Médiation culturelle et résilience La pratique du dit de vie en groupe interculturel

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Frontières

Médiation culturelle et résilience
La pratique du dit de vie en groupe interculturel
Lucille Guilbert

Résilience et deuil                                                                    Article abstract
Volume 22, Number 1-2, Fall–Spring 2009–2010                                           This article focuses on the role of cultural mediation of symbolic and narrative
                                                                                       resources in the resilience process which lies at the heart of the migration
URI: https://id.erudit.org/iderudit/045035ar                                           experience, including forced migrations. It explains the emergence of “ life
DOI: https://doi.org/10.7202/045035ar                                                  tales ” (dits de vie) and their development process through four examples : the
                                                                                       life tale of the child as a strawberry ; the life tale of Kiroumi, the child from
                                                                                       nowhere ; the life tale of the man with the snake bite ; the life tale of the
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                                                                                       profession and beauty, of the forces of continuity and discontinuity. Finally, it
                                                                                       explores the passage from the use of life tales based on participant’s
                                                                                       experience for the collective development of life tales within intercultural
Publisher(s)                                                                           groups.
Université du Québec à Montréal

ISSN
1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Guilbert, L. (2009). Médiation culturelle et résilience : la pratique du dit de vie
en groupe interculturel. Frontières, 22(1-2), 108–119.
https://doi.org/10.7202/045035ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2010                          This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                      promote and disseminate research.
                                                                                      https://www.erudit.org/en/
I n t e r v e n t i o n

                                                  Médiation culturelle
                                                     et résilience
  Résumé
  Cet article porte sur le rôle de médiation
  culturelle des ressources symboliques et
                                                         La pratique du dit de vie
  narratives dans le processus de résilience
  qui est au cœur de l’expérience migra-
  toire, notamment celle des migrations
                                                         en groupe interculturel
  forcées. Il explique l’émergence du dit
  de vie et son processus d’élaboration à
  travers quatre exemples : le dit de vie
  de l’enfant comme une fraise ; le dit de
  vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part ; le
  dit de vie de l’homme à la morsure de
  serpent ; le dit de vie de la profession et
  de la beauté, des forces de continuité                                                                   Le présent texte porte sur le rôle de
  dans la discontinuité. Enfin, il ouvre des                   Lucille Guilbert, Ph. D.,                médiation culturelle des ressources sym-
  pistes suggérant l’utilisation des dits de           professeure titulaire, Département d’histoire,
                                                                                                        boliques et narratives dans le processus de
  vie tirés de l’expérience des participants                          Université Laval.
                                                                                                        résilience qui est au cœur de l’expérience
  pour l’élaboration collective de dits de vie
                                                      Les récits – récits de tradition orale,           migratoire, notamment celle des migra-
  en groupes interculturels.
                                                  récits de rêves, textes littéraires – consti-         tions forcées. Il explique l’émergence du
  Mots clés : récits de vie – résilience –        tuent des ressources symboliques de                   dit de vie et son processus d’élaboration
  groupes interculturels.                         résilience dans le parcours des per-                  à travers quatre exemples : 1. Le dit de vie
                                                  sonnes immigrantes et réfugiées. C’était              de l’enfant comme une fraise. 2. Le dit
  Abstract                                        le cas pour les personnes réfugiées que               de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part.
  This article focuses on the role of cul-        j’ai rencontrées dans un camp de réfu-                3. Le dit de vie de l’homme à la morsure de
  tural mediation of symbolic and narra-          giés en Thaïlande (Guilbert, 1994), lors              serpent. 4. Le dit de vie de la profession et
  tive resources in the resilience process
                                                  d’un terrain en Croatie, et depuis 1995 à             de la beauté, des forces de continuité dans
  which lies at the heart of the migration
  experience, including forced migrations.
                                                  Québec dans le contexte d’accueil et d’ac-            la discontinuité. Enfin, il ouvre des pistes
  It explains the emergence of “ life tales ”     compagnement de personnes réfugiées de                sur le passage de l’utilisation des dits de
  (dits de vie) and their development pro-        Bosnie-et-Herzégovine, d’Afghanistan,                 vie à l’élaboration collective de dits de vie
  cess through four examples : the life tale      du Kosovo, de Colombie, et d’ateliers de              en groupes interculturels.
  of the child as a strawberry ; the life tale    rapprochement interculturel et de forma-
  of Kiroumi, the child from nowhere ; the        tion d’intervenants (Guilbert, 2001, 2004,               RÉSILIENCE
  life tale of the man with the snake bite ;      2005a). Certains de ces récits ont servi de              ET MÉDIATION CULTURELLE
  the life tale of the profession and beauty,     trame narrative à l’élaboration de dits de               Un conteur acadien, Hilaire Benoît,
  of the forces of continuity and discontinu-     vie qui ont été intégrés à des dispositifs de         conteur de contes de traverses, comme il se
  ity. Finally, it explores the passage from
                                                  formation, de rapprochement interculturel             présentait lui-même, me disait à Tracadie,
  the use of life tales based on participant’s
  experience for the collective development
                                                  et, tout particulièrement, dans les ateliers          au Nouveau-Brunswick, en 1979 : « Ce
  of life tales within intercultural groups.      interculturels de l’imaginaire. Ces ateliers          sont des contes de traverses, parce que
                                                  interculturels regroupent des personnes               Ti-Jean traverse beaucoup de pays et qu’il
  Keywords : life history – resilience –          immigrantes et réfugiées, des personnes               rencontre aussi beaucoup de travers1 et ça
  intercultural groups.                           québécoises natives et des professionnels             nous montre ce qu’on pourrait faire si on
                                                  de divers champs d’intervention. Une                  était dans la même situation. » Il appelait
                                                  publication récente explique plus en détail           ainsi ce que les ethnologues et les littéraires
                                                  la formation et le fonctionnement de l’ate-           identifient comme genre narratif « conte
                                                  lier interculturel dans lequel s’intègre la           merveilleux » et que les conteurs de tradi-
                                                  pratique du dit de vie (Guilbert, 2009b)              tion orale, dont Hilaire lui-même, nomment
                                                  alors que d’autres publications antérieures           « grand conte ». Il évoquait, en expliquant
                                                  présentent l’un des dits de vie dans des              ses contes de traverses dans son langage, ce
                                                  contextes spécifiques (Guilbert, 2005b,               que Boris Cyrulnik, et plusieurs auteurs à
                                                  2005c).                                               sa suite, nomment « résilience ».

