Le pouvoir des Lumières et l'effroi onaniste : les cas de Christian VII de Danemark et Louis XVI de France

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Medizinhistorisches Journal 53, 2018/3–4, 263–281

                                                                                 Aurore ChÉry

                                                                                 Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste :
                                                                                 les cas de Christian VII de Danemark et
                                                                                 Louis XVI de France
                                                                                     Die Macht der Aufklärung und der Schrecken der Onanie am Beispiel von
                                                                                     Christian VII. von Dänemark und Ludwig XVI. von Frankreich
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                                                                                     ABSTRACT : En 1760, la parution en français de l’ouvrage du Docteur Samuel Auguste Tis-
                                                                                     sot : L’Onanisme, traité des maladies produites par la masturbation répand rapidement en Europe
                                                                                     l’idée selon laquelle l’onanisme serait très dangereux pour la santé. Ces théories confinent à
                                                                                     l’obsession pour la société des Lumières si bien que les monarques qui éprouvent des difficultés
                                                                                     à procréer sont très régulièrement soupçonnés d’onanisme. C’est ce que cet article se propose
                                                                                     de démontrer à travers les exemples de Christian VII au Danemark et de Louis XVI, en France.
                                                                                     Keywords : Lumières – Onanisme – cour de Danemark – cour de France – Tissot.

                                                                                     ABSTRACT: In 1760, the publication, in French, of Dr Samuel Auguste Tissot’s book: L’Ona-
                                                                                     nisme, traité des maladies produites par la masturbation spread rapidly all over Europe the idea
                                                                                     that onanism was a threat to health. These theories become obsessive for the society of the En-
                                                                                     lightenment and the kings who experience difficulties to procreate are often suspected of onan-
                                                                                     ism. This is what this article proposes to demonstrate through the examples of Christian VII in
                                                                                     Denmark and Louis XVI in France.
                                                                                     Keywords: Enlightenment – masturbation – Danish court – French court – Tissot.

                                                                                 En 1760, Samuel Auguste Tissot (1728–1797), célèbre médecin suisse, publie un livre
                                                                                 qui a eu un impact considérable sur les mentalités de la fin du XVIIIe siècle et même
                                                                                 sur celles du siècle suivant : L’Onanisme, traité des maladies produites par la masturbation.
                                                                                 L’ouvrage de Thomas Laqueur, Solitary Sex : A Cultural History of Masturbation,1 entre
                                                                                 autres, a bien mis en exergue l’extraordinaire retentissement du travail de Tissot. Néan-
                                                                                 moins, cette réflexion peut être poussée plus loin en tentant une approche plus sociolo-
                                                                                 gique de l’influence des théories de Tissot. Il s’agira ici de mesurer plus particulièrement
                                                                                 son influence sur les représentations du pouvoir monarchique. La publication du savant
                                                                                 helvète précède en effet de peu la grande crise de la représentation princière qui s’est
                                                                                 exprimée à l’occasion de révolutions affectant les Etats européens à partir des années
                                                                                 1770. Le Danemark et la France, à travers les règnes des rois Christian VII (1766–1808)
                                                                                 et Louis XVI (1774–1792), peuvent permettre d’expliciter la pertinence de cette étude.

                                                                                 1   Laqueur, Thomas W. : Solitary Sex : A Cultural History of Masturbation. New York 2003.
                                                                                                     This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                        © Franz Franz
                                                                                                                                 Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                         Verlag, Stuttgart
264                                                                                                    aurore chéry

                                                                                 En effet, la folie du premier et l’impuissance du second, deux maux susceptibles de re-
                                                                                 mettre en question la légitimité du pouvoir et de la succession dynastique, semblent
                                                                                 avoir été mises sur le compte de l’onanisme. Dès lors, le discours médical ne ressortissait
                                                                                 plus seulement à l’avertissement de santé public, il véhiculait aussi l’une des premières
                                                                                 menaces pesant sur l’autorité royale, et les conséquences pouvaient être explosives si
                                                                                 l’opinion publique venait à s’en emparer. Aussi, la question de la masturbation, déjà ta-
                                                                                 boue en elle-même, relevait d’autant plus de l’interdit en touchant à la majesté royale.
                                                                                 C’est ce qui rend cette problématique si difficile à identifier. Cet article s’efforcera donc
                                                                                 de naviguer entre des sources souvent sibyllines qui finissent cependant par s’éclairer
                                                                                 l’une l’autre.
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                                                                                 La folie du roi de Danemark

                                                                                 Lorsque Christian VII monte sur le trône de Danemark en 1766, il a dix-sept ans à peine.
                                                                                 Pour régner, il s’en remet aux lumières de quelques conseillers qui avaient bénéficié de
                                                                                 la confiance de son père. Suite à une éducation extrêmement répressive et brutale, il
                                                                                 manquait aussi cruellement de confiance en lui et d’équilibre psychologique. Pour cette
                                                                                 raison, il adoptait souvent un comportement déroutant qui fit bientôt poser la question
                                                                                 de la folie du monarque. Dans un premier temps, la rumeur circula uniquement dans
                                                                                 les réseaux diplomatiques, et avec prudence encore. Ainsi, Paul de Blosset (1728–1809),
                                                                                 l’ambassadeur de Louis XV à Copenhague, ne juge pas utile de s’attarder sur ce qu’il
                                                                                 considère d’abord comme de simples enfantillages. Le duc de Choiseul (1719–1785),
                                                                                 alors ministre des Affaires étrangères, se laisse tromper lui-même. Il pense que les ru-
                                                                                 meurs sur la folie du roi expriment simplement l’originalité et l’immaturité de Chris-
                                                                                 tian VII, qui veut entreprendre un tour d’Europe alors qu’il vient d’accéder au trône. Il
                                                                                 suppose qu’on arrivera aisément à le raisonner et écrit à Blosset en mars 1768 :
                                                                                       « Je ne suis pas surpris qu’on ait engagé ce prince à abandonner une idée aussi bizarre, que l’es-
                                                                                       prit de curiosité et le goût de l’amusement pouvaient lui avoir inspirée, mais à laquelle des ré-
                                                                                       flexions plus sérieuses et les conseils de son ministre ont dû naturellement le faire renoncer. »2

                                                                                 Blosset se garde bien de le détromper d’abord. Néanmoins, lorsque la possibilité d’une
                                                                                 visite de Christian VII en France se confirme, il juge utile de préciser, le 19 avril suivant :
                                                                                       « Le roi de Danemark a été obligé de garder la chambre pendant huit jours à cause d’une chute
                                                                                       qu’il a faite en fuyant devant des gardes de nuit de Copenhague qu’il avait insultés dans la rue. Il
                                                                                       est très heureux de n’avoir eu que cet accident dans les promenades nocturnes qu’il a faites très
                                                                                       fréquemment l’hiver dernier, car il a souvent couru des risques en s’amusant à casser des vitres,
                                                                                       à briser les meubles des mauvais lieux et à maltraiter les gardes de nuit. »3

