néolibéralisme. Elle tend cependant à être remplacée
par l’idée de ‘Constitution écologique’, dont les ressorts autoritaires restent les
mêmes que celle de ‘Constitution économique’.

1          De la ‘constitution économique’ ordolibérale à la ‘Constitution
           économique’ néolibérale

La tentative ordolibérale a échoué sur l’écueil de vouloir explicitement enca-
drer le pouvoir politique, et donc démocratique (1.1.). La notion renaîtra, mais
de manière beaucoup plus idéologique, au sens d’une ‘constitution écono-
mique néolibérale’. Sous cet aspect, la ‘constitution économique’ devient plus
institutionnelle que substantielle. Elle est un discours sur l’exercice du pouvoir
(1.2.). Ce discours s’intègre alors dans les réflexions contemporaines autour du
‘bon gouvernement’5, conduisant à l’avènement de la ‘méta-​politique’.

1.1     L’échec de la ‘constitution économique’ ordolibérale
La ‘constitution économique’ constitue l’un des fragments de l’ordolibéra-
lisme, théorie juridico-​économique forgée dans l’Allemagne de l’entre-​deux-​
guerres6. L’idée en est simple : faire garantir par l’État les conditions optimales

3       N.d.E. : voy. supra dans ce volume, M. M. Mohamed Salah, « La mise en concurrence
        internationale des ordres juridiques nationaux » et T. Biscahie & S. Gill, « Three Dialec-
        tics of Global Governance and the Future of New Constitutionalism ».
4       N.d.E. : voy. supra dans ce volume, D. Piron, « The Special Financing Law: Tax compe-
        tition and fiscal consolidation at the heart of Belgium’s material economic Constitu-
        tion ».
5       Expression empruntée à Pierre Rosanvallon (Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015).
6       Sur l’ordolibéralisme comme doctrine économique, voy. S. Audier, Néo-​libéralisme(s).
        Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, pp. 401–​474 (sur le constitution-
        nalisme économique, pp. 417–​4 24). Pour une approche globale de l’ordolibéralisme,
        voy. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard, 2004, notamment
        les leçons des 7 et 14 février. Pour une approche juridique de l’ordolibéralisme, voy.
        M-​L . Dussart, Constitution et économie, Paris, Dalloz, 2015, pp. 53–​84 ; F. Martucci,
        « Constitution économique, quelques fragments de doctrine française », in F. Martucci

                                                                                 Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                   Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                     via free access
Discussion                                                                                        757

de fonctionnement du marché, et notamment la libre concurrence. Cepen-
dant, pour limiter ab initio le pouvoir de l’État en économie, le sens et la por-
tée de ces pouvoirs doivent être énoncés par la norme fondamentale.
   En droit positif, l’idée n’a pas pris. Dès 1954, la Cour constitutionnelle alle-
mande l’a « rejetée »7. D’après cette dernière :

     La Loi fondamentale ne garantit pas la neutralité des pouvoirs exécu-
     tifs et législatifs en matière de politique économique, ni n’oblige qu’une
     « économie sociale de marché » ne soit mise en œuvre qu’au moyen de
     seuls dispositifs conformes aux règles du marché. La Loi fondamen-
     tale n’est neutre du point de vue de la politique économique que dans
     la mesure où le constituant ne s’est pas prononcé explicitement en
     faveur d’un système économique particulier. Cela autorise le législateur
     à conduire la politique économique qui lui semble opportune, dès lors
     qu’il respecte la Loi fondamentale.8

En consacrant la ‘neutralité’ économique de la Constitution, la Cour rejette
l’idée même de ‘constitution économique’. En effet, comme le rappelle
Francesco Martucci : « [s]’il existe une constitution économique, cela signifie
que le système juridique postule un système économique plutôt qu’un autre,
choix qui devrait demeurer de la sphère strictement politique »9. Ce rejet
laissera l’idée de ‘constitution économique’, et notamment son exportation,
en sommeil. Elle réapparaîtra dans les années soixante-​dix dans le contexte
de l’intégration européenne10. Cependant, il faudra attendre les années

     et C. Mongouachon (dir.), La constitution économique (En hommage au Professeur Guy
     Carcassonne), Paris, La Mémoire du droit, 2015, pp. 27–​53. N.d.E. : voy. aussi supra dans
     ce volume les contributions de la 1è re Section –​The Emergence of the Concept: From
     the Physiocrats to the Weimar Republic, et en particulier : G. Grégoire, « The Econo-
     mic Constitution under Weimar. Doctrinal Controversies and Ideological Struggles »;
     H. Rabault, « Le Concept de Constitution économique: émergence et fonctions »; P.C.
     Caldwell, « The Concept and Politics of the Economic Constitution ».
7    Ainsi, M.-​L . Dussart parle du « rejet d’une ‘constitution économique’ » (M.-​L . Dussart,
     Constitution et économie, op. cit., p. 135). N.d.E. : voy. aussi supra dans ce volume, P.-​C .
     Müller-​Graff, « The Idea of an Economic constitution (Wirtschaftsverfassung) in Ger-
     man law ».
8    BverfG, 20 juillet 1964, Aide à l’investissement, BVerfGE 4, 7, pp. 17–​18 (cité et traduit par
     Dussart, Constitution et économie, op. cit., p. 135).
9    F. Martucci, « Constitution économique, quelques fragments de doctrine française »,
     op. cit., p. 45.
10   Voy. Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La constitution économique euro-
     péenne : actes du cinquième colloque sur la fusion des communautés européennes orga-
     nisé à Liège les 16,17 et 18 décembre 1970, Liège/​La Haye, Martinus Nijhoff, 1971 ; L.-​J.

