LE MYTHE DES BABY-BOOMERS
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LE MYTHE DES BABY-BOOMERS ENTREVUE MARC-ANDRÉ DELISLE Ils ont occupé un emploi perma- P. DESAULNIERS nent toute leur vie. Ils ont connu des conditions de travail idéales. Ils se préparent à une retraite dorée. Tel est le mythe entourant les baby-boomers. Le sociologue Marc-André Delisle brosse ici un portrait plus réaliste de la situa- tion des personnes de 50-60 ans. L’intérêt du chercheur pour cette tranche d’âge ne date pas d’hier. La sociologie du vieillissement s’avère d’ailleurs l’un de ses sujets de prédilection. Les conditions de vie des aînés comme l’influence des préjugés et des stéréotypes sur leur intégration sociale figu- rent parmi les thèmes des publica- tions qu’a signées le sociologue qui enseigne aussi à l’Université Laval et à l’Université du Québec à Chicoutimi. Marc-André Delisle déplore la perte de capital humain liée au phénomène des retraites hâtives. Il croit cependant qu’il est possible de réorganiser la société pour que les personnes vieillissantes puis- sent enfin jouer un rôle à leur mesure.
À quoi ressemble la vie sonnes occupe un emploi stable pour des gens de 50-60 ans ? que les perspectives en ce qui a trait Faute de pouvoir décrire de façon ex- au niveau de vie changent. haustive la vie des gens de 50-60 ans, Cependant, une séparation ou un di- je soulignerai quelques traits liés à deux vorce aura également des répercussions données importantes, soit le travail et la majeures sur le style de vie. Pensons à situation de famille. l’homme qui doit verser une pension Précisons d’abord que les personnes alimentaire à son ex-conjointe, ou en- de 50-60 ans appartiennent à un âge core à la femme qui ne reçoit pas la transitoire, particulièrement en ce qui a pension à laquelle elle aurait droit. Ce trait au travail. Les statistiques té- sont autant de scénarios qui peuvent moignent d’ailleurs de situations plutôt hypothéquer le capital économique. variées. Dans la cinquantaine, certains Les enfants contribuent aussi à chan- commencent leur carrière ou aspirent ger la donne. Les générations plus jeu- à la commencer, alors que d’autres pen- nes ont eu moins d’enfants et les ont sent à la terminer. eus plus tard. Ce qui a pour consé- Les hommes de cette tranche d’âge quence que, à 50-55 ans, ces personnes qui occupent un emploi mènent une vie ont encore des enfants à charge. qui ressemble à celle de n’importe Ajoutons que, de nos jours, les jeu- quelle personne sur le marché du travail. nes de 20-30 ans ont souvent de la dif- Ils s’adonnent à des loisirs les fins de se- ficulté à décrocher un emploi stable. maine. Ils prennent des vacances l’été. Plusieurs d’entre eux ne sont pas au- Chez les femmes, la situation diffère tonomes financièrement et leurs con- quelque peu. Les données révèlent que ditions de vie demeurent précaires. 60% des femmes de 50 ans occupent un Aussi, leurs parents choisissent de con- emploi. À 55 ans, cependant, ce pour- tinuer à travailler pour les aider à sub- centage tombe à 41%. Une majorité de venir à leurs besoins. femmes ont donc quitté le marché du tra- Par ailleurs, il subsiste ce fameux vail à 55 ans. Cela implique des chan- mythe autour des baby-boomers. Au fil gements importants dans leur mode de vie. du temps, on a brossé un portrait assez Sur le plan de la situation de famille, caricatural de cette génération. On croit les statistiques montrent que, à 50 ans, à tort que ces gens ont occupé un em- presque tout le monde vit en couple. ploi permanent toute leur vie, qu’ils ont De plus, la proportion d’hommes ma- connu des conditions de travail rêvées. riés se maintient, tandis que celle des Un scénario idyllique menant à une re- femmes mariées décline légèrement. traite dorée. On passe en effet de 70 % de femmes Rectifions le tir : une minorité des mariées chez les 50-54 ans à 63% chez baby-boomers se trouvent dans cette les 60-64 ans. Le veuvage commence situation. Ceux qui ont profité de la donc à influencer la vie des femmes sécurité d’emploi, par exemple, prove- de cette tranche d’âge. naient souvent de la fonction publique. Le fait de vivre en couple influence Dans les faits, environ 10% de la popu- considérablement le mode de vie. Il lation active travaille dans le secteur suffit en effet que l’une des deux per- public ou parapublic. RND / FÉVRIER 2002 17
