Les chimpanzés et les éléphants, médecins par les plantes
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Les chimpanzés et les éléphants, médecins par les plantes • FLORENCE BRUNOIS-PASINA • Les marsupiaux, les chimpanzés ou les éléphants savent se soigner. La médecine – comme bien d’autres savoirs – est partagée par les humains avec les autres êtres qui vivent sur cette planète : plantes, minéraux, animaux, esprits… Pour mieux comprendre ces partages de connaissances et ce que certaines populations ont emprunté aux animaux – reconnaissant à ce titre un certain endettement à leur égard –, j’ai mis au point une méthode d’enquête. L’ethno- éthologie travaille sur les éventuels transferts de savoirs ou de comportements réciproques qui se jouent entre les humains et les êtres vivants, dont celui de savoir prendre soin de soi en recourant aux plantes médicinales.
Les Kasua, une population en empathie avec le monde Cette méthode s’applique à l’ensemble des êtres qui constituent un monde, et m’a conduite à devenir simultanément naturaliste, collectrice de spécimens, chasseresse de preuves éthologiques, écologiques idéelles et matérielles. Mon travail et ma vie partagée avec la population kasua en Papouasie-Nouvelle-Guinée depuis vingt-cinq ans ont été une révélation, tant leur société s’assimile à un monde interspécifique, un ensemble complexe de milliers d’êtres vivants. En effet, dès leur naissance, les enfants sont éduqués à l’empathie interspécifique, c’est-à-dire la capacité, sans aucune confusion entre soi et l’autre, à prendre le point de vue de l’animal afin de ressentir son environnement propre, son « Umwelt » (terme inventé par von Uexküll au début de xxe siècle), et ainsi de mieux l’imiter. L’enfant grandit donc dans un contexte social qui ne se limite pas aux humains, mais intègre aussi les existants visibles et invisibles de la forêt. Être, être comme les autres ou se différencier des autres, c’est-à-dire trouver sa place parmi les autres et interagir avec eux. Une démarche complexe, car ces autres peuvent être plante, animal ou encore esprit. Parmi ces esprits, on trouve les Isanese, les gardiens du gibier, qui sont les enfants de hapano, la mère des animaux. Les relations des humains avec les Isanese sont basées d’une manière générale sur des échanges réciproques. On offre des présents aux esprits pour les remercier d’avoir donné les richesses de la nature. Cela concerne, par exemple, la viande de gibier, des chants cérémoniels, des soins, etc. Ces relations incitent l’enfant kasua à acquérir et à approfondir perpétuellement ses connaissances éthologiques des êtres de la forêt, en observant et en copiant parfois certains comportements propres à chaque espèce, comme la lenteur, le camouflage, la rapidité, les modes de défense, les réactions face à un prédateur… Autant de façons de vivre que tout enfant doit connaître et ressentir pour s’en imprégner et en imprégner son double de gibier. En effet, chaque Kasua possède un double animal dont il va, au cours de ses activités oniriques, adopter les yeux, l’odorat, l’ouïe, les attitudes alimentaires et sexuelles… Une autre vie, une autre perspective sur
LES ChIMPANzÉS ET LES ÉLÉPh ANTS, MÉDECINS PAR LES PLANTES le monde qui se partage dans les rêves. Car notre nuit de huit heures n’existe pas chez les Kasua. La nuit est pour eux une autre façon de vivre. Apprendre le jour pour rêver la nuit et rêver la nuit pour apprendre le jour signifie pour eux reconnaître l’essence même de tous ces multiples et divers composants du milieu forestier. Les animaux participent de leur monde. Ils font partie de leur identité la plus intime. Ainsi, imiter certains de leurs comportements – donc enrichir l’éventail de ceux de l’humanité – est un phénomène très répandu et conscientisé par ces individus. Les mythes témoignent d’ailleurs de ces partages, de ces dons que les Kasua