Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED

La page est créée Pierre Jacquet
 
CONTINUER À LIRE
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
médiacritique(s)
                                       Magazine trimestriel d’ACRIMED
no 17 — oct.-déc. 2015 — 4 ¤
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Quand les médias saluent
l’élection de Jeremy Corbyn
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Édito

                                                    En mars prochain, Acrimed fêtera       Plus qu’un site internet ou un
                                                    ses vingt ans. Nous organiserons,      magazine papier, Acrimed est
             SOMMAIRE                               à cette occasion, notre deuxième       avant tout une association,
                                                    Journée de la critique des médias,     rassemblant des adhérent-e-s qui
4. Michel Drucker et France 2 :                    dont le programme est en cours         la font vivre, prennent en charge
    nous sommes tous des policiers                  d’élaboration. En attendant,           son fonctionnement, et décident
                                                    Acrimed fait sa rentrée avec           de son orientation. Pour nous,
8. Causeur et la terreur féministe                 notamment un tout nouveau site         la critique des médias n’est pas
12. USA : Médias et sports féminins                 internet, conçu pour mettre en         un travail réservé à des experts,
                                                    valeur ce qui constitue l’essentiel    et chacun-e doit pouvoir, à la
14. Revues de SHS (partie II)                      de notre production, les articles,     mesure de ses envies et de ses
                                                    et faciliter leur lecture sur          disponibilités, y contribuer. Ainsi,
                                                    les « nouveaux supports »              nos adhérent-e-s et nos sympa-
         Médias et économie                         (smartphones, tablettes, etc.).        thisant-e-s nous « signalent »
17. Introduction                                                                           régulièrement des séquences ou
                                                    Un nouveau site pour la rentrée,       des pratiques médiatiques qui
20. Le vrai CV des économistes                     mais aussi une volonté de faire        mériteraient d’être analysées et
     à gages                                        franchir un cap à l’association,       critiquées, d’autres opèrent un
22. Romaric Godin : « Je considère                 Pour se donner les moyens de ses       précieux travail de retranscription
     l’économie comme une                           ambitions, le Collectif d’animation    (par exemple lors de débats télé-
                                                    d’Acrimed a en effet décidé de         visés), d’autres nous proposent
     science humaine »                              lancer, en cette rentrée, une          des idées d’articles, etc.
23. Aurélie Trouvé : économistes                   grande campagne d’adhésion.
     alternatifs et médias                          Car contrairement à ce que             Acrimed n’est donc pas seule-
     dominants                                      certain-e-s s’imaginent peut-être,     ment un groupe de rédacteurs
                                                    nous sommes actuellement, en           et de rédactrices produisant de
25. L’Ifrap à l’assaut des médias                   termes d’adhérent-e-s, à peine un      façon plus ou moins régulière des
28. Les banques experts ont                        groupuscule – même pas armé –          articles. C’est un collectif, dans
     la parole                                      et tout renfort serait le bienvenu !   lequel chacun-e participe à faire
                                                                                           vivre la critique des médias, qu’il
                                                    Serions-nous (osons rêver !)           s’agisse de participer à l’élabora-
                                                    ne serait-ce que deux fois plus        tion des articles ou de contribuer
                                                    d’adhérent-e-s, de nouveaux            à l’animation de l’association,
                                                    horizons s’offriraient à nous : une    notamment dans ses apparitions
                                                    extension de notre surface et de       publiques, qu’il s’agisse des
                                                    notre audience, une amélioration       manifestations de solidarité avec
           Médiacritique(s)                         de notre production critique grâce     le peuple grec, des « jeudis d’Acri-
      Le magazine trimestriel d’Acrimed             à une plus forte mutualisation         med » ou de la tenue d’un stand
        Directeur de la publication
                                                    des expériences et des ressources,     lors de la Fête de l’Humanité.
             Mathias Reymond                        mais aussi, disons-le, des garan-
                                                    ties financières qui nous permet-      Alors que la presse dominante est
        Ont collaboré à ce numéro
                                                    traient d’envisager l’avenir avec      largement gavée d’aides publiques,
       Vincent Bollenot, Caroline Brun,
      Martin Coutellier, Frédéric Lemaire,          plus de sérénité.                      distribuées arbitrairement et en
    Denis Perais, Jean Pérès, Olivier Poche,                                               dépit du bon sens, nous ne pou-
      Mathias Reymond, Cyrille Rivallan,            Une augmentation significative         vons compter que sur les dons de
        Julien Salingue, Denis Souchon
                                                    du nombre d’adhérent-e-s nous          celles et ceux qui nous soutiennent
                Illustrations                       permettrait en effet de payer nos      et sur les cotisations de nos
               Colloghan, Mabic                     deux salariés sans avoir à recourir    adhérent-e-s. Nous ne recevons
         Secrétaires de rédaction                   régulièrement à des campagnes          quasiment aucune subvention, et
         Olivier Poche, Julien Salingue             de souscription. Certes, celle du      les mécènes se font malheureuse-
                Imprimé par                         printemps dernier a été un franc       ment trop rares… Nous refusons
                Espace Imprim                       succès, puisque nous avons récolté     toute forme de publicité, et la
       46, rue de Paradis – 75010 Paris             80 000 euros, soit le double de        consultation de notre site demeure
   Commission paritaire : 1213 G 91177              l’objectif que nous nous étions        entièrement gratuite.
           ISSN : 2256-8271                         fixé, mais pour envisager un réel
                                                    développement, il faut que l’asso-     Alors, n’hésitez plus : pour soute-
    Tous les articles publiés sont le produit
d’un travail collectif et engagent collectivement   ciation puisse fonctionner sans        nir la critique des médias, et pour
     l’association Acrimed. C’est pourquoi,         passer par ce mode de finance-         contribuer à son développement,
     sauf exception, ils ne sont pas signés.        ment, qui doit rester exceptionnel.    rejoignez-nous !

                                                                      Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
                                                                                                                                  3
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
France 2 et Michel Drucker :
    nous sommes tous des policiers !
           Le 12 juillet 2015, France 2 diffusait une émission, enregistrée le
           30 juin et intitulée « Une nuit avec la police et la gendarmerie »,
           présentant différents aspects du travail des policiers et des gendarmes,
           avec à la manœuvre, Michel Drucker. Une complaisante opération de
           mélange des genres virant à la propagande qui n’est pas la première
           de la part de la chaîne et de son animateur emblématique.