                                                                                 Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                   Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                     via free access
758                                                                           Sébastien Adalid

quatre-​v ingt-​dix pour que le « terme » soit « adopté plus largement dans le
discours doctrinal »11. Or, dans ces années de silence, le terme gagnera une
majuscule12, signe d’un poids normatif nouveau.

1.2       La renaissance de la ‘Constitution économique’
Si la ‘constitution économique’ était ordolibérale, la ‘Constitution économique’
est néolibérale, comme les deux contributions discutées le démontrent13. Ce
faisant, la ‘constitution économique’ est devenue prescriptive. En effet, le
‘néolibéralisme’ n’est pas seulement une idéologie économique, mais aussi
une doctrine constitutionnelle14.
    D’un point de vue théorique, le néolibéralisme est pluriel15. Mais, par-​delà
ces différences, une « doctrine néolibérale »16 s’est diffusée, une sorte de suc-
cédané de l’apport théorique, devenu discours dominant et consensuel : la
« vulgate néolibérale »17 ou le « néolibéralisme quotidien »18. Comme l’écrit

        Constantinesco, « La constitution économique de la C.E.E. », Revue Trimestrielle de
        Droit européen, 1977, vol. 13, n°2, pp. 244–​281.
11      K. Tuori, « La Constitution économique parmi les Constitutions européennes », Revue
        Internationale de Droit économique 2011, vol. x x v, n°4, pp. 559–​599, spéc. pp. 572–​573.
12      Les écrits des années soixante-​dix évoquent la ‘constitution économique’, ceux des
        années quatre-​v ingt-​dix et suivantes évoquent la ‘Constitution économique’.
13      Pour M. Mahmoud Mohamed Salah, « on ne peut parler de constitution économique
        que pour un ordre économique donné. En l’espèce, il s’agit de l’ordre économique néo-
        libéral » (supra dans ce volume, M. M. Mohamed Salah, « La mise en concurrence des
        systèmes juridiques nationaux et l’idée de Constitution économique »). Pour Damien
        Piron, « the financing system of Belgian federated entities can be seen as yet another exa-
        mple of economisation of the State, which typically characterizes neoliberalism » (supra
        dans ce volume, D. Piron, « The Special Financing Law: Tax competition and fiscal
        consolidation at the heart of Belgium’s material economic Constitution »).
14      N.d.E. : voy. supra dans volume, T. Biebricher, « An Economic Constitution –​Neoliberal
        Lineages ».
15      Sur cette diversité, voy. S. Audier, Néo-​libéralisme(s), op. cit. N.d.E. : l’auteur illustre du
        reste cette différence supra dans ce volume, avec l’exemple des divergences entre Wil-
        helm Röpke, Louis Rougier et Jacques Rueff vis-​à-​v is du projet de marché commun ; voy.
        S. Audier « Le néolibéralisme : Un “libéralisme autoritaire” néo-​schmittien ? ».
16      Ce que Philip Mirowski appelle : « Neoliberal Thought Collective » (voy. P. Mirowski,
        Never Let a Serious Crisis Go to Waste. How Neoliberalisme survived the Financial melt-
        down, Londres, Verso, 2013, pp. 51–​66).
17      Terme emprunté à Serge Audier, pour qui : « [o]n assiste alors à l’avènement d’un
        modèle impérialiste, aux prétentions scientifiques, d’homo oeconomicus qui mar-
        querait le triomphe d’un économicisme et d’une vulgate utilitariste généralisée »
        (S. Audier, Néo-​libéralisme(s), op. cit., p. 589).
18      « a kind of “folk” or “everyday” neoliberalism has sunk so deeply into the cultural
        unconscious » (P. Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste, op. cit., p. 87).

                                                                                     Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                       Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                         via free access
Discussion                                                                                         759

M. Mahmoud Mohamed Salah, ses « principes supérieurs, fondateurs éco-
nomiques des échanges »19 sont « la souveraineté du consommateur et la
concurrence libre et non faussée »20. De même, pour Damien Piron, il s’agit
de « expanding the realm of competition to all spheres of human existence »21.
La ‘vulgate néolibérale’ s’incarne dans le ‘dogme du marché’ : la supériorité
de l’ordre créé spontanément par la confrontation des libertés et choix indi-
viduels sur le marché, la ‘catallaxie’22, sur toutes les autres techniques de
gouvernement. Le marché étant, à la fois, le principal lieu d’expression de la
liberté individuelle et de coordination des volontés individuelles, il appar-
tient à l’État de l’instituer et de le sauvegarder.
   Mais, en second lieu, le néolibéralisme est surtout une doctrine constitu-
tionnelle, une réinvention des modalités d’exercice du pouvoir. Ordo comme
néolibéraux s’accordent sur l’idée que l’État et/​ou le droit jouent un rôle cen-
tral dans l’établissement de l’économie. Pour les néolibéraux, il faut limiter
juridiquement l’action des pouvoirs politiques pour garantir le respect du
dogme du marché. C’est l’objectif assigné à la ‘Constitution économique’23.

