LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ À PROPOS DE SÉROTONINE - Revue Des Deux ...

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LETTRE À MICHEL
        HOUELLEBECQ
        À PROPOS DE SÉROTONINE
        › Marin de Viry

     C                 her Michel,
                       il y a trois choses dont j’aimerais parler après la lec-
                       ture de Sérotonine (1) : de la critique littéraire en
                       général, puis du destin de l’un des personnages du
                       roman, Aymeric d’Harcourt, et enfin, mais plus
     discrètement, des femmes et du Christ.
         « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre
     la bouche du pistolet ou les pieds de la croix », a dit Jules Barbey
     d’Aurevilly d’À rebours de Joris-Karl Huysmans. Cette phrase d’écri-
     vain à écrivain me convainc d’abandonner définitivement toute idée
     de critique littéraire autonome, si je puis dire. À vrai dire, cela fait
     depuis Extension que j’ai envie de laisser choir cette activité, et je
     dois à vos romans une prise de conscience lente mais sûre, qui arrive
     à se formuler en résolution avec Sérotonine. Je parle de la conscience
     de l’inutilité congénitale, si je puis dire, de la critique littéraire. Au
     fond, même si la comparaison avec le parasitisme est banale, elle est
     juste (« justement banale », dites-vous quelque part d’une opinion
     dans Sérotonine). Nous sommes d’accord, je crois : la seule habileté
     des critiques littéraires consiste à avoir trouvé, en gros de la fin du

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XIXe siècle au début du XXIe, mais ça n’ira pas au-delà, les moyens
de se faire payer. Quand c’était presque gratuit, c’était encore bien :
Barbey est merveilleux, par exemple. Mais en gros de 1850 à 2010,
beaucoup de gens ont réussi à distraire une part du budget de la
nation ou un poste dans un journal au nom de cette idée que l’ex-
tension de la vie culturelle devait accompagner celle de l’économie,
alors que dans la réalité, c’est le contraire qui se passait : la croissance
économique a détruit la vie culturelle. Mais payer des enjoliveurs
qui se proposaient de masquer cette catastrophe a semblé raison-
nable aux puissances. La critique littéraire, à sa modeste place, a
fait le job, certes loin derrière la publicité. C’est donc une activité
subventionnée, quoique de plus en plus chichement, qui n’arrive-
rait pas à vivre d’elle-même et morale- Marin de Viry est critique littéraire,
ment suspecte quand on atteint un certain enseignant en littérature à Sciences
niveau de conscience de ce que l’on fait. Po, directeur du développement
                                                   de Positive Planet. Dernier ouvrage
Le pacte entre la critique littéraire et les publié : Un roi immédiatement
puissances de destruction de la société est (Pierre-Guillaume de Roux, 2017).
clair : pendant que l’une fait croire que la › marin.deviry@positiveplanet.ngo
littérature fait débat pour maintenir la fiction d’une vitalité de la
culture, l’autre met en place des procédures de destruction massive
de la liberté créatrice.
    C’est par ailleurs une activité intellectuellement ridicule dans son
essence, en ce qu’elle n’arrive pas vraiment à justifier son existence
par rapport aux lecteurs, pas plus que par rapport à la littérature.
C’est une sorte d’intermédiaire raté. Au lecteur elle fait un sermon
généralement médiocre qui trouble son impression de lecture per-
sonnelle, et aux auteurs elle n’apporte que des satisfactions ou des
douleurs d’amour-propre, s’ils sont assez vains pour la lire.
    La littérature – je veux dire la discussion sur la littérature – relève
de l’intersubjectivité d’esprits éclairés, et ne doit pas être livrée à la
grille de lecture d’abrutis qui pensent que Laurent Joffrin est un phare
de la démocratie, que la femme est l’avenir de l’homme, que Daniel
Cohn-Bendit a fait avancer les choses, enfin ce genre d’opinions, et
qui tirent une espèce de gloriole autoérotique de la position qu’ils
occupent, et dont ils usent (on pourra bientôt dire « usaient ») en tar-