                                                                                 2     Lettre de Choiseul à Blosset du 31 mars 1768, Archives diplomatiques, Correspondance diplomatique,
                                                                                       Dane­mark, 1768, fol. 292.
                                                                                 3     Lettre de Blosset à Choiseul du 19 avril 1768, Archives diplomatiques, Correspondance diplomatique,
                                                                                       Dane­mark, 1768, fol. 297–298.
                                                                                                           This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                              © Franz Franz
                                                                                                                                       Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                               Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                             265

                                                                                 Ainsi, la folie du roi devenait dangereuse parce qu’elle n’était pas contrôlée, elle pou-
                                                                                 vait s’exprimer en public, et pire que tout, elle prenait souvent le peuple à parti. Elle
                                                                                 posait sur la place publique la question de la légitimité du pouvoir et embarrassait fort
                                                                                 le Danemark. Si elle était en outre médicalement avérée, il serait raisonnablement peu
                                                                                 envisageable de conserver Christian VII sur le trône. Les personnages bénéficiant de la
                                                                                 confiance royale et qui régnaient en grande partie à la place du roi, à l’instar du comte de
                                                                                 Bernstorff (1712–1772), se trouveraient par-là écartés du pouvoir. Ils avaient donc tout
                                                                                 intérêt à retarder le plus possible le diagnostic médical. De fait, jusqu’à une époque tar-
                                                                                 dive, les médecins du roi préfèrent fermer les yeux sur le véritable état de leur patient.
                                                                                 Chrétien-Jean Berger (1724–1789), l’un d’eux, aimait dire : « Il faut être fou soi-même
                                                                                 pour dire que le roi l’est. »4 Selon Elie Salomon Reverdil (1732–1808), ancien précepteur
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                                                                                 du roi, en 1771, les médecins du roi continuaient encore à feindre de ne se rendre compte
                                                                                 de rien alors même que les signes de démence que donnait Christian VII étaient sans
                                                                                 équivoque. Après avoir été exilé, c’est en effet cette année-là que Reverdil fut rappelé au
                                                                                 Danemark. Il put alors bénéficier d’une entrevue avec le roi : « Sa folie, qu’il [le roi] dé-
                                                                                 guisait à quelques personnes, et dont les médecins qui le voyaient chaque jour n’avaient
                                                                                 aperçu jusqu’alors aucun indice, commença dès l’instant même à se manifester.5 »

                                                                                 Le pari du voyage du roi

                                                                                 Le voyage qu’envisageait Christian VII en Europe au début de son règne était donc à
                                                                                 double tranchant. Soit le roi se comportait bien et il permettait de démentir les rumeurs
                                                                                 sur sa démence soit, au contraire, il en donnait des preuves concrètes aux cours d’Europe.
                                                                                 C’est sans doute ce dilemme qui contribua à retarder le voyage jusqu’en 1768. Il était né-
                                                                                 cessaire de s’assurer de sa bonne réussite en confiant le souverain à des soins vigilants, à
                                                                                 une personne capable de prévenir ses crises de confusion mentale et de les canaliser si
                                                                                 elles surgissaient. Comme les médecins du roi étaient trop âgés pour supporter un tel
                                                                                 voyage, en même temps qu’une tâche si exigeante, c’est vers un jeune praticien de Halle,
                                                                                 très compétent, cultivé et ouvert aux idées nouvelles,6 que l’on se tourna. Son nom devait
                                                                                 marquer l’histoire du Danemark, il s’agissait de Johann Friedrich Struensee (1737–1772).
                                                                                     Malgré la présence de ce dernier aux côtés de Christian VII, les étapes du voyage
                                                                                 furent marquées par les divagations de Christian VII. C’est ce qu’affirme Reverdil en se
                                                                                 fondant sur les échos qu’il reçoit de ses différents correspondants à l’étranger :
                                                                                     « En Allemagne, en Hollande, en Flandre, en Angleterre, sa démence se trahit aux yeux des
                                                                                     étrangers ; avant même de quitter ses Etats, dans le séjour qu’il fit à Travendahl […] En France,
                                                                                     malgré tout ce que la flatterie répandait, malgré les préventions de ceux qui ne firent qu’en-
                                                                                     trevoir l’illustre étranger, ceux qui, étant admis chaque jour dans sa société, purent l’observer

                                                                                 4   Reverdil, Elie Salomon : Struensee et la cour de Copenhague, 1760–1772. Paris 1858, p. 258.
                                                                                 5   Ibid., p. 255.
                                                                                 6   Sur Struensee, on pourra consulter Amdisen, Asser : Struensee, till nytte og fornøjelse. Copenhague 2012.
                                                                                                      This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                                  Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                          Verlag, Stuttgart
266                                                                                                   aurore chéry

                                                                                       et le suivre, démèlèrent chez lui un principe d’égarement, et le surprirent à tenir des discours
                                                                                       extravagants. Ils remarquèrent de plus que, dans ces moments d’absence, un regard de Holck le
                                                                                       rappelait à lui-même. »7

                                                                                 Si la partie française du voyage fut plus calme, c’est surtout que Louis XV et Choiseul
                                                                                 étaient soucieux, en une période déjà particulièrement troublée en France, d’éviter les
                                                                                 débordements que pourrait occasionner le souverain danois. Des escapades comme
                                                                                 celles qu’il entreprenait à Copenhague auraient rapidement pu tourner à l’émeute. Ils
                                                                                 lui avaient donc concocté un programme extrêmement serré qui ne lui laissait aucun
                                                                                 moment de liberté. Épuisé par un tel rythme, Christian tomba malade plusieurs fois, ce
                                                                                 qui fit dire à Madame du Deffand (1697–1780): « Nous ferons crever le petit Danois, il
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                                                                                 est impossible qu’il résiste à la vie qu’il mène ; c’est tous les jours des bals, des opéras
                                                                                 comiques, des comédies, à toutes les maisons royales qu’il visite. »8
                                                                                     Au cours de ce voyage, Struensee parvint à gagner la confiance du roi. Il passait pour
                                                                                 être l’homme du miracle, celui grâce auquel le monarque avait surmonté ses bizarreries.
                                                                                 En 1769, on n’hésita pas à proclamer que tout cela appartenait désormais au passé. Blos-
                                                                                 set note dans une dépêche :
                                                                                       « Monseigneur, tout le monde applaudit ici au grand changement qui s’est fait dans le roi
                                                                                       de Danemark dans le cours de son voyage et ce changement paraît si grand à ses sujets qu’ils
                                                                                       en croient à peine leurs propres yeux. La différence est effectivement bien marquée car il se
                                                                                       montre actuellement à Copenhague, du moins dans sa conduite extérieure, tel qu’il s’est mon-
                                                                                       tré à Paris. »9

                                                                                 Si Bernstorff profita de cette embellie, c’est bel et bien le médecin Struensee qui com-
                                                                                 mença une ascension fulgurante. Blosset poursuivait :
                                                                                       « Ce prince commence à montrer du goût pour le page et pour le médecin qui l’ont accompa-
                                                                                       gné dans son voyage. Il passe la plus grande partie de la journée à causer, à jouer, à polissoner
                                                                                       avec eux dans son appartement. »

