LE MYTHE DES BABY-BOOMERS

 
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LE MYTHE DES BABY-BOOMERS
LE MYTHE
                 DES BABY-BOOMERS
                 ENTREVUE
                 MARC-ANDRÉ DELISLE

                                      Ils ont occupé un emploi perma-
P. DESAULNIERS

                                      nent toute leur vie. Ils ont connu
                                      des conditions de travail idéales.
                                      Ils se préparent à une retraite
                                      dorée. Tel est le mythe entourant
                                      les baby-boomers. Le sociologue
                                      Marc-André Delisle brosse ici un
                                      portrait plus réaliste de la situa-
                                      tion des personnes de 50-60 ans.
                                      L’intérêt du chercheur pour cette
                                      tranche d’âge ne date pas d’hier.
                                      La sociologie du vieillissement
                                      s’avère d’ailleurs l’un de ses sujets
                                      de prédilection. Les conditions
                                      de vie des aînés comme l’influence
                                      des préjugés et des stéréotypes
                                      sur leur intégration sociale figu-
                                      rent parmi les thèmes des publica-
                                      tions qu’a signées le sociologue
                                      qui enseigne aussi à l’Université
                                      Laval et à l’Université du Québec
                                      à Chicoutimi.
                                      Marc-André Delisle déplore la
                                      perte de capital humain liée au
                                      phénomène des retraites hâtives.
                                      Il croit cependant qu’il est possible
                                      de réorganiser la société pour que
                                      les personnes vieillissantes puis-
                                      sent enfin jouer un rôle à leur
                                      mesure.
LE MYTHE DES BABY-BOOMERS
À quoi ressemble la vie                sonnes occupe un emploi stable pour
 des gens de 50-60 ans ?                        que les perspectives en ce qui a trait
Faute de pouvoir décrire de façon ex-           au niveau de vie changent.
haustive la vie des gens de 50-60 ans,              Cependant, une séparation ou un di-
je soulignerai quelques traits liés à deux      vorce aura également des répercussions
données importantes, soit le travail et la      majeures sur le style de vie. Pensons à
situation de famille.                           l’homme qui doit verser une pension
    Précisons d’abord que les personnes         alimentaire à son ex-conjointe, ou en-
de 50-60 ans appartiennent à un âge             core à la femme qui ne reçoit pas la
transitoire, particulièrement en ce qui a       pension à laquelle elle aurait droit. Ce
trait au travail. Les statistiques té-          sont autant de scénarios qui peuvent
moignent d’ailleurs de situations plutôt        hypothéquer le capital économique.
variées. Dans la cinquantaine, certains             Les enfants contribuent aussi à chan-
commencent leur carrière ou aspirent            ger la donne. Les générations plus jeu-
à la commencer, alors que d’autres pen-         nes ont eu moins d’enfants et les ont
sent à la terminer.                             eus plus tard. Ce qui a pour consé-
    Les hommes de cette tranche d’âge           quence que, à 50-55 ans, ces personnes
qui occupent un emploi mènent une vie           ont encore des enfants à charge.
qui ressemble à celle de n’importe                  Ajoutons que, de nos jours, les jeu-
quelle personne sur le marché du travail.       nes de 20-30 ans ont souvent de la dif-
Ils s’adonnent à des loisirs les fins de se-    ficulté à décrocher un emploi stable.
maine. Ils prennent des vacances l’été.         Plusieurs d’entre eux ne sont pas au-
    Chez les femmes, la situation diffère       tonomes financièrement et leurs con-
quelque peu. Les données révèlent que           ditions de vie demeurent précaires.
60% des femmes de 50 ans occupent un            Aussi, leurs parents choisissent de con-
emploi. À 55 ans, cependant, ce pour-           tinuer à travailler pour les aider à sub-
centage tombe à 41%. Une majorité de            venir à leurs besoins.
femmes ont donc quitté le marché du tra-            Par ailleurs, il subsiste ce fameux
vail à 55 ans. Cela implique des chan-          mythe autour des baby-boomers. Au fil
gements importants dans leur mode de vie.       du temps, on a brossé un portrait assez
    Sur le plan de la situation de famille,     caricatural de cette génération. On croit
les statistiques montrent que, à 50 ans,        à tort que ces gens ont occupé un em-
presque tout le monde vit en couple.            ploi permanent toute leur vie, qu’ils ont
De plus, la proportion d’hommes ma-             connu des conditions de travail rêvées.
riés se maintient, tandis que celle des         Un scénario idyllique menant à une re-
femmes mariées décline légèrement.              traite dorée.
On passe en effet de 70 % de femmes                 Rectifions le tir : une minorité des
mariées chez les 50-54 ans à 63% chez           baby-boomers se trouvent dans cette
les 60-64 ans. Le veuvage commence              situation. Ceux qui ont profité de la
donc à influencer la vie des femmes             sécurité d’emploi, par exemple, prove-
de cette tranche d’âge.                         naient souvent de la fonction publique.
    Le fait de vivre en couple influence        Dans les faits, environ 10% de la popu-
considérablement le mode de vie. Il             lation active travaille dans le secteur
suffit en effet que l’une des deux per-         public ou parapublic.