perçoivent de tous ceux avec qui ils cohabitent et qui relèvent autant du domaine de la technique, du cérémoniel, des comportements sexuels, de la prédation que de la médecine. L’automédication des animaux est une évidence pour la population kasua. Selon eux, les animaux sont dotés d’intentionnalité et d’une intelligence les conduisant à prendre soin d’eux-mêmes et de leur progéniture. La pharmacopée kasua repose essentiellement sur le recours aux écorces, considérées comme la peau des arbres d’où transpire son intériorité, sa puissance d’agir. Leurs exsudations (les suintements de l’arbre) portent en elles la fertilité universelle qu’a diffusée leur créateur Sito dans toutes les formes de vie que nous nommons la biodiversité. De nombreux traitements concernant les plaies ou les douleurs de dents ont ainsi été empruntés aux marsupiaux qui coévoluent dans la cime des arbres, et se nourrissent exclusivement de plantes, d’écorces et de sèves. C’est en les observant, notamment les mères avec leurs petits, qu’ils ont découvert, en reproduisant leurs actions, que certains usages avaient bien des propriétés médicinales. Telle sève observée pour panser une plaie est propice à atténuer l’infection corrosive des ulcères tropicaux, généralement provoqués par les sangsues qui s’agrippent aux pieds, chevilles ou jambes pour s’alimenter de votre sang. Telle écorce mâchouillée atténue la peine dentaire en agissant comme anesthésiant. Les Kasua ne se cachent pas d’avoir imité ces animaux. Car il ne s’agit pas de pales copies mais bien d’imitation, puisque cette population considère que les animaux n’agissent pas par instinct mais par volonté, avec des intentions.
Les Batooro et l’admiration pour les chimpanzés Avec Sabrina Krief, vétérinaire et phytochimiste, qui étudie le comportement alimentaire et les pathologies des chimpanzés vivant dans la forêt du parc de Kibale, à l’ouest de l’Ouganda, j’ai enquêté sur la population locale, les Batooro. Notre but était de comparer l’usage des plantes forestières à but médical chez les chimpanzés et les humains. Notre ambition soulevait des interrogations inédites sur les manières d’être et de faire avec les plantes. S’inscrivaient- elles dans une histoire des comportements de l’ancêtre commun des chimpanzés et des humains actuels ? Exprimaient-elles la possibilité d’une transmission interspécifique des expériences, des savoirs et savoir-faire du végétal ? Signifiaient-elles une communication ou des observations mutuelles entre ces deux espèces, des mécanismes de mimétisme, d’imitation et d’emprunt ? L’univers des Batooro, société de pasteurs et d’agriculteurs, s’approche de celui des Kasua en se présentant comme un cosmos habité, lui aussi, par des communautés spirituelles. Les maladies répertoriées sont essentiellement les sanctions que les esprits infligent aux humains contrevenants. Pour s’en guérir, les Batooro recourent exclusivement aux plantes forestières – nommées kifunu –, comme leur avait enseigné leur créateur et maître des animaux, Kaliisa. Celui-ci a ainsi donné au végétal le formidable pouvoir de mettre en relation les mondes des hommes et des animaux, et de garantir leurs échanges réciproques. Pour comprendre l’univers des Batooro, il était donc indispensable de travailler sur l’interspécificité entre toutes ces entités. Cette interspécificité entraîne une connaissance éthologique très fine des habitudes de la faune forestière, notamment sur l’utilisation des végétaux : sur les 75 plantes médicinales réperto- riées, 67 sont reconnues pour être utilisées conjointement par la faune soit à des fins alimentaires, soit à des fins thérapeutiques, en soignant essentiellement des troubles intestinaux (parasites, diarrhée) ou des infections buccales et cutanées. Cette poly- valence des usages des plantes met en évidence un partenaire remarquable et remarqué : le chimpanzé, ekikuya.