La grande majorité des travailleurs Ainsi, on accordera plus de valeur sont issus du secteur privé. Ces autres au snowbird qui passe l’hiver dans le baby-boomers ont donc connu des con- Sud, loin des obligations familiales et ditions plus modestes, c’est-à-dire des de l’engagement social, qu’à la person- salaires moyens ou maigres, un travail ne du même âge qui reste au Québec et plus ou moins intermittent. Ils conti- qui fait du bénévolat pour des groupes nuent de travailler à temps plein ou à communautaires. La reconnaissance contrat parce qu’ils n’ont pas accumulé liée au dévouement et à l’altruisme est suffisamment d’argent pour prendre à peu près inexistante dans notre so- leur retraite. ciété. Bien sûr, on remet quelques prix à l’occasion mais, dans le discours of- Au fil des ans, ficiel, on valorise davantage l’argent, le on a brossé succès et le prestige. Outre le devoir de solidarité qui est un portrait caricatural lié à l’engagement social et politique, de la génération on pourrait aussi évoquer le devoir de des baby-boomers. transmission de l’héritage moral. C’est un devoir qui touche tout particulière- D’autres doivent cesser de travailler ment les gens de 50-60 ans. pour des raisons de santé ou parce que Il est fondamental que les généra- les tâches qu’ils accomplissent sont de- tions plus âgées façonnent, en quelque venues trop pénibles. Ceux-là prennent sorte, les générations qui les suivent. leur retraite par défaut. On s’éloigne Malheureusement, notre société en- ainsi du portrait mythique des baby- courage peu le parrainage institution- boomers qui ont eu la vie facile. nalisé. On a plutôt tendance à maintenir les 50-60 ans dans une situation de La société a-t-elle des at- compétition avec leurs pairs et avec les tentes envers les personnes qui générations plus jeunes. Au lieu d’in- sont à l’aube de la retraite ? citer les générations à collaborer, à En réalité, notre société a peu d’exi- coopérer, on place les travailleurs âgés gences à l’endroit des gens de cette en concurrence. Cela amène les gens tranche d’âge. Elle n’en a pas plus expérimentés à dépenser une énergie d’ailleurs vis-à-vis des jeunes. À l’oc- folle, juste pour conserver leur place. casion d’une conférence, j’ai indiqué à D’autres sociétés ont compris que des personnes âgées qu’il fallait rem- cette stratégie ne mène nulle part. Chez placer l’adage « Je dois donc je suis » les Japonais, par exemple, les promo- par « Je suis donc je dois ». Il faut s’in- tions sociales sont liées à l’âge. Plus on venter des devoirs pour exister. vieillit, plus on a de chances d’être Prenons par exemple le devoir de promu. Il ne sert donc à rien de faire solidarité. Chez les 50-60 ans, cette res- la guerre à son patron pour prendre sa ponsabilité prend un aspect particulier place. Les jeunes ont plutôt intérêt à car, dans notre société, la valorisation donner le meilleur d’eux-mêmes pour se situe davantage du côté du succès et aspirer à obtenir plus tard un meilleur de la réussite financière. statut. 18 RND / FÉVRIER 2002
J.-M. VILLENEUVE Le temps consacré au travail est un pivot qui structure tous les autres temps de la vie. Les relations familiales, consacrés à la vie privée, aux loisirs, à amicales et sociales prennent-elles la vie socio-affective. De plus, une ten- une couleur particulière pour les sion très forte s’exerce entre ces temps. gens de 50-60 ans ? Évidemment, les choses se passent Cette question m’amène à parler de différemment selon que la personne oc- l’évolution de la sociabilité. Histori- cupe un emploi ou qu’elle est retraitée. quement, nous sommes passés d’une Le scénario varie également chez les sociabilité globale à une sociabilité couples où un seul des conjoints est sur fragmentée. Curieusement, nous en- le marché du travail. tretenons à peu près autant de contacts Chez les gens de 50-60 ans, tous ces sociaux qu’autrefois, mais ces rapports scénarios existent. Certaines personnes se vivent d’une manière différente. mènent des carrières très prenantes Avant, nous étions entourés de nom- auxquelles