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LE MYTHE DES BABY-BOOMERS
La grande majorité des travailleurs            Ainsi, on accordera plus de valeur
sont issus du secteur privé. Ces autres        au snowbird qui passe l’hiver dans le
baby-boomers ont donc connu des con-           Sud, loin des obligations familiales et
ditions plus modestes, c’est-à-dire des        de l’engagement social, qu’à la person-
salaires moyens ou maigres, un travail         ne du même âge qui reste au Québec et
plus ou moins intermittent. Ils conti-         qui fait du bénévolat pour des groupes
nuent de travailler à temps plein ou à         communautaires. La reconnaissance
contrat parce qu’ils n’ont pas accumulé        liée au dévouement et à l’altruisme est
suffisamment d’argent pour prendre             à peu près inexistante dans notre so-
leur retraite.                                 ciété. Bien sûr, on remet quelques prix
                                               à l’occasion mais, dans le discours of-
        Au fil des ans,                        ficiel, on valorise davantage l’argent, le
         on a brossé                           succès et le prestige.
                                                   Outre le devoir de solidarité qui est
     un portrait caricatural                   lié à l’engagement social et politique,
       de la génération                        on pourrait aussi évoquer le devoir de
      des baby-boomers.                        transmission de l’héritage moral. C’est
                                               un devoir qui touche tout particulière-
   D’autres doivent cesser de travailler       ment les gens de 50-60 ans.
pour des raisons de santé ou parce que             Il est fondamental que les généra-
les tâches qu’ils accomplissent sont de-       tions plus âgées façonnent, en quelque
venues trop pénibles. Ceux-là prennent         sorte, les générations qui les suivent.
leur retraite par défaut. On s’éloigne         Malheureusement, notre société en-
ainsi du portrait mythique des baby-           courage peu le parrainage institution-
boomers qui ont eu la vie facile.              nalisé. On a plutôt tendance à maintenir
                                               les 50-60 ans dans une situation de
           La société a-t-elle des at-         compétition avec leurs pairs et avec les
 tentes envers les personnes qui               générations plus jeunes. Au lieu d’in-
 sont à l’aube de la retraite ?                citer les générations à collaborer, à
En réalité, notre société a peu d’exi-         coopérer, on place les travailleurs âgés
gences à l’endroit des gens de cette           en concurrence. Cela amène les gens
tranche d’âge. Elle n’en a pas plus            expérimentés à dépenser une énergie
d’ailleurs vis-à-vis des jeunes. À l’oc-       folle, juste pour conserver leur place.
casion d’une conférence, j’ai indiqué à            D’autres sociétés ont compris que
des personnes âgées qu’il fallait rem-         cette stratégie ne mène nulle part. Chez
placer l’adage « Je dois donc je suis »        les Japonais, par exemple, les promo-
par « Je suis donc je dois ». Il faut s’in-    tions sociales sont liées à l’âge. Plus on
venter des devoirs pour exister.               vieillit, plus on a de chances d’être
   Prenons par exemple le devoir de            promu. Il ne sert donc à rien de faire
solidarité. Chez les 50-60 ans, cette res-     la guerre à son patron pour prendre sa
ponsabilité prend un aspect particulier        place. Les jeunes ont plutôt intérêt à
car, dans notre société, la valorisation       donner le meilleur d’eux-mêmes pour
se situe davantage du côté du succès et        aspirer à obtenir plus tard un meilleur
de la réussite financière.                     statut.

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LE MYTHE DES BABY-BOOMERS
J.-M. VILLENEUVE
Le temps consacré au travail est un pivot qui structure tous les autres
temps de la vie.