LES ChIMPANzÉS ET LES ÉLÉPh ANTS, MÉDECINS PAR LES PLANTES Le chimpanzé : l’enseignant des plantes médicinales La singularisation du chimpanzé repose tout d’abord sur ses nombreux points communs avec les humains. Son mode alimentaire d’abord – essentiellement végétarien, exceptionnellement carnivore – et la grande diversité de ses comportements : réflexivité, communication interindividuelle par les gestes, regard et usage d’une parole kugamba*. Autre trait de ressemblance avec nous, la large palette d’émotions – le rire, l’humour, les pleurs, la peur, l’amour, la jalousie, la haine, la colère, la vengeance… Enfin, la vie sociale du chimpanzé est très développée et composée de pratiques ritualisées ou collectivisées, comme la chasse. S’il est proche des humains, les Batooro considèrent aussi que le chimpanzé vit en symbiose avec la flore forestière. Il y puise l’ensemble des ressources utiles à son bien-être, contrairement à d’autres animaux plus instinctifs comme les babouins, « qui pensent avec leur seul estomac », comme disent les Batooro. Selon cette population d’Ouganda, l’intelligence des chimpanzés les aurait conduits à sélectionner 70 plantes « utiles » dont ils extraient des parties bien déterminées (feuilles, écorce, tige, etc.) à des fins alimentaires, technologiques ou médicinales, pour s’automédicamenter ou soigner un congénère blessé ou malade. Plusieurs pathologies les affectent régulièrement (fièvre, diarrhée, parasites intestinaux, ulcères), pour lesquelles ils ont recours à une dizaine de plantes, reconnues et identifiées par les Batooro. Cette sélection ferait suite à leurs expériences individuelles parfois malheureuses – « certains sont décédés à la suite d’une consommation de plantes trop toxiques » – parfois heureuses, leur permettant de découvrir un goût ou un effet curatif. Ces expériences cumulées constituent finalement une « culture botanique » que les chimpanzés se transmettent collatéralement ou entre générations. * « la parole nommée », en langue batooro.
Une pharmacopée partagée entre deux primates : humains et chimpanzés Les résultats de notre travail avec Sabrina Krief furent non seulement étonnants, mais des plus prometteurs pour établir une histoire du comportement automédical chez ces deux primates que sont les humains et les chimpanzés. Après plusieurs mois d’enquête, je pus ainsi isoler un ensemble de 155 espèces de plantes employées par les Batooro, dont 50 % à des fins médicinales et 31 % (soit 47 spécimens) consommés par les chimpanzés. Parmi celles-ci, 18 plantes sont identifiées par les primatologues et les populations locales comme médicinales. Et concernant 11 d’entre elles, la partie végétale, consommée par les chimpanzés, est exactement celle qui entre dans la composition des préparations médicinales traditionnelles pour guérir des pathologies similaires : diarrhée, fièvre, malaria… à titre d’exemples, certaines plantes utilisées par les Batooro pour des symptômes abdominaux, comme les feuilles de Celtis africana, de Ficus exasperata ou de Rubia cordifolia, sont également mangées par les chimpanzés. Parfois, ces derniers ingurgitent aussi le matin à jeun, sans les mastiquer, des feuilles de R. cordifolia ou de Ficus exasperata, connues des villageois pour soulager « les inconforts » ou réduire les douleurs abdominales.
LES ChIMPANzÉS ET LES ÉLÉPh ANTS, MÉDECINS PAR LES PLANTES La « médecine chimpanzé » Dans le contexte scientifique et moderne, ces connaissances botaniques de l’animal ont de quoi interloquer. Mais pas pour les Batooro ! La question des compétences médicales des chimpanzés leur semble même naïve, presque stupide. Eux qui partagent depuis toujours la même forêt considère que c’est une évidence, incontestable et assumée. Les Batooro considèrent les chimpanzés comme des partenaires et reconnaissent, comme les Kasua, avoir imité leur « culture des plantes », qu’ils ont élaborée en « sélectionnant leurs aliments selon leurs besoins et leurs goûts, car ils n’aiment pas les plantes amères ou les plantes qui ont des épines ». Les chimpanzés « choisissent aussi les plantes selon leurs maladies (malaria, fièvre, infection de vers, diarrhée, blessure) ».