19   Voy. supra dans ce volume, M. Mohamed Salah, « La mise en concurrence des systèmes
     juridiques nationaux et l’idée de Constitution économique ».
20   Idem, citant : P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néo-
     libérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 197.
21   Voy. supra dans ce volume, D. Piron, « The Special Financing Law : Tax competition
     and fiscal consolidation at the heart of Belgium’s material economic Constitution ».
     L’auteur renvoie aussi à l’ouvrage de P. Dardot et C. Laval.
22   Sur la supériorité de l’ordre spontané et la ‘catallaxie’, voy. respectivement : F. H. Hayek,
     Droit législation et liberté 1. Règles et ordre, Paris, Presses Universitaires de France, 1980,
     pp. 41–​64 ; F. H. Hayek, Droit législation et liberté 2. Le mirage de la justice sociale, Paris,
     Presses Universitaires de France, 1982, pp. 129–​159.
23   Voy. par exemple l’approche de Théodore Georgopoulos, selon laquelle : « la constitu-
     tion économique se distingue par sa force normative supérieure. En fait, préciser et
     ordonner le processus économique sur la base de certains choix généraux suppose une
     stabilité dans le temps et une rigidité face aux pressions politiques et aux tendances
     conjoncturelles. À cette fin, il est nécessaire que les normes juridiques y afférentes
     soient hors de portée face à des revendications partisanes et des tentatives d’entorses
     de la part des acteurs institutionnels. La primauté normative de la constitution éco-
     nomique munit les traits fondamentaux de celle-​ci de l’intangibilité et de la pérennité
     nécessaires pour la stabilité de la perspective du projet économique européen » (T. Geor-
     gopoulos, « Sur le concept de “constitution économique de l’Union européenne” », in
     O. Debarge, T. Georgopoulos et O. Rabaey (dir.), La constitution économique de l’Union
     européenne, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 3–​32, spéc. p. 19).

                                                                                  Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                    Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                      via free access
760                                                                           Sébastien Adalid

2          Du ‘bon gouvernement’ à la ‘méta-​politique’

Pour comprendre la part constitutionnelle de la vulgate néolibérale, il faut
revenir à l’échec du laissez-​faire et ses conséquences pratiques et théoriques.
En pratique, l’État s’est vu contraint d’intervenir dans l’économie (2.1.), impo-
sant alors de repenser les modalités de son action (2.2.), permettant ensuite
une réorganisation des pouvoirs (2.3.).

2.1       L’extension de la sphère de l’État
Le début du x xe siècle est un tournant. Les conséquences sociales de la révo-
lution industrielle ont imposé à l’État d’intervenir dans l’économie24. La crise
de 1929 a confirmé la nécessité de cette intervention. L’État a été contrait de
corriger le marché. Le ‘laisser-​faire’ avait donné naissance à l’État minimal.
Constitutionnellement, ce dernier était aussi l’État légal, celui du ‘règne de
la loi’ et du Parlement25. L’avènement de l’État providence produit un déca-
lage entre l’exercice du pouvoir par l’exécutif (le gouvernement) et le modèle
constitutionnel classique ‘parlementaire-​représentatif’26. L’exécutif, et son
encadrement, étant largement resté un impensé du droit constitutionnel,
c’est en dehors de la science du droit que s’est opéré la recherche du ‘bon gou-
vernement’, à savoir de l’encadrement du pouvoir exécutif27. Les théoriciens
néolibéraux ont largement participé à ce mouvement.

2.2       L’encadrement néolibéral de l’État
À la différence des libéraux classiques28, les néolibéraux –​comme les ordo-
libéraux –​reconnaissent le rôle de l’État, et donc du droit, dans l’économie.
Il ne s’agit plus de nier son intervention, mais d’en déterminer les modali-
tés. Ils s’emploient alors à reconstruire le pouvoir en l’adaptant au contexte
nouveau, né de la révolution industrielle. Une formule, empruntée à Hayek,
résume parfaitement l’objectif constitutionnel des néolibéraux : « [l]‌e bor-
nage efficace du pouvoir politique est le plus important des problèmes de
l’ordre social »29. Le ‘bon gouvernement’ est donc un gouvernement borné

24      Voy. M.-​L . Dussart, Constitution et économie, op. cit., pp. 253–​297.
25      Voy. P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, op. cit., pp. 37–​68.
26      L’expression est à empruntée à P. Rosanvallon (ibid., p. 16).
27      L’une des thèses principales de l’ouvrage de P. Rosanvallon (ibid.).
28      N.d.E. : quoique cette différence soit relativisée par Vincent Valentin supra dans ce
        volume : V. Valentin, « L’idée de constitution économique et l’hypothèse du libéralisme
        autoritaire ».
29      F. H. Hayek, Droit législation et liberté 3. L’ordre politique d’un peuple libre, Paris, Presses
        Universitaires de France, 1983, p. 153.

                                                                                     Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                       Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                         via free access
Discussion                                                                                     761

par les libertés individuelles et leur expression collective sur le marché. Ce
dernier devient l’objectif et la limite du pouvoir, qui doit alors se dépolitiser.
   À en suivre la pensée de Walter Lippmann30, « père spirituel »31 du néoli-
béralisme, la finalité de l’action gouvernementale n’est plus librement choi-
sie mais pré-​déterminée théoriquement : l’institution du marché, voire du
marché globalisé. Cette finalité devenant objective, elle ne requiert plus la
participation des citoyens, mais celle d’experts. Il appartient alors à ce gou-
vernement de transformer la société, par le droit, pour l’adapter aux exigences
du marché. Le ‘bon gouvernement’ est donc le gouvernement objectif et scien-
tifique, celui qui obéit aux lois de la ‘catallaxie’32.