                                                                                 Struensee était également de plus en plus favorisé par la femme de Christian VII, la reine
                                                                                 Caroline Mathilde (1751–1775), qui avait décidé d’en faire son instrument dans le but de
                                                                                 gagner en influence politique. C’est ce que note Blosset en 1770 :
                                                                                       « Cette princesse, ennuyée de la dépendance où on la tient et de la vie triste qu’on lui fait me-
                                                                                       ner, est parvenue sans qu’on s’en doutât à se former un petit parti. Il n’est encore composé que
                                                                                       de quelques femmes, de M. Varnstet, premier page, de M. Struensee, médecin, tous les deux
                                                                                       admis dans la plus intime confiance du roi leur maître. »10

                                                                                 7  Ibid., p. 137–138.
                                                                                 8  Lettres de la Marquise du Deffand à Horace Walpole, Paris 1824, t. I, Lettre du 13 novembre 1768, p. 308.
                                                                                 9  Lettre de Blosset à Choiseul du 29 avril 1769, Archive diplomatiques, Correspondance diplomatique,
                                                                                    Dane­mark, fol. 59–64.
                                                                                 10 Lettre de Blosset à Choiseul du 8 mai 1770, Archive diplomatiques, Correspondance diplomatique, Dane-
                                                                                    mark, fol. 248–250.
                                                                                                          This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                                      Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                              Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                         267

                                                                                 Conscient de l’état du roi, qu’il jugeait certainement irrémédiable, c’est peut-être donc
                                                                                 toujours en ayant l’impression d’être au service de la reine, et donc de la monarchie, que
                                                                                 Struensee se lança dans l’entreprise très risquée d’un coup d’Etat la même année.

                                                                                 Le soupçon onaniste

                                                                                 Dans son ouvrage, Tissot explique que la masturbation est « plus pernicieuse que les
                                                                                 excès avec les femmes » et, sans aller jusqu’à recommander ces derniers, il considère
                                                                                 que, à moins d’être un eunuque, des relations sexuelles régulières avec des femmes sont
                                                                                 nécessaires à la bonne santé de l’homme. Il postule en effet que le désir sexuel se fait
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                                                                                 sentir lorsque les vésicules séminales contiennent une liqueur devenue trop épaisse
                                                                                 et que l’on peut donc évacuer sans danger afin de la renouveler.11 Cette précision est
                                                                                 importante pour nous aider à comprendre comment Struensee comptait s’y prendre
                                                                                 avec le roi. En effet, plusieurs éléments laissent assez clairement penser qu’il supposait,
                                                                                 à l’instar de Reverdil, qu’un excès de masturbation était à l’origine du mal du roi. Dans
                                                                                 un premier temps, il chercha donc à canaliser la vie sexuelle du monarque en lui don-
                                                                                 nant une maîtresse convenable, c’est-à-dire dont il pourrait contrôler le comportement.
                                                                                 Christian VII ne tenait en effet pas à s’épanouir dans son ménage, ce qu’il percevait cer-
                                                                                 tainement, selon les conceptions de l’aristocratie française qui donnait le ton, comme
                                                                                 un mode de vie trop bourgeois et donc indigne de lui. D’autre part, il avait accumulé
                                                                                 tant de frustrations au cours de son éducation qu’il ne faisait pas mystère de sa princi-
                                                                                 pale ambition une fois qu’il serait monté sur le trône : « être leste ». Or, son mariage
                                                                                 fut hâté parce que l’on redoutait justement qu’il ne se livrât au libertinage, ce qui ne
                                                                                 devait décidément pas le disposer favorablement envers sa jeune épouse.12 Aussi, plutôt
                                                                                 que de s’occuper de la reine Caroline Mathilde, Christian VII avait pris pour maîtresse
                                                                                 une prostituée de Copenhague nommée Støvlet-Cathrine. Il était impossible pour la
                                                                                 cour, et a fortiori pour Struensee, de savoir, d’une part, si l’hétaïre n’assouvissait pas
                                                                                 le désir onaniste du roi et, d’autre part si, du fait de son activité, elle n’était pas suscep-
                                                                                 tible de lui transmettre des maladies vénériennes. Aussi, il était certainement préférable
                                                                                 d’avoir recours à une personne instuite qui saurait l’en préserver. Le choix se porta sur
                                                                                 Birgitte Sofie Gabel (1746–1769), qui prêchait des idées libérales et avait été approchée
                                                                                 pour devenir la maîtresse royale dès 1767. Cependant, après cet épisode, elle avait quitté
                                                                                 la cour en étant persuadée que le roi était malade. Struensee devait donc avant tout la
                                                                                 convaincre de revenir. Il « avait commencé par lui persuader que le roi s’était tout à fait
                                                                                 régénéré pendant son voyage ; qu’il était devenu affable et prévenant, capable de travail,
                                                                                 ami du bien. Il ajoutait qu’il se flattait d’avoir beaucoup contribué à ce changement. »13
                                                                                 Néanmoins, la jeune femme réalisa rapidement qu’on lui avait menti et elle renonça
                                                                                 alors à jouer le rôle que l’on voulait lui confier. À défaut de maîtresse, Struensee travailla

                                                                                 11 Tissot, Samuel Auguste : L’Onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation. Lau-
                                                                                    sanne 1760, p. 84–86.
                                                                                 12 Reverdil (voir note 4), p. 21, 73, 75.
                                                                                 13 Ibid., p. 147.
                                                                                                     This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                              as well as storage and processing in electronic systems.
                                                                                                                        © Franz Franz
                                                                                                                                 Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                         Verlag, Stuttgart
268                                                                                               aurore chéry

                                                                                 au rapprochement entre le roi et la reine en vantant les nombreuses qualités de cette
                                                                                 dernière au monarque.14
                                                                                     Struensee cherchait en fait surtout à soustraire le roi à la compagnie des pages avec
                                                                                 lesquels il passait le plus clair de son temps. Parmi eux, il y avait Johan Kirchhoff (1721–
                                                                                 1801) et Joachim Ulrich von Sperling (1741–1791), accusés d’avoir initié le roi à la mastur-
                                                                                 bation. C’est ainsi ce que rapporte Joachim Wasserschlebe (1709–1787), un diplomate
                                                                                 qui avait représenté le Danemark en Allemagne et en France. Il écrivait :
                                                                                       « Malheureusement ce prince, qui n’était pas des plus robustes, avait déjà affaibli son tempéra-
                                                                                       ment par un instinct mal démélé et mal conduit, s’était precipité dans ce désordre au sortir de
                                                                                       l’enfance. […] Jean Kirchhoff, qui lui fit connaitre un plaisir qui l’exténuait et que, malgré les
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                                                                                       remontrances des médecins et les mauvaises suites qu’il en ressentait, il n’a jamais abandonné
                                                                                       même après son mariage et qui est devenu la cause physique de la faiblesse de son corps. […]
                                                                                       C’est cet homme [Kirchhoff] qui a fait connaitre à ce prince presqu’en sortant de l’enfance
                                                                                       cette débauche solitaire, pollution volontaire, dont l’exercice journalier et continuel, non seule-
                                                                                       ment a ruiné son corps, mais a affaibli son esprit. »15