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2                                               108                                            AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010
La notion de résilience évoque en phy-       d’un “ lien social ” et de formuler les rai-       inconnu qu’ils désiraient et craignaient tout
sique à la fois des qualités de consistance      sons du vivre ensemble ». La notion d’ob-          à la fois. Par ce moyen, ils ont pu exprimer
et de souplesse qui permettent à un métal        jet culturel de relation et de médiation           leurs expériences, l’interminable attente
de reprendre sa forme et sa structure après      (Carré, 1998 ; Decourt, 1992 ; Decourt et          dans le camp, les valeurs auxquelles ils se
avoir subi un coup. L’usage métaphorique         Louali-Raynal, 1995) recouvre des pra-             réfèrent, leurs appréhensions aussi, entre
du terme « résilience » a surtout été déve-      tiques culturelles qui agissent comme faci-        autres en ce qui touche aux rôles respec-
loppé en psychologie par Boris Cyrulnik          litateurs de création de liens et d’échanges       tifs attribués aux hommes et aux femmes.
pour désigner cette capacité à se remettre       entre les participants d’un groupe de même         Une « fable » de Félix Leclerc (1989) a été
de ses blessures. Cyrulnik (2001, 2002,          qu’ils permettent d’activer un travail de          lue, La Vallée des quenouilles, qui aborde
2003) insiste avec raison sur l’impor-           mémoire. Pour fonctionner comme objet              la question de la perte d’un enfant et la
tance des activités créatrices et artistiques    de relation, il faut que ces objets culturels      lueur qui réoriente le désir vers la vie, parce
comme vecteurs de résilience. Par ailleurs,      comportent des éléments locaux et des élé-         qu’on n’est pas seul, parce qu’« il faut qu’il y
les figures de rebondissement, de capacité       ments universels afin de créer un espace           ait encore des oiseaux dans les bois », « ce
de redressement, de « résilience » abondent      ouvert de jeu. Les contes et autres récits         serait triste si un jour, il n’y avait plus de
dans les contes de tradition orale comme         de tradition possèdent ces deux caracté-           chevreuil dans les bois ». Après cette lec-
en témoigne le conteur Hilaire Benoît avec       ristiques et présentent, comme le rappelle         ture, un étudiant laotien commentait : « Ça
ses contes de traverses. Nous observons          Pierrette Simonnet dans son ouvrage sur            parle des chevreuils, mais ça parle aussi de
également des figures de résilience dans les     les contes et les médiations symboliques,          nous. » Puis il a raconté un conte laotien
récits de vie des migrants et tout particu-      « l’immense valeur préventive de la culture        où il était aussi question de chevreuils, de
lièrement dans les récits de vie des réfugiés    pour la santé des individus et des groupes »       deuil d’un enfant et de combat pour la vie.
(Guilbert, 2009a). Par la méthode ethno-         (Simonnet, 1997, p. 169).                          Un autre étudiant vietnamien avait appris
biographique, la personne est conviée à                                                             de La Vallée des quenouilles les paroles de
raconter sa trajectoire et ses expériences          ÉMERGENCE DU DIT DE VIE                         tendresse et d’amour que le chevreuil disait
selon son gré et à livrer au fur et à mesure        Mes recherches, terrains et accompagne-         à sa biche alors qu’une étudiante laotienne
de son récit les significations et les inter-    ments des personnes réfugiées et immigran-         redisait le refrain de la chanson populaire À
prétations qu’elle attribue à ces événements     tes de même que mon intérêt concernant             la claire fontaine chantée par la mésange :
et à l’influence qu’ils ont eue sur le cours     les forces symboliques puisées dans les            « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je
de sa vie personnelle de même que sur ses        récits de tradition orale, les récits de rêve,     ne t’oublierai. »
groupes d’appartenance ou de référence.          les récits de vie et les textes littéraires            Dans le contexte de l’accueil, à Québec,
L’examen de ces récits ethnobiographiques        m’ont conduite au cœur des mots pour se            des réfugiés provenant de Bosnie-et-
révèle des tendances. Le récit est structuré     dire (Guilbert, 1994). Le premier véhicule         Herzégovine, du Kosovo, d’Afghanistan,
très souvent de telle sorte que le locuteur      symbolique est la langue elle-même. En             de Colombie et lors d’un terrain en Croatie
devient le héros qui, à l’instar du héros des    contexte d’immigration, il est nécessaire          et en Bosnie-Herzégovine, des récits de vie
contes populaires, traverse des épreuves         d’acquérir une maîtrise fonctionnelle de la        recueillis auprès des personnes réfugiées
et des obstacles, subit des échecs, mais         langue du pays afin de communiquer dans            entre 1995 et 2001 ont révélé non seulement
se redresse constamment en découvrant            toutes les situations d’espace public (l’accès     les détresses et les tourments de ces per-
en lui-même et dans son environnement            aux services, à l’emploi, etc.). Pour réaliser     sonnes, mais aussi un capital de résilience
des motivations et des ressources pour           une véritable rencontre interculturelle, il        puisée dans la richesse symbolique des
survivre – puisqu’il est là pour le raconter     faut trouver le chemin qui permet de faire         récits de tradition des différentes cultures
– et pour commencer une vie nouvelle et          passer ses propres images émotionnelles et         tant sur le plan local qu’international. Des
pour développer des projets d’avenir. De         de rejoindre l’autre dans sa sensibilité. Lors     récits de tradition orale – contes, légendes,
plus, le déploiement sémantique intègre ou       de certaines activités que j’avais réalisées       récits de croyance, dictons et proverbes –
évoque des motifs et des figures discursives     avec des personnes réfugiées vietnamien-           s’insèrent dans le récit de vie de personnes
référant à des contes populaires interna-        nes, laotiennes et cambodgiennes, dans             immigrantes et réfugiées qui tissent à la fois
tionaux, à des récits et à des rituels locaux.   des cours de langue et de culture québé-           un témoignage des souffrances subies, une
Cette intertextualité au cœur du récit eth-      coise, à l’École du Québec, au camp de             stratégie de combat contre l’adversité, une
nobiographique (Bauman, 2004 ; Guilbert          réfugiés de Phanat Nikhom, en Thaïlande,           réinterprétation des évènements, une quête
et Doutreloux, 1994) lui confère une auc-        en 1990, nous avions eu recours en classe          de sens. Certains récits ont été recueillis en
toritas, une validité interne, une résonance     à des contes populaires et à des récits tradi-     entretiens ethno­g raphiques, d’autres l’ont
à la fois ­u niverselle et singulière.           tionnels provenant du Québec, du Vietnam,          été en situation clinique. Certains exemples
    Les expressions symboliques de la cul-       du Laos et du Cambodge, car ces récits, par        sont très évocateurs. Mladen évoque les
ture – comme les récits que nous créons,         leur caractère à la fois international et local,   croyances de mauvais œil et l’appel à un
que nous lisons, que nous racontons,             constituent un pont entre les cultures. De         guérisseur ou une guérisseuse, chaman
que nous écoutons – construisent la vie          plus, ces récits permettaient aux personnes        ou balajica. Il se dit qu’une grande peur
de relation dans les sociétés humaines,          d’aborder, par la voie de l’imaginaire, des        pourrait le guérir de sa peur et nous fait
opèrent des médiations entre l’individu et       aspects difficiles de leur vie. Des récits de      ainsi penser au conte oral international
le groupe, entre soi et le monde, fondent        tradition orale, des récits d’expériences per-     de Ti-Jean-Sans-Peur. Saïda ne veut pas
les identités et les appartenances, leur         sonnelles, des textes littéraires de même          manger de fraises parce que les enfants
donnent sens, les donnent à voir dans            que l’apprentissage des expressions idio-          pleurent, car ils ne peuvent plus manger
le spectacle toujours changeant de l’es-         matiques françaises et québécoises, tout           de fraises. Ce sont des paroles énigma-
pace public (Lamizet, 1999). Alors qu’on         devenait prétexte à dire, avec des mots            tiques qui prennent sens une fois qu’elles
attendait jadis de la culture qu’elle ouvre      français, avec des expressions québécoi-           sont resituées dans le ­contexte oral de sa
à l’universel, on lui demande aujourd’hui,       ses, l’ennui de leur famille, l’attente, l’ap-     région en plus de l’écho qui résonne avec
dit Jean Caune (1999, p. 44), « de réduire       préhension de la vie qu’ils auraient dans          des mythologies anciennes et actuelles.
la “ fracture sociale ” par la production        le pays d’accueil, la peur de l’inconnu, cet       Dusan tisse son récit de rêves et de réso-