elles consacrent énormé- breuses personnes avec qui nous parta- ment de temps. D’autres, complètement gions mille et une choses tandis que, retraitées, disposent de tout leur temps. aujourd’hui, le temps comme les con- Leur seul souci consiste à inventer tacts sociaux sont fragmentés. Prenons chaque journée, à trouver le moyen le cas des gens qui occupent un emploi. d’occuper toutes ces heures de loisir. Le temps qu’ils consacrent au travail En parallèle figurent des gens retraités devient un pivot qui structure tous les et socialement engagés dans toutes autres temps, c’est-à-dire ceux qui sont sortes d’activités. RND / FÉVRIER 2002 19
En somme, les relations sont modu- liens que l’on entretient. Les amis de- lées par les occupations de la personne. viennent souvent des personnes que Cela m’amène à parler d’un concept l’on rencontre de façon épisodique. La que j’ai récemment développé, celui de famille et la parenté occupent un cer- l’« adeption », qui découle de la notion tain temps dans notre horaire pour des d’adepte. raisons de fidélité ou de devoir. En L’adeption renvoie à toutes les habi- somme, on essaie tous de trouver un tudes de loisir, aux occupations que équilibre entre l’ensemble de nos occu- privilégie une personne. Qu’on pense pations et nos adeptions. au vélo, à la fréquentation de marchés aux puces ou aux activités religieuses. Les hommes et les fem- Deux caractéristiques s’appliquent à mes vivent-ils différemment la pé- l’adeption : la personne s’adonne avec riode de 50-60 ans ? ferveur à l’activité choisie et elle la On peut observer des ressemblances et partage avec une communauté de gens. des différences dans les variables du tra- Dans ce sens, l’activité privilégiée con- vail et de la vie affective. Comme c’est fère à la personne une identité sociale une période de transition, il s’avère dif- grâce à cette communauté. ficile d’évoquer un seul cas type. Par Imaginons un groupe de cyclistes. exemple, on dénombre de plus en plus Ceux-ci se rencontrent pour faire des de femmes fortement engagées dans randonnées. Ils portent à peu près tous une carrière. Pour les couples où les le même habillement et possèdent deux conjoints correspondent à ce mo- sensiblement les mêmes accessoires. dèle, la période de 50-60 ans se vivra à Chacun d’eux éprouve un sentiment peu près de la même manière pour les d’appartenance au groupe. Toute une hommes et pour les femmes. culture entoure cette activité. On pour- Par ailleurs, les femmes continuent rait bien sûr en dire autant d’autres de s’investir davantage que les hommes loisirs. dans les relations socio-affectives. Dans Ainsi, l’adeption façonne l’occupa- cette perspective, on verra plus de tion du temps. Si elle se transforme en femmes se regrouper pour s’adonner à passion, la personne s’isolera des au- une activité. Cette situation va sans tres. Elle partagera son adeption avec doute évoluer au cours des deux pro- sa communauté, mais s’éloignera de chaines décennies. Mais, pour l’instant, ceux qui s’adonnent à d’autres activi- la dimension socio-affective représente tés. La passion spécialise en quelque encore le pivot central de la vie des sorte les relations. À un niveau plus in- femmes. tense, l’adeption peut devenir une ma- Le fait que moins de femmes soient nie. La personne vit alors un isolement engagées dans des carrières accapa- total et sa situation devient patholo- rantes explique sans doute que leurs re- gique. lations socio-affectives soient plus Toutes les activités que l’on privilé- intenses sur les plans quantitatif et gie et l’intensité que l’on y met façon- qualitatif. Les hommes ne ressentent nent donc les relations sociales. De pas nécessairement le besoin de se re- plus, le temps fragmenté module les grouper. Toutefois, ceux qui prennent 20 RND / FÉVRIER 2002