                                                                                 De même, Ulrik Adolf Holstein (1731–1789), un proche de Struensee qui a rédigé des
                                                                                 notes sur l’histoire du Danemark, ajoute : « Il prit du goût à un plaisir […] qu’on a l’oc-
                                                                                 casion de contester plus commodément et sans contradiction, qui est celui des jeunes
                                                                                 gens ou des pages, qui détruit le suc […] et attaque vivement le système des nerfs. »16
                                                                                     Enfin, l’historien danois Peter Frederik Suhm (1728–1798), contemporain des évé-
                                                                                 nements, précisait : « Les valets de chambre Kirchhoff et Sperling l’initièrent à la mas-
                                                                                 turbation, ce qui l’affaiblit au point que ses médecins lui exprimèrent des doutes quant
                                                                                 à sa capacité à procréer. »17
                                                                                     On peut déduire par là que Struensee et la cour de Copenhague étaient familiers de
                                                                                 l’ouvrage de Tissot sur l’onanisme. Ce n’est pas étonnant car il s’agit de l’un des premiers
                                                                                 ouvrages de médecine écrit en langue vernaculaire, et non plus en latin, ce qui l’a pro-
                                                                                 pulsé au rang des livres les plus diffusés en Europe dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.
                                                                                 Or, Tissot inclut la folie, de même que l’impuissance – pour faire écho aux propos de
                                                                                 Suhm – dans les conséquences possibles de la masturbation. Il pointe une dégénérence
                                                                                 évoluant en « maladies des nerfs » et pouvant conduire à l’imbecillité par « affaiblisse-
                                                                                 ment du cerveau ».18
                                                                                     L’explication onaniste était toutefois réservée à l’élite, il n’était pas convenable que
                                                                                 le peuple puisse se livrer à de telles considérations sur l’état de son souverain. Néan-
                                                                                 moins, le secret préservé sur la santé du roi conduisait aussi à la diffusion des plus folles
                                                                                 rumeurs. Après son coup d’État de 1770, Struensee fut finalement arrêté et jugé en 1772.
                                                                                 Pendant le procès de ce dernier, Chrétien-Jean Berger, alors médecin du roi, a été soup-

                                                                                 14 Ibid., p. 150.
                                                                                 15 Cité dans Blangstrup, Christian : Christian VII og Caroline Mathilde. Copenhague 1890, p. 217–218.
                                                                                 16 Ibid.
                                                                                 17 Ibid., « Kammertjeneren Kirchhoff of Sperling lærte ham Onani, hvorved han svækkede sig saaledes, at
                                                                                    Lægerne sagde ham, at de tvivlede om, at han kunde avle Børn. » [ma traduction du texte original].
                                                                                 18 Tissot, Samuel-Auguste : L’Onanisme : dissertation sur les maladies produites par la masturbation. Lau-
                                                                                    sanne 1760, p. 81.   This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
                                                                                                                      of copyright law is illegal and may be prosecuted.
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                                                                                                                                      Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                              Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                           269

                                                                                 çonné d’avoir voulu empoisonner Christian VII. Il a été emprisonné pendant six mois
                                                                                 pour cette raison. C’était lui, en effet, qui était chargé de donner des soins au roi.19 Il le
                                                                                 soignait à l’aide de quinquina, de fer et de bains froids, le traitement préconisé par Tissot
                                                                                 et sur lequel nous reviendrons plus loin.20 Si le quinquina était alors un remède d’usage
                                                                                 courant, utilisé pour de multiples pathologies, le secret pesant sur l’état du roi pouvait
                                                                                 laisser penser qu’il s’agissait d’un éventuel poison. Reverdil a répertorié les bruits qui
                                                                                 couraient dans le public danois et mentionnne que les gens « disaient que leur prince
                                                                                 était maltraité, et qu’on le gouvernait par la crainte ; d’autres, qu’on altérait sa raison par
                                                                                 des breuvages ; la plupart, que le bruit absurde de son imbécillité était répandu artifi-
                                                                                 cieusement dans des vues sinistres contre sa personne et contre l’État. »21
                                                                                     C’est peut-être aussi la réticence à présenter le roi en masturbateur à ses sujets qui a
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                                                                                 empêché la publication de la traduction danoise de Tissot. En 1785, celle-ci se trouva en
                                                                                 effet au cœur d’une importante controverse dans laquelle Johan Clemens Tode (1736–
                                                                                 1806), médecin de Christian VII à cette date, s’opposa vigoureusement à la traduction
                                                                                 de L’Onanisme22. Il obtint gain de cause et le Danemark s’en tint à une condamnation
                                                                                 religieuse plutôt que médicale de la pratique.

                                                                                 Le rôle de la propagande suisse

                                                                                 Christian VII apparaît donc comme le premier roi fou pour cause d’onanisme. S’il faut
                                                                                 incontestablement souligner la proximité temporelle de la publication de l’ouvrage de
                                                                                 Tissot et de l’accession au trône du jeune monarque, un autre facteur doit vraisembla-
                                                                                 blement être invoqué pour expliquer cette spécificité danoise. Pour cela, il faut rappeler
                                                                                 que Samuel-Auguste Tissot était suisse et publiait en français. Or, on le sait, le français
                                                                                 était la langue diplomatique, la langue des cours d’Europe qu’un souverain se devait
                                                                                 de connaître. Le Danemark étant un pays protestant, c’est souvent en Suisse que l’on
                                                                                 trouvait des professeurs de français pouvant composer avec la religion du monarque,
                                                                                 les divergences entre calvinistes et luthériens n’étant plus sources d’incompatibilité
                                                                                 irrémédiable dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce sont donc deux Suisses,
                                                                                 Paul-Henri Mallet (1730–1807) et Elie Salomon Reverdil qui ont rempli ce rôle auprès
                                                                                 de Christian VII. Reverdil était un personnage renommé dans son pays, il y a entretenu
                                                                                 des relations avec les plupart des hommes de sciences et de lettres helvètes. Il avait été
                                                                                 appelé au Danemark en 1758, à la suite de son cousin, André Roger (1721–1759), très
                                                                                 apprécié par le comte de Bernstorff. Ce dernier avait en outre constitué un petit noyau
                                                                                 suisse au sein du royaume nordique. Il comptait en faire une agence de propagande à