2.3      La transformation néolibérale de l’État
Évidemment, aucun État n’a jamais suivi à la lettre un quelconque plan de
réforme néolibéral. D’ailleurs, ledit plan n’existe pas, faute d’une totale
cohérence au sein de ce courant. Il n’en reste pas moins que l’esprit du néo-
libéralisme a contaminé la pensée politique et conduit alors à une véritable
redéfinition du rôle de l’État33. Dans un curieux mouvement, l’État a abdiqué
sa propre spécificité et supériorité, reconnu celle de la ‘catallaxie’ et accepté
alors de se soumettre aux lois de celle-ci. C’est alors que réapparaît la ‘consti-
tution économique’, au sens matériel et abstrait du terme. Elle désigne simple-
ment la soumission de l’État aux lois du marché et toutes les formes juridiques
que celle-​ci peut prendre. De prime abord, il n’y aurait aucun rapport entre

30   Sur ce thème, voy. l’analyse de l’œuvre de Lippmann faite par B. Stiegler, “Il faut s’adap-
     ter”. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019. Cette dernière résume
     ainsi l’approche de Lippmann : « […] dans le modèle de Lippmann, comme dans le
     courant néolibéral qu’il a inspiré, cette réduction et ce réajustement ne font jamais
     l’objet d’une quelconque discussion démocratique. Décrétées d’en haut, à partir d’une
     conception transcendante et normative de la destination finale de la vie et des vivants,
     les modalités concrètes du réajustement doivent être mises en œuvre par une ‘autorité
     publique’ qui, après avoir disqualifié l’intelligence collective et après avoir replié celle
     des individus sur leurs intérêts atomiques et à courte vue, reste seule en place pour
     avoir une vue suffisamment élargie et pour reconstruire les conditions transcendan-
     tales de l’ordre social. C’est le retour annoncé du gouvernement centralisé, avec un lea-
     dership désormais accordé aux économistes » (ibid., p. 238).
31   Selon la formule de Serge Audier (Néo-​libéralisme(s), op. cit., p. 70).
32   Voy. D. S. Grewal et J. Purdy, « Introduction: Law and Neoliberalism », Contemporary
     Problems, 2014, vol. 77, n°4, pp. 1–​23 et C. Blalock, « Neoliberalism and the Crisis of
     Legal Theory », Contemporary Problems, 2014, vol. 77, n°4, pp. 71–​103.
33   Pour un aperçu de cette évolution, voy. L. Rouban, « Les paradoxes de l’État post-​
     moderne », Cités, 2004, vol. 18, n°2, pp. 11–​22 ; H. Brunkhorst, « A curtain of gloom
     is descending on the continent: Capitalism, democracy and Europe », European Law
     Journal, 2017, vol. 23, pp. 335–​349.

                                                                              Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                  via free access
762                                                                         Sébastien Adalid

cette ‘constitution économique’, le néolibéralisme et l’idée d’une ‘méta-​
politique’. En effet, la soumission de la politique à des lois naturelles est dans
la logique même du constitutionnalisme34.
    C’est ici que s’opère la mystification néolibérale : faire croire que les lois
économiques sont des lois naturelles, qui mériteraient d’être protégées
comme telles (y compris par la Constitution). En effet, la sociologie écono-
mique, notamment, a démontré que l’économie est un système construit,
et que ses lois sont les lois que les hommes ont décidé collectivement de se
donner35. Si le droit est bien l’outil principal de telles constructions36, cela ne
signifie en rien que de telles lois méritent, formellement ou matériellement,
la qualification de ‘Constitution’. Parler de ‘Constitution économique’, dans
le sens actuel, est alors un choix politique, celui de soutenir un système où
la liberté politique peut être soumise à des normes économiques37. Il s’agit,
en réalité d’une ‘méta-​politique’, à savoir l’ambition de soumettre les choix
politiques à des ‘méta-​normes’ économiques, au contenu déterminé et corres-
pondant à la vulgate néolibérale.
    Il ne faut cependant pas écarter le vocabulaire constitutionnel de l’analyse.
En effet, la ‘méta-​politique’ est bien le fruit d’une reconstruction néolibérale
de l’exercice du pouvoir. Or, les deux contributions discutées38 soulignent
les ressorts juridiques sur lesquels se fonde ce nouveau constitutionnalisme.
L’enjeu est alors de systématiser les techniques juridiques, voire constitu-
tionnelles, sur lesquelles se fonde la ‘méta-​politique’. Parmi ces techniques,

34      Voy. M. Barberis, « Idéologies de la Constitution –​Histoire du constitutionnalisme », in
        D. Chagnollaud et M. Tropper (dir.), Traité international de droit constitutionnel. Tome 2,
        Paris, Dalloz, 2012, pp. 114–​1 41.
35      Voy. notamment R. Le Velly, Sociologie du marché, Paris, La Découverte, 2012 ; P. Bour-
        dieu, Anthropologie économique : Cours au Collège de France (1992–​1993), Paris, Le Seuil-​
        Raisons d’agir, 2017 ; M. Callon, L’emprise des marchés, comprendre leur fonctionnement
        pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte, 2017.
36      Voy. Sur ce point K. Pistor, The Code of Capital. How the Law Creates Wealth and Inequa-
        lity, Princeton, Princeton University Press, 2019; A.T.F. Lang, « The Legal Construction
        of Economic Rationalities ? », Journal of Law and Society, 2013, vol. 40, n° 1, pp. 155–​171 ;
        L.B. Edelman, « Rivers of Law and Contested Terrain: A Law and Society Approach to
        Economic Rationality », Law and Society Review, 2004, vol. 38, n°2, pp. 181–​197.
37      Sur ce point, voy. la démonstration de M.-​L . Dussart (Constitution et économie, op. cit.,
        pp. 53–​104). N.d.E. : voy. aussi supra dans ce volume, G. Grégoire & X. Miny, « Introduc-
        tion –​La Constitution économique : Approche contextuelle et perspectives interdisci-
        plinaires ».
38      Voy. supra dans ce volume, M. Mohamed Salah, « La mise en concurrence des systèmes
        juridiques nationaux et l’idée de Constitution économique » et D. Piron, « The Spe-
        cial Financing Law: Tax competition and fiscal consolidation at the heart of Belgium’s
        material economic Constitution ».