    Après les assassinats perpétrés d’abord à Charlie
    Hebdo le 7 janvier 2015, puis le lendemain à
    Montrouge et enfin le 9 janvier dans le magasin
    Hyper Casher de la Porte de Vincennes, les médias
    dominants sont unanimes : les Français aiment leur
    police et leur gendarmerie. De nombreuses images
    reprises en boucle montrent alors des manifestants
    leur déclarer leur « flamme », notamment lors de la
    manifestation parisienne du 11 janvier.

    C’est ce qu’entend « rappeler » le colonel de réserve
    de l’armée de l’air Michel Drucker1 le 12 juillet à
    l’antenne : « Depuis le mois de janvier, on ne verra
    jamais des Français qui ont jamais été aussi proches
    de leurs policiers et de leurs gendarmes, de leur
    gendarmerie ». Comment s’étonner alors qu’en
    plateau, le directeur général de la police nationale,
    Jean-Marc Falcone reprenne la même polyphonie :
    « Les Français ont montré qu’ils aimaient leur police             Un tournage sous l’étroit contrôle du « premier flic de
    nationale et leur gendarmerie nationale. »                        France », ce qu’il confirme sans le moindre scrupule au
                                                                      micro de Jean-Marc Morandini le 8 juillet sur Europe 1 :
                                                                      « On a tourné pendant six mois, on a tourné ça depuis
       France 2 et le ministre
                                                                      le ministère de l’Intérieur, sous le patronage, sous le
       de l’Intérieur à l’unisson
                                                                      parrainage de Monsieur Cazeneuve. » Le ministère confirme
    Le contraire aurait été étonnant puisque la chaîne et la Place    de son côté qu’il « a collaboré à la réalisation d’une émission
    Beauvau ont travaillé de concert.                                 exceptionnelle sur la Police et la Gendarmerie en partenariat
                                                                      avec France 2, TV5 Monde et la société Froggies Media ».
    Si, comme le relève Michel Drucker dans le supplément             Histoire que tout le monde se rappelle bien cet apport
    télévision de différents médias, TV Magazine du 12 au             « inestimable », à la fin de l’émission, Michel Drucker en
    18 juillet, le sujet – dont il était à l’origine – ne devait      profite pour saluer « Cyril Guichard [porte-parole de direction
    porter que sur la seule gendarmerie (« En janvier dernier,        générale de la gendarmerie nationale] et le Sicop [service
    nous avions proposé un sujet sur la gendarmerie à Thierry         d’information et de communication de la police] et son chef
    Thuillier, alors directeur des programmes de France 2. Il avait   Jérôme Bonet, toutes les équipes du ministère de l’Intérieur
    accepté le projet »), un événement est venu perturber la          et tout spécialement Didier Gurnot et Dominique Octavie ».
    situation : « Cinq jours plus tard avait lieu le massacre à
    Charlie Hebdo… » Et « comme Bernard Cazeneuve souhaitait          Mais comment refuser l’aide d’un ministre, qui avec Manuel
    lier police et gendarmerie, nous avons donc respecté la parité    Valls et François Hollande a su « tenir la barre » après
    avec cinq reportages chacun. » Ce que, lors du démarrage de       les terribles événements de janvier 2015, comme le très
    l’émission en présence du ministre, Michel Drucker confirme       déférent Michel Drucker le proclame en début d’émission :
    implicitement : « Ce soir, la police et la gendarmerie ne vont    « Vous formez avec lui [le Premier ministre] et le président
    faire qu’un, c’est important de le signaler ». À vos ordres,      de la République un trio de choc qui a fait preuve de
    monsieur le ministre !                                            beaucoup de sang-froid » ? Le ton est ainsi donné pour…

    Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
4
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Tous policiers !

   ... une intense séance de « calinothérapie »
Les presque 2 heures 50 d’émission se résument en effet                   2002-2015 : la liste des délits
à cet exercice, le journalisme étant rangé aux vestiaires,
aucune fausse note ne devant ternir ce grand moment de                En plus de la célébration annuelle du défilé
communion nationale derrière « nos » forces de l’ordre.               militaire du 14 juillet à la gloire de « nos »
                                                                      forces armées, France 2 et le colonel Drucker
Dès le lancement, Michel Drucker, devant les grilles de l’hôtel       nous ont offert :
de Beauvau qui s’ouvrent au même moment en présence de                – « Une nuit sur le Charles de Gaulle »
Bernard Cazeneuve, donne le ton obséquieux dont l’émission             (26 déc. 2002)
ne se départit jamais : « Bonsoir, décor exceptionnel pour            – « Les 50 ans de la Patrouille de France »
une émission exceptionnelle », avec un public tout aussi               (17 mai 2003)
« exceptionnel » et « trié sur le volet » – des policiers et des      – « Une nuit sous les mers », à l’occasion
gendarmes habillés sur leur « 31 » par « le groupe Marck qui           du 45e anniversaire de la force océanique
a fabriqué une partie des uniformes des forces de l’ordre ».
                                                                       stratégique, la composante sous-marine des
Plus tard, l’animateur évoque même « cette cour magique du
                                                                       forces nucléaires (23 déc. 2004)
ministère de l’Intérieur ».
                                                                      – « Au cœur de l’armée de terre »
Dans un cadre évoquant un conte de fées, il se livre à une             (14 juill. 2009)
ritournelle de flagorneries à l’endroit des forces de l’ordre,        – « En vol avec l’armée de l’air » (23 mars 2010)
faisant tout d’abord « applaudir […] le ministre de l’Intérieur,      – « Au cœur de la gendarmerie » (4 mai 2010)
M. Bernard Cazeneuve, qui nous accueille chez lui ». Avant de         – « Les stars fêtent les 15 ans du Charles
le remercier… chaleureusement : « Alors merci de nous avoir            de Gaulle » (1er janv. 2015)
reçu chez vous, c’est une grande première […] Le ministère
de l’Intérieur n’est pas un ministère comme les autres                À chaque fois, le dispositif est quasiment
[…] Manuel Valls en a gardé un souvenir ému » ; puis les              identique à celui du 12 juillet : reportages
chefs administratifs de services que sont le préfet de police         amoureux avec des artistes en « immersion »
Bernard Boucault, les directeurs généraux de la police et de          (« embedded »), qui viennent ensuite avec
la gendarmerie nationales, Jean-Marc Falcone et le général            des fonctionnaires converser avec l’animateur
d’armée, Denis Favier, la directrice centrale de la police            devant un public de collègues acquis à leur
judiciaire aussi présidente d’Interpol, Mireille Balestrazzi ;        cause, le tout entrecoupé de quelques chansons
sans oublier, naturellement, les différents « héros » des             et d’échanges avec les ministres concernés.
services objets des [publi]reportages, dont certains viennent
« discuter le bout du gras » avec lui, en présence des artistes       N.B. : Ne sont énumérées ici que les émissions consacrées
ayant partagé un peu de leur expérience.                              à la police, à la gendarmerie ou à l’armée, France 2 et
                                                                      Michel Drucker ayant aussi commis dans le même registre
                                                                      « A 380 : l’envol d’un géant » (le 12 juin 2005), « Les
Pour qu’aucune « ligne jaune » ne puisse être franchie,               pompiers. Ces hommes ces héros » (2 juillet 2005) et
Michel Drucker rassure : la plupart des artistes « ont été            « Une nuit dans l’espace » (le 27 mars 2012).
choisis par les policiers et les gendarmes ».