                                                                                 19 Mémoires de Monsieur de Falckenskiold à l’époque du ministère et de la catastrophe du comte de
                                                                                    Struensee. Paris 1826, p. 221, 214.
                                                                                 20 Reverdil (voir note 4), p. 258. Langen, Ulrik : Christian 7., den afmægtige. Copenhague 2008, p. 360–361
                                                                                    (version électronique).
                                                                                 21 Ibid., p. 247.
                                                                                 22 Mellemgaard, Signe : Kroppens natur : sundhedsoplysning og naturidealer i 250 år. Copenhague 1998,
                                                                                    p. 138–141; Skydsgaard, Morten A. : Hænderne over dynen ! Om onani i rådgivningslitteratur og dansk
                                                                                    lægevidenskab 1785–1870,     Bibliotek
                                                                                                      This material          for Laeger,
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                                                                                                                                                                  narrow boundaries
                                                                                                                 of copyright law is illegal and may be prosecuted.
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                                                                                                                                 Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                         Verlag, Stuttgart
270                                                                                               aurore chéry

                                                                                 destination des francophones qui servirait à promouvoir, d’un point de vue républicain
                                                                                 et donc critique, la nouvelle monarchie éclairée qu’il se proposait de construire avec
                                                                                 Christian VII.23 L’éducation très rigide et autoritaire donnée à ce prince par son gou-
                                                                                 verneur Detlev von Reventlow (1712–1783), devait servir cette cause. Reventlow avait
                                                                                 même publiquement caressé l’idée de prendre conseil auprès de Jean-Jacques Rousseau
                                                                                 pour l’éducation de son élève.24 Ce projet de propagande francophile par les Suisses était
                                                                                 cependant risqué. Si c’est en effet leur esprit d’indépendance qui devait rendre leur té-
                                                                                 moignage précieux, ils ne cachaient pas non plus leurs réticences. Reverdil, conscient de
                                                                                 la démence de Christian VII, et peu disposé à la passer sous silence, devint ainsi indési-
                                                                                 rable en 1767. Il retourna en Suisse avant d’être rappelé par Struensee en 1771. Il a laissé
                                                                                 des mémoires qui sont, aujourd’hui encore, une source essentielle pour la connaissance
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                                                                                 de la cour de Copenhague à cette période. S’il ne mentionne pas Tissot dans son texte,
                                                                                 et s’il évoque la masturbation par périphrases, la manière dont il parle des maux du roi
                                                                                 ne laisse aucun doute sur sa familiarité avec la théorie du médecin de Lausanne.
                                                                                     Dès sa première rencontre avec Christian VII, son attention fut attirée par le com-
                                                                                 portement singulier du monarque. Il nota que le prince « aspirait par-dessus tout à
                                                                                 devenir fort, vigoureux, et dur, et s’imaginait même être beaucoup plus favorisé par la
                                                                                 nature à cet égard qu’il ne l’était réellement. » Il continuait : « Si je m’arrête à cet ac-
                                                                                 cident, c’est que la suite le rendit remarquable. »25 En fait, Christian considérait l’état
                                                                                 d’érection comme un moment de perfection, presque mystique, qui serait aussi gage
                                                                                 d’invincibilité. C’est, selon Reverdil dont le texte tente de conserver un semblant de
                                                                                 pudeur, les nombreux coups qu’il avait reçus au cours de son éducation qui lui avait fait
                                                                                 désirer d’accéder à cette invincibilité. De manière obsessionnelle, il cherchait à atteindre
                                                                                 un état de vigueur exceptionnelle qui se doublerait, surtout, d’insensibilité à la douleur.
                                                                                 Il ne s’agissait pas là de sujets faciles à aborder par un auteur. Le médecin Robert James
                                                                                 (1703–1776) qualifiait l’onanisme de « vice que la pudeur ne permet pas de nommer. »26
                                                                                 De même, comme l’a fait remarquer Philippe Lejeune, si Rousseau s’étend assez aisé-
                                                                                 ment sur des épisodes embarrassants de sa vie sexuelle dans Les Confessions, il use tout
                                                                                 de même de périphrases lorsqu’il s’agit d’évoquer le « dangereux supplément. »27 Re-
                                                                                 verdil se trouvait confronté aux mêmes difficultés et seuls les initiés pouvaient com-
                                                                                 prendre la signification de l’étrange manège que constituait le comportement du roi :
                                                                                       « Quelquefois, il paraissait occupé de ses propres idées ; il considérait ses mains ou les miennes ;
                                                                                       il touchait son ventre du bout du doigt, et aucun effort ne pouvait ramener son attention. Je ne
                                                                                       sais quelle agitation corporelle le tourmentait, et il sortait de ses longues absences par une
                                                                                       question hors de propos qui me déroutait entièrement. Je n’ai su que plusieurs années après le

                                                                                 23 Voir Horstbøll, Henrik : Mellem despoti og demokrati : Den schweiziske forbindelse : Roger, Mallet og
                                                                                    Reverdil om den danske enevælde, Fund og Forskning n° 42, 2003, p. 154–176.
                                                                                 24 Rousseau, Jean-Jacques : Oeuvres complètes, t. XVIII, Paris 1801, p. 376–378, Lettre à Moultou du 30 mai
                                                                                    1762.
                                                                                 25 Reverdil (voir note 4), p. 2.
                                                                                 26 James, Robert : Dictionnaire universel de médecine. Paris 1746–1748, t. IV, entrée « mastupratio ou manu
                                                                                    stupratio ».
                                                                                 27 Lejeune, Philippe : Le dangereux supplément : lecture d’un aveu de Rousseau. Annales, Economies, Socié-
                                                                                    tés, Civilisations, 1974,This material
                                                                                                               vol. 29, n°is4,under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
                                                                                                                               p. 1009–1022.
                                                                                                                      of copyright law is illegal and may be prosecuted.
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                                                                                                                                      Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                              Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                          271

                                                                                      mot de cette énigme, qui fut pour moi dans tous les temps une source d’amertume. Il avait un
                                                                                      principe de démence. Il regardait ses mains, il palpait son ventre, pour savoir s’il avançait, c’est-
                                                                                      à-dire s’il faisait des progrès vers un état de perfection qu’il imaginait vaguement, et sur lequel
                                                                                      ses idées ont souvent varié. »28

                                                                                 Il soupçonnait lui aussi les valets de chambre du roi d’avoir servi d’initiateurs. Dans
                                                                                 la mesure où ils dormaient dans une chambre attenante à celle du monarque, le soup-
                                                                                 çon était aisé. Sperling ou Frederik Vilhelm Conrad Holck (1745–1800), la primeur de
                                                                                 l’initiation n’est pas clairement établie dans l’esprit de Reverdil, auraient ainsi trouvé un
                                                                                 moyen de prendre l’ascendant sur le roi. Il écrit ainsi tout d’abord :
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                                                                                      « Quand l’âge des passions approcha, il s’ouvrit pour Sperling un nouveau genre d’influence. Il
                                                                                      était plus âgé que son maître et déjà très débauché. Il versa dans l’esprit du prince de funestes
                                                                                      lumières ; il sut égarer son imagination et corrompre son cœur. Nous jetterons un voile sur les
                                                                                      désordres où Sperling put l’entraîner. Il en est un qui dut contribuer aux progrès de sa démence.
                                                                                      Dans un âge avancé il en convenait, et cependant il y retombait toujours. »29