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nances du destin. Ces récits de vie sont par      sources d’influence, celle d’un conteur            2000 ; Ribémont, 1990). Conjuguant ces
ailleurs très souvent structurés à la manière     actuel, l’autre d’un genre littéraire du           deux traditions, ces récits que j’appelle
d’un conte merveilleux mettant en scène un        Moyen Âge. Parfois, des conteurs tissent           dits de vie sont pétris du récit de vie de
départ ou une fuite, motivé par un manque         leurs récits à même leur expérience de             personnes immigrantes et réfugiées et
ou un danger, des aides et des adversaires        vie autant que de récits recueillis auprès         des matériaux ethnographiques tels que
au cours des épreuves à surmonter, et enfin,      de personnes partageant des expériences            contes, croyances et rituels qui entrent
sinon un triomphe, souvent la construction        similaires, y introduisant des éléments            en résonance avec le récit de vie produit
d’un sens nouveau ou d’une nouvelle étape         de traditions locales. Par exemple, le             au cours d’un ­entretien.
à franchir. L’analyse de ces récits permet-       conteur normand Gutz Des Prez se pré-                 Quatre dits de vie sont présentés dans
tait une compréhension plus approfondie           sente « diseur de vie et conteur de pays ».        des encadrés et commentés ci-après.
des mécanismes de résilience. Afin que            Il invente et conte des récits à la fois ins-
cette source vive puisse être partagée en         pirés de la tradition orale et des gens qui            LE DIT DE VIE DE L’ENFANT
groupes interculturels dans des situations        ont connu les champs de bataille de la                 COMME UNE FRAISE
d’accompagnement, de formation et de              guerre 1914-1918. Il partage ainsi avec               Chaque dit de vie est tissé de bribes de
rapprochement interculturel, avec d’autres        son auditoire un devoir de mémoire et              récits de plusieurs personnes, de rêves,
personnes immigrantes et réfugiées, j’ai          un travail de dépassement de ces événe-            de croyances qui sont reliées aux images
retravaillé ce matériau brut de manière à         ments douloureux. Cette expression rejoi-          évoquées même si une trame narrative
laisser émerger la force poétique et sym-         gnait ma perspective et me rappelait en            principale le traverse. Le dit de vie s’ins-
bolique et de fournir un canal d’appren-          même temps le dit du Moyen Âge, genre              pire de récits de vie, mais s’en distancie
tissage à travers un acte de distanciation        bref, texte écrit pour être dit – et non           pour mieux toucher dans l’anonymat les
symbolique.                                       chanté –, genre fluide et polymorphe qui           sensibilités de plusieurs.
    J’ai créé le terme dit de vie pour dési-      côtoie, entre autres genres, la fable, l’allé-        Le point de départ du dit de vie de
gner ces récits en m’inspirant de deux            gorie et la métaphore poétique (Zumthor,           l’enfant comme une fraise a été l’analyse

                                                      L’ENFANT COMME UNE FRAISE

        Le marché regorgeait de fruits et de légumes frais. Ce n’était           Saïda se rappelait ce que les femmes et les hommes de
    pas les légumes de son jardin qu’elle avait plantés de ses mains,        son village disaient en traversant les champs : « Les fraises
    mais ils étaient beaux et ils lui rappelaient la générosité de la        sont belles et libres comme les enfants. Elles sont innocentes
    terre de son village natal.                                              comme les enfants purs dans leur insouciance de l’intolérance
        Saïda se faufilait entre les allées, balbutiait son français         des grands. »
    naissant pour demander des tomates, payer les pommes de                      Haletante et frémissante, Saïda rentra chez elle sans ter-
    terre, et pensa qu’il fallait acheter du lait pour sa mère. Ce           miner ses courses. Elle s’allongea sur son lit et s’endormit.
    n’était pas le lait de la vache Buzulja que sa vieille mère trayait          La porte des mondes s’ouvrait. Elle descendait un escalier
    de ses propres mains, ce n’était pas du lait cru savoureux, mais         de bois en spirale bordé de boutons d’or jusqu’au centre de la
    c’était du lait de ce pays qui l’avait accueillie.                       Terre. À sa gauche, elle apercevait les Bottes-de-sept-lieues,
        Oh, comme elle se sentait étrangère ici !                            toutes rouges, avec une grosse boucle blanche. Elle approcha
        Elle passa devant un étalage de fraises et son cœur se serra.        pour les chausser. Elle voulait parcourir l’univers et ramener
        Ses amis et compatriotes l’avaient invitée plusieurs fois à          tous les enfants. Des diablotins surgirent des fissures de la
    se joindre à eux pour aller cueillir des fraises à l’île d’Orléans.      terre et pointaient leurs fourches vers elle, menaçant et rica-
    C’était pour quelques jours seulement à la fin du mois de juin,          nant. Elle revint sur ses pas. Elle marchait, marchait, marchait.
    de longues journées éreintantes bien sûr, mais qui rapportaient          À droite, elle aperçut une fraise dans la neige. Elle se pencha
    gros. C’était la recette accomplie pour les nouveaux immi-               pour la cueillir. Elle voulait l’offrir à ces enfants. Elle voulait
    grants qui venaient cueillir l’argent de plusieurs mois avec             goûter cette fraise rouge gorgée de soleil qui apparaissait dans
    toute la famille, le père, la mère et les enfants. Chaque fois,          cette blanche neige. Les diablotins sortaient de tous les coins
    elle refusait l’invitation sous prétexte qu’elle devait s’occuper        et ricanaient : « Turlututu chapeau pointu ! Tur turlu turlu
    de la maison. « Pourquoi, lui répondait-on, puisque les enfants          turlututu… tutu… tutu… tutu… ! ! ! » Elle laissa la fraise dans
    viendront, ils pourront cueillir des fraises et cela les amusera. »      la neige et remonta vers le monde d’en haut.
    Elle refusait encore, elle était fatiguée. Elle refusait aussi que           À mi-chemin, elle rencontra le vieil homme objibwa qui lui
    son mari y aille ou qui que ce soit de sa famille. Le bruit courait      dit : « Heureusement que tu n’as pas goûté de cette fraise du
    qu’elle était une femme paresseuse et irresponsable.                     monde d’en bas. Si tu l’avais fait, tu n’aurais jamais pu quitter
        Tant pis ! Que le bruit coure et que la rumeur du torrent            le royaume des morts. Tu n’aurais jamais pu remonter dans le
    les emporte tous !                                                       monde des vivants. Va, ton mari et tes enfants t’attendent. »
        Jamais plus elle ne cueillera une fraise.                                Et le vieux sage indien de la forêt continua : « Tu as vu la
        Jamais plus elle ne mangera une fraise.                              Terre qui n’appartient pas aux hommes qui se la disputent à
        Jamais plus elle n’offrira une fraise à son mari, à ses enfants,     griffes et à sang. Ils la modulent selon leur cœur déchiré. Tu
    à ses amis, à nulle âme qui vive, parce que lorsqu’on mange              as vu ceux-là sur ta route avec leur regard plein de peur, de
    une fraise, les enfants pleurent.                                        haine, d’envie et de ressentiment. Va. La Terre ne t’appartient
        Leurs pleurs, elle les entend chaque nuit.                           pas. Ton héritage est autre. Tu as à dire, tu as à peindre, tu
        Les pleurs de ces enfants qu’elle n’a pu sauver.                     as à prier la senteur des bois, le chant des oiseaux, la rumeur
        Ces enfants qui aimaient les fraises, qui n’en mangeront             des arbres et le contour de leurs feuilles, le reflet des lacs et le
    jamais plus, qui ne peuvent supporter de regarder les vivants            secret des âmes. Et la fraise rouge que cueillent les enfants du
    déguster ces fraises qu’ils avaient tant aimées.                         monde d’en bas dans la neige blanche… Voilà ton héritage. »