         Les relations familiales,           consacrés à la vie privée, aux loisirs, à
 amicales et sociales prennent-elles         la vie socio-affective. De plus, une ten-
 une couleur particulière pour les           sion très forte s’exerce entre ces temps.
 gens de 50-60 ans ?                             Évidemment, les choses se passent
Cette question m’amène à parler de           différemment selon que la personne oc-
l’évolution de la sociabilité. Histori-      cupe un emploi ou qu’elle est retraitée.
quement, nous sommes passés d’une            Le scénario varie également chez les
sociabilité globale à une sociabilité        couples où un seul des conjoints est sur
fragmentée. Curieusement, nous en-           le marché du travail.
tretenons à peu près autant de contacts          Chez les gens de 50-60 ans, tous ces
sociaux qu’autrefois, mais ces rapports      scénarios existent. Certaines personnes
se vivent d’une manière différente.          mènent des carrières très prenantes
    Avant, nous étions entourés de nom-      auxquelles elles consacrent énormé-
breuses personnes avec qui nous parta-       ment de temps. D’autres, complètement
gions mille et une choses tandis que,        retraitées, disposent de tout leur temps.
aujourd’hui, le temps comme les con-         Leur seul souci consiste à inventer
tacts sociaux sont fragmentés. Prenons       chaque journée, à trouver le moyen
le cas des gens qui occupent un emploi.      d’occuper toutes ces heures de loisir.
Le temps qu’ils consacrent au travail        En parallèle figurent des gens retraités
devient un pivot qui structure tous les      et socialement engagés dans toutes
autres temps, c’est-à-dire ceux qui sont     sortes d’activités.

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En somme, les relations sont modu-         liens que l’on entretient. Les amis de-
lées par les occupations de la personne.       viennent souvent des personnes que
Cela m’amène à parler d’un concept             l’on rencontre de façon épisodique. La
que j’ai récemment développé, celui de         famille et la parenté occupent un cer-
l’« adeption », qui découle de la notion       tain temps dans notre horaire pour des
d’adepte.                                      raisons de fidélité ou de devoir. En
    L’adeption renvoie à toutes les habi-      somme, on essaie tous de trouver un
tudes de loisir, aux occupations que           équilibre entre l’ensemble de nos occu-
privilégie une personne. Qu’on pense           pations et nos adeptions.
au vélo, à la fréquentation de marchés
aux puces ou aux activités religieuses.                   Les hommes et les fem-
Deux caractéristiques s’appliquent à             mes vivent-ils différemment la pé-
l’adeption : la personne s’adonne avec           riode de 50-60 ans ?
ferveur à l’activité choisie et elle la        On peut observer des ressemblances et
partage avec une communauté de gens.           des différences dans les variables du tra-
Dans ce sens, l’activité privilégiée con-      vail et de la vie affective. Comme c’est
fère à la personne une identité sociale        une période de transition, il s’avère dif-
grâce à cette communauté.                      ficile d’évoquer un seul cas type. Par
    Imaginons un groupe de cyclistes.          exemple, on dénombre de plus en plus
Ceux-ci se rencontrent pour faire des          de femmes fortement engagées dans
randonnées. Ils portent à peu près tous        une carrière. Pour les couples où les
le même habillement et possèdent               deux conjoints correspondent à ce mo-
sensiblement les mêmes accessoires.            dèle, la période de 50-60 ans se vivra à
Chacun d’eux éprouve un sentiment              peu près de la même manière pour les
d’appartenance au groupe. Toute une            hommes et pour les femmes.
culture entoure cette activité. On pour-           Par ailleurs, les femmes continuent
rait bien sûr en dire autant d’autres          de s’investir davantage que les hommes
loisirs.                                       dans les relations socio-affectives. Dans
    Ainsi, l’adeption façonne l’occupa-        cette perspective, on verra plus de
tion du temps. Si elle se transforme en        femmes se regrouper pour s’adonner à
passion, la personne s’isolera des au-         une activité. Cette situation va sans
tres. Elle partagera son adeption avec         doute évoluer au cours des deux pro-
sa communauté, mais s’éloignera de             chaines décennies. Mais, pour l’instant,
ceux qui s’adonnent à d’autres activi-         la dimension socio-affective représente
tés. La passion spécialise en quelque          encore le pivot central de la vie des
sorte les relations. À un niveau plus in-      femmes.
tense, l’adeption peut devenir une ma-             Le fait que moins de femmes soient
nie. La personne vit alors un isolement        engagées dans des carrières accapa-
total et sa situation devient patholo-         rantes explique sans doute que leurs re-
gique.                                         lations socio-affectives soient plus
    Toutes les activités que l’on privilé-     intenses sur les plans quantitatif et
gie et l’intensité que l’on y met façon-       qualitatif. Les hommes ne ressentent
nent donc les relations sociales. De           pas nécessairement le besoin de se re-
plus, le temps fragmenté module les            grouper. Toutefois, ceux qui prennent

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De nos jours,
                                                                on valorise encore
                                                                énormément
                                                                les valeurs
                                                                de la jeunesse.
                                                                Le « tasse-toi,
                                                                mon oncle »
                                                                est toujours
                                                                dominant.