                                                                                   Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                     Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                       via free access
Discussion                                                                                  763

et lesdites contributions le remarquent, l’Union européenne a joué un rôle
majeur, qu’il faudra alors mettre en lumière.
   Dans cette analyse des ressorts de la ‘méta-​politique’, il convient de dis-
séquer le concept abstrait de ‘constitution économique’ et de démontrer que
derrière toute ‘constitution économique’ se cache un choix politique, y com-
pris au niveau de l’Union européenne. La ‘méta-​politique’ est simplement le
fruit d’arrangements juridiques et institutionnels destinés à assurer la supré-
matie de la ‘catallaxie’. Mais les faits –​et notamment les crises –​ne cessent
de contredire ce présupposé fondateur du néolibéralisme. Le marché n’a pas
réussi à s’auto-​gouverner, et l’emploi de ses techniques n’a pas rendu le gouver-
nement ‘bon’. Face à ces échecs, la ‘méta-​politique’ s’enrichit d’une nouvelle
dimension : l’écologie. La planète remplace le marché comme objectif supé-
rieur du pouvoir.

3       Démythifier la constitution économique : un choix politique

Toute réflexion sur la notion de « constitution économique » bute sur le pro-
blème de la définition. Rien de plus normal, pour une notion utilitaire qui
s’adapte au gré des époques mais aussi des auteurs. C’est ainsi que la notion
a pu, aujourd’hui, être instrumentalisée au profit de l’approche néolibérale.
   Comme le souligne Loïc Azoulai, « [p]‌lutôt qu’à un concept du droit de
l’Union, la notion de “Constitution économique européenne” renvoie à un
discours sur le droit de l’Union. Discours qui doit sa réussite à la capacité des
acteurs de l’intégration à proposer sans cesse de nouveaux objets propres à
sublimer, à fusionner les rapports économiques, juridiques et sociaux qui
s’établissent à travers l’Europe »39. Plus généralement, la ‘constitution écono-
mique’ est un discours sur le droit et son articulation avec les sphères écono-
miques et politiques. Or, pendant longtemps, ce discours a été ouvert. Aucun
contenu n’a été assigné à la ‘constitution économique’, comme le montre par-
faitement la relecture des actes du colloque tenu à Liège en 1970 (3.1.). Y com-
pris au sein de l’Union européenne, la ‘constitution économique’ n’a jamais
été purement ordolibérale, ou même néolibérale. Plusieurs modèles possibles
cohabitent au sein des traités et, plus généralement, du droit de l’Union (3.2.).

39   L. Azoulai, « Constitution économique et citoyenneté de l’Union européenne », Revue
     Internationale de Droit Économique, 2011, vol. x x v, n°4, pp. 543–​557, spéc. p. 544.

                                                                           Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                             Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                               via free access
764                                                                        Sébastien Adalid

3.1      Retour à Liège
À l’aune de l’évolution fonctionnelle de la notion de ‘constitution économique’,
la relecture des rapports et discussions permet de revenir à une appréhension
minimale de la notion. La conception des rapports entre droit, économie et
politique s’avère assez simple, et saine. Le droit n’est que l’outil de mise en
œuvre des choix de politique économique (3.1.1.). Beaucoup de participants
rejettent alors l’idée d’une ‘Constitution économique’, qui fixerait dans un
document constitutionnel les choix politiques (3.1.2.). En revanche, la menace
d’une ‘méta-​politique’ de la c.e.e. plane déjà sur les débats (3.1.3.)

3.1.1        La ‘constitution économique’ comme choix politique
Il est des évidences, parfois oubliées, qu’il est salutaire de rappeler. Les parti-
cipants au colloque de Liège ne se posaient pas autant de questions que nos
contemporains sur les rapports entre droit, économie et politique. Ils par-
taient de l’observation de la pluralité des systèmes économiques. Ainsi, le
premier rapport, celui de Lucien Morissens, est particulièrement éclairant.
Il est consacré aux « Grands systèmes d’organisation économique »40. Le titre
même souligne la diversité de systèmes possibles. Comme le démontre l’au-
teur, un système d’organisation économique se construit à partir d’‘instru-
ments’ mis au service d’‘objectifs’41. Ces systèmes « se distinguent par le degré
d’intervention et par la localisation des responsabilités »42. Il existe trois grands
systèmes : le libéralisme, la planification et le dirigisme, dont il détaille les
principales caractéristiques.
    L’existence d’une pluralité de système pose une question simple : à qui
appartient le choix ? Si les participants ne se prononcent pas clairement au
profit du pouvoir politique, ils refusent l’idée d’une ‘Constitution économique’
qui ferait ce choix, justement au nom de la liberté du pouvoir politique.