De nos jours, on valorise encore énormément les valeurs de la jeunesse. Le « tasse-toi, mon oncle » est toujours dominant. leur retraite auront davantage envie de du travail vers 35-40 ans. Elles n’ont participer à des activités, de rencontrer donc pas accumulé assez d’économies d’autres personnes. pour s’arrêter. «Que faire?, se demandent- Quant à l’idée de la retraite, elle elles. Continuer à travailler pendant que chemine différemment chez les hom- le conjoint reste à la maison ? » mes et chez les femmes. Ici encore, il Selon les données dont on dispose, faut prendre en compte les variables du il semble que les couples tendent tout travail et de la situation maritale. Les de même à synchroniser leur retraite à femmes qui ont fait carrière durant 25, quelques années près. Ainsi, la retraite 30 ou 40 ans vivront la retraite de la des hommes exercerait une pression sur même façon que les hommes. Si elles la retraite des femmes, et inversement occupent un poste de commande – ce dans certains couples. qui est le lot d’une minorité –, elles D’autres scénarios peuvent influen- hésiteront à partir au sommet de la cer les travailleurs à prendre ou non réussite professionnelle. Pour les au- leur retraite. Par exemple, les personnes tres, l’idée de partir entraînera moins de divorcées ne refont pas systématique- tergiversations. ment leur vie avec quelqu’un qui jouit De plus, la variable de la situation d’une bonne autonomie financière. maritale recoupe celle du travail. Ac- Ajoutons à cela les difficultés qu’éprou- tuellement, les femmes de la tranche vent les enfants à se tailler une place d’âge 50-60 ans dont le conjoint songe sur le marché du travail, la situation des à prendre sa retraite se trouvent devant familles recomposées et bien d’autres un dilemme. Souvent, elles ont elles- facteurs qui témoignent de la com- mêmes effectué un retour sur le marché plexité de notre monde. RND / FÉVRIER 2002 21
Les hommes et les femmes de la culturelle nord-américaine prône da- tranche d’âge de 50-60 ans traversent vantage les attributs de la jeunesse, donc cette période de manière sem- donc la force, la beauté, le sex-appeal, blable ou différente, selon leur situation la vitesse et la vivacité. de vie. Les acteurs âgés jouent plus souvent les rôles de personnages malicieux. Ils Comment notre société incarnent en quelque sorte cet autre côté perçoit-elle le vieillissement ? de la vie que l’on redoute. Le stéréotype Dans notre société, le vieillissement est du vieil homme, par exemple, corres- perçu comme un déclin. De fait, on ne pond à quelqu’un ayant un penchant gagne pas grand-chose à vieillir dans un égoïste, lubrique, etc. De son côté, la système où l’accent est mis sur la pro- femme âgée se révèle plus ou moins ductivité. Précisons que l’on atteint le marâtre, casse-pieds, etc. Le folklore statut social le plus élevé vers la cinquan- entourant le personnage de la belle- taine. La notion de statut social est ici mère connaît encore des jours joyeux. associée au pouvoir, au revenu et au Rappelons que cette perception du prestige. Dans la cinquantaine s’amorce vieillissement peut changer selon les le déclin. Comme les personnes vieillis- époques et les sociétés. Au Moyen- santes ne jouent pas un rôle socialement Âge, le régime féodal favorisait les per- défini, on a tendance à les marginaliser. sonnes âgées parce que ces dernières détenaient le capital. On vivait alors Dans notre société, dans un système de transmission des le vieillissement terres, ce qui permettait aux vieux de est perçu tenir les jeunes en respect. Rien ne garantissait toutefois la qualité des rap- comme un déclin. ports. Il devait y avoir beaucoup d’hy- Du coup, leur statut perd de son lus- pocrisie dans les échanges. Mais le tre. En effet, le simple fait de quitter le statut et le prestige accordés aux per- marché du travail entraîne une baisse sonnes âgées étaient bien présents. de prestige. On peut avoir fait le métier Dans les sociétés africaines et asia- le plus reconnu qui soit, mais si l’on tiques, on respecte énormément les n’a pas conservé une certaine activité, gens d’un certain âge, tout particulière- en devenant consultant par exemple, on ment les ancêtres que l’on place au se retrouve dans une catégorie que la sommet de la hiérarchie sociale. De société a tendance à juger inférieure. même, plus on est proche des ancêtres, De nos jours, on valorise encore plus on gagne du prestige. énormément les valeurs de la jeunesse. Cette perception est tout à fait à Le « tasse-toi, mon oncle » est toujours l’opposé de celle des sociétés qui prô- dominant. Cela est plutôt paradoxal nent des valeurs associées à la jeunesse. pour une société vieillissante. Au ciné- Là, on peut bien sûr vieillir dans la di- ma, bien sûr, il arrive qu’à l’occasion gnité. Cependant, le poids des années on réserve le beau rôle à des person- fait passer les personnes âgées dans une nes âgées. C’est charmant et émouvant. autre catégorie, surtout quand on arrive Mais, dans l’ensemble, la production à la grande vieillesse. À 50 ans, on vous 22 RND / FÉVRIER 2002