leur retraite auront davantage envie de        du travail vers 35-40 ans. Elles n’ont
participer à des activités, de rencontrer      donc pas accumulé assez d’économies
d’autres personnes.                            pour s’arrêter. «Que faire?, se demandent-
    Quant à l’idée de la retraite, elle        elles. Continuer à travailler pendant que
chemine différemment chez les hom-             le conjoint reste à la maison ? »
mes et chez les femmes. Ici encore, il             Selon les données dont on dispose,
faut prendre en compte les variables du        il semble que les couples tendent tout
travail et de la situation maritale. Les       de même à synchroniser leur retraite à
femmes qui ont fait carrière durant 25,        quelques années près. Ainsi, la retraite
30 ou 40 ans vivront la retraite de la         des hommes exercerait une pression sur
même façon que les hommes. Si elles            la retraite des femmes, et inversement
occupent un poste de commande – ce             dans certains couples.
qui est le lot d’une minorité –, elles             D’autres scénarios peuvent influen-
hésiteront à partir au sommet de la            cer les travailleurs à prendre ou non
réussite professionnelle. Pour les au-         leur retraite. Par exemple, les personnes
tres, l’idée de partir entraînera moins de     divorcées ne refont pas systématique-
tergiversations.                               ment leur vie avec quelqu’un qui jouit
    De plus, la variable de la situation       d’une bonne autonomie financière.
maritale recoupe celle du travail. Ac-         Ajoutons à cela les difficultés qu’éprou-
tuellement, les femmes de la tranche           vent les enfants à se tailler une place
d’âge 50-60 ans dont le conjoint songe         sur le marché du travail, la situation des
à prendre sa retraite se trouvent devant       familles recomposées et bien d’autres
un dilemme. Souvent, elles ont elles-          facteurs qui témoignent de la com-
mêmes effectué un retour sur le marché         plexité de notre monde.

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Les hommes et les femmes de la               culturelle nord-américaine prône da-
tranche d’âge de 50-60 ans traversent           vantage les attributs de la jeunesse,
donc cette période de manière sem-              donc la force, la beauté, le sex-appeal,
blable ou différente, selon leur situation      la vitesse et la vivacité.
de vie.                                             Les acteurs âgés jouent plus souvent
                                                les rôles de personnages malicieux. Ils
          Comment notre société                 incarnent en quelque sorte cet autre côté
 perçoit-elle le vieillissement ?               de la vie que l’on redoute. Le stéréotype
Dans notre société, le vieillissement est       du vieil homme, par exemple, corres-
perçu comme un déclin. De fait, on ne           pond à quelqu’un ayant un penchant
gagne pas grand-chose à vieillir dans un        égoïste, lubrique, etc. De son côté, la
système où l’accent est mis sur la pro-         femme âgée se révèle plus ou moins
ductivité. Précisons que l’on atteint le        marâtre, casse-pieds, etc. Le folklore
statut social le plus élevé vers la cinquan-    entourant le personnage de la belle-
taine. La notion de statut social est ici       mère connaît encore des jours joyeux.
associée au pouvoir, au revenu et au                Rappelons que cette perception du
prestige. Dans la cinquantaine s’amorce         vieillissement peut changer selon les
le déclin. Comme les personnes vieillis-        époques et les sociétés. Au Moyen-
santes ne jouent pas un rôle socialement        Âge, le régime féodal favorisait les per-
défini, on a tendance à les marginaliser.       sonnes âgées parce que ces dernières
                                                détenaient le capital. On vivait alors
     Dans notre société,                        dans un système de transmission des
       le vieillissement                        terres, ce qui permettait aux vieux de
           est perçu                            tenir les jeunes en respect. Rien ne
                                                garantissait toutefois la qualité des rap-
      comme un déclin.                          ports. Il devait y avoir beaucoup d’hy-
    Du coup, leur statut perd de son lus-       pocrisie dans les échanges. Mais le
tre. En effet, le simple fait de quitter le     statut et le prestige accordés aux per-
marché du travail entraîne une baisse           sonnes âgées étaient bien présents.
de prestige. On peut avoir fait le métier           Dans les sociétés africaines et asia-
le plus reconnu qui soit, mais si l’on          tiques, on respecte énormément les
n’a pas conservé une certaine activité,         gens d’un certain âge, tout particulière-
en devenant consultant par exemple, on          ment les ancêtres que l’on place au
se retrouve dans une catégorie que la           sommet de la hiérarchie sociale. De
société a tendance à juger inférieure.          même, plus on est proche des ancêtres,
    De nos jours, on valorise encore            plus on gagne du prestige.
énormément les valeurs de la jeunesse.              Cette perception est tout à fait à
Le « tasse-toi, mon oncle » est toujours        l’opposé de celle des sociétés qui prô-
dominant. Cela est plutôt paradoxal             nent des valeurs associées à la jeunesse.
pour une société vieillissante. Au ciné-        Là, on peut bien sûr vieillir dans la di-
ma, bien sûr, il arrive qu’à l’occasion         gnité. Cependant, le poids des années
on réserve le beau rôle à des person-           fait passer les personnes âgées dans une
nes âgées. C’est charmant et émouvant.          autre catégorie, surtout quand on arrive
Mais, dans l’ensemble, la production            à la grande vieillesse. À 50 ans, on vous