                                                                                 Puis, plus loin : « De Holck fut le premier qui sut faire usage des bizarreries du roi pour
                                                                                 le gouverner. »30 Cette confusion laisse penser que Reverdil cherchait plus à décrire
                                                                                 un esprit propre à un état social, celui de domestique (la littérature et la presse avaient
                                                                                 consacré le cliché des vices de la domesticité), plutôt que la perversité d’un être en par-
                                                                                 ticulier. Au demeurant, il s’agissait aussi surtout d’épargner le roi, qui devait, par raison
                                                                                 d’État, avoir nécessairement été entraîné à cette mauvaise habitude et ne pouvait en
                                                                                 avoir eu l’idée lui-même. À l’inverse, Reverdil se présentait en serviteur loyal et éclairé
                                                                                 qui, soucieux de l’intérêt monarchique, s’efforçait de déjouer les machinations des va-
                                                                                 lets. Il incitait ainsi Christian VII à rejoindre la reine dans son lit, malgré le peu de goût
                                                                                 qu’il lui portait, afin de donner un héritier au royaume. Il lui représentait que cela l’aide-
                                                                                 rait à atteindre l’idéal de dureté qu’il convoitait : « Et j’ai lieu de croire que le roi n’aurait
                                                                                 point eu d’enfants si je ne lui avais allégué, outre les vrais motifs qu’il devait avoir pour
                                                                                 en souhaiter, celui qui était analogue à ses travers dominants, qu’on présumerait mal
                                                                                 de ses facultés si l’on n’en voyait aucun effet. »31 Outre l’inquiétude pour la continuité
                                                                                 dynastique, il est très vraisemblable que Reverdil craignait, comme le décrivait Tissot,
                                                                                 que l’onanisme finisse par rendre le roi impuissant et il était donc nécessaire qu’il puisse
                                                                                 être père rapidement. Cette idée semble avoir fait son chemin en Europe dans les années
                                                                                 qui ont suivi.

                                                                                 Le soupçon onaniste et l’impuissance de Louis XVI

                                                                                 Si les Lumières suisses étaient moins valorisées en France qu’au Danemark, Tissot n’en
                                                                                 était pas moins populaire. Selon ses propres dires, son ouvrage sur l’onanisme avait été

                                                                                 28   Reverdil (voir note 4), p. 4.
                                                                                 29   Ibid., p. 15.
                                                                                 30   Ibid., p. 75.    This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
                                                                                 31   Ibid.                         of copyright law is illegal and may be prosecuted.
                                                                                                                This applies in particular to copies, translations, microfilming
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                                                                                                                             © Franz Franz
                                                                                                                                      Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                              Verlag, Stuttgart
272                                                                                                   aurore chéry

                                                                                 condamné par le Parlement de Paris.32 Cependant, dans la mesure où il était écrit en fran-
                                                                                 çais, l’interdiction ne pouvait pas avoir les mêmes effets qu’au Danemark. Au contraire,
                                                                                 elle devait surtout attiser la curiosité des lecteurs et les inciter à se le procurer clandesti-
                                                                                 nement. En outre, Tissot avait en la personne du jeune comte Alexandre de Golowkin
                                                                                 (1732–1781), qui s’installa à Paris en 1768, un fervent défenseur. Il encouragea le duc de
                                                                                 Choiseul à nommer Tissot à la tête du grand hôpital qu’il se promettait de créer dans
                                                                                 la capitale française. Le médecin avait accepté, tout était donc résolu, mais la disgrâce
                                                                                 de Choiseul le 24 décembre 1770 vint mettre fin au projet.33 Les regrets que Louis XV
                                                                                 émit tardivement sur son passé de masturbateur laissent penser qu’il était certainement
                                                                                 connaisseur, lui aussi, des théories de Tissot.34 Aussi, l’ouvrage a vraisemblablement ins-
                                                                                 piré la manière dont le roi de Danemark a été perçu lors de son voyage en France bien
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                                                                                 que le sujet de sa folie ait été tabou. Un dialogue rapporté par le baron Carl Heinrich
                                                                                 von Gleichen (1735–1807) en atteste : « Madame de Choiseul, croyant que nous étions
                                                                                 tout seuls, me dit : « Votre roi est une tête, […], et moi, voyant un homme qui était
                                                                                 derrière elle, je répondis en baissant les yeux : couronnée. Elle s’avisa tout de suite que
                                                                                 quelqu’un nous écoutait : Pardon, me dit-elle, vous ne m’avez pas laissée achever, je
                                                                                 voulais dire que votre roi est une tête qui annonce les plus belles espérances. »35 La
                                                                                 prudence empêchait de signifier trop clairement ce dont on voulait parler. En revanche,
                                                                                 on s’étendait volontiers sur l’aspect du roi et, plus particulièrement sur sa petite taille
                                                                                 qui, même pour les standards du XVIIIe siècle, était frappante. Nous avons déjà vu que
                                                                                 Madame du Deffand le surnommait « le petit Danois », Belle de Zuylen (1740–1805),
                                                                                 dans une lettre du 30 juin 1768, insistait également sur sa taille qui lui donne « l’air de
                                                                                 n’avoir que quinze ans tout au plus, quoiqu’il en ait presque vingt. »36 Horace Walpole
                                                                                 (1717–1797) le fait également, mais avec un certain embarras : « Il est si petit, écrit-il à
                                                                                 Madame du Deffand, qu’on le croirait sorti d’une noisette […] mais il n’est ni mal bâti,
                                                                                 ni grêle, et son air au microscope est très imposant. »37 La remarque sur son extrême
                                                                                 petitesse est ainsi tempérée par une réflexion sur sa belle constitution, manière de sou-
                                                                                 ligner que cette petite taille n’est d’aucune conséquence et qu’elle ne traduit pas un état
                                                                                 morbide. De fait, Christian VII ayant épousé une princesse anglaise, Walpole pouvait
                                                                                 difficilement dénigrer un roi qui était presque devenu un compatriote. Néanmoins, cette
                                                                                 taille dut éveiller les soupçons dans les milieux éclairés. Signe de ces soupçons, au retour
                                                                                 de Christian VII dans son royaume, Choiseul et Louis XV cherchaient à en apprendre
                                                                                 plus sur ses relations et son intimité. Ils pressèrent leur ambassadeur, dont les dépêches
                                                                                 ne parlaient que des rapports entre le Danemark et la Russie, de s’étendre plus sur les
                                                                                 mœurs du prince :

                                                                                 32 Lettre de Samuel Auguste Tissot à Jean-Jacques Rousseau, mentionnée par Leigh, Ralph Alexander : Cor-
                                                                                    respondance complète de Rousseau, juin-juillet 1762. Oxford 1970, vol. 11, lettre 1966.
                                                                                 33 Eynard, Charles : Essai sur la vie de Tissot. Lausanne 1839, p. 189–190.
                                                                                 34 The Court Historian, rubrique « Sales and acquisitions »: vente d’une lettre de Louis XV au duc de Parme
                                                                                    datée du 31 juillet 1769, vol. 11, n° 2, décembre 2006, p. 175.
                                                                                 35 Gleichen, Carl Heinrich von : Souvenirs de Charles-Henri, baron de Gleichen. Paris 1868, p. 41–42.
                                                                                 36 Godet, Philippe : Madame de Charrière et ses amis. Genève 1973, t. I, p. 141.
                                                                                 37 Lettres de la Marquise du Deffand à Horace Walpole (voir note 8), t. I, p. 303.
                                                                                                          This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                                      Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                              Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                                  273