3.1.2      Contre la ‘Constitution économique’
À quelques exceptions près43, les participants du colloque de Liège rejettent
l’idée d’une ‘Constitution économique’, à savoir le fait d’inscrire dans la

40      L. Morissens, « Les grands systèmes d’organisation économique et les Traités euro-
        péens », in Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La constitution économique
        européenne, op. cit., pp. 15–​78.
41      L’auteur cite, par exemple, comme objectifs : ‘la croissance’, le ‘plein emploi’ ou la ‘sta-
        bilité des prix’ (ibid., pp. 23–​29) et comme instruments : ‘les finances publiques’, les
        ‘instruments de crédit’ ou ‘les contrôles directs’ (ibid., pp. 29–​33).
42      Ibid., p. 15.
43      Voy. notamment la défense de l’inclusion dans la Constitution de dispositions relatives
        à l’économie par Charles-​A ndré Junod dans sa réplique : « [e]‌n revanche, je ne parviens

                                                                                  Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                    Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                      via free access
Discussion                                                                                       765

‘Constitution’ les choix de politique économique. Pierre-​Henri Teitgen dit
s’en ‘méfier’44. Pour Maurice Lagrange, « [c]‌es deux mots accouplés sans aller
jusqu’à me choquer, ne me sont guère habituels »45.
   À la lecture des différentes opinions, trois causes à ce rejet peuvent être
identifiées. La première est précisée par Maurice Lagrange : l’imprévisibi-
lité de l’économie. Selon lui, « les meilleures prévisions se trouvent souvent
complètement démenties par les faits » donc « [q]‌ui dit politique dit action
permanente au jour le jour »46. La deuxième cause est soulignée par Jacque-
line Poelmans, pour qui il faut ajouter à la variation des circonstances celle
des idées et des croyances47. La troisième cause est identifiée par Léon Dabin.
Selon lui, « il n’est pas seulement question, à mon sens, dans la constitution
dite économique, d’un unique problème d’efficacité économique. Il faut aussi
tenir compte [...] de valeurs non économiques »48. Pour résumer, face au chan-
gement des circonstances, des prévisions et théories économiques et de l’im-
pératif de conciliation des valeurs économiques et non-​économiques : « il vaut
mieux laisser au pouvoir politique la responsabilité des choix politiques »49.
Maurice Lagrange en déduit qu’il y a là : « un problème véritablement consti-
tutionnel »50.
   Ces débats sont fondamentaux. Ils rappellent que les choix économiques
sont des choix politiques et que leur préemption normative pose un problème
constitutionnel. Derrière leurs craintes, c’est le refus d’une ‘méta-​politique’

     pas à apercevoir comment on peut s’élever contre l’idée qu’il appartient à la constitu-
     tion de choisir non seulement le régime politique, mais aussi le système économique du
     pays » (C.-​A . Junod, « Réplique », in Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La
     constitution économique européenne, op. cit., pp. 200–​202, spéc. p. 201).
44   P.-​H. Teitgen, « Discussion », in Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La
     constitution économique européenne, op. cit., pp. 192–​194.
45   M. Lagrange, « Discussion » (ibid., p. 195).
46   Ibid.
47   Elle insiste en effet sur « la difficulté de préciser dans des textes destinés à rester
     valables durant de longues périodes, des orientations qui fluctuent non seulement
     en raison des circonstances extérieures et intérieures mais aussi en raison des idées
     (ou des croyances) en cours à un moment déterminé » (J. Poelmans, « Élaboration
     des clauses économiques d’un nouveau traité d’intégration européenne », in Institut
     d’Études Juridiques Européennes (dir.), La constitution économique européenne, op. cit.,
     pp. 86–​178, p. 164).
48   L. Dabin, « Dicussions », in Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La constitu-
     tion économique européenne, op. cit., pp. 179–​182, spéc. p. 180.
49   « plutôt que de demander au juge de les faire à sa place » (P.-​H. Teitgen, « Discussion »,
     op. cit., p. 194). Il y voit le risque d’un transfert d’un pouvoir de décision au juge, devenu
     gardien de la ‘Constitution économique’ comme il l’est de la Constitution.
50   M. Lagrange, « Discussion », op. cit., p. 195.

                                                                                Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                  Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                    via free access
766                                                                       Sébastien Adalid

qui semble se dessiner. Ils enseignent aussi que si une telle ‘méta-​politique’
doit s’installer ce ne sera pas au moyen de choix substantiels, mais par l’alté-
ration de la distribution constitutionnelle des pouvoirs51. D’ailleurs, ils expri-
maient déjà la crainte que la cee soit à l’origine d’une telle altération.

3.1.3       Les menaces de la c.e.e.
Plusieurs rapports soulignent les risques que fait peser la c.e.e. sur la liberté
des choix des pouvoirs politiques nationaux. Selon Lucien Morissens, « la
création de la c.e.e. a affaibli les politiques nationales et les affaiblira encore
davantage à l’avenir, en limitant l’usage des instruments et en rendant ces
politiques moins efficaces »52. En effet, les transferts opérés par le Traité ne
concernent que la détermination des ‘objectifs’ de la politique économique,
laissant aux États la responsabilité de leur poursuite au moyen d’‘instru-
ments’. La Communauté ne dispose pas, elle-​même, des instruments pour
poursuivre les objectifs assignés par le Traité. Au surplus, ce dernier érode
la portée des instruments nationaux53. Enfin, les objectifs poursuivis par
la c.e.e. peuvent, en eux-​mêmes, déstabiliser les politiques nationales : « la
libéralisation des échanges a accru les risques de concurrence dommageable
entre les politiques nationales tandis que la création de compétences commu-
nautaires a ajouté un risque de conflit supplémentaire »54.
   Pour Jacqueline Poelmans, il y a une contradiction entre la nature juridique
du Traité, de nature constitutionnelle55, et leur contenu. Suivant sa mise en
garde précitée, elle estime que les Traités ne devraient contenir que des objec-
tifs formulés : « en termes assez vagues »56. Ceci éviterait d’imprimer aux Trai-
tés une « philosophie déterminée en matière de politique économique » qui
« risquerait en effet soit d’être dépassée dans un laps de temps relativement
court soit de ne plus correspondre à l’attitude que les Six voudraient adopter