22                                    RND / FÉVRIER 2002
J.-M. VILLENEUVE
La quête de la vie éternelle est un phénomène vieux comme le monde.
Les pharaons, les pyramides d’Égypte et les temples mexicains représen-
taient déjà ce désir d’immortalité.
accorde encore de l’estime. À 60 ans,         Les pharaons et les pyramides d’Égyp-
on manifeste à votre égard de la sym-         te représentaient déjà ce désir d’im-
pathie. Finalement, à 70 ans, on éprou-       mortalité. Toute l’histoire de l’alchimie
ve pour vous de la compassion.                et de la médecine est d’ailleurs liée à la
   Pourquoi ce changement de percep-          recherche de l’élixir qui permettrait de
tion? Parce que si l’on veut continuer à      vivre éternellement. De même, les per-
recevoir de l’estime, il faut produire.       cées scientifiques qui concernent au-
Dans notre société, on ne récompense          jourd’hui des produits pouvant retarder
pas l’être. Si l’on veut faire parler de      le vieillissement font à l’occasion la
soi dans les journaux, il vaut mieux être     une des quotidiens.
fou et faire des bêtises. C’est triste à          De nos jours, les recherches sur le
dire, mais la sagesse ne rapporte pas         prolongement de la vie visent surtout
grand-chose dans notre culture.               à permettre aux gens de conserver leur
                                              santé plus longtemps. Tout le monde
          Comment expliquer que               appréhende la période précédant la
 l’on mène des recherches pour pro-           mort, l’agonie et les longues maladies
 longer la vie, alors que les gens ne         chroniques. Les chercheurs sont surtout
 veulent pas vieillir ?                       centrés sur la prévention de ces maux.
La quête de la vie éternelle est un           Par le fait même, ils contribuent à
phénomène vieux comme le monde.               prolonger la vie, mais le rôle de la

                                    RND / FÉVRIER 2002                               23
médecine se situe d’abord du côté de            ment. La motivation concerne donc
l’hygiène, des habitudes et des condi-          moins l’immortalité que le fait de rester
tions de vie.                                   dans le coup.
    Par ailleurs, la plupart des personnes
âgées, particulièrement les « jeunes                        Quels sont les effets du
vieux », sont en bonne santé physique             vieillissement de la population sur
et mentale. Le stéréotype du pauvre               notre société ?
vieux malheureux qui s’ennuie ne cor-           Le phénomène du vieillissement de la
respond pas à la réalité. Quand on a            population comporte bien sûr des avan-
toute son autonomie, qu’on n’éprouve            tages et des inconvénients pour une so-
pas de problèmes financiers ni d’ennuis         ciété. Certains ouvrages et discours sur
avec personne, on n’a pas du tout envie         le sujet exagèrent aussi l’impact social
de mourir. On souhaite plutôt vivre             du vieillissement démographique.
longtemps. Quand on est heureux, on                 En effet, on évoque des problèmes
songe peu à la mort.                            qui existaient bien avant que la popula-
    Ce que les personnes âgées repous-          tion soit vieillissante. Pensons à l’engor-
sent, ce n’est pas la vieillesse biologique,    gement des urgences que l’on attribue
mais la vieillesse sociale. On redoute da-      au nombre croissant de personnes
vantage la dépréciation qui accompagne          âgées, alors qu’on connaît le problème
les signes de la vieillesse. Même si l’on       depuis déjà 20 ans. En somme, les
se sent très bien avec l’âge qu’on a, on        vieux ont le dos large. Si l’on examine
vit aussi dans le regard des autres; et ce      en revanche la situation dans les so-
regard est souvent stigmatisant.                ciétés dont le taux de personnes âgées
    On peut d’ailleurs s’en rendre comp-        dépasse largement le nôtre, on peut ob-
te assez tôt dans la vie. À 30 ans, ren-        server différents avantages.
dez-vous dans une discothèque de                    Le premier atout du vieillissement
jeunes adultes. On vous fera sentir rapi-       de la population concerne le rapport
dement que vous n’appartenez plus à             de dépendance démographique qui se
ce groupe d’âge. Imaginez quand vous            situe à son plus bas niveau. En clair,
avez 50, 60 et 70 ans. À cet égard,             cela signifie que la population active a
notre société se révèle très ségrégation-       relativement peu d’obligations écono-
niste, très « âgiste ». Autant on tente de      miques envers la population dépen-
combattre le sexisme, autant on déploie         dante, soit les 0-14 ans et les 65 ans et
peu d’efforts pour lutter contre l’âgisme.      plus. Le temps est donc propice aux
    Cette attitude fleurit si joyeusement       économies, du moins pour les 20 pro-
qu’on devient très jeune victime de ce          chaines années. Après 2015-2020, ce
regard d’exclusion. Cela explique pour-         rapport va forcément changer.
quoi tant de gens luttent contre les si-            Un autre avantage est que la pyra-
gnes du vieillissement par toutes sortes        mide d’âge, telle qu’elle apparaît actuel-
de moyens : atténuation des rides, chi-         lement, montre que la tranche d’âge la
rurgie plastique, pilules miracles, etc.        plus nombreuse dispose du plus grand
On craint le rejet social. On a peur            pouvoir financier. Les personnes qui
d’être marginalisé, d’être déconsidéré,         appartiennent à cette tranche occupent
de ne plus attirer personne physique-           en effet des emplois, ce qui leur permet