                                                                                     « Le roi désire, M. que vous fassiez entrer dans vos dépêches tout ce qui peut avoir rapport à
                                                                                     des personnels au gouvernement du roi de Danemark. Cette curiosité de S M est bien naturelle
                                                                                     par rapport à un jeune souverain qui a resté quelques temps auprès d’Elle et pour qui elle a
                                                                                     conçu une véritable amitié. »38

                                                                                 L’ambassadeur, répondit très ingénument que « les choses sont sur le même pied où
                                                                                 elles étaient au moment de mon retour à Copenhague. Le roi de Danemark continue à
                                                                                 s’amuser dans son intérieur avec son page de la chambre et son médecin. »39
                                                                                     L’année qui suivit cet échange, en mai 1770, Louis XV maria son petit-fils, futur
                                                                                 Louis XVI, à l’archiduchesse Marie-Antoinette. Le mariage, comme on le sait, resta
                                                                                 stérile pendant sept ans. Cette stérilité a fait l’objet d’innombrables conjectures mais,
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                                                                                 étrangement, elle n’a jamais été mise en relation avec le récent voyage du roi de Dane-
                                                                                 mark. Le rapprochement semble pourtant pertinent à bien des égards. Comme pour
                                                                                 ce dernier, en effet, l’état physique du futur Louis XVI a souvent été regardé comme
                                                                                 révélateur de morbidité. Suite à son mariage, ses médecins diagnostiquèrent des indi-
                                                                                 gestions sans pour autant le voir forcir.40 La faiblesse physique du futur Louis XVI était
                                                                                 devenue un lieu commun et l’ambassadeur d’Autriche, Florimond de Mercy-Argenteau
                                                                                 (1727–1794), insistait souvent sur ce point dans sa correspondance. En 1770, en appre-
                                                                                 nant qu’il avait craché du sang, l’impératrice Marie-Thérèse s’inquiéta de savoir s’il sur-
                                                                                 vivrait : « L’indisposition du dauphin donne à penser, et je crains qu’il ne vivra pas
                                                                                 longtemps. »41
                                                                                     En réalité, dès l’année précédente, alors qu’il envisageait de faire venir Tissot à Paris,
                                                                                 Choiseul avait répandu la rumeur selon laquelle le prince ne vivrait pas longtemps. Se
                                                                                 fondant sur les propos de ce dernier, le comte Filippo Ferrero de La Marmora (1719–
                                                                                 1789), alors ambassadeur de Sardaigne à Paris, expliquait à son souverain, en février
                                                                                 1769, que ses filles, qui avaient épousé les frères cadets du futur Louis XVI, avaient de
                                                                                 grandes chances d’être reine de France en raison de la santé fragile du dauphin : « à vous
                                                                                 parler franchement, je ne crois pas qu’on puisse beaucoup compter sur le dauphin ».
                                                                                 Quelques jours plus tard, il mentionnait son air « presque d’imbécillité qu’il a à l’exté-
                                                                                 rieur », sa « constitution délicate », et son « tempérament malsain et délicat. »42
                                                                                     Il y a là une autre coincidence des dates qui est intéressante. Christian VII avait quit-
                                                                                 té la France en décembre 1768. Le souvenir de son voyage était donc encore très frais
                                                                                 en février de l’année suivante. Est-ce l’état du souverain danois qui, puisqu’il connais-
                                                                                 sait Tissot, avait inspiré Choiseul quant à l’état du dauphin de France ? C’est probable.

                                                                                 38 Archives diplomatiques, Correspondance du Danemark, lettre chiffrée de Choiseul à Blosset, de Versailles,
                                                                                    du 23 novembre 1769, fol. 172–173.
                                                                                 39 Archives diplomatiques, Correspondance du Danemark, lettre chiffrée de Blosset à Choiseul, de Copen-
                                                                                    hague, du 12 décembre 1769, fol. 177–178.
                                                                                 40 A propos de sa faible constitution et des indigestions, voir Nicolardot, Louis : Journal de Louis XVI. Paris
                                                                                    1873, p. 23–29.
                                                                                 41 D’Arneth, Alfred ; Geffroy, Auguste : Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mer-
                                                                                    cy-Argenteau. Paris 1874, t. I, p. 28.
                                                                                 42 Cités d’après De Coursac, Paul et Pierre : Provence et Artois, les deux frères de Louis XVI. Paris 1999, p. 20.
                                                                                    Archives d’Etat de Turin, Mazzo 210, n° 136, 138.
                                                                                                       This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                          © Franz Franz
                                                                                                                                   Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                           Verlag, Stuttgart
274                                                                                                     aurore chéry

                                                                                 L’envisageait-il sérieusement ou cherchait-il simplement à nuire à un prince qu’il ap-
                                                                                 préciait peu ? C’est plus difficile à déterminer. Toujours est-il que, avant même que le
                                                                                 dauphin ne se marie avec Marie-Antoinette en 1770, des rumeurs circulaient sur son
                                                                                 activité sexuelle et ses conséquences sur sa santé. Une question mérite également d’être
                                                                                 posée relativement à la réflexion contemporaine sur les traitements chirurgicaux de la
                                                                                 masturbation. En effet, le contexte que nous venons d’indiquer éclaire d’un autre jour
                                                                                 une remarque de Louis XV. S’adressant à son petit-fils, Ferdinand de Bourbon, infant de
                                                                                 Parme (1752–1802), en août 1769, il lui écrivait : « A qui est la faute si la consommation
                                                                                 n’est pas tout à fait faite. N’auriez-vous pas besoin d’une petite opération dont votre
                                                                                 cousin ici aura peut-être aussi besoin et qui est assez commune. »43 Ferdinand venait de
                                                                                 se marier et avait quelques difficultés à consommer son union. À ce moment-là, on igno-
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                                                                                 rait encore complètement que le dauphin mettrait du temps à consommer sa propre
                                                                                 union avec Marie-Antoinette. Cependant, Choiseul laissait supposer qu’il se mastur-
                                                                                 bait. Aussi, on peut se demander si la circoncision n’était pas alors envisagée comme
                                                                                 un moyen de redonner de la vigueur aux onanistes. C’est cette méthode ignorée qui,
                                                                                 par la suite, aurait pu laisser penser aux historiens que la « petite opération », évoquée
                                                                                 par quelques sources, renvoyait à un phimosis.44 Mais puisque les chirurgiens qui l’ont
                                                                                 observé n’ont rien trouvé d’anormal dans la conformation physique de Louis XVI et
                                                                                 puisqu’il était question de cette opération avant même qu’il ne soit marié, l’hypothèse
                                                                                 du phimosis ne tient définitivement plus. En revanche la circoncision, envisagée comme
                                                                                 remède à de multiples maladies vénériennes et pratiques sexuelles jugées néfaste, est
                                                                                 devenue une idée très courante au cours du XIXe siècle, et on pourrait donc peut-être en
                                                                                 trouver les prémices à la cour de France au siècle précédent.45
                                                                                     L’inquiétude se confirma après le mariage, lorsque les capacités à procréer du prince
                                                                                 furent mises en question. On se souvient que Reverdil avait déjà encouragé Chris-
                                                                                 tian VII à visiter la reine afin de lever les doutes quant à ses capacités dans le domaine.
                                                                                 Louis XV fit examiner son petit-fils par Germain Pichault de La Martinière (1697–1783),
                                                                                 premier chirurgien du roi, en 1770 et 1772, sans que celui-ci ne détecte une quelconque
                                                                                 infirmité.46 L’attention des médecins s’est alors portée sur d’autres causes. Dans les faits,
                                                                                 les traitements qu’ils lui prescrirent ressemblent à ceux recommandés par Tissot dans de
                                                                                 tels cas. Parmi ceux-là, Mercy-Argenteau mentionne le quinquina, le fer et les bains, des
                                                                                 remèdes déjà utilisés pour Christian VII comme nous l’avons vu.47 Dès 1758, le Journal
                                                                                 des Savants révélait que Tissot avait recours aux bains et au quinquina comme remèdes :
                                                                                 « M. Tissot […] préfère avec raison le quinquina à tout autre remède semblable, et il