J.-M. VILLENEUVE La quête de la vie éternelle est un phénomène vieux comme le monde. Les pharaons, les pyramides d’Égypte et les temples mexicains représen- taient déjà ce désir d’immortalité. accorde encore de l’estime. À 60 ans, Les pharaons et les pyramides d’Égyp- on manifeste à votre égard de la sym- te représentaient déjà ce désir d’im- pathie. Finalement, à 70 ans, on éprou- mortalité. Toute l’histoire de l’alchimie ve pour vous de la compassion. et de la médecine est d’ailleurs liée à la Pourquoi ce changement de percep- recherche de l’élixir qui permettrait de tion? Parce que si l’on veut continuer à vivre éternellement. De même, les per- recevoir de l’estime, il faut produire. cées scientifiques qui concernent au- Dans notre société, on ne récompense jourd’hui des produits pouvant retarder pas l’être. Si l’on veut faire parler de le vieillissement font à l’occasion la soi dans les journaux, il vaut mieux être une des quotidiens. fou et faire des bêtises. C’est triste à De nos jours, les recherches sur le dire, mais la sagesse ne rapporte pas prolongement de la vie visent surtout grand-chose dans notre culture. à permettre aux gens de conserver leur santé plus longtemps. Tout le monde Comment expliquer que appréhende la période précédant la l’on mène des recherches pour pro- mort, l’agonie et les longues maladies longer la vie, alors que les gens ne chroniques. Les chercheurs sont surtout veulent pas vieillir ? centrés sur la prévention de ces maux. La quête de la vie éternelle est un Par le fait même, ils contribuent à phénomène vieux comme le monde. prolonger la vie, mais le rôle de la RND / FÉVRIER 2002 23
médecine se situe d’abord du côté de ment. La motivation concerne donc l’hygiène, des habitudes et des condi- moins l’immortalité que le fait de rester tions de vie. dans le coup. Par ailleurs, la plupart des personnes âgées, particulièrement les « jeunes Quels sont les effets du vieux », sont en bonne santé physique vieillissement de la population sur et mentale. Le stéréotype du pauvre notre société ? vieux malheureux qui s’ennuie ne cor- Le phénomène du vieillissement de la respond pas à la réalité. Quand on a population comporte bien sûr des avan- toute son autonomie, qu’on n’éprouve tages et des inconvénients pour une so- pas de problèmes financiers ni d’ennuis ciété. Certains ouvrages et discours sur avec personne, on n’a pas du tout envie le sujet exagèrent aussi l’impact social de mourir. On souhaite plutôt vivre du vieillissement démographique. longtemps. Quand on est heureux, on En effet, on évoque des problèmes songe peu à la mort. qui existaient bien avant que la popula- Ce que les personnes âgées repous- tion soit vieillissante. Pensons à l’engor- sent, ce n’est pas la vieillesse biologique, gement des urgences que l’on attribue mais la vieillesse sociale. On redoute da- au nombre croissant de personnes vantage la dépréciation qui accompagne âgées, alors qu’on connaît le problème les signes de la vieillesse. Même si l’on depuis déjà 20 ans. En somme, les se sent très bien avec l’âge qu’on a, on vieux ont le dos large. Si l’on examine vit aussi dans le regard des autres; et ce en revanche la situation dans les so- regard est souvent stigmatisant. ciétés dont le taux de personnes âgées On peut d’ailleurs s’en rendre comp- dépasse largement le nôtre, on peut ob- te assez tôt dans la vie. À 30 ans, ren- server différents avantages. dez-vous dans une discothèque de Le premier atout du vieillissement jeunes adultes. On vous fera sentir rapi- de la population concerne le rapport dement que vous n’appartenez plus à de dépendance démographique qui se ce groupe d’âge. Imaginez quand vous situe à son plus bas niveau. En clair, avez 50, 60 et 70 ans. À cet égard, cela