51      Mise en garde qui nous servira dans la suite de nos développements.
52      L. Morissens, « Les grands systèmes d’organisation économique et les Traités euro-
        péens », op. cit., p. 50.
53      Voy., par exemple, ses développements concernant les contrôles directs ou la politique
        de crédit (ibid., pp. 35–​36).
54      Ibid., p. 50.
55      « A certains égards, un traité d’intégration économique peut être comparé aux Consti-
        tutions que se donnent les États » (J. Poelmans, « Élaboration des clauses économiques
        d’un nouveau traité d’intégration européenne », op. cit., p. 164). N.d.E. : pour une cri-
        tique de cette rhétorique ‘constitutionnelle’ en droit de l’UE, voy. supra dans ce volume,
        P. Lindseth & C. Fasone, « The Eurozone Crisis, the Coronavirus Response, and the
        Limits of European Economic Governance ».
56      J. Poelmans, « Communication », in Institut d’Études Juridiques Européennes (dir.), La
        constitution économique européenne, op. cit., pp. 80–​84, spéc. p. 84.

                                                                                 Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                   Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                     via free access
Discussion                                                                                     767

dans l’avenir »57. De manière plus précise, Kurt Markert et Léon Dabin sou-
lignent que la concurrence ne doit pas être l’unique objectif des politiques
économiques de la Communauté58.
   Il ressort de ce retour à Liège que le concept de « constitution économique »
laisse sceptique. Si l’idée peut permettre de décrire le système économique
choisi par un État, il ne faut pas aller plus loin, au risque de figer les choix poli-
tiques, ce que la Communauté devrait se garder de faire. C’est donc une mise
en garde contre l’apparition d’une « méta-​politique » et le risque que les Com-
munautés en soit l’incarnation. Or, au sein de l’Union, la nature du système
économique est, a priori, ouverte.

3.2      L’indétermination du système économique des Communautés
L’intégration européenne est souvent désignée comme le vecteur de la diffu-
sion d’une ‘constitution économique néolibérale’. Elle l’est devenue, mais elle
n’était pas destinée à l’être. Si les traités ont certes été inspirés partiellement
par l’ordolibéralisme, c’est surtout leur interprétation, leur mise en œuvre et
leur révision qui leur ont donné cette coloration. Les traités s’inspirent de plu-
sieurs modèles économiques (3.2.1.) et leur interprétation a donné lieu à l’émer-
gence de plusieurs modèles de ‘constitution économique’ (3.2.1.).

3.2.1      Différents modèles économiques
Rédigés à l’époque de la planification et des entreprises publiques, les Traités
fondateurs restent ouverts aux différents modèles économiques qui avaient
cours à l’époque. Si l’influence ordolibérale se fait sentir sur les dispositions
relatives au respect de la concurrence59, les traités prévoient aussi une forme
d’interventionnisme60.

57   Ibid., p. 84.
58   K. Markert, « Concurrence et Politique Economique dans la C.E.E. », in Institut
     d’Études Juridiques Européennes (dir.), La constitution économique européenne, op. cit.,
     pp. 237–​261, spéc. p. 238 (« la concurrence ne peut être l’unique élément de la constitu-
     tion économique du Marché commun ») ; L. Dabin, « Discussions », in Institut d’Études
     Juridiques Européennes (dir.), La constitution économique européenne, op. cit., pp. 322–​
     331, spéc. p. 324 (« la concurrence n’est pas le centre obligé de toute la politique écono-
     mique communautaire »).
59   Voy. D. J. Gerber, « Constitutionalizing the Economy: Germand Neo-​Liberalism, Com-
     petition Law and the ‘New’ Europe », American Journal of Comparative Law, 1994, vol.
     42, n°1, pp. 25–​84 ; J. Drexl, « La Constitution économique européenne –​l’actualité
     du modèle ordolibéral », Revue Internationale de Droit Économique, 2011, vol. x x v, n°4,
     pp. 419–​454. N.d.E. : voy. aussi supra dans ce volume F. Marty, « Évolution des politiques
     de concurrence en droit de l’UE: de la Wettbewerbsordnung ordolibérale à la More Eco-
     nomic Approach néolibérale? ».
60   N.d.E. : voy. supra dans ce volume, C. Mongouachon, « Les difficultés d’une interpréta-
     tion ordolibérale de la constitution micro-​économique de l’Union européenne ».