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de consommer et de faire rouler l’éco-             Tout n’est pas rose, bien sûr! Quand
nomie.                                         les baby-boomers commenceront à per-
    Curieusement, notre société ne pro-        dre leur autonomie, ils pèseront plus
fite ni du faible rapport de dépendance        lourd sur les épaules des générations
démographique ni du fait d’être com-           plus jeunes. On a environ 25 ans pour
posée d’un grand nombre de personnes           se préparer à cette situation et, d’ici là,
actives et autonomes financièrement.           il faudra doubler le nombre de centres
Pourquoi? Parce qu’on vit dans une so-         d’hébergement et améliorer la qualité
ciété de compétition. Les gens visent          de vie en centre. Le plus important con-
davantage à se mesurer les uns aux             sistera à trouver des rôles sociaux pour
autres qu’à travailler en coopération.         les personnes vieillissantes; pas seule-
    En conséquence, le potentiel des           ment des rôles socioculturels, mais
baby-boomers est souvent inexploité ou         aussi des rôles économiques. Cet ob-
sous-exploité. Il suffirait de quelques        jectif m’apparaît fondamental.
politiques gouvernementales dyna-                  Enfin, il faudra organiser la société
miques et intelligentes pour mobiliser         pour que les aînés puissent être actifs
ces personnes et les faire travailler à la     dans la communauté. Peut-être faudra-
fois au développement économique et à          t-il respecter des quotas de travailleurs
l’amélioration de la qualité de la vie so-     âgés dans les organisations, ou encore
ciale.                                         protéger les emplois de ces mêmes tra-
                                               vailleurs.
    Le stéréotype                                  Actuellement, sur le marché du tra-
   du pauvre vieux                             vail, les personnes de 50-60 ans doivent
malheureux qui s’ennuie                        parfois faire face à des situations drama-
                                               tiques. Au moment où certaines d’entre
  ne correspond pas                            elles commencent à constituer leur fonds
      à la réalité.                            de retraite survient une vague d’aboli-
    Du côté des inconvénients figurent         tions de postes ou une fermeture d’usi-
les sommes que la société devra con-           ne. Ces gens « mangent leurs bas »
sacrer à la population vieillissante. À ce     jusqu’à ce qu’ils aient droit de recevoir
propos, on tend cependant à exagérer           leur pension de retraite. Ils se retrouvent
les choses. On agite les épouvantails          alors avec un minimum de revenus.
avec la retraite des baby-boomers. Si              On dispose donc de quelques années
l’on sait retenir un certain nombre de         pour corriger le tir. Souhaitons qu’on
ces personnes sur le marché du travail,        saura les utiliser à profit pour qu’il y ait
la transition s’effectuera sans doute en       plus d’avantages que d’inconvénients
douceur.                                       liés aux effets du vieillissement de la
    Le drame consisterait à relancer une       population.
opération comme celle qui a eu lieu à
la fin des années 90, alors que les gou-                  Peut-on dire que les tra-
vernements ont massivement poussé                vailleurs vieillissants sont produc-
vers la sortie quantité de travailleurs          tifs ?
expérimentés. L’incitation à la retraite a     Si l’on se fie aux stéréotypes décrits
parfois des effets pervers.                    dans l’ouvrage intitulé La réalité des

