Maïakovski déboulonné - Yvon Poulin Nuit blanche, le magazine du livre - Érudit

La page est créée Anne-marie Berger
 
CONTINUER À LIRE
Maïakovski déboulonné - Yvon Poulin Nuit blanche, le magazine du livre - Érudit
Document generated on 09/25/2021 12:35 a.m.

Nuit blanche, le magazine du livre

Maïakovski déboulonné
Yvon Poulin

Number 122, Spring 2011

URI: https://id.erudit.org/iderudit/64403ac

See table of contents

Publisher(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (print)
1923-3191 (digital)

Explore this journal

Cite this article
Poulin, Y. (2011). Maïakovski déboulonné. Nuit blanche, le magazine du livre,
(122), 58–60.

Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2011                 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
                                                                                viewed online.
                                                                                https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                                This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                                Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                                Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                promote and disseminate research.
                                                                                https://www.erudit.org/en/
Maïakovski déboulonné - Yvon Poulin Nuit blanche, le magazine du livre - Érudit
NB_No122_P1 a? P64.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd                      20/03/11                       20:49   Page 58

                                                                Maïakovski déboulonné
                                                           Avec La vie en jeu, Une biographie de Vladimir Maïakovski 1, le Suédois Bengt
                                                           Jangfeldt n’ajoute pas un autre pavé aux pesants hommages dont fait
                             Par
                                                           l’objet Maïakovski depuis sa « canonisation » par le régime soviétique,
                         Yvon Poulin
                                                                                                           en 1930. Au contraire, cette remarquable biographie
                                                                                                           déboulonne allègrement la statue du camarade-poète
                                                                                                           et nous restitue, en lieu et place, le portrait
                                                                                                           d’un homme dévoré par ses contradictions.

                                                                                                                               œuvre lui est dédicacée. Ossip sera son
                                                                                                                               premier éditeur.
                                                                                            Photo : D.R.

                                                                                                                                   Autour du trio, on croise l’avant-garde
                                                                                                                               de l’époque : le cinéaste Sergeï Eisenstein,
                                                                                                                               le philologue Roman Jakobson, le
                                                                                                                               photographe Alexandre Rodtchenko,
                                                                                                                               l’écrivain Boris Pasternak, le peintre
                                                                                                                               Vassily Kandinsky, le musicien Dmitri
                                                         Lili Brik et Vladimir Maïakovski
                                                                                                                               Chostakovitch, l’homme de théâtre
                                                                                                                               Vsevolode Meyerhold, etc. Cette

                                                          O
                                                                       n ne peut évoquer la figure                             constellation d’artistes aux disciplines
                                                                       de Vladimir Vladimirovitch                              diverses gravitait autour d’un projet
                  Entre les deux pièces, on avait                      Maïakovski sans évoquer                                 commun : renouveler les langages ar-
                  démonté la porte pour faire plus                     du même coup celle de la                                tistiques et, par là, inventer un monde
                  d’espace. Maïakovski se tenait là        « famille » qu’il forma jusqu’à sa mort                             nouveau. Dans le premier État ouvrier,
                  appuyé au chambranle. De la              avec Lili et son mari Ossip Brik. Cette                             cette utopie semblait réalisable. C’est à
                  poche intérieure de sa veste,
                                                           histoire d’amour et d’amitié, unique en                             ces deux projets que Maïakovski va
                  il sortit un carnet, y jeta un œil,
                                                           son genre dans le monde des lettres,                                s’atteler.
                  puis le rangea. Il resta un instant
                                                           allait marquer toute sa vie d’homme
                  silencieux. Puis, il balaya la pièce                                                                         Les contradictions
                  du regard, comme s’il s’agissait
                                                           et d’artiste. Bengt Jangfeldt expédie en
                  d’un vaste auditorium, lut le            quelques pages le récit de sa jeunesse                              Outre son talent, tout chez lui était
                  prologue et demanda – en prose,          et fait pratiquement débuter sa                                     excessif nous dit le biographe : sa taille
                  pas en vers – d’une voix grave,          biographie au moment de leur                                        (il faisait presque deux mètres), son
                  inoubliable :                            rencontre.                                                          appétit sexuel (Jangfeldt parle de
                      Vous pensez : c’est du délire,          Celle-ci a lieu en juillet 1915 alors                            « gloutonnerie sexuelle »), son goût du
                  la malaria ?                             que Maïakovski fait la connaissance de                              jeu, sa consommation de cigarettes
                     Ça se passa                           Lili par l’entremise de sa sœur, Elsa                               (plus de cent par jour), sa générosité.
                     À Odessa.                             Triolet. Il a 22 ans. Pour les deux, c’est                          Quand, autour de lui, on s’enfonce
                  Nous levâmes tous la tête pour           le coup de foudre. Ils deviennent rapi-                             dans la misère, il perd des sommes
                  jusqu’à la fin ne plus lâcher            dement amants, avec l’accord tacite                                 colossales au jeu. Lors d’un voyage à
                  des yeux ce miracle.                     d’Ossip. Pour Lili, il écrira ses plus                              Paris, il dépense trois fois le salaire
                                              p. 9         belles poésies et la majorité de son                                annuel d’un ouvrier russe, principa-

                                                                    N0 122 . NUIT BLANCHE . 58
Maïakovski déboulonné - Yvon Poulin Nuit blanche, le magazine du livre - Érudit
NB_No122_P1 a? P64.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd                20/03/11   20:49     Page 59

                                          « Dès le berceau », pour reprendre la formule de Boris Pasternak, qui fait mouche, « il a été
                                          gâté par l’avenir, qu’il a très tôt assimilé, et apparemment sans grands efforts ». Quand cet
                                          avenir se manifeste, deux ans plus tard, c’est sous la forme d’un révolution – la Révolution
                                          russe, l’événement le plus emblématique du XXe siècle avec les deux guerres mondiales,
                                          Maïakovski se jette à corps perdu, avec tout son talent, dans cette énorme expérimentation
                                          sociale et politique visant l’avènement de la société communiste sans classes : aucun écrivain
                                          n’est aussi indissociable de la Révolution russe que Maïakovski.
                                                                                                                                  p. 10

         lement pour couvrir les siens de
         cadeaux. Le « chantre de la Révolu-
         tion » nourrissait des contradictions à
         sa mesure.
             Si l’on en croit Jangfeldt, jamais
         Maïakovski n’a cherché ces largesses
         pour elles-mêmes. Indifférent aux                 Une des rares
         questions matérielles mais doté d’une                    photos
                                                          réunissant Lili,
         conscience aiguë de sa valeur de poète,                 Ossip et
         il profite de ses avantages comme                   Maïakovski
                                                           prise en 1929
         d’une compensation naturelle pour le
         talent qu’il met au service du régime.
         Même s’il est vêtu comme un dandy,
         conduit par un chauffeur et porté par
         les vivats de la célébrité, Maïakovski
         se montre dans ses écrits comme un
         artiste exalté par l’idée de sa propre
         mort : « J’arracherai / mon cœur, / le
         foulerai pour bien l’étendre – / et vous
         le donnerai en sanglant étendard ».

         La « fonctionnarisation » d’un si grand
         talent [...] donne la mesure de son
         aveuglement politique.

                                                      Les compromissions
             Pendant les années 1920, il va ainsi
         sillonner l’URSS pour tenir rencontres       Durant cette période, la réputation de
         poétiques et politiques. Partout, on se      Maïakovski atteint des sommets aussi              Vladimir Maïakovski écrit de la
         bouscule pour l’entendre. C’est l’épo-       bien en Russie qu’à l’étranger. En 1925,          poésie depuis plusieurs années,
                                                                                                        mais la lecture du Nuage en
         que des triomphes. À la même période,        2000 personnes vont l’entendre à New
                                                                                                        pantalon chez Lili et Ossip Brik
         il accepte pourtant de rédiger des           York. La Révolution soviétique, de son
                                                                                                        à Pétrograd en juillet 1915,
         slogans publicitaires et de dessiner des     côté, emprunte des chemins qu’il
                                                                                                        marque une nouvelle étape
         affiches pour servir la propagande           trouvera de plus en plus difficiles à             dans sa vie littéraire et privée.
         révolutionnaire. La « fonctionnarisa-        suivre.                                                                      p. 9
         tion » d’un si grand talent – Jangfeldt
         parle de schizophrénie – donne la            Le poète [...] voit pâlir son étoile
         mesure de son aveuglement politique.         à mesure que se resserre l’étau stalinien.

                                                              N0 122 . NUIT BLANCHE . 59
NB_No122_P1 a? P64.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd            20/03/11     20:49    Page 60

            L’inconfort a commencé avec l’exil        publiques, on le prend à parti. Veut-il       ... le lecteur a, lui aussi, l’impression
         forcé de quelques philosophes qui            voyager ? La bureaucratie le soumet à         d’être devenu le familier du poète.
         déplaisaient au régime. Il s’est accentué    des mesquineries administratives
         avec la mise en place d’un appareil de       vexantes. Las de ces échecs privés (Lili         Elles lui ont permis d’accumuler
         répression de plus en plus arbitraire et     lui avoue, en 1925, qu’elle ne l’aime         une telle somme d’informations et de
         la mainmise progressive du parti sur la      plus) et publics, il se tire une balle dans   détails sur la vie intime de Maïakovski
         vie artistique dans le pays. En dépit de     le cœur le 14 avril 1930. Il a 37 ans.        qu’au final, le lecteur a, lui aussi,
         ses contorsions intellectuelles, Maïa-       Dans sa lettre d’adieu, il écrit : « La       l’impression d’être devenu le familier
         kovski aura de plus en plus de mal à         barque de l’amour s’est brisée contre la      du poète. Signalons également l’excep-
         faire coïncider ses idéaux avec ceux du      vie courante ».                               tionnelle richesse iconographique de
         bolchevisme. Le poète, devenu plus                                                         cette biographie. Aux multiples photos
         caustique dans ses œuvres, voit pâlir                                                      de Maïakovski et de Lili Brik s’ajoutent
                                                      Les sources
         son étoile à mesure que se resserre l’étau                                                 fac-similés de lettres, reproductions de
         stalinien.                                   Bengt Jangfeldt n’en est pas à sa             tableaux, de dessins, d’affiches et de
                                                      première incursion dans l’univers de          portraits. Avec La vie en jeu, Bengt
         « La barque de l’amour s’est brisée          Maïakovski. Ce professeur suédois de          Jangfeldt signe un ouvrage en tout
         contre la vie courante »                     littérature russe a déjà fait paraître, en    point remarquable sur un homme qui
                                                      1982, la correspondance entre Maïa-           ne l’était pas moins. NB
            À la fin des années 1920, celui qu’on     kovski et Lili Brik. Les travaux prépa-
         avait célébré s’estime désormais mal         ratoires à cette édition l’ayant mis en
         aimé des siens et rejeté par ses pairs.      contact avec des proches de Maïa-
         Cette désaffection se manifeste tantôt       kovski – dont Lili Brik elle-même –, il
         par un silence pesant lorsque paraît un      ne s’est pas privé de faire appel aux             1. Bengt Jangfeldt, La vie en jeu, Une biographie
                                                                                                    de Vladimir Maïakovski, traduit du suédois par
         nouvel ouvrage, tantôt par des criti-        mêmes sources dans cet ouvrage. Et            Rémi Cassaigne, Albin Michel, Paris, 2010, 588 p. ;
         ques dévastatrices. Dans les assemblées      quelles sources !                             39,95 $.

                                                            N0 122 . NUIT BLANCHE . 60
Vous pouvez aussi lire