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2                                              110                                           AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010
d’entretiens cliniques réalisés auprès d’une      dans les réseaux sociaux des nouveaux                tout retour à la vie et au pays des vivants
femme réfugiée de Bosnie-et-Herzégovine.          arrivants. À l’occasion du séminaire d’été           lui sera à jamais impossible. Si elle refuse
Dans ses récits tissés de souvenirs de rêves      (1997) de Folklore Fellows, à Lammi, en              d’y toucher, elle conserve la possibilité de
et d’événements d’enfances entrecroisés           Finlande, un échange avec le folkloriste             revenir sur terre. » Cette croyance fait écho
des événements récents qui l’avaient con-         américain John Miles Foley, spécialiste              à une croyance plus ancestrale encore,
duite au Québec, elle évoquait le fait que        des régions balkaniques, m’ouvrait une               plus antique, celle de Perséphone qui fut
personne dans sa famille ne mangeait des          autre piste ; Foley se rappelait que lors d’un       condamnée à vivre annuellement six mois
fraises, ni elle, ni son fils, ni son mari.       de ses terrains dans les régions balkani-            aux enfers pour avoir goûté à des pépins
Elle expliquait ce fait par une croyance          ques, en traversant un champ de fraises,             de grenade. Cette épreuve alimentaire
suivant laquelle une mère qui perd son            une personne s’était exclamée : « Ah les             comme droit ou déni de passage entre le
enfant ne doit plus manger de fraises. Or         fraises, elles sont belles et innocentes             monde des morts et des vivants, la fraise
deux de ses sœurs aînées étaient mortes           comme les enfants ! » Ces fraises, on les            ou le sang dans la neige, l’image du sage,
avant l’âge de six mois. Ce sentiment de          retrouve aussi en terre nord-américaine,             tous ces éléments sont autant de figures
deuil d’enfants était ravivé dans le con-         dans les mythes des Objibwa, au sud-ouest            que l’on retrouve fréquemment dans l’héri-
texte des atrocités qui s’étaient produites       de l’Ontario, au Canada. Un mythe raconte            tage culturel de l’imaginaire de l’humanité,
récemment dans son pays. Le thème des             que, lorsqu’une personne meurt, son âme              dans les rêves, les mythes et les contes.
fraises prenait une signification socioéco-       reste consciente et elle descend au pays
nomique autre dans la période de cueillette       des morts jusqu’à ce qu’elle parvienne à                 LE DIT DE VIE DE KIROUMI,
des fraises dans les régions du Québec :          une énorme fraise. Selon ce que rapporte                 L’ENFANT DE NULLE PART
plusieurs familles immigrantes travaillent        Jean Servier, dans son ouvrage L’homme                   Le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de
intensément à cette cueillette des fraises        invisible (1964, p. 90, cité dans Chevalier,         nulle part, évoque la situation fragile de
et autres fruits de saison, ce qui leur four-     1982, p. 463), « Les fraises sont la nour-           l’orpheline, le sort des petites filles abu-
nit un revenu d’appoint non négligeable.          riture d’été des Indiens et symbolisent la           sées, expulsées ou mariées dès l’âge de
En même temps, cela devient une activité          bonne saison. Si l’âme du défunt goûte à ce          neuf ans, l’enfance prise dans la tourmente
socialement reconnue et qui se discute            fruit, elle oubliera le monde des vivants et         politique et révolutionnaire. La trame