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Imaginez
                                                                 ce que serait
                                                                 notre monde
                                                                 si l’on proposait
                                                                 aux personnes
                                                                 retraitées
                                                                 des activités
                                                                 socialement utiles.

aînés québécois, il subsiste plusieurs         requiert aussi les services de tra-
préjugés à l’égard des travailleurs vieil-     vailleurs manuels.
lissants. On croit, par exemple, que ces           Examinons d’autres aspects qui vont
derniers sont moins productifs, moins          à l’encontre des préjugés existants. Des
rapides et, surtout, qu’ils sont inca-         études montrent que les travailleurs
pables de s’adapter aux changements            âgés sont plus fidèles et plus loyaux
entraînés par les nouvelles technologies.      que les autres. Ceux-ci risquent moins
    Or, il m’apparaît risqué de généra-        de quitter leur emploi. De plus, ils
liser. De fait, on trouve une fraction         compensent leur manque de rapidité
importante de travailleurs âgés peu sco-       par leur longue expérience. Soulignons
larisés. Ces personnes ne pourront donc        à ce propos que le déclin des capacités
pas occuper un emploi dans la nouvelle         physiques et mentales entre 20 et 60 ans
économie où la haute technologie est           est très lent. Ainsi, un travailleur de 60 ans
omniprésente.                                  peut accomplir environ 75% des tâches
    Par contre, notre société connaît une      d’un travailleur de 20 ans. Après 60 ans,
pénurie d’emplois dans des secteurs            le déclin est toutefois plus rapide.
bien terre à terre. On manque de plom-             Pour ce qui est des tâches pénibles,
biers, de mécaniciens, de bons ouvriers.       les jeunes auront évidemment plus de
Nul doute que les travailleurs manuels         résistance que les vieux. Ils auront aus-
pourraient se recycler dans ces do-            si de meilleurs réflexes dans les travaux
maines. Ce n’est pas tout le monde qui         dangereux. Ils seront enfin favorisés si
a besoin de s’y connaître en informa-          les opérations à effectuer nécessitent
tique pour se rendre utile. La société         rapidité et dextérité. En revanche, les

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travailleurs âgés sont en meilleure posi-      dénichant un autre emploi. D’autres sont
tion que les jeunes du côté des emplois        en mauvaise santé. La retraite peut alors
administratifs. L’expérience constitue         contribuer à aggraver leur état. Les moins
un atout de taille en gestion.                 chanceux sont victimes d’un licenciement
   Enfin, comme notre économie est             collectif. Eux n’ont pas choisi leur sort.
surtout basée sur les services, les tra-       L’usine ferme, ce qui les mène tout droit
vailleurs âgés peuvent donner un aussi         au chômage, et leur faible scolarité ne
bon rendement que les jeunes travailleurs.     leur donne qu’une mince chance de trou-
                                               ver du travail ailleurs.
          Doit-on s’inquiéter des                  Pour l’homme, tout particulière-
 mises à la retraite qui surviennent           ment, une perte d’emploi à 50 ans est
 de plus en plus tôt ?                         souvent associée à une dépréciation so-
Le phénomène des retraites hâtives re-         ciale. Cette retraite forcée peut alors
pose sur la convergence de deux ten-           miner la santé mentale. Cependant, ces
dances sociales. Pour les entreprises, les     cas de retraités malheureux demeurent
mises à la retraite représentent un            minoritaires.
moyen de rationalisation de la main-               La retraite donne bien sûr lieu à des
d’œuvre. Pour les travailleurs, la retraite    changements majeurs, à une réorgani-
représente souvent un objet de désir.          sation de l’existence. Au fond, c’est
   Prenons le cas des travailleurs des         comme une sorte de rite de passage
secteurs traditionnels affectés à des          comparable à celui qui consiste à quit-
tâches répétitives et ennuyeuses. Ceux-        ter ses parents pour aller vivre en ap-
ci n’éprouvent pas de regrets à quitter        partement. Mais la retraite qui tue est
le marché du travail. Ils sont cependant       un mythe. Toutes les études montrent
soucieux de leur condition financière.         plutôt qu’elle est vécue, par la majorité
Peu de travailleurs en fait résistent de-      des gens, comme une libération.
vant une offre de retraite dorée. On l’a           Cela constitue presque un danger
bien mesuré dans la fonction publique,         pour la société. Comme on valorise rela-
car les gens se bousculaient aux portes        tivement peu les travailleurs âgés, on
pour pouvoir s’en aller.                       les incite à partir le plus tôt possible.
   Tout travail suppose des contraintes        Du coup, la société est privée de l’ap-
qui ne figurent pas au programme de la         port de ces gens d’expérience. Il y a là
retraite. C’est pourquoi cet état fait si      matière à une révolution sociale qu’il
envie. Ainsi, contrairement au mythe           faudrait d’ailleurs faire bientôt. Celle-ci
de la retraite catastrophe, la majorité        consisterait à valoriser l’intervention
des personnes qui quittent le marché du        des travailleurs âgés, à leur apporter
travail s’adaptent très bien à leur nou-       une certaine sécurité et à modifier l’or-
velle situation.                               ganisation du travail pour leur permet-
   Les travailleurs qui vivent difficile-      tre de coopérer avec les plus jeunes au
ment le passage à la retraite correspon-       lieu de leur faire concurrence.
dent à des profils bien précis. Certains
avaient fait du travail le centre de leur                 Y a-t-il des conséquences
vie. Souvent, ils s’organisent pour de-          au fait que le temps de retraite
meurer sur le marché du travail en               s’allonge sensiblement ?