signifie que la population active a notre société se révèle très ségrégation- relativement peu d’obligations écono- niste, très « âgiste ». Autant on tente de miques envers la population dépen- combattre le sexisme, autant on déploie dante, soit les 0-14 ans et les 65 ans et peu d’efforts pour lutter contre l’âgisme. plus. Le temps est donc propice aux Cette attitude fleurit si joyeusement économies, du moins pour les 20 pro- qu’on devient très jeune victime de ce chaines années. Après 2015-2020, ce regard d’exclusion. Cela explique pour- rapport va forcément changer. quoi tant de gens luttent contre les si- Un autre avantage est que la pyra- gnes du vieillissement par toutes sortes mide d’âge, telle qu’elle apparaît actuel- de moyens : atténuation des rides, chi- lement, montre que la tranche d’âge la rurgie plastique, pilules miracles, etc. plus nombreuse dispose du plus grand On craint le rejet social. On a peur pouvoir financier. Les personnes qui d’être marginalisé, d’être déconsidéré, appartiennent à cette tranche occupent de ne plus attirer personne physique- en effet des emplois, ce qui leur permet 24 RND / FÉVRIER 2002
de consommer et de faire rouler l’éco- Tout n’est pas rose, bien sûr! Quand nomie. les baby-boomers commenceront à per- Curieusement, notre société ne pro- dre leur autonomie, ils pèseront plus fite ni du faible rapport de dépendance lourd sur les épaules des générations démographique ni du fait d’être com- plus jeunes. On a environ 25 ans pour posée d’un grand nombre de personnes se préparer à cette situation et, d’ici là, actives et autonomes financièrement. il faudra doubler le nombre de centres Pourquoi? Parce qu’on vit dans une so- d’hébergement et améliorer la qualité ciété de compétition. Les gens visent de vie en centre. Le plus important con- davantage à se mesurer les uns aux sistera à trouver des rôles sociaux pour autres qu’à travailler en coopération. les personnes vieillissantes; pas seule- En conséquence, le potentiel des ment des rôles socioculturels, mais baby-boomers est souvent inexploité ou aussi des rôles économiques. Cet ob- sous-exploité. Il suffirait de quelques jectif m’apparaît fondamental. politiques gouvernementales dyna- Enfin, il faudra organiser la société miques et intelligentes pour mobiliser pour que les aînés puissent être actifs ces personnes et les faire travailler à la dans la communauté. Peut-être faudra- fois au développement économique et à t-il respecter des quotas de travailleurs l’amélioration de la qualité de la vie so- âgés dans les organisations, ou encore ciale. protéger les emplois de ces mêmes tra- vailleurs. Le stéréotype Actuellement, sur le marché du tra- du pauvre vieux vail, les personnes de 50-60 ans doivent malheureux qui s’ennuie parfois faire face à des situations drama- tiques. Au moment où certaines d’entre ne correspond pas elles commencent à constituer leur fonds à la réalité. de retraite survient une vague d’aboli- Du côté des inconvénients figurent tions de postes ou une fermeture d’usi- les sommes que la société devra con- ne. Ces gens « mangent leurs bas » sacrer à la population vieillissante. À ce jusqu’à ce qu’ils aient droit de recevoir propos, on tend cependant à exagérer leur pension de retraite. Ils se retrouvent les choses. On agite les épouvantails alors avec un minimum de revenus. avec la retraite des baby-boomers. Si On dispose donc de quelques années l’on sait retenir un certain nombre de pour corriger le tir. Souhaitons qu’on ces personnes sur le marché du travail, saura les utiliser à profit pour qu’il y ait la transition s’effectuera sans doute en plus d’avantages que d’inconvénients douceur. liés aux effets du vieillissement de la Le drame consisterait à relancer une population. opération comme celle qui a eu lieu à la fin des années 90, alors que les gou- Peut-on dire que les tra- vernements ont massivement poussé vailleurs vieillissants sont produc- vers la sortie quantité de travailleurs tifs ? expérimentés. L’incitation à la retraite a Si l’on se fie aux stéréotypes décrits parfois des effets pervers. dans l’ouvrage intitulé La réalité des RND / FÉVRIER 2002 25