                                                   KIROUMI, L’ENFANT DE NULLE PART

       Il était une fois Une petite fille de nulle part erre dans un          débrouiller maintenant – et ils reviennent sur leurs pas, non
   village d’Algérie. Un homme et une femme marocains trouvent                sans piller quelques maisons éloignées du village ou détrousser
   l’enfant. La femme dit : « Mon mari, nous n’avons pas d’enfant.            quelques imprudents qui se sont aventurés dans la forêt.
   C’est Allah qui nous l’envoie. Élevons-la comme notre fille. »                 Ils sont cinq passeurs de douane qui se rejoignent à l’abri du
   « C’est une enfant de nulle part, répond l’homme, nommons là               carrefour soigneusement camouflé par les branches. Un matin,
   Kiroumi, qui signifie Qui-vient-de-Rome. »                                 le plus jeune des cinq aperçoit un djinn qui les épie. Il prend peur
       Kiroumi grandit. Elle devient une bonne musulmane, elle prie           et s’éloigne en se signant. Le lendemain, il se fait plus attentif.
   Allah, aime et respecte ses parents. Les villageois honorent la            Il le voit. C’est un djinn femelle qui marche furtivement, ou qui
   générosité et la piété de ce vieux couple qui a recueilli l’orpheline.     vole sans laisser de traces sur le sol, du moins pas plus que celles
   L’enfant apporte la bénédiction sur leur maison. Kiroumi exécute           d’une gazelle. Il contemple sa grâce, son visage d’une blancheur
   humblement toutes les tâches qu’on lui demande. Chaque jour,               éclatante et ses cheveux d’ébène. Le lendemain, il revient. Il
   au crépuscule, après avoir puisé l’eau, gratté la terre, nourri les        prend l’habitude de venir épier le djinn qui les épiait, mais il
   cochons, transporté des fardeaux, moulu le grain, coupé les                n’en dit mot à ses compagnons. De matin en matin, il arrive
   légumes, elle s’assoit sur le seuil de la porte et se tient la joue.       plus en retard au rendez-vous de l’abri du carrefour. Ses com-
       À douze ans, Kiroumi affriole bien malgré elle tous les gar-           pagnons s’inquiètent, se mettent en colère. « Tu nous mets tous
   çons du voisinage. Chacun espère s’approcher d’elle. Ce cousin             en péril. » Ils l’accusent de les trahir. Ils le menacent, l’injurient,
   surtout qui veut tâter ses charmes naissants. Alors, la vieille            mais le garçon ne donne aucune explication. Ses compagnons
   femme frappe Kiroumi et l’injurie : « Sale chienne, tu provoques           ne rencontrent que l’absence dans le regard du jeune garçon.
   ton cousin. Rentre et va te cacher dans ta chambre. » De jour              Ils le voient maigrir, se replier dans un silence insondable. Ils
   en jour, le cœur de Kiroumi se gonfle de la peur de ce garçon              décident alors de le suivre.
   au regard vicieux, à peine plus âgé qu’elle, à qui il lui faut obéir           Un matin, le jeune garçon furète dans les branches des
   et qui la frappe sans cesse pour mieux la toucher.                         arbres, écoute le bruit des feuilles et le déplacement des oiseaux
       Chaque jour, l’agression se répète. Kiroumi pleure. Elle               pour découvrir la cachette du djinn. Les passeurs l’ont suivi.
   pleure jusqu’au jour où ses yeux sont devenus secs d’avoir trop            Lorsqu’ils aperçoivent la jeune fille, car c’était bien Kiroumi
   pleuré. À partir de ce moment, Kiroumi décide de toujours                  qui les épiait – ils la violent l’un après l’autre en ordonnant au
   faire le contraire de ce qu’on lui demande : « J’adore faire le            garçon tout ébaubi de faire le guet.
   contraire de ce qu’on me dit de faire », se dit-elle souvent avec              Deux heures plus tard, Kiroumi reprend conscience. Son
   un sentiment de fierté et de toute-puissance.                              corps lui fait mal. Un filet de sang relie son bas-ventre à la
       Chaque matin, à l’aube, alors que tout le village est encore           terre et ruisselle sur l’herbe verte. Sa djellaba est déchirée, ses
   endormi, Kiroumi se lève et marche jusqu’aux frontières de                 petits seins marqués par des ronds de brûlures de cigarettes
   la grande forêt. Les passeurs de douane la fascinent. Ils pas-             lui font mal.
   sent des immigrants clandestins contre une forte somme d’ar-                   Kiroumi sait que maintenant elle est seule. Elle se sent battue
   gent, déjouent la surveillance des officiers et engouffrent leurs          par en dedans. Elle n’a pas le droit d’apporter la honte sur la
   clients dans la montagne ténébreuse. Lorsque l’aurore paraît,              maison de ses parents. La porte est dorénavant close. Elle n’est
   les passeurs laissent les clandestins là où ils sont – à eux de se         plus vierge. Elle est désormais bannie de la société des hommes.

AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010                                           111                                                     FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2
Kiroumi marche, marche, marche. Elle s’enfonce plus avant            les étudiants. Kiroumi se fait étudiante et poursuit son rêve de
    dans la forêt, là où aucun passeur de douane n’a osé s’aventurer.        devenir dessinatrice de mode. Elle joint une troupe de théâtre
    La lueur du jour se fait plus insistante. Kiroumi marche d’un            pour laquelle elle crée les costumes. Sa vie est un décor. Elle
    pas ferme et résigné, sans regarder en arrière. Elle sait qu’elle        crée un monde à l’image de son rêve intérieur, lumineux de
    a franchi un point de non-retour. Elle a vieilli de mille ans.           douceur, de couleur et de mouvement.
    Elle n’a plus sa place dans le village. L’enfant-de-nulle-part n’a           Un jour, Laâla amène Kiroumi chez son frère Ahcène et sa
    jamais eu de place.                                                      belle-sœur Zahia. Zahia ne voit pas d’un bon œil que cette belle
        Tout le jour, elle marche droit devant elle jusqu’au crépus-         jeune femme célibataire qui travaille au lieu d’avoir un mari et
    cule, jusqu’au cœur de la forêt. Elle a peur. Elle a faim. La nuit,      des enfants puisse demeurer chez elle. Et quel travail elle fait,
    elle frissonne en écoutant la rumeur des fauves, l’agitation             cette Kiroumi ! Courir sur les routes avec une troupe de théâtre,
    fébrile d’une vie ignorée. Les jours suivants, elle s’enfonce            dessiner des costumes, cette femme, une orpheline, apporte le
    plus encore dans l’intimité de la forêt. Elle calme sa faim              mauvais œil, cette femme coquette, séductrice, provocatrice
    avec quelques racines et de feuilles d’arbres. Elle boit la sève         attire le malheur. Tant et si bien que Zahia convainc Ahcène
    des arbres.                                                              de chasser Kiroumi de sa maison.
        De jour en jour, Kiroumi se met à changer. Elle a de plus                Laâla et Kiroumi reprennent la route et se rendent en Tunisie
    en plus faim et elle a de plus en plus envie de vivre. Une               avec la troupe de théâtre pour rejoindre leurs frères révolu-
    étrange familiarité se noue entre elle et les éléments des bois.         tionnaires. Kiroumi est alors agressée et violée par six frères
    Elle découvre la forêt comme si elle y était née. Elle la sait           révolutionnaires, ou six soldats, elle ne sait plus. Laâla n’est plus
    par cœur. Elle respecte les règles de la forêt comme elle n’a            là. Peut-être l’ont-ils fait disparaître ; certains disent qu’il est en
    jamais respecté les règles des hommes. Elle reconnaît dans               prison ; d’autres affirment qu’ils l’ont vu s’enfuir vers la forêt.
    les sentiers l’odeur de la panthère, celle du daim, du chacal,               Kiroumi s’éloigne de la rumeur. Elle s’enfonce dans la forêt.
    du tigre, celle de la gazelle aussi. Elle se laisse guider par ces       La montagne s’ouvre pour l’accueillir. Elle devient pierre
    odeurs qui dressent pour elle la carte de route la plus fiable,          parmi les pierres, elle est enfin protégée de la souffrance dans
    la boussole la plus fidèle. C’est ainsi que Kiroumi vit trois ans        la froide indifférence des parois lisses et du temps. Du rocher
    dans la forêt, loin de la rumeur meurtrière qui monte dans               coule une eau fraîche et Kiroumi se réveille de ses dix-huit
    le village et dans toute l’Algérie. Entre-temps, on a voilé les          ans. L’âme de la pierre lui dit qu’en Espagne se trouve l’œuf de
    femmes et on les a réduites au silence. Mais pas elle. Elle, elle        sa vie. Elle descend au village et rencontre Sarah, une femme
    parle aux gazelles, elle raconte sa souffrance aux oiseaux, elle         pied-noire juive d’Espagne. On dit qu’elle est sa mère. Sa mère
    a appris à hurler avec les loups et aussi fort que le Grand Vent         ne le dit pas. Bien au contraire, elle hurle : « Quelle est cette
    de la Montagne. Lorsque les habitants des villages ont peur de           enfant qui débarque dans ma vie ? Je n’ai pas d’enfant. Cette
    la tempête des djinns, sans le savoir, c’est elle qu’ils entendent.      fille est folle. Enfermez-la. »
        Un matin, alors qu’elle se baigne les pieds dans un ruisseau,            Kiroumi est folle d’exaltation pendant des mois. Elle a
    un jeune homme avance vers elle. Elle prend une roche angu-              enfermé l’abandon de sa mère dans une petite boîte de plomb
    laire et la serre très fort dans ses mains. Le jeune homme lui dit :     scellée au plus profond d’elle-même. Pour l’instant, elle est
    « Tu te défends mieux contre les loups qu’avec les hommes. Je            tout entière à son bonheur. Jamais elle ne s’est sentie si heu-
    ne te veux pas de mal. Viens, je vais t’apprendre à te défendre. »       reuse, si légère. Elle connaît enfin le secret de ses origines. Elle
    Laâla lui parle de liberté, de paix et de justice, des droits de         reconstitue son passé, à force de rumeurs, de bribes historiques
    l’homme. Kiroumi épouse sa cause des droits de l’homme en                et d’invention. Les parents de Sarah avaient huit enfants. Ils
    croyant qu’il s’agit aussi des droits de la femme. Enfin, sa vie a       étaient incapables de les nourrir tous. Ils étaient comme ces
    un sens. Elle est prête à se battre jusqu’à la mort pour une cause       milliers d’autres ventres creux d’Espagne et laissés-pour-compte
    juste. Sa cause est la cause de toute l’humanité.                        juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. À l’âge de dix-sept
        Kiroumi se sent forte. Elle veut connaître sa mère, savoir           ans, Sarah est partie en Algérie, dans la région de Kroumirie,
    qui étaient ses parents. Elle part à la quête de ses origines. De        travailler dans une famille pied-noire française afin d’envoyer
    traces en images, d’échos en rumeurs, elle fabrique sa trajectoire.      de l’argent à sa famille.
    Elle est le fruit de la victoire de la guerre de l’indépendance              Kiroumi flotte comme une feuille au vent balancée par
    d’Algérie qui a donné naissance à tant d’enfants comme elle,             l’amour refusé de sa mère. De ville en ville, de pays en pays,
    sans père ni mère, une génération libre de tous liens, libres pour       l’enfant-de-nulle-part erre de nouveau. Jusqu’au Québec où elle
    prendre leur destin en main. Elle pense à sa mère qu’elle n’avait        est fière de son statut de réfugiée politique. Mais non. C’est un
    jamais connue. Elle est fière de devenir une moudjahidate, une           leurre. Elle n’est rien. Elle se sent plus proscrite que protégée.
    militante, pour la cause des droits de l’homme – et des femmes           Épiée par les rires qui la poursuivent, par les menaces de mort de
    pense-t-elle – comme sa mère, elle en est sûre, avait été mou-           ce frère voisin algérien. Elle n’a nulle part de refuge. Elle n’a plus
    djahidate pendant la Guerre de Libération. En suivant Laâla,             aucun statut, ni dessinatrice de mode, ni militante, ni réfugiée
    elle marche vers La Citoyenneté, une citoyenneté pleinement              politique, statut auquel elle tient tant, mais qui n’apparaît sur
    assumée et reconnue pour les femmes autant que pour les                  aucun document, elle est juste une immigrée qui vient de nulle
    hommes. Elle est désormais une citoyenne du monde.                       part. Encore, l’orpheline est assise sur le seuil de la porte et se
        La vie jaillit en elle comme un fleuve. Elle est folle d’amour       tient la joue. De peur d’être rejetée par ce pays, elle le vomit.
    et de désir. Son amoureux Laâla est catholique. Kiroumi se                   Un rêve la hante : les gens de son peuple sont découpés en
    convertit au catholicisme avec toute l’ardeur de son âme. Laâla          lanières, avec une épée, par le gouvernement. Elle fait du thé.
    lui ouvre tant les portes de l’avenir qu’elle en oublie les coups        Dans le fond de la tasse de thé, elle aperçoit un petit djinn pas
    que cet homme lui porte, son œil bleui, les meurtrissures de             comme les autres. Il lui tire la manche de sa robe déchirée en
    son corps.                                                               lui montrant ce qu’elle a fait. « Kiroumi, ricane le petit djinn,
        Après un certain temps, Laâla et Kiroumi partent à la ville          tu as perdu le gouvernement de toi-même. »
    rejoindre les Révolutionnaires pour propager l’espoir parmi                  Et le petit djinn se met à tisser, tisser, tisser…