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     tinant de morale et de goût personnel un malheureux texte qui n’avait
     pour ambition que d’être bon.
         Je dis tout ça parce qu’il est évident que Sérotonine est un grand
     livre, que sa fin est magnifique, et du coup sa réception critique me
     fatigue d’avance. Je voudrais pouvoir parler de réception pratique,
     et non critique. Un bon roman est certes une mauvaise nouvelle,
     mais c’est aussi une proposition de vie nouvelle. Je sais, ce propos
     fait un peu privilégié rassis ne se sentant pas la responsabilité de
     justifier ses opinions, allant de déclarations de principes altiers en
     remarques aigres sur la baisse du niveau. Mais je suis cohérent : je
     démissionne. La critique n’a aucun intérêt, c’est l’impression de lec-
     ture et la puissance de cette impression – aux conséquences éven-
     tuellement concrètes – qui comptent.
         Ce dernier développement m’amène naturellement à Aymeric
     d’Harcourt. Là, j’ai des trucs concrets à dire. Aymeric d’Harcourt est
     un des personnages importants : c’est le seul ami du narrateur, dont
     il a partagé la chambre à l’Agro. À 20 ans et quelques, regard clair,
     caractère franc, passion intacte, avenir ouvert, il décide de reprendre
     l’exploitation agricole autour du château ancestral (enfin presque
     mais peu importe), se marie avec une Faucigny-Lucinge (dont les
     terres commençaient aux Gets, à la limite de l’actuel domaine des
     Portes du Soleil), versaillaise mais pas trop, et entame une descente
     aux enfers économiques qui le mènera, au milieu de ses camarades
     syndicalistes paysans acculés à la faillite par le cours du lait, à tirer
     sur des CRS au fusil d’assaut et à se suicider dans la foulée. Un peu
     avant qu’il décide d’en finir, le narrateur, qui se prénomme Florent-
     Claude et qui en souffre logiquement, essaie de proposer à Ayme-
     ric de refaire sa vie après que sa femme l’a quitté pour un pianiste
     anglais, emmenant ses deux filles à Londres, et le laissant choir avec
     ses vaches, ses principes, son boulot de chien qu’il aime pourtant, et
     son désespoir de père. Il lui dit en substance : « Écoute, ta femme
     était une pétasse faite pour s’épanouir dans les relations publiques
     d’un couturier japonais, ça devait foirer. Tu dois régénérer la race en
     épousant une sublime roturière lettonne qui bossera du matin au soir
     et t’accordera en sus des privautés qui te feront partir au boulot en

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sifflotant ; ou alors tu arrêtes l’exploitation familiale et tu fais comme
ton père : tu bois des coups au Jockey Club. » « Le roi fait la bergère
reine », comme on disait dans l’Ancien Régime, et ce ne serait pas
la première fois que les vieilles lignées se rafraîchiraient le sang avec
de robustes « bergerettes ». Aymeric n’y croit pas, et il en finit avec
la vie. Certes, il en finit noblement. Mais quelque chose ne va pas.
Aymeric, en bon féodal, aurait dû avoir une stratégie dynastique qui
aurait dépassé sa personne. Mourir, pourquoi pas, surtout dans la
noblesse d’épée, mais mourir en laissant une situation propre sur le
plan des intérêts de sa lignée, et de l’édification de la civilisation de
l’amour. Il faudrait mourir pour, pas mourir de. C’est ça, ce qui ne
va plus dans ce monde : l’amour n’est pas aimé, donc le sacrifice est
vain, donc on meurt pour rien.
    Les femmes et le Christ, enfin. Je les mets ensemble volontai-
rement, car je trouve un discret caractère marial à ce roman (la
Vierge de Rocamadour a fonctionné, cette fois). Quelques femmes
jalonnent la vie du narrateur, qui finit seul, épais, alcoolique, dépres-
sif. L’une d’entre elle, Camille, aurait pu faire son bonheur ; mais
voilà, il la trompe une fois avec une collègue eurocrate toute noire,
elle le voit, et s’enfuit. Il la retrouve quelques années plus tard sans
se dévoiler, il l’espionne, elle a un enfant qu’elle élève seule, et il fait
le choix de partir car l’enfant l’a remplacé, pense-t-il. Vu du lecteur,
muni de son expérience de ces choses, aucune des femmes de la
vie de Florent-Claude n’est irrattrapable. Or, à part sa concubine
japonaise qui fait son entrée en premier, une fille vraiment odieuse,
qui ne mérite pas d’être rattrapée, Kate et Camille méritent de l’être
et pouvaient l’être : il aurait suffi d’un peu de doigté, d’un zeste
d’humilité, et d’un courage tout à fait moyen. Mais là aussi quelque
chose ne va pas : le narrateur ne peut pas rattraper le coup. Il a une
mystérieuse préférence pour l’enfermement. Il a les stigmates psy-
chologiques de l’époque. C’est une sorte de saint laïque : il n’imite
pas les plaies du Christ sur son corps, mais reproduit la destruction
psychique de ses semblables dans sa dépression et le naufrage de sa
volonté. Il est ce « minable » dont parle le Christ à la fin du récit :
la vie ne cesse de lui donner des signes que l’amour existe, et il n’en

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la terre, l’amour, le christ : michel houellebecq monte au front

     tient pas compte. Sauver les hommes, c’est leur donner un signe
     gigantesque, ineffaçable, qui les rend capables d’aimer. Si le Christ
     décide de se sacrifier lui-même, c’est pour mettre une lumière défi-
     nitive dans le cerveau des hommes sur la valeur de l’amour. Parmi
     les hommes, l’Occidental du XXIe siècle fait partie des intelligences
     les plus épaisses, des consciences les plus rétives au bonheur, des
     caractères les plus récalcitrants à interpréter ce signe que l’histoire
     ait connus. Rester vivant, c’est vouloir avoir raison d’eux. Je regrette
     profondément la mort d’Aymeric d’Harcourt, qui avait sa place
     dans ce combat.
     1. Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019.

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