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La prolongation du temps de retraite           des cotisations démesurées à la Régie
entraîne beaucoup de changements               des rentes pour permettre aux retraités
dans la société. Plusieurs ouvrages trai-      de profiter de la vie. On vivrait alors de
tent de cette question. En fait, la réor-      fortes tensions sociales.
ganisation sociale liée à ce phénomène             Néanmoins, sans le développement
prend l’allure d’une véritable révolu-         d’une conscience générationnelle, on
tion culturelle. On se dirige effective-       pourra difficilement réorganiser la so-
ment vers un parcours de vie où l’on va        ciété efficacement. Il faudrait peut-être
passer plus de temps en dehors du              une politique des âges, des règles qui
marché du travail que sur le marché            établiraient que chaque tranche d’âge
du travail. Si l’on considère que la re-       a des droits et est protégée contre la
traite des baby-boomers durera en              discrimination. Il faudrait notamment
moyenne 25 ans, on peut penser que ce          procéder à une meilleure intégration
seul facteur donnera lieu à de grands          des groupes d’âge.
bouleversements.                                   Il serait normal, par exemple, de
    On peut s’imaginer que, dans l’ave-        trouver des personnes âgées dans les
nir, les parcours de vie seront de plus        garderies et des jeunes dans les conseils
en plus dilués. Ce phénomène est d’ail-        d’administration des centres d’héberge-
leurs déjà commencé. Les jeunes tra-           ment. Malheureusement, dans de nom-
vaillent souvent à temps partiel. Les          breuses organisations subsiste une trop
femmes et les hommes font des allers-          grande homogénéité d’âge, alors qu’on
retours entre le marché du travail et          a besoin de diversité. Je crois beaucoup
d’autres projets. Certains travailleurs        à la dynamique des âges.
prennent des années sabbatiques. En                L’une des conséquences les plus né-
somme, pour autant que les structures          fastes du temps de retraite qui s’allonge
sociales le permettront, on peut s’atten-      demeure la perte de capital humain.
dre à ce que la retraite devienne de plus      Imaginez ce que serait notre monde si
en plus progressive.                           l’on proposait aux personnes retraitées
    Malgré cette activité partielle, la re-    des activités productives, c’est-à-dire
traite des baby-boomers risque de lais-        socialement utiles. Il y a des besoins
ser beaucoup de gens inactifs. Dans les        sociaux qui sont criants, des groupes
milieux politiques, on songe à retarder        communautaires qui manquent de main-
l’âge pour obtenir la pension de retrai-       d’œuvre. Partout, on cherche des béné-
te. Aux États-Unis, on compte repous-          voles pour toutes sortes de nobles causes
ser à 67 ans le moment pour accéder à          qui visent à améliorer les conditions de
la pension à partir de 2025. Le Canada         vie des gens, à faire évoluer la société.
y pense aussi. Toutefois, tant que la si-          Pendant ce temps, des personnes ex-
tuation économique demeure stable, il          périmentées se morfondent chez elles,
y a peu de chances qu’une pareille me-         tournent en rond dans les centres com-
sure obtienne la faveur populaire.             merciaux. Quelques bonnes idées éma-
    Le scénario serait différent si l’éco-     nant du milieu politique pourraient
nomie devenait chancelante et si les           aider à remettre en service toutes ces
jeunes devaient travailler de longues          ressources inexploitées. On peut tou-
heures, payer des impôts très élevés ou        jours rêver...

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