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2                                              112                                             AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010
­ arrative principale a été en partie inspi-
n                                                  représentés par les parents proches           subi des maltraitances et des viols collec-
rée par le récit de vie d’une jeune femme          du père : le frère du père et le cousin       tifs, a exprimé sa colère dans la revendi-
maghrébine réfugiée. Ce dit de vie intègre         du père. Si l’enfant perd son père du         cation politique en quête de son identité
aussi d’autres matériaux ethnographiques           vivant même de son grand-père (le             et de son âme.
dont des croyances et rituels magiques des         père du père), il n’a plus bien entendu
traditions maghrébines, des éléments pui-          aucun droit. Comme le dit le proverbe            LE DIT DE VIE DE L’HOMME
sés dans la description ethnographique             l’orphelin doit se contenter de vivre,           À LA MORSURE DE SERPENT
de la position de l’orpheline par Yacine           c’est déjà un gain : « si l’orphelin a            Le dit de vie de l’homme à la morsure
Tassadit et dans l’histoire plusieurs fois         choisi de vivre, c’est parce qu’il en         de serpent constitue un alliage de contes
racontée et filmée de Pholan Devi (Frain,          tire un bénéfice et s’il veut mourir, le      populaires, de récits de migration et de
1992). Il rejoint plus largement la figure         cimetière est grand ».                        récits de la vie quotidienne. À travers ce
de l’enfant réfugié qui se glisse en l’âme         L’orphelin n’a pas de soutien, son            jeu rituel, les identités sont fantasmées,
de chacun comme la représentation d’une            seul soutien, c’est son bras (d iyil-is,      négociées, réinventées. La trame narra-
vulnérabilité extrême. Un filigrane unit           sa force). Assis sur le seuil, l’orphe-       tive principale du dit de vie de l’homme
invisiblement les situations variées de            lin est celui qui se tient la joue (afus      à la morsure de serpent a été inspirée en
l’enfance maltraitée par la guerre, par la         f Ihenk signifie qu’on est ameybun,           grande partie du récit de vie d’un réfugié
pauvreté, par la famille dysfonctionnelle.         dans le malheur). L’orphelin est              de Bosnie-et-Herzégovine – nommons-le
Portée par le langage symbolique des               celui qui a perdu ses épaules, perdu          Mladen –, qui a élaboré son récit au fil de
contes, la figure archétypale de l’enfant          la poutre maîtresse, les fondations           plusieurs rencontres. Certains éléments
réfugié rejoint en profondeur les expé-            (Ilas). L’orphelin est représenté ainsi       du récit entrent en résonance avec des
riences et les imaginaires non seulement           par la famille mâle de son père jusqu’à       contes internationaux de même qu’avec
des petites filles, mais touche une zone           sa majorité. S’il a des biens, il s’en        des croyances et des rituels de guérison
sensible d’enfant réfugié, chez les petits         occupe (après sa majorité), sinon il est      de l’aire culturelle des pays balkaniques.
garçons et chez les adultes femmes et              obligé d’aller travailler au loin pour        Des éléments sont récurrents à la manière
hommes (Guilbert, 2005c).                          gagner sa vie (acrik).                        d’un leitmotiv, d’une quête vitale, obstinée,
   La description de la situation de l’or-         Orpheline, Nouara est élevée par sa           de sens.
phelin faite par Yacine Tassadit (1995,            mère. Elle est dans un premier temps              Mladen est réfugié avec sa femme
p. 48-49), anthropologue spécialiste de            fille de veuve. Sa mère était en effet,       et sa petite fille. Depuis son arrivée au
la culture berbère, mérite une citation un         une taggalt et ses enfants arraw n            Québec, il consulte plusieurs médecins
peu longue :                                       taggalt (les enfants d’une veuve) : les       pour divers problèmes de santé. Dans son
   La position de l’orphelin (ici d’une            enfants d’une veuve sont socialement          récit, Mladen évoque la réprobation de
   orpheline) mérite d’être décrite et             perçus comme des êtres inférieurs. Ils        ses grands-parents lors du mariage de son
   analysée dans le détail parce qu’elle           sont élevés par une femme, marqués            père serbe avec sa mère croate, et ensuite
   peut nous fournir des éléments                  par son esprit et sa vision du monde          la réprobation de sa propre mère lors de
   majeurs du problème de Nouara.                  (fils de la mère). Les mentalités pay-        son mariage avec sa femme musulmane. Le
   L’orphelin n’est jamais chez lui. Même          sannes d’antan reprochaient aux sur-          récit est tissé autour de la trame familiale
   s’il n’avoue pas toujours sa situation          vivants de statuts inférieurs – femme         et intergénérationnelle habituelle au conte
   de déshérité (parfois au sens propre),          et enfants – d’avoir survécu. La veuve        de tradition orale : « Il était un roi qui avait
   on le reconnaît à ses attitudes.                est celle qui a « croqué la tête de son       trois fils… » « une femme était veuve puis
   L’orphelin s’asseyait jadis sur le seuil        mari », elle l’a mangé. On dit qu’elle ne     elle avait un garçon… » (Guilbert, 1989).
   (amnar, amder). Position symbolique             lui a pas porté bonheur, que la traîne        Au cours de son récit, Mladen exprime
   attestant d’un malaise. L’orphelin est          de sa robe est synonyme de ruine et           son « roman familial » au sens que lui
   à la fois dehors et dedans. Il se situe         de malédiction.                               donne Vincent de Gaulejac (1999, p. 108)
   en effet dedans (pour ceux de l’exté-           L’histoire de Kiroumi entre en réso-          d’impasse généalogique, d’héritage et de
   rieur, il est ce qui permet aux protec-      nance avec la description de l’orpheline par     fantasme : « L’enfant hérite des contra-
   teurs de l’orphelin de montrer qu’ils        Tassidit et rejoint l’expérience de multiples    dictions qui traversent les lignées dont
   ont de l’honneur) et dehors (pour            petites filles dans le monde. Sa trajectoire,    il est issu et plus précisément de celles
   ceux de l’intérieur en le renvoyant aux      marquée par la violence subie, la révolte        qui ont marqué le couple parental. Les
   marges, à l’extérieur, ce qui permet à       et l’engagement révolutionnaire, rappelle        parents transmettent à leurs enfants les
   l’orphelin de comprendre l’ambiguïté         à certains égards l’histoire de Phoolan          traces des conflits qu’ils n’ont pas pu ou
   et les limites de leur protection, tein-     Devi, surnommée la « Reine des bandits ».        su résoudre. »
   tée souvent d’exploitation). L’orphelin      Lorsqu’elle était une petite fille de onze           Mladen mentionne qu’il était de santé
   doit savoir ce que signifie sa position      ans, Phoolan a été vendue à son mari par         fragile pendant son enfance. Il raconte que
   à la fois explicitement et implicite-        son père. Elle a été violée par ce mari.         lors de la guerre en Bosnie, il avait fui en
   ment. Cette position médiane signifie        Elle s’est enfuie seule dans les bois après      Croatie, mais qu’il fut trouvé par une armée
   qu’il n’a pas sa place dans la structure     avoir fait des tentatives pour retrouver une     croate non officielle qui l’a enrôlé de force
   familiale (d’ailleurs l’adoption n’existe    place dans la maison paternelle. Elle est        et qui l’envoyait déminer les champs (plu-
   pas), ce n’est pas un ayant droit (ur        devenue membre d’un groupe de voleurs.           sieurs témoignages corroborent l’existence
   yettayal ara), et il ne peut pas péné-       Après avoir subi à plusieurs reprises des        de cette armée parallèle, bien qu’officiel-
   trer totalement dans l’espace domes-         viols collectifs, elle s’est laissée submerger   lement elle n’ait jamais existé). Un jour,
   tique qui a aussi ses règles (surtout s’il   par un sentiment de révolte et une soif          un compagnon de travail a sauté sur une
   s’agit d’un homme). Du point de vue          de vengeance insatiable. Hormis la soif          mine et Mladen s’est élancé dans l’explo-
   de l’héritage, le problème est aussi très    de vengeance insatiable, Kiroumi, comme          sion et il l’a sauvé. Malden n’arrive pas à
   complexe. Les orphelins mineurs sont         d’autres jeunes femmes réfugiées ayant           expliquer son geste parce qu’il se perçoit