Batooro et chimpanzés : « s’imiter réciproquement » Les Batooro désignent d’ailleurs ces emprunts par une expression éloquente, kosibinizanga : « s’imiter réciproquement ». Ainsi, les chimpanzés ont appris de l’humain : l’usage du couteau, du rasoir, du bâton à fouir et du miroir, mais aussi la consommation des fruits et céréales issus de l’agriculture. Ils sont même allés jusqu’à reproduire les pires exactions que l’humain peut commettre, comme ce fut le cas avec cet exemple : à la suite du meurtre d’un chimpanzé juvénile, les adultes chimpanzés se sont infiltrés dans le village du meurtrier pour dérober et tuer un bébé batooro. Dans ce « jeu de miroir », expliquent les Batooro, « les chimpanzés sont durs (au sens où l’homme a du mal à les duper), car ils savent exactement ce qu’ils font ». Chez les humains, l’inverse est bien sûr tout aussi vrai. Les Batooro reconnaissent avoir beaucoup emprunté aux chimpanzés en utilisant par exemple la racine de l’arbre katimboro à des fins aphrodisiaques après les avoir vus déraciner sa base et mastiquer son extrait avant de s’accoupler. Ils ont découvert certains fruits en observant les chimpanzés, comme l’extraction du palmier Phoenix reclinata, dont les singes se concoctent une boisson qui provoque une certaine ivresse. Selon cette logique, on peut aussi se demander si l’eau ou le sel végétal que les Batooro adjoignent systématiquement à la préparation de leurs remèdes afin d’atténuer la toxicité ou l’amertume des plantes kifunu ne relève pas d’un réflexe également emprunté aux chimpanzés. Ces derniers sont en effet connus pour concocter de telles mixtures. Cependant, les chimpanzés « utilisent la terre, car ils n’ont pas accès à l’eau aussi facilement que les humains ». Ces découvertes sur la « médecine chimpanzé » sont d’autant plus importantes qu’elles reposent sur le devenir fragile des chimpanzés dans la forêt de Kibale. Mais aussi sur l’avenir des Batooro, qui sont aujourd’hui exclus du parc national de Kibale et ne peuvent plus pénétrer dans la forêt pour observer la faune. On peut craindre qu’ils finissent par perdre leurs connaissances des plantes forestières et que ce savoir partagé
avec les chimpanzés, témoin d’une histoire commune riche et complexe, disparaisse. Ce travail sur la culture médicinale des chimpanzés et sur ce qu’elle a apporté aux humains pose aussi la question éthique et juridique de la dette que nous avons vis-à- vis des animaux.
La pharmacopée des éléphants Les recherches récentes sur les relations intimes que nouent les cornacs (appelés aussi mahouts) avec les éléphants en Asie du Sud-Est, plus particulièrement en Thaïlande et au Laos, nous apportent de nouveaux exemples de la capacité des animaux à se soigner et à partager leur pharmacopée végétale avec les hommes qui prennent soin de leur quotidien. Leurs vies sont d’ailleurs complètement entremêlées, enchevêtrées et participent ensemble des relations au monde des esprits, ceux du village comme ceux de la forêt. La particularité de cette relation interspécifique est multiple. Tout d’abord, elle s’inscrit exceptionnellement dans la durée, car l’espérance de vie des éléphants ( jusqu’à 48 ans pour l’éléphant d’Asie) explique leur intégration dans le domus familial, villageois et spirituel. Ces animaux aident les humains pour le transport des denrées récoltées ou des personnes, le travail dans les champs ou en forêt. En échange, les cornacs leur offrent nourriture, soins et offrandes pour éviter que l’éléphant ne marronne, c’est-à-dire se détache de son soigneur et regagne la forêt d’où il est originaire. Cette relation de proximité est en effet discontinue : né et capturé dans la forêt, il peut certes marronner, mais, surtout, l’homme le laisse repartir en forêt quand la saison des travaux agricoles est achevée. Là, il retrouve ses congénères pour un temps. La relation liant les cornacs aux éléphants est donc tout à fait atypique, et se démarque par l’investissement cognitif, émotionnel, sensuel, affectif et éthologique dont les cornacs et les éléphants sont pleinement acteurs. C’est au travers de cette étroite intimité et sous l’œil protecteur des esprits que l’observation réciproque des comportements prend place. Elle produit des connaissances interspécifiques, des partages comme des transferts de l’un à l’autre.
