Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et heuristique des modèles vidéoludiques
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Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives 42 | 2022 Les récits par et sur le numérique Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et heuristique des modèles vidéoludiques Samuel Francblu Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/narratologie/13888 DOI : 10.4000/narratologie.13888 ISSN : 1765-307X Éditeur LIRCES Référence électronique Samuel Francblu, « Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et heuristique des modèles vidéoludiques », Cahiers de Narratologie [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 08 décembre 2022, consulté le 08 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/13888 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.13888 Ce document a été généré automatiquement le 8 août 2023. Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 1 Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et heuristique des modèles vidéoludiques Samuel Francblu 1 Dans le secteur du jeu de société, les designers cherchent depuis une dizaine d’années (Chouffot, 2019) à construire des instances de régulation ou de narration qui recouvrent des systèmes de génération des univers fictifs – permettant, par le biais de mécanismes de narration procédurale, de créer une intrigue nouvelle à chaque partie – et des systèmes purement « analogiques » d’activation des adversaires, des personnages alliés, voire des éléments de l’environnement. 2 De nombreux blogs, articles et vidéos issus de cette « communauté de pratiques » essaient de caractériser ces jeux qui permettent de vivre des « histoires » 1 : la question narrative préoccupe le secteur (Francblu, 2021b). Existe-t-il une façon de raconter, de vivre, de faire vivre une histoire qui serait recherchée à travers le jeu de société moderne ? Quelles notions communément utilisées dans le domaine vidéoludique peut- on utiliser pour analyser la question narrative dans le jeu de société ? Y-a-t-il, en définitive, une spécificité du récit procédural « analogique » ? 3 Le « jeu hybride », ou importation de dispositifs numériques dans le matériel des jeux de société2, a pu être traité par ailleurs (Chouffot, ibid.) ; tout comme la digitalisation des jeux de plateau classiques (par exemple : Bustros, 2009, ou Bard et al., 2019). 4 Cet article rend compte d’une recherche articulant une enquête de terrain au sujet des usages avec une analyse d’inspiration sémio-communicationnelle des procédures narratives automatisées mises en œuvre dans le jeu de société. Il s’agit donc plutôt de comprendre les perspectives ouvertes par l’application au jeu « analogique » de mécanismes inspirés des savoir-faire numériques. Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 2 Le jeu « analogique » 5 La démocratisation du jeu de société moderne laisse à croire que l’activité ludique est en passe de « s’imposer de façon durable dans les pratiques » (Berry, 2018). Bien qu’elle prenne une place grandissante aussi dans l’industrie éditoriale (Brougère, 2003 ; Dauphragne, 2010, 2011), le monde de la recherche l’aborde encore rarement en tant que médium ou produit culturel. 6 Le corpus qui nous intéresse dans ces pages est celui du jeu de société de support matériel, « physique » ou encore « analogique » (par opposition au support numérique du jeu vidéo3), dont la « diffusion commerciale n’est pas un caractère extérieur au jeu mais intrinsèquement lié à ce qu’il est », et dont les « règles ne sont pas transmissibles isolément du matériel complexe dont elles donnent les conditions de manipulation ». Cette définition est celle que Brougère (1979) donne du « jeu d’édition », jeu dont les conditions d’utilisation sont intimement liées au milieu qui l’a conçu comme produit commercial, contrairement par exemple aux jeux de table traditionnels tels que le jeu de Dames, dont les règles peuvent être transmises de manières diverses, et ce indépendamment du support matériel. 7 Ainsi, afin d’alléger la lecture, et en dépit des différentes taxinomies qui peuvent être utilisées par divers acteurs4, nous utiliserons dans ces pages, indifféremment et comme synonymes les termes de « jeux de société », « jeux de plateau 5 » ou « jeux d’édition » pour désigner ces dispositifs « analogiques ». 8 Or dans un champ où une certaine porosité s’observe entre le monde des designers et le monde des consommateurs (Brougère, 2011), les pratiques ludiques dites « de niche » semblent constituer un modèle innovant pour tout le secteur (Zabban, Pineros, Roux, 2021). Les jeux concernés par des mécanismes procéduraux sont de plus en plus nombreux, dépassent le champ des jeux pour « joueurs avertis » et sont intégrés dans des titres au succès commercial plus « grand public » (illustration 1). 9 Des dispositifs intégrés à un nombre