Leur allégeance est totale, deux s’illustrant particulièrement :
la chanteuse Shy’m, qui après avoir poussé la                      – Daniel Auteuil (au quai des Orfèvres, également interrogé
« chansonnette », exécute le salut militaro-policier en              par… Michel Drucker)
direction du colonel de réserve de l’armée de l’air Michel         – Lætitia Milot (Garde républicaine)
Drucker ; puis le gardien de la paix Gérard « Pinot simple         – Laury Thilleman (brigade fluviale de Conflans
flic » Jugnot, qui menace d’arrestation les téléspectateurs          Sainte-Honorine)
qui refuseraient de communier : « À l’époque, on n’aimait          – Philippe Lellouche (brigade motocycliste de la préfecture de
pas la police, aujourd’hui, il faut l’aimer. » Gar[d]e à vous !      police de Paris)

Se succèdent des reportages, dans lesquels prennent place          Ou parfois sans eux :
les « accompagnateurs » :                                          – sur « la sécurité lors d’une grande compétition sportive
– Michel Drucker à quatre reprises (quai des Orfèvres,               […] le soir d’un match de ligue des champions, le PSG […]
  escadron motocycliste départemental de gendarmerie de              rencontrait le Barça »
  sécurité routière dans les Yvelines, crash du Germanwings        – sur une intervention policière dans le quartier de la
  et peloton de gendarmerie de haute montagne de Briançon)           Castellane contre « les trafiquants de drogue »
– Dany Boon (RAID)                                                 – sur Police-secours (« le 17 ») avec la brigade territoriale
– Richard Berry (GIGN)                                               autonome de gendarmerie de Carry-le-Rouet
– Shy’m (École de police de Sens)
– Patrick Pelloux (pôle judiciaire de la gendarmerie nationale)    Le point commun entre tous ces sujets ? Ils sont, évidemment,
– Antoine Duléry (commissariat de police de Villeurbanne)          tous aussi louangeurs.

                                                                        Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
                                                                                                                                    5
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
En outre, les artistes étant aussi
    en promotion, les numéros de VRP
    effectués en plateau par les comédiens
    Dany Boon pour Raid dingue, Alban
    Lenoir, Caterina Murino, Thierry Neuvic
    et Jean Reno pour L’Antigang rappellent
    une nouvelle fois que le cinéma
    demeure lui aussi un puissant vecteur
    pour façonner une bonne image de la
    police et de la gendarmerie auprès du
    grand public.

    Pris par son élan, Michel Drucker
    n’hésitera pas à réécrire l’histoire
    lors du lancement du « chant des
    partisans » que s’apprêtent à entonner
    « Les Stentors » : l’animateur déguise
    ainsi rétroactivement les policiers de      des droits de l’homme de l’ONU ou
                                                                                                 France 2 et Michel Drucker :
    la préfecture de police de Paris en         le défenseur des droits, qu’on ne
                                                                                                 les multi-récidivistes
    avant-garde de l’insurrection contre        peut soupçonner de phobie envers
    l’occupant allemand (reprenant ainsi la     les forces de l’ordre, les nouveaux           Nous n’avons trouvé aucune trace d’une
    version développée sur le site de la…       pouvoirs exorbitants donnés aux               campagne médiatique exigeant des
    préfecture de police de Paris) : « Une      policiers et gendarmes par la loi             sanctions exemplaires pour la violation
    chanson de colère, c’est la chanson du      sur le renseignement mettant en               par la chaîne publique et son animateur
    film de René Clément, Paris brûle-t-il ?    danger la protection des sources des          vedette des dispositions de la « Charte
    […] Ce film relate ce qui s’est passé en    journalistes, mais aussi la dégradation       des antennes de France Télévisions10 »,
    août 44, c’était la libération de Paris,    des conditions de travail des policiers       qui précise notamment ceci :
    les policiers de la préfecture se sont      et gendarmes dénoncée par toutes
    insurgés, cette chanson méritait d’être     les organisations syndicales, avec,           « Les professionnels de France Télévi-
    chantée ce soir. » Ou comment passer        comme face la plus dramatique, un             sions évitent toute situation qui pour-
    aux oubliettes de l’histoire le rôle        nombre très important de suicides 2 .         rait jeter un doute sur l’impartialité de
    central de l’institution policière comme                                                  l’entreprise et sur son indépendance
    rouage essentiel de la collaboration de     Il est temps alors de conclure ces            par rapport aux groupes de pression,
    l’État français avec le régime nazi.        3 heures de communion nationale               idéologiques, politiques, économiques,
                                                derrière « nos » forces de l’ordre.           sociaux ou culturels […] Les profession-
    Devant une telle débauche d’énergie         À l’approche du défilé du 14 juillet          nels liés aux antennes doivent veiller
    militante, Bernard Cazeneuve ne             où l’omniprésent Michel Drucker est           à éviter toute publicité clandestine.
    pouvait faire autre chose que de            encore une fois à la manœuvre en 2015         Les critères de la publicité clandes-
    remercier France 2 et son animateur.        avec « une caméra sur [lui] à bord            tine sont : la complaisance affichée
    Dans un entretien accordé au                du Tigre, qui est l’hélicoptère franco-       envers un produit, un service ou une
    supplément TV Magazine du 12 au             allemand de combat », l’animateur             marque ; l’absence de pluralité dans
    18 juillet : « Les forces de l’ordre sont   invite alors Vincent Niclo à entonner         la présentation des biens, services ou
    très sensibles à cet hommage ». C’est       l’hymne national, accompagné, cela            marques ; […] l’absence de regard cri-
    bien le moins…                              va de soi, par… des policiers et des          tique. Ces critères ne sont pas cumu-
                                                gendarmes. Rompez !                           latifs. Il n’est pas nécessaire que tous
                                                                                              soient réunis pour emporter la quali-
       Critique interdite
                                                Sans se démonter, dans l’entretien            fication de « publicité clandestine »,
    Aucune fausse note n’étant admise,          accordé à Jean-Marc Morandini le              un seul d’entre eux pouvant suffire […]
    aucune allusion n’intervient sur des        8 juillet sur Europe 1, Michel Drucker        L’indépendance du journaliste est une
    sujets susceptibles de briser l’idylle      pérore : « C’est pas une émission de          condition essentielle d’une information
    entre les Français, leur police et leur     divertissement, c’est une émission            honnête et pluraliste. La crédibilité de
    gendarmerie : par exemple le viol           profonde, avec du fond. » Pourtant,           France Télévisions, et celle des profes-
    présumé d’une touriste canadienne           et ce sans ambiguïté, le visionnage de        sionnels qui travaillent pour elles, sont
    dans les locaux de « l’antigang »           l’émission le contredit. Aucun véritable      indissociables et tributaires l’une de
    qui vaut à deux de ses membres              travail journalistique de la part de          l’autre. Elles dépendent non seulement
    une mise en examen pour « viol en           Michel Drucker, ni a fortiori de ses          de la rigueur et de l’équilibre des émis-
    réunion », les violences policières         invités, lui qui s’était pourtant promis de   sions mais également du refus, par
    pourtant régulièrement dénoncées, y         « transformer [les] artistes [prêtant leur    l’entreprise et son personnel, de ce qui
    compris par des organisations comme         notoriété à l’opération] en journalistes »    pourrait donner prise à des soupçons
    Amnesty international, le comité            (Le Parisien, 1er janvier 2015).              de partialité. »

    Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
6
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Tous policiers !

                                            Michel Drucker, servile public
      Lors de son entretien accordé à Jean-Marc Morandini le 8 juillet sur Europe 1, l’animateur ne tarit pas
      d’éloges sur ses ancien et nouveau patrons, Rémi Pflimlin et Delphine Ernotte-Cunci.
      Sur le premier : « Je voudrais lui rendre hommage […] Jamais les feux n’ont autant été au vert dans le
      service public […] Il part sur un très très bon bilan. » Sur la seconde : « Elle a un vrai charisme […],
      jeune, brillante, rapide […] On a beaucoup de points communs, c’est une fille de médecin, sœur de
      brillants diplômés, il y a beaucoup de choses que nous avons en commun ».
      Vous savez maintenant pourquoi Michel Drucker affiche 45 ans dans le service public de la télévision
      (période en cours). La servilité, c’est sa légion d’honneur à lui ; celle que lui ont épinglée les ministres
      de la Culture Jacques Toubon et Jean-Jacques Aillagon comme chevalier en 1994 puis officier en 2004,
      respectivement 10 et 20 après l’agrafage par le plus connu d’entre eux, Jack Lang, de sa première
      breloque de chevalier des arts et des lettres.

Notons au passage que le sémillant animateur n’assure pas
                                                                          Promotion militaro-policière :
que la promotion du ministère, mais aussi celle d’entreprises
                                                                          le choc des titans
travaillant avec lui : « Je voudrais remercier tous ceux sans qui
cette émission n’aurait pas pu voir le jour : le groupe Marck qui     Il est vrai que France 2 n’est pas la seule à faire une promotion
a fabriqué une partie des uniformes des forces de l’ordre, le         appuyée de la police, de la gendarmerie, ou de l’armée. Lors
groupe Gruau […] qui transforme une partie des véhicules de           de chaque défilé du 14 juillet, TF1, mais aussi BFM TV et I télé
la police et de la gendarmerie, le groupe Thalès, qui assure le       notamment livrent une lutte sans merci à la chaîne financée
système de commandement et d’information de la gendarmerie            par la redevance pour savoir qui décrochera la médaille d’or
nationale. » Bref, de la « publicité clandestine » de la plus belle   du plus militairement servile.
eau, contrairement aux prescriptions de la charte.
                                                                      Ce combat est tout aussi acharné depuis plus de vingt ans à
Mais l’animateur et la chaîne n’en ont cure, cet exercice faisant     travers des reportages et autres séries à la gloire de la police
partie du « cahier des charges ». Ainsi, le 1er janvier 2015,         comme le montre par exemple l’ouvrage de Jérome Thorel,
Drucker Michel étale, à la fin de l’émission-célébration des          Attentifs ensemble. L’injonction au bonheur sécuritaire
15 ans du Charles de Gaulle, une longue liste « d’industriels         (La Découverte, 2013), dont nous avions publié un extrait
[dont nombre de l’armement] sans qui l’émission n’aurait              sur notre site. Sa conclusion conserve toute son acuité :
pas pu se faire : La DCNS […], Aréva TA […], ce sont toutes des       « Reportages et séries participent à une même entreprise,
sociétés françaises de pointe ; Airbus […], MBDA […] Thalès           la fabrique du consentement à l’ordre policier. Les séries se
bien sûr […], Safran, Sagem […] et puis Dassault aviation             vendent comme des reportages, et vice versa. La question
évidemment, le Rafale marine est une des gloires du groupe;           n’est plus de savoir si la fiction dépasse la réalité, mais si le
et puis la SNCF et le groupe TGV qui étaient très présents            cinéma remplace l’information. »
également ».
                                                                      Dans son livre Les 500 émissions mythiques de la télévision
Cette promotion des industriels, Michel Drucker la revendique.        française, co-écrit avec Gilles Verlant, Michel Drucker se
À l’occasion de son émission « A 380. L’envol d’un géant »            souvient de la période, avant même la création de l’ORTF
diffusée sur la chaîne publique le 12 juin 2005, on apprenait         en 1964, où « l’information de l’époque, et ce, même après
ainsi dans Le Parisien que « l’animateur était manifestement          les événements de mai 68, [était] contrôlée et censurée
très ému, en arrivant devant les caméras, en pensant à Jean-          directement par le ministre de l’information Peyrefitte ».
Luc Lagardère, aujourd’hui disparu. Il s’était engagé auprès          Aujourd’hui, nul besoin d’un tel arsenal, l’autocensure et la
de l’industriel, grand artisan de la construction de cet avion,       complaisance se révélant largement aussi efficaces…
de consacrer toute une émission à l’A 380 ».
                                                                      [1] Le 11 juillet 2013, en duplex de la base de Salon-de-Provence,
La liste des émissions de Michel Drucker faisant la promotion         l’animateur, parrain de la Patrouille de France depuis 1990, fait
des forces de l’ordre est longue (voir encadré). Le 5 mai 2010,       part aux téléspectateurs du 20 h de Pujadas de son bonheur
dans un document titré « Drucker – Gendarmerie : Encore               d’avoir ce statut : « Je suis colonel de réserve de l’armée de l’air,
                                                                      c’est mon seul diplôme, j’en suis très fier. »
une coproduction », le site Arrêt sur images pointait déjà, en
renvoyant à la consultation d’articles publiés par Libération,        [2] 55 pour les seuls policiers selon le recensement du ministère
                                                                      de l’Intérieur des conditions de travail de réseau police nationale
l’Obs Média ou Marianne, les liaisons dangereuses entre               du 24 juin, le syndicat UNSA relève que la situation ne s’est pas
l’animateur et les différentes autorités publiques pour la            améliorée puisque l’on recense « le même nombre de suicides
confection de différentes émissions.                                  (22) à ce jour qu’en 2014 ».