Les soins aux éléphants et leur automédication Dans les villages Tai-Lue, au nord-ouest du Laos, ethnographiés par Nicolas Laisné, chaque éléphant est considéré comme appartenant au foyer de son propriétaire, dont il est membre à part entière. Son mahout et son propriétaire ont une grande expérience, et prennent soin de lui grâce à un ensemble de préparations transmises de manière informelle de génération en génération par les membres de leurs familles. Pour des maux plus complexes, ils peuvent faire appel à des spécialistes : les mo, dont certains travaillent par incantations, les mo phi, qui utilisent des préparations à base de plantes, le mo ya. Comme l’avait expliqué Richard Pottier (2007), il faut donc distinguer la médecine rituelle (le mo phi) et la médecine des remèdes (le mo ya). Les mo phi interviennent dans les principaux événements qui jalonnent la vie des éléphants. Par exemple, à l’occasion du Nouvel An (pi mai), quand on célèbre la cérémonie du baci pour remercier les éléphants des services rendus avant de les relâcher dans les forêts environnantes pendant la saison des pluies. Quant aux médecins des remèdes, ils possèdent des codex thérapeutiques – appelés tamla ya – où sont inscrites les compositions de plantes pour les soins quotidiens des animaux : constipation, circulation, irritations cutanées, perte d’appétit ou autres signes de faiblesse. Puisant dans leur environnement immédiat et tenant compte de l’état de santé des animaux, les communautés locales ont ainsi développé des savoirs médicaux singuliers. Mais elles témoignent aussi de la riche connaissance qu’ont les éléphants de la forêt, qui vont y chercher des végétaux spécifiques (écorces, feuilles, racines, fruits…) pour se nourrir et se soigner. Aussi, dans les villages Tai-Lue, on respecte le savoir des éléphants, considérés comme capables de se soigner sans l’humain et de compléter, si nécessaire, l’alimentation donnée par leurs cornacs, grâce
à l’abondante diversité des espaces qu’ils parcourent en leur compagnie. Pour nombre de cornacs, la forêt est l’équivalent d’une pharmacie, mais aussi le lieu où l’éléphant est en bonne santé. Une autre étude auprès et avec des cornacs Tai-Lao du groupe linguistique Tai, dans la province de Sayaboury au Laos, menée par jean-Marc Dubost, a identifié 114 plantes réparties dans 37 familles botaniques dont une ou plusieurs parties sont consommées par les éléphants pour remédier à des maux tels que la diarrhée ou les problèmes cutanés. Une pratique d’autant plus précise qu’elle est genrée : certaines plantes sont utilisées spécifiquement par les femelles en gestation, à la suite de la mise bas ou au cours de l’allaitement des éléphanteaux. Observant cette automédication chez les éléphants, les cornacs ont adopté les mêmes plantes médicinales pour prodiguer eux-mêmes des soins vétérinaires à leurs propres éléphants.