Imaginez ce que serait notre monde si l’on proposait aux personnes retraitées des activités socialement utiles. aînés québécois, il subsiste plusieurs requiert aussi les services de tra- préjugés à l’égard des travailleurs vieil- vailleurs manuels. lissants. On croit, par exemple, que ces Examinons d’autres aspects qui vont derniers sont moins productifs, moins à l’encontre des préjugés existants. Des rapides et, surtout, qu’ils sont inca- études montrent que les travailleurs pables de s’adapter aux changements âgés sont plus fidèles et plus loyaux entraînés par les nouvelles technologies. que les autres. Ceux-ci risquent moins Or, il m’apparaît risqué de généra- de quitter leur emploi. De plus, ils liser. De fait, on trouve une fraction compensent leur manque de rapidité importante de travailleurs âgés peu sco- par leur longue expérience. Soulignons larisés. Ces personnes ne pourront donc à ce propos que le déclin des capacités pas occuper un emploi dans la nouvelle physiques et mentales entre 20 et 60 ans économie où la haute technologie est est très lent. Ainsi, un travailleur de 60 ans omniprésente. peut accomplir environ 75% des tâches Par contre, notre société connaît une d’un travailleur de 20 ans. Après 60 ans, pénurie d’emplois dans des secteurs le déclin est toutefois plus rapide. bien terre à terre. On manque de plom- Pour ce qui est des tâches pénibles, biers, de mécaniciens, de bons ouvriers. les jeunes auront évidemment plus de Nul doute que les travailleurs manuels résistance que les vieux. Ils auront aus- pourraient se recycler dans ces do- si de meilleurs réflexes dans les travaux maines. Ce n’est pas tout le monde qui dangereux. Ils seront enfin favorisés si a besoin de s’y connaître en informa- les opérations à effectuer nécessitent tique pour se rendre utile. La société rapidité et dextérité. En revanche, les 26 RND / FÉVRIER 2002
travailleurs âgés sont en meilleure posi- dénichant un autre emploi. D’autres sont tion que les jeunes du côté des emplois en mauvaise santé. La retraite peut alors administratifs. L’expérience constitue contribuer à aggraver leur état. Les moins un atout de taille en gestion. chanceux sont victimes d’un licenciement Enfin, comme notre économie est collectif. Eux n’ont pas choisi leur sort. surtout basée sur les services, les tra- L’usine ferme, ce qui les mène tout droit vailleurs âgés peuvent donner un aussi au chômage, et leur faible scolarité ne bon rendement que les jeunes travailleurs. leur donne qu’une mince chance de trou- ver du travail ailleurs. Doit-on s’inquiéter des Pour l’homme, tout particulière- mises à la retraite qui surviennent ment, une perte d’emploi à 50 ans est de plus en plus tôt ? souvent associée à une dépréciation so- Le phénomène des retraites hâtives re- ciale. Cette retraite forcée peut alors pose sur la convergence de deux ten- miner la santé mentale. Cependant, ces dances sociales. Pour les entreprises, les cas de retraités malheureux demeurent mises à la retraite représentent un minoritaires. moyen de rationalisation de la main- La retraite donne bien sûr lieu à des d’œuvre. Pour les travailleurs, la retraite changements majeurs, à une réorgani- représente souvent un objet de désir. sation de l’existence. Au fond, c’est Prenons le cas des travailleurs des comme une sorte de rite de passage secteurs traditionnels affectés à des comparable à celui qui consiste à quit- tâches répétitives et ennuyeuses. Ceux- ter ses parents pour aller vivre en ap- ci n’éprouvent pas de regrets à quitter partement. Mais la retraite qui tue est le marché du travail. Ils sont cependant un mythe. Toutes les études montrent soucieux de leur condition financière. plutôt qu’elle est vécue, par la majorité Peu de travailleurs en fait résistent de- des gens, comme une libération. vant une offre de retraite dorée. On l’a Cela constitue presque un danger bien mesuré dans la fonction publique, pour la société. Comme on valorise rela- car les gens se bousculaient aux portes tivement peu les travailleurs âgés, on pour pouvoir s’en aller. les incite à partir le plus tôt possible. Tout travail suppose des contraintes Du coup, la société est privée de l’ap- qui ne figurent pas au programme de la port de ces gens d’expérience. Il y a là retraite. C’est pourquoi