                                                                                 43 Lettre de Louis XV à Ferdinand de Bourbon du 28 août 1769, citée par Amiguet, Philippe : Lettres de
                                                                                    Louis XV à l’infant Ferdinand de Parme. Paris 1938, p. 136–137.
                                                                                 44 On pourra trouver un résumé de cette hypothèse dans l’article de Androutsos, Georges : Le phimosis de
                                                                                    Louis XVI aurait-il été à l’origine de ses difficultés sexuelles et de sa fécondité retardée ?, Progrès en urolo-
                                                                                    gie, 2002, vol. 12, n° 1, p. 132–137.
                                                                                 45 Sur la circoncision, voir Darby, Robert : A Surgical Temptation. The Demonization of the Foreskin & the
                                                                                    Rise of Circumcision in Britain. Chicago et Londres 2005.
                                                                                 46 De Coursac, Paul et Pierrette : Louis XVI et Marie-Antoinette : vie conjugale – vie politique. Paris 1990,
                                                                                    p. 119 et 123.
                                                                                 47 Archives nationales autrichiennes, Frankreich Berichte 236, A/3, p. 348 sq., A/2, p. 60.
                                                                                                            This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
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                                                                                                                     as well as storage and processing in electronic systems.
                                                                                                                               © Franz Franz
                                                                                                                                        Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                                Verlag, Stuttgart
Le pouvoir des Lumières et l’effroi onaniste                                                         275

                                                                                 prescrit en même temps les bains d’eau froide. »48 Tissot lui-même recommande le fer,
                                                                                 le quinquina et les bains froids : « le lait, dans presque toutes ces cures, a été l’aliment
                                                                                 principal ; le quinquina, le fer, les eaux martiales et le bain froid ont été les remèdes. »49
                                                                                 L’influence de Tissot est d’autant plus certaine qu’il était considéré comme le principal
                                                                                 promoteur du quinquina à cette période, un remède qui était jugé dépassé en France.
                                                                                 Ainsi, dans une lettre de 1773, Madame du Deffand écrivait : « Cependant mon docteur
                                                                                 qui, malgré ce titre, est très docte, est résolu de me donner du quinquina. Autrefois, on
                                                                                 n’aurait fait aucun scrupule de hasarder ce remède après quelque accès, et en Suisse
                                                                                 M. Tissot le recommande expressément, mais en France nous en savons plus long. »50
                                                                                     Comme le rappelle l’article du Journal des Savants, les bains d’eau froide étaient par-
                                                                                 ticulièrement utilisés comme traitement des émissions nocturnes, autre indicateur de
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                                                                                 masturbation que Joseph II note chez Louis XVI en 1777, sans lui attribuer les mêmes
                                                                                 conséquences pour autant : « il a des érections fort bien conditionnées ; il introduit le
                                                                                 membre, reste là sans remuer deux minutes peut-être, se retire sans jamais décharger,
                                                                                 toujours bandant, et souhaite le bonsoir. Cela ne se comprend pas car avec cela il a par-
                                                                                 fois des pollutions nocturnes mais en place ni en faisant l’oeuvre jamais. »51
                                                                                     Tissot accorde beaucoup d’importance à ces pollutions nocturnes dans le processus
                                                                                 masturbatoire. Il leur dédie un chapitre entier dans lequel il explique qu’il y a « une
                                                                                 liaison entre les rêves et les idées dont l’âme s’est occupée pendant le jour », c’est ce qui
                                                                                 serait la cause du fait que « les masturbateurs sont si sujets aux pollutions nocturnes. »52
                                                                                 En outre, une chanson satirique pouvait faire écho à Tissot :
                                                                                     Chacun se demande tout bas :
                                                                                     Le roi peut-il, ne peut-il pas ?
                                                                                     La pauvre reine en désespère.
                                                                                     L’un dit qu’il ne peut ériger,
                                                                                     L’autre qu’il ne peut s’y nicher,
                                                                                     Qu’il est flûte traversière.
                                                                                     Ce n’est pas là que le mal gît,
                                                                                     Dit gravement maman Mouchy ;
                                                                                     Mais il n’en vient que de l’eau claire.

                                                                                     Lassonne, à qui le prince écrit
                                                                                     Sur le mal qui glace son v..,
                                                                                     Hier m’en conta le mystère.53

                                                                                 48 Journal des savants, août 1758, p. 91.
                                                                                 49 Tissot, Samuel Auguste : L’Onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation Lau-
                                                                                    sanne 1764, p. 207.
                                                                                 50 Correspondance complète de Madame du Deffand avec la duchesse de Choiseul, l’abbé Barthélemy et
                                                                                    M. Craufurs, t. II, Paris 1866, p. 411.
                                                                                 51 Lettre des Joseph II à Leopold du 9 juin 1777, Archives nationales autrichiennes, Sammlung des Hausar-
                                                                                    chivs 7, fol. 299–300.
                                                                                 52 Tissot, L’Onanisme, Lausanne 1764, p. 236.
                                                                                 53 Raunié, Emile : Chansonnier historique du XVIIIe siècle. Paris 1884, t. IX, p. 77–82.
                                                                                                      This material is under copyright. Any use outside of the narrow boundaries
                                                                                                                  of copyright law is illegal and may be prosecuted.
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                                                                                                                         © Franz Franz
                                                                                                                                  Steiner Steiner   Verlag2018
                                                                                                                                          Verlag, Stuttgart
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