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L’HOMME À LA MORSURE DE SERPENT
        Une fois c’était un vieil homme qui vivait avec sa femme et             C’était le Grand Nettoyage qu’ils appelaient ça. Ils envoyaient
    son fils. Le jeune homme aimait une jeune fille, et ils voulaient           les hommes dans les champs pour déminer. Mladen courait dans
    se marier tous les deux, mais leurs parents n’étaient pas d’ac-             les champs remplis de mines, il courait, courait.
    cord. Le père a dit à son fils : « L’homme orthodoxe serbe qui                  Un jour que Mladen courait dans les bois pour déminer les
    se respecte n’épouse pas une catholique croate. Tu défies Les               lieux avec un compagnon, son ami a marché sur une mine.
    Grands Vents ! Il va t’arriver malheur ! » Les parents de la jeune          Mladen, sans réfléchir, a sauté dans l’explosion pour le sauver.
    fille n’étaient pas contents non plus. Le père a dit à sa fille : « Une     Le lendemain matin, Mladen retourne dans le bois et il sent
    jeune fille catholique croate, qui est respectueuse de ses devoirs,         quelque chose le piquer. Il pense que c’est peut-être un insecte
    n’apporte pas la honte sur la maison de son père en épousant un             ou un scorpion, non, non, c’est sûrement un serpent. À partir
    orthodoxe serbe. » Et ils lui ont fermé la porte de leur maison.            de ce moment-là, il a commencé à avoir mal partout. Il ne sait
        Les deux jeunes se sont mariés. Ils ont donné naissance à               plus qui il est ni où il va. Il marche, marche, marche en essayant
    un petit garçon. Ils l’ont appelé Mladen, ça veut dire : Jeune              de trouver un sens à ce qui lui arrive. Comment, lui, si peureux,
    Pousse. Mladen est un enfant maladif et fragile aux Grands                  a pu sauter dans l’explosion pour sauver son ami ? Il a eu telle-
    Vents. Un jour, l’enfant a attrapé la rougeole, on disait alors que         ment peur ! Comment faire sortir ce poison qu’il sent dans son
    Vent-Rouge avait soufflé sur lui. La mère s’en va chez la vieille           corps ? Il se dit qu’une peur plus forte encore pourrait le délivrer.
    désensorceleuse, la bajalice, pour qu’elle guérisse l’enfant avec           Il décide de partir à la recherche de la peur Mladen traverse
    ses incantations. La mère a dit : « Viens guérir mon fils et je vais        champs de mines sur champs de mines, il se lance dans une
    te payer. » La bajalice est venue auprès de l’enfant, puis elle lui a       explosion et sauve des amis, il saute dans une autre explosion
    murmuré à l’oreille avec une voix très basse et très rapidement :           et sauve encore un ami. Il est invincible.
        Otud ide crveni konj              Sors de là cheval rouge                   À force de marcher, sa quête menait Mladen toujours plus
        crveni covek, crvena usta,        homme rouge, bouche rouge,            loin encore et il a décidé de s’envoler vers le Québec. Son mal
        crvene ruke, crvene noge,         bras rouge, jambes rouges,            ne l’a pas lâché pour autant. Il a toujours aussi mal. Il consulte
        crvena griva, crvene kopite. mains rouges,                              un médecin puis un autre. Aucun médecin ne peut répondre à sa
                                          chevilles rouges.                     question : « Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? ». Mladen cesse d’avoir
        Le soir suivant, la bajalice est revenue près de l’enfant et elle       mal seulement durant la nuit. Désespéré et sans peur, il s’endort.
    a répété l’incantation.                                                         Une nuit, la bajalice s’approche de son lit. Elle se penche
        Puis elle revient le troisième soir et elle lui murmure encore          au-dessus de lui et lui murmure à l’oreille, à voix basse et très
    à l’oreille, très rapidement et très doucement ces paroles :                rapidement :
        Otud ide crveni konj              Sors de là cheval rouge                   Nije zmija kravu ujela ;           Un serpent n’a pas mordu
        crveni covek, crvena usta,        homme rouge, bouche rouge,                                                   Mladen ;
        crvene ruke, crvene noge,         Bras rouge, jambes rouges,                Dobra druga drugu poljubila. Une bonne amie
        crvena griva, crvene kopite. Mains rouges,                                                                     embrasse une autre.
                                          chevilles rouges.                         Dobro jutro, zlo ti jutro,         Bon matin, mauvais matin,
        Kako dodje, tako stize,           Comme il vient,                           Toliko te te do ujutru bilo !      Vous apportez tellement
                                          comme il approche,                                                           de mal en ce matin !
        Ovu boliku odmah dize.            La maladie le quitte                      Zemlja zemlju jela,                La terre a mangé la terre,
                                          immédiatement.                            Zemlja zemlju rucala,              La terre a mangé la terre
        L’enfant est guéri. La bajalice a dit à la mère : « Gardez Mladen                                              à midi,
    à l’abri des Grands Vents. Les Grands Vents sont dangereux pour                 Zemlja zemlju vecerala,            La terre a mangé la terre
    lui. » La mère a obéi. Elle a tellement couvé le petit Mladen                                                      dans la soirée,
    que ses copains lui criaient : « Pris-dans-les-jupes-de-sa-mère !               Nij’ od zemlje vecera.             Le repas du soir n’est pas
    Pris-dans-les-jupes-de-sa-mère ! » Mais il a quand même réussi                                                     de la terre.
    à s’en dégager un peu des jupes de sa mère, parce qu’il a grandi                Nij’ od trnja postelja.            Le lit n’est pas fait de cornes.
    et il a fait comme son père avait fait avant lui, il s’est marié avec           Ajd’ izlazi, Marija.               Va-t-en, O Marie,
    une femme contre la volonté de sa mère, car sa femme était une                  Da ti sudji kadija.                Que le cadi vous juge !
    musulmane. Puis, ils ont eu une petite fille.                                   Nije radi zle zene,                Ce n’est pas à cause
        Hélas, un jour, Vetar, le puissant Roi des Vents, a appelé ses                                                 d’une méchante femme,
    neuf vents pour tenir un Grand Conseil. Le roi Vetar leur a dit :               Nego pored oca i dece.             Ni à cause du père
    « Regardez autour de vous. Les hommes ont mêlé leurs sangs !                                                       ni de l’enfant.
    Eh bien, nous aussi nous allons mêler nos souffles ! Nous allons                Nije zmija (po imenu) ujela ; Un serpent n’a pas mordu
    abolir les frontières entre ce monde-ci et l’autre monde ! » Dans                                                  Mladen.
    cette contrée, les gens attribuaient une couleur aux vents et ils               Dobra sestra sestru poljubibla. Une douce sœur
    disaient que chaque vent apportait une maladie. Par exemple, les                                                   embrasse l’autre.
    vieux disaient que Vent-Rouge soufflait la rougeole, Vent-Blanc                 La bajalice revient la nuit suivante. Elle a les traits de la mère de
    donnait l’eczéma, Vent-Jaune faisait attraper la jaunisse, Vent-            Mladen. Elle parle doucement, rapidement. Elle revient une troi-
    Noir décimait les troupeaux de moutons par l’anthrax. Alors,                sième nuit et elle répète la formule magique. Au petit matin, elle
    après cette réunion du Grand Conseil, les Grands Vents ont                  prend une fourchette et elle la plante dans la jambe de Mladen. La
    soufflé sur le monde des hommes et il y a eu les maladies, la peur,         porte de la chambre s’ouvre et tout le venin du serpent s’échappe
    la haine, la vengeance. Les hommes s’entretuaient, violaient les            dans le courant d’air. Mladen a sursauté tellement il a eu peur !
    femmes, leur faisaient porter les enfants de l’autre monde.                 Il est guéri.
        Mladen a réussi à s’enfuir avec sa femme et sa petite fille. Ils            C’était la petite fille qui avait ouvert la porte ; elle venait
    se sont cachés dans une petite maison d’une campagne croate.                voir son père. Mladen a retrouvé une belle vie avec sa femme
    Mais l’Armée Parallèle les a trouvés et elle a amené Mladen.                et sa fille.
    Cette armée s’emparait de tous les hommes qu’elle considérait                   Puis ils m’ont aperçue. Ils m’ont fait sortir de la maison puis
    impurs, de sang mêlé, aussi les homosexuels, les délinquants.               ils m’ont dit : « Va raconter ça ! »

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2                                                 114                                              AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010
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