Une médecine commune des éléphants et des humains La richesse de ces recherches au Laos a permis de chercher des possibles convergences d’usage des plantes entre humains et animaux. Ainsi, 15 plantes sont utilisées par les cornacs et les éléphants pour guérir des mêmes maux, généralement gastriques et intestinaux. Elles ont aussi observé des parallèles entre l’usage qu’ont les éléphants de leurs excréments et celui des cornacs Tai-Lao. Ces derniers récupèrent l’urine et les bouses, particulièrement riches grâce à la diversité des plantes sauvages qu’ils ingèrent. Si l’urine est surtout employée pour guérir le diabète et les otites, la bouse ou encore le couvain aménagé par le coléoptère Heliocopris servent à soigner les troubles gastro- intestinaux ou les problèmes cutanés. Une autre étude a interrogé des guérisseurs pour évaluer les points communs entre leur pharmacopée et les plantes médicinales utilisées par les éléphants. Les résultats sont éloquents : sur les 114 espèces consommées par les éléphants, 72 font partie de leur pharmacopée. Mais leur usage n’obéit pas toujours au même but : 12 plantes seulement sont utilisées pour soigner la même pathologie. De même, si nous retrouvons la racine d’H. perforata dans la pharmacopée des guérisseurs, des cornacs et des éléphants, seuls les deux derniers s’en servent pour guérir une diarrhée. Cette information conforte incontestablement la piste d’un transfert de connaissances par l’observation entre les cornacs et les éléphants, et toute la culture de l’attention et du soin qui en découle. La question de la réciproque reste entière : ne peut-on pas supposer un éventuel transfert des hommes vers les éléphants domestiqués, lesquels lors de leur relâche en forêt pourraient partager avec leurs congénères sauvages ce que les cornacs leur ont appris au cours de leur coexistence et des soins prodigués ? Cette triangulation circulaire, attestée par Laisné à partir de son ethnographie auprès des Tai-Lue, exigerait alors de repenser nos connaissances. Car il ne s’agirait plus de préserver une espèce et
son savoir, mais bien « une communauté hybride en termes de patrimoines interspécifiques dynamiques ». Ce qui constituerait selon ce chercheur une arme épistémologique pour comprendre ce qui se joue dans les zoonoses. Ce sont des maladies très variées qui se transmettent entre les animaux et les humains via l’eau, la nourriture, etc. On trouve, par exemple, la salmonellose, la grippe aviaire, le coronavirus… Nous devons donc développer de nouvelles approches, notamment dans le domaine de l’élevage. L’étude des relations entre éleveurs et animaux pourrait apporter les éclairages nécessaires à une meilleure surveillance des maladies et à leur traitement afin de (re)construire la pharmacopée vétérinaire locale, en prenant en compte les savoirs scientifiques vétérinaires, les savoirs locaux et les savoirs possédés par les animaux capables d’automédication. Ces travaux en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Afrique et en Asie remettent ainsi en cause le concept occidental de médecine, qui considère que seul l’homme, plus particulièrement le savant, détient la capacité de réfléchir pour diagnostiquer et soulager des pathologies. Déjà, en 1969, hubert Gillet écrit pour son cours d’ethnobotanique au Muséum d’histoire naturelle de Paris sur le comportement alimentaire des animaux sauvages qu’« il est possible que l’observation, faite par certains indigènes, de l’enlèvement occasionnel de certaines écorces d’arbres de la savane africaine ait attiré leur attention sur ces arbres comme plantes médicinales ». Dans le même registre, A-G. haudricourt ne se demandait-il pas en 1987 si « les hommes n’avaient pas été éduqués par les animaux qu’ils côtoient » ? Assumer cette possibilité remet bien sûr en cause le concept occidental de médecine et son arrogance. Pour reconnaître une médecine « chimpanzé », « marsupiale » ou encore « éléphantesque », nous sommes aujourd’hui contraints de renoncer aux pratiques des Modernes pour constater des similitudes entre les humains et les animaux que l’anthropocentrisme assumé de notre médecine ne permettait pas de voir ni même d’envisager.
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