cet état fait si matière à une révolution sociale qu’il envie. Ainsi, contrairement au mythe faudrait d’ailleurs faire bientôt. Celle-ci de la retraite catastrophe, la majorité consisterait à valoriser l’intervention des personnes qui quittent le marché du des travailleurs âgés, à leur apporter travail s’adaptent très bien à leur nou- une certaine sécurité et à modifier l’or- velle situation. ganisation du travail pour leur permet- Les travailleurs qui vivent difficile- tre de coopérer avec les plus jeunes au ment le passage à la retraite correspon- lieu de leur faire concurrence. dent à des profils bien précis. Certains avaient fait du travail le centre de leur Y a-t-il des conséquences vie. Souvent, ils s’organisent pour de- au fait que le temps de retraite meurer sur le marché du travail en s’allonge sensiblement ? RND / FÉVRIER 2002 27
La prolongation du temps de retraite des cotisations démesurées à la Régie entraîne beaucoup de changements des rentes pour permettre aux retraités dans la société. Plusieurs ouvrages trai- de profiter de la vie. On vivrait alors de tent de cette question. En fait, la réor- fortes tensions sociales. ganisation sociale liée à ce phénomène Néanmoins, sans le développement prend l’allure d’une véritable révolu- d’une conscience générationnelle, on tion culturelle. On se dirige effective- pourra difficilement réorganiser la so- ment vers un parcours de vie où l’on va ciété efficacement. Il faudrait peut-être passer plus de temps en dehors du une politique des âges, des règles qui marché du travail que sur le marché établiraient que chaque tranche d’âge du travail. Si l’on considère que la re- a des droits et est protégée contre la traite des baby-boomers durera en discrimination. Il faudrait notamment moyenne 25 ans, on peut penser que ce procéder à une meilleure intégration seul facteur donnera lieu à de grands des groupes d’âge. bouleversements. Il serait normal, par exemple, de On peut s’imaginer que, dans l’ave- trouver des personnes âgées dans les nir, les parcours de vie seront de plus garderies et des jeunes dans les conseils en plus dilués. Ce phénomène est d’ail- d’administration des centres d’héberge- leurs déjà commencé. Les jeunes tra- ment. Malheureusement, dans de nom- vaillent souvent à temps partiel. Les breuses organisations subsiste une trop femmes et les hommes font des allers- grande homogénéité d’âge, alors qu’on retours entre le marché du travail et a besoin de diversité. Je crois beaucoup d’autres projets. Certains travailleurs à la dynamique des âges. prennent des années sabbatiques. En L’une des conséquences les plus né- somme, pour autant que les structures fastes du temps de retraite qui s’allonge sociales le permettront, on peut s’atten- demeure la perte de capital humain. dre à ce que la retraite devienne de plus Imaginez ce que serait notre monde si en plus progressive. l’on proposait aux personnes retraitées Malgré cette activité partielle, la re- des activités productives, c’est-à-dire traite des baby-boomers risque de lais- socialement utiles. Il y a des besoins ser beaucoup de gens inactifs. Dans les sociaux qui sont criants, des groupes milieux politiques, on songe à retarder communautaires qui manquent de main- l’âge pour obtenir la pension de retrai- d’œuvre. Partout, on cherche des béné- te. Aux États-Unis, on compte repous- voles pour toutes sortes de nobles causes ser à 67 ans le moment pour accéder à qui visent à améliorer les conditions de la pension à partir de 2025. Le Canada vie des gens, à faire évoluer la société. y pense aussi. Toutefois, tant que la si- Pendant ce temps, des personnes ex- tuation économique demeure stable, il périmentées se morfondent chez elles, y a peu de chances qu’une pareille me- tournent en rond dans les centres com- sure obtienne la faveur populaire. merciaux. Quelques bonnes idées éma- Le scénario serait différent si l’éco- nant du milieu politique pourraient nomie devenait chancelante et si les aider à remettre en service toutes ces jeunes devaient travailler de longues ressources inexploitées. On peut tou- heures, payer des impôts très élevés ou jours rêver... 28 RND / FÉVRIER 2002
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