                                                                              Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                  via free access
768                                                                       Sébastien Adalid

   Il faut évidemment rappeler que, depuis 1957, « [l]es traités ne préjugent
en rien le régime de la propriété dans les États membres »61. Cette clause
laissait ouverte la possibilité d’une collectivisation des moyens de produc-
tion, et préservait la capacité des États d’intervenir directement dans l’éco-
nomie par le biais d’entreprises publiques. Au-​delà de rester indifférents à
certaines formes d’interventionnisme, le Traité cee prévoyait, et le tfue
le prévoit toujours62, explicitement l’intervention économique de la Com-
munauté, principalement avec la politique agricole commune (pac)63. Telle
que le Traité la dessine, la pac correspond bien au modèle de l’interven-
tionnisme où des objectifs économiques64 sont assignés à des instruments
publics65. Or, la Communauté disposait d’instruments très invasifs dans
l’économie comme : « la réglementation des prix », « des subventions » ou
des « mécanismes communs de stabilisation à l’importation ou à l’exporta-
tion »66.
   Sans entrer dans les détails complexes du fonctionnement de la pac, il
convient juste de rappeler son existence pour démontrer que les Traités
n’étaient pas purement ordolibéraux et que leur avenir néolibéral n’était pas
tout tracé. Ils n’imposaient pas alors un seul modèle de ‘constitution écono-
mique’.

3.2.2      Différents modèles de ‘constitution économique’
Les libertés de circulation sont souvent perçues comme le creuset du tournant
néolibéral des politiques économiques nationales67. L’objectif de construction
du marché commun, allié à l’effet direct du droit de l’Union permettant aux

61      Article 222 du Traité cee (devenu article 345 du tfue).
62      Les dispositions relatives aux objectifs et instruments de la P.A.C. n’ont quasiment pas
        été révisées depuis 1957.
63      Il faut aussi rappeler que le Traité cee prévoyait aussi la création du Fonds social euro-
        péen (articles 123 à 128 tcee).
64      Cinq objectifs sont assignés à la P.A.C. : « accroître la productivité de l’agriculture en
        développant le progrès technique », « assurer un niveau de vie équitable à la population
        agricole », « stabiliser les marchés », « garantir la sécurité des approvisionnements »
        et « assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs » (article 39
        Traité cee, devenu article 39 du tfue).
65      Sur l’interventionnisme, voy. M.L. Morissens, « Les grands systèmes d’organisation éco-
        nomique et les Traités européens », op. cit., pp. 18–​23.
66      Article 40 Traité cee, devenu article 40 du tfue.
67      Voy. A. J. Menéndez, « The Existential Crisis of the European Union », German Law
        Journal, 2013, vol. 14, n°5, pp. 453–​526, notamment pp. 471–​485.

                                                                                 Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                   Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                     via free access
Discussion                                                                                     769

individus de faire valoir leurs libertés de circulation contre l’intervention-
nisme économique national, aurait été le cheval de Troie de la domination
du marché sur l’État68. Si l’analyse est en partie pertinente, elle ne saurait
expliquer à elle seule le tournant néolibéral.
    En effet, comme l’a montré Miguel Poiares Maduro69, les libertés de cir-
culation70 sont porteuses de trois modèles différents de ‘constitution éco-
nomique’71. Le premier modèle, qualifié de ‘centralisé’, rend possible « la
suprématie de l’intégration politique sur l’intégration économique »72. En
quelques mots, ce modèle prend acte de la disparition des capacités inter-
ventionnistes des États, en raison de la construction du marché intérieur, et
propose la construction d’instruments d’intervention au niveau de l’Union. À
l’opposé, le modèle compétitif permet : « la suprématie de l’intégration écono-
mique sur l’intégration politique »73. Il le qualifie alors de « constitution néo-
libérale »74. Dans ce modèle, la libre circulation et la reconnaissance mutuelle
mettent en concurrence les droits nationaux et c’est alors au marché que
revient de facto le pouvoir de choisir les normes qui le régule, dans l’esprit de
la ‘catallaxie’. Enfin, l’auteur entrevoit un troisième modèle, dit ‘décentralisé’,
à mi-​chemin entre les deux autres modèles75.
    Ce bref rappel permet de comprendre que l’Union n’est pas un modèle
économique, elle ne fait qu’incarner le choix du modèle économique fait par
ses institutions. D’autres choix étaient (sont ?), théoriquement et juridique-
ment, possibles. D’où vient alors ce sentiment qu’il existe un seul modèle
économique, qu’il est inévitable ? Il n’apparaît pas que ce modèle soit dicté
par une quelconque ‘constitution économique’, qui se révèle aussi artifi-
cielle que ce modèle. Il s’est imposé par la transformation des États, voire du

68   Voy. notamment E. Christodoulidis, « The European Court of Justice and “Total Mar-
     ket” Thinking », German Law Journal, 2013, vol. 14, n° 10, pp. 2005–​2020. N.d.E.: voy.
     aussi, quoique dans une perspective beaucoup plus nuancée, supra dans ce volume,
     P. Van Cleynenbreugel & X. Miny, « The Fundamental Economic Freedoms: Constitu-
     tionalizing the Internal Market ».
69   M. Poiares Maduro, We the Court. The European Court of Justice and the European Eco-
     nomic Constitution (A Critical Reading of Article 30 of the EC Treaty), Oxford, Hart Publi-
     shing, 1998.
70   En l’espèce, la libre circulation des marchandises.
71   Pour une présentation synthétique de ces trois modèles, voy. K. Tuori, « La Constitution
     économique parmi les Constitutions européennes », op. cit., pp. 572–​573.
72   M. Poiares Maduro, We the Court, op. cit., p. 110 (nous traduisons) (sur ce modèle, voy.
     ibid. pp. 110–​1 26).
73   Ibid., p. 126 (nous traduisons) (sur ce modèle, voy. ibid., pp. 126–​1 43).
74   Ibid., p. 126.
75   Ibid., p. 143–​1 49.

                                                                              Sébastien Adalid - 9789004519350
                                                                Downloaded from Brill.com07/10/2022 07:44:45PM
                                                                                                  via free access
Vous pouvez aussi lire