                                                                            Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
                                                                                                                                              7
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Causeur et la « terreur féministe » :
    un attentat contre le journalisme
          Qu’un journal affirme ses opinions réactionnaires, c’est bien là son droit
          et il n’y a pas de quoi s’en étonner ou s’en émouvoir, surtout quand il
          se trouve être dirigé par Élisabeth Lévy. Mais lorsqu’un « magazine »
          – fût-il polémique et très à droite – propose un « dossier » de trente pages
          sur un sujet aussi complexe et important que le féminisme, et qu’il utilise
          les pires procédés pour ridiculiser ce combat, la critique s’impose.
          Au-delà de l’idéologie qu’il véhicule, le dossier de Causeur (été 2015)
          consacré à la « terreur féministe » (sic) concentre, à de rares exceptions
          près, les pires pratiques journalistiques : caricatures, clichés, raccourcis,
          amalgames, refus de donner la parole à celles dont on parle, etc.
          Un modèle du genre donc, qui permet au magazine dirigé par
          Élisabeth Lévy de propager un discours empreint d’idéologie
          réactionnaire sous couvert d’« enquête » journalistique.

       Le féminisme, ce totalitarisme
    Malgré les précautions oratoires d’Élisabeth Lévy (« Il ne
    m’a pas échappé qu’il n’y avait en France ni goulag, ni
    KGB, ni chef suprême »), la comparaison entre féminisme et
    totalitarisme est effectuée dès la première page du dossier,
    par une certaine Lévy Élisabeth :

      Bien sûr, ce n’est pas le fascisme. Peut-on décréter pour
      autant que ça n’a rien à voir ? Rien à voir, vraiment ?
      Timothy Hunt, 71 ans, prix Nobel de médecine, a été
      obligé de démissionner de son université londonienne
      sous la pression hurlante des réseaux sociaux, non sans
      avoir fait son autocritique : un trait d’esprit – interrogé
      sur la présence des femmes dans les labos, il avait
      fait cette réponse : « Vous tombez amoureux d’elles,
      elles tombent amoureuses de vous, et quand vous les
      critiquez, elles pleurent. » Mais rien à voir, évidemment,
      avec le Ludvik de La Plaisanterie de Kundera, exclu du
      Parti, renvoyé de l’université et enrôlé de force dans
      l’armée pour avoir cru séduire une demoiselle avec
      une blague sur le régime – « L’optimisme est l’opium
      du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive
      Trotski ! ».

    Passons sur le fait qu’Élisabeth Lévy confond stalinisme1       trice de Causeur. Chacun appréciera, au sens strict du
    et fascisme, deux types de régimes qui, s’ils peuvent être      terme, la finesse de ce qu’Élisabeth Lévy nomme un « trait
    rangés ensemble dans la catégorie des totalitarismes,           d’esprit ». Mais pour l’apprécier à sa juste valeur, il est
    ne se confondent pas. Passons aussi sur la « plaisan-           utile de connaître son contexte, que la journaliste oublie
    terie » consistant à imaginer Élisabeth Lévy défendant          soigneusement de rappeler : cette subtile déclaration a en
    les trostkystes (réels ou imaginaires) contre l’oppression      effet été prononcée au cours d’une intervention lors de
    stalinienne. Et venons-en à l’anecdote relatée par la direc-    la Conférence mondiale des journalistes scientifiques, et

    Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
8
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Terreur féministe
elle venait à l’appui d’une « proposi-     dans « l’art de la délation », et
tion » de Timothy Hunt : la non-mixité     qui aurait recours à « tous les
des laboratoires de recherche, tant        moyens de l’ingénierie sociale,
les femmes, qu’il considère comme          et surtout […] le plus vieux : la
des « pièges émotionnels », « distrai-     peur ». Olivier Malnuit évoque
raient » les hommes. Voilà qui va plus     pour sa part un « féminisme
loin, on l’avouera, qu’un simple « trait   de guillotine » et même d’un
d’esprit »…                                « féminisme d’entreprise [qui
                                           n’a] pas attendu les barbares
Donc effectivement, « rien à voir »        de Benghazi pour pratiquer une
avec le personnage du roman de             autre forme de révolution : la
Kundera, puisqu’il ne s’agit pas d’une     terreur ». Relevons enfin (mais
« plaisanterie » adressée à une amie       notre sélection est loin d’être
sur une carte postale, mais d’une          exhaustive) les saillies de Kevin
proposition sérieuse dans le cadre         Erkeletyan contre la « machine
d’un colloque tout à fait sérieux.         à dénoncer » et les « gardes
Et surtout, puisqu’il semble néces-        roses », dans un article où,
saire de le préciser, « rien à voir »      après l’évocation du cas d’un
entre cet épisode et la redoutable         communicant reconnaissant les
mécanique décrite par Kundera, qui         vertus des groupes dénonçant
conduit Ludvik, l’auteur de la « plai-     les publicités sexistes, Orwell
santerie », en prison, dans un pays        est de nouveau convoqué : « La
où les opposants politiques n’ont pas      lutte était terminée. Il avait rem-
voix au chapitre. La comparaison faite     porté la victoire sur lui-même. Il
avec le stalinisme est non seulement       aimait Big Brother. »                       déporté, tué ou massacré. Et, en
ubuesque mais tout simplement scan-                                                    pensant aux femmes victimes des
daleuse : à notre connaissance, les        Mention spéciale à Benoît Raisky,           multiples formes de violences qui les
« féministes » n’organisent pas des        qui s’adresse aux féministes en ces         touchent spécifiquement, nous nous
parodies de procès politiques avec         termes : « Vous êtes de gauche, et,         permettrons de rappeler cette formule
l’appui de l’ensemble de l’appareil        bien naturellement, vous vous inté-         féministe pleine de bon sens : « Ce
d’État, et n’ont pas ouvert de camps       ressez aux deux révolutions qui ont         n’est pas le féminisme qui tue, c’est le
de travail dans lesquels des millions      changé la face du monde. De 1789            patriarcat. »
de personnes périssent de fatigue, de      et 1917, vous avez pris ce qui vous a
faim ou de froid.                          paru le meilleur. Le rasoir national, la       Les dominantes
                                           guillotine des enragés hébertistes. La         et les dominés
Le cadre du dossier est ainsi posé,        balle dans la nuque des tchékistes,
et la métaphore sera filée dans l’en-      vos amants virtuels. Vous détestez          Le dossier de Causeur, au-delà
semble des articles, avec quelques         le catholicisme, et vous lui avez pris      (et au moyen) de ses raccourcis
variations, toujours très subtiles et      ce qu’il avait de pire : l’Inquisition et   et amalgames, propose en fait de
jamais répétitives. Ainsi Élisabeth        ses bûchers. Les Torquemada et les          renverser la perspective féministe :
Lévy évoque « une mécanique de             Savonarole en jupon sont chez vous          les rapports de domination, s’ils
terreur », estimant que les fémi-          légion. » Sic.                              existent, ne sont pas ceux qu’on
nistes « menacent nos libertés », pra-                                                 croit. Le titre ainsi que l’iconographie
tiquent la « délation numérique » et       Quant à l’iconographie du dossier,          choisie pour l’illustrer en « Une »
sont des « Big Brothers en jupons ».       elle accompagne avec légèreté les           (une jeune femme tout sourire
Eugénie Bastié s’insurge contre un         envolées de ses contributeurs : on en       maniant une tronçonneuse) sont
« féminisme orwellien », passé maître      jugera avec les deux exemples que           typiques de ce discours selon lequel
                                                 nous reprenons pour illustrer         ce sont celles et ceux qui luttent
                                                 cette page.                           contre les dominations sociales qui
                                                                                       en réalité exerceraient non seulement
                                                  Le terrorisme et le totalitarisme    une domination mais, qui plus est,
                                                  sont des sujets trop sérieux         une « terreur ».
                                                  pour que nous ironisions
                                                  davantage sur les pitoyables         En d’autres termes, les dominé-e-s
                                                  amalgames de Causeur. Nous           seraient en fait les dominant-e-s.
                                                  nous contenterons donc de            Cette théorie qui, sous couvert de
                                                  signaler que contrairement           « subversion » ou de « lutte contre
                                                  aux régimes totalitaires et          la pensée unique », a aujourd’hui
                                                  au terrorisme, le féminisme          le vent très en poupe, comme en
                                                  n’a jamais affamé, enfermé,          témoigne la place occupée par certains

                                                                        Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
                                                                                                                                  9
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
« spécialistes » de cette « pensée »,
     qui s’expriment régulièrement dans
     les grands médias, d’Éric Zemmour à
     Franz-Olivier Giesbert en passant par
     Alain Finkielkrault, Ivan Rioufol ou
     Philippe Tesson, traverse le dossier de
     long en large.

     En témoignent les angles d’attaque
     et les thèmes des différents articles
     du dossier : le premier (« 30 millions
     d’ennemis »), fait passer les féministes
     pour d’horribles misandres fascistoïdes
     qui cherchent à dresser les hommes :
     « Les ligues de vertu reviennent ! Nos      article). Le début de l’article suivant    outre, d’évoquer les discours et les
     néoféministes ne rigolent pas : un          (« Discret comme un réac au Québec »)      actions féministes contre le viol, les
     homme, ça doit domestiquer son désir,       emploie la même rhétorique : il s’agit     violences conjugales, les discrimina-
     filer doux et marcher droit. Rompez ! »,    de faire passer pour des victimes          tions salariales, ou encore le harcè-
     indique le chapô. Même son de cloche        celles et ceux qui profitent de leur       lement, alors même que ces formes
     dans l’en-tête du deuxième article,         institutionnalisation médiatique pour      de domination sont statistiquement
     « Cartographie du néoféminisme » :          diffuser des discours réactionnaires, et   documentées.
     « Osez le féminisme !, Les Indivisibles,    de se lamenter du fait que les opinions
     les Femen… Une infinité de chapelles        les plus nauséabondes d’Éric Zemmour
                                                                                               Un procès sans témoin
     incarnent le féminisme radical du           rencontrent des oppositions. Bien
     xxi e siècle. Si leurs dirigeantes par-     évidemment, le courageux journaliste       De manière plus générale, la troisième
     tagent en bloc la détestation du mâle       dénonce la « police [féministe]            caractéristique du dossier de Causeur
     blanc réactionnaire, elles se crêpent le    des arrière-pensées ». Plus loin,          est que la parole n’est jamais donnée
     chignon sur à peu près tout le reste… »     « Allemagne, années zéro héros » fait      aux     associations    et   personnes
     De même l’introduction du troisième         l’éloge du livre d’un essayiste selon      incriminées. Un long procès à charge
     chapitre dénonce des femmes qui             lequel la société se « féminise » et       donc, sans que les accusées puissent
     « pratiqu[ent] le féminisme à la ser-       qui regrette la « domestication de         se défendre, ce qui ne manque pas
     pette ». L’article suivant reprend cette    l’homme ». Nous ne savons pas si Alain     de faire sourire (ou grincer des dents)
     ritournelle en dénonçant des militant-      Soral a porté plainte pour plagiat.        lorsque lesdites accusées sont par
     e-s qui veulent « éradiquer le second                                                  ailleurs taxées d’avoir des méthodes
     degré et la sophistication ». Le dossier,   Mais pour faire des hommes les vic-        dignes du totalitarisme. Il s’agit, plus
     interminable, continue sur le même          times des femmes, les violences faites     prosaïquement, de ridiculiser des
     registre dans « Elles voient des machos     aux femmes doivent être niées. Alors       militantes et des groupes sans leur
     partout » : « Malheur à qui s’y oppo-       que le problème de l’invisibilisation      donner la possibilité de répliquer, en
     serait. La chasse à l’homme des fémi-       des viols et des violences faites aux      tirant des propos de leur contexte,
     nistes, on n’y résiste pas. »               femmes est bien connu2 , Causeur ne        en raccourcissant des citations ou en
                                                 trouve rien de mieux à faire que de        caricaturant leur pensée.
     Dans un contexte où il est souvent          dénoncer (sans chiffres à l’appui, bien
     question de terrorisme et de la             sûr) le fait qu’on ne plaigne pas suffi-   Ainsi, le féminisme intersectionnel,
     lutte qui lui est opposée, parler de        samment « Pierre, Paul ou Jacques qui      consistant à lutter contre les
     « chasse à l’homme » et de « terreur »      se retrouvent en garde à vue, et parfois   dominations de genre, mais aussi
     féministe est pour le moins « navrant »     en prison, parce qu’une dame mécon-        contre les dominations racistes et
     (pour reprendre un mot du même              tente les a abusivement accusés de         l’exploitation capitaliste, qui a fait
                                                               viols, et qui auront perdu   l’objet d’importantes élaborations
                                                               leur boulot le jour où ils   théoriques (politiques, philosophiques
                                                               seront blanchis. »           ou sociologiques), est résumé en un
                                                                                            demi-paragraphe comme un « gloubi-
                                                             Il va de soi qu’aucune         boulga sociologique ». C’est tout ? C’est
                                                             victime    de    violences     tout. On a bien évidemment le droit de
                                                             sexistes n’est interrogée,     critiquer le féminisme intersectionnel,
                                                             dans un dossier qui les        mais la moindre des choses serait, pour
                                                             minimise voire les nie,        ce faire, d’en exposer les principaux
                                                             tout en ayant recours à        tenants et aboutissants…
                                                             des procédés rhétoriques
                                                             affirmant le contraire. Il     Représentante de ce courant, Rokhaya
                                                             ne sera pas question, en       Diallo est, à l’image de militantes

     Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
10
Terreur féministe
d’autres courants féministes évoqués        jouant sur la double acception
dans ce dossier, particulièrement           du terme « symbolique », des         « Chantage sexuel ? Ne s’agissait-il pas,
décriée, et sa pensée résumée en une        violences mineures ou secon-
                                                                                plus simplement, de ce que l’on appelait
phrase mise en exergue dans l’article :     daires. Rappelons ici que le
                                            pouvoir de violence symbo- dans un passé pas si lointain la “promotion
                                            lique est, selon Pierre Bour-       canapé”, échange de services entre deux
                                            dieu et Jean-Claude Passeron,         parties consentantes à ce négoce ? »
                                            qui ont largement contribué à
                                            la définition et à la diffusion
                                            de cette notion, « tout pouvoir qui par-   de se construire des adversaires à sa
                                            vient à imposer des significations et à    mesure. Technique malheureusement
                                            les imposer comme légitimes en dissi-      très répandue chez les journalistes
                                            mulant les rapports de forces qui sont     aimant se transformer en petits pro-
Plutôt que de faire dire à Rokhaya          au fondement de sa force ». Les vio-       cureurs, qui permet de fabriquer soi-
Diallo ce qu’elle n’a jamais dit, Causeur   lences symboliques ne sont pas moins       même l’argumentation de l’adversaire
aurait mieux fait de la contacter, ce       discriminatoires que les violences phy-    pour mieux la critiquer et, en défini-
que nous avons fait tant les propos         siques, avec lesquelles elles forment      tive, propager un discours dégoulinant
d’Eugénie Bastié, auteure de l’article      un continuum.                              d’idéologie sous couvert d’« enquête ».
sur le « néoféminisme », nous
semblaient réducteurs. Rokhaya Diallo       Mais il y a un autre problème : Causeur         Du journalisme, ça ?
nous a confirmé ne jamais avoir dit ou      ment. Un mensonge par omission peut-
écrit que « la femme voilée incarne le      être, mais un mensonge. Il suffit de
féminisme », tout simplement car… elle      consulter le site d’OLF pour constater          [1] La Plaisanterie de Milan Kundera
ne le pense pas.                            que si la lutte contre les violences sym-       (1967) relate l’histoire de Ludvik, un jeune
                                            boliques est l’une des facettes de l’ac-        étudiant tchécoslovaque, membre du Parti
                                                                                            communiste, qui, suite à une plaisanterie
Autre exemple, l’association Osez le        tivité du groupe, elle est loin d’être la       (« Vive Trostky ! ») sur une carte postale
féminisme ! (OLF), dont les activités se    seule. En parcourant les quatre derniers        adressée à une jeune femme qu’il tente
réduiraient, selon Causeur, à la dénon-     numéros du magazine d’OLF, nous avons           de séduire, subit les foudres du régime
ciation des « violences symboliques ».      ainsi pu lire des articles sur la situation     stalinien.
Extrait : « Le féminisme médiatique des     des femmes migrantes, la place des              [2] Sur 75 000 viols par an en France, seuls
dames d’OLF entend donc désormais           femmes dans les professions hospi-              10 000 sont déclarés. Pour s’en tenir à des
                                                                                            sources officielles, on pourra lire le Rapport
lutter contre les “violences symbo-         talières, les violences intra-familiales,
                                                                                            2012 de l’Observatoire national de la
liques”. Cela va du regard d’un homme       l’excision, le droit à l’IVG, la lutte contre   délinquance et des réponses pénales.
dans le métro à “madame la présidente”      le viol3, etc. Eugénie Bastié considère-t-      [3] Notons ici qu’OLF fut l’une des
à l’Assemblée, en passant bien sûr par      elle sérieusement que nous sommes ici           associations à l’initiative de la campagne
les stéréotypes dans les manuels sco-       dans le domaine de la « violence sym-           « Viol : la honte doit changer de camp ».
laires et les jouets. » Ou encore :         bolique » ? Pourquoi oublie-
                                            t-elle soigneusement de
                                            mentionner une part essen-
                                            tielle des activités d’OLF ?
                                            Parce que cela ne correspon-
                                            drait pas à son propos ? Une
                                            drôle de manièrede pratiquer
                                            le métier de journaliste…

                                                          ***

Loin de nous l’idée de porter un juge-      Le reste du « dossier » est
ment – positif ou négatif – sur l’orien-    à l’avenant : raccourcis, cari-
tation et les activités d’OLF. Mais         catures, « oublis », petits et
quelques remarques s’imposent ici,          gros mensonges, etc. Une
tant les propos d’Eugénie Bastié qui        « enquête » qui n’en est pas
prétend, rappelons-le, faire un travail     une, et au cours de laquelle
de journaliste, sont – à nouveau – réduc-   un seul point de vue (carica-
teurs. OLF lutte contre les « violences     tural) s’exprime : voilà qui est
symboliques » ? C’est effectivement         d’autant plus gênant lorsque
le cas, et il n’y a rien de déshono-        l’on pose en pourfendeur de
rant à cela ! Car les « violences sym-      la « pensée unique ». Mais
boliques » ne sont pas, contrairement       de toute évidence, Causeur
à ce que laisse entendre Causeur en         a décidé, par ces procédés,

                                                                           Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
                                                                                                                                             11
USA : les sports féminins moins
     médiatisés qu’il y a vingt ans
            Nous publions ci-dessous un article de Cheryl Cooky, professeure associée
            d’études féminines, de genre et de sexualité à l’université Purdue, publié par
            FAIR, observatoire des médias états-uniens, le 19 juin dernier. Consacré au
            traitement médiatique des sports féminins, il a été traduit par nos soins.

     Si on vous disait que la couverture médiatique des
     sports féminins aux informations télévisées était
     moins élevée aujourd’hui qu’en 1989, le croiriez-vous ?
     Il ne vous viendrait pas à l’idée de répondre autrement
     que par la négative.

       2 à 3 % de temps d’antenne
     Assurément, la participation des femmes et des filles
     dans le domaine du sport s’est accrue au cours des 25
     dernières années, et nombre de ligues professionnelles
     féminines sont apparues depuis 1989. Il y a également
     eu une formidable croissance de l’intérêt et du nombre
     de supporters des sports féminins au cours du dernier               Pourcentage des sports féminins dans la couverture
                                                                      médiatique des sports, 1989-2014 (Communication & Sport)
     quart de siècle.

     Malheureusement, d’après une enquête publiée récemment           on s’attendrait à voir une augmentation des sujets qui les
     dans Communication & Sport, menée par mes collègues              traitent. Et tandis que beaucoup pourraient en conclure que
     de l’université de Californie du Sud Mike Messner, Michela       les médias d’information se contentent d’offrir au public « ce
     Musto et moi-même, les informations télévisées n’ont consa-      dont ils ont envie », nos données suggèrent que les médias
     cré que 2 à 3 misérables pour cent de leur temps d’antenne       d’information, via leurs commentaires et leur traitement,
     aux sports féminins en 2014. Et, de fait, on est en dessous      contribuent à construire et entretenir des publics et des sup-
     des 5 % consacrés aux sports féminins en 1989. D’après nos       porters de sports masculins tout en refrénant tout intérêt
     données sur l’année 2014, sur les 934 sujets diffusés sur        pour les sports féminins.
     les antennes locales des chaînes de télé de Los Angeles de
     notre échantillon (soit plus de 12 h d’antenne), 880 étaient     Les sports masculins, particulièrement les « Trois Grands »
     consacrés aux sports masculins (approximativement 11 h 30)       (le football américain, le basket-ball et le baseball masculins
     et seulement 32 sujets, soit à peu près 23 minutes, aux          professionnels et universitaires), continuent de monopoliser
     sports féminins. (Le temps restant était consacré à des          le temps d’antenne, avec 75 % du total de notre échantil-
     sports « non genrés » tels que le marathon ou les sports         lon de 2014, et ont droit de cité y compris hors saison. Par
     de loisirs). Les chiffres pour l’émission « SportsCenter » de    exemple, les antennes locales de Los Angeles, qui travaillent
     la chaîne ESPN étaient du même ordre. Sur le total des 405       avec des contraintes de temps considérables (la plupart
     sujets de « SportsCenter » de notre échantillon (presque         des sujets consacrés au sport dans les infos ne durent que
     14 h), 376 traitaient les sports masculins (juste au-dessus de   quelques minutes), vont souvent inclure de longues histoires
     13 h) tandis que seuls 13 reportages, soit approximativement     à « dimension humaine » à propos de sports masculins, tels
     17 mn, parlaient de sports féminins.                             ce sujet de 55 secondes au sujet d’un chien errant égaré
                                                                      dans le Brewer’s Stadium de Milwaukee ou les 40 secondes
     Si l’on s’en tient aux dires d’ESPN, la diffusion de sujets      consacrées à un joueur de la NBA, récemment transféré, en
     consacrés aux sports féminins est passée de 1 500 heures         quête d’un bon burrito dans sa nouvelle ville. Notez bien que
     à 7 500 au cours des cinq dernières années. Pourtant,            ces histoires ont été diffusées des jours où on ne traitait
     d’après notre étude, la couverture des sports féminins dans      aucun sport féminin au cours de l’émission.
     l’émission « SportsCenter » est restée stable à 2 % depuis
     que cette émission a été ajoutée à notre enquête en 1999.        Tandis que la couverture est restée faible en termes
     En effet, vu la formidable croissance des sports féminins,       quantitatifs sur les 25 ans de la durée de l’étude, nous
     et de leur diffusion si l’on s’en tient aux chiffres d’ESPN,     avons observé une évolution positive, une tendance qui

     Médiacritique(s) – no 17 – octobre-décembre 2015
12
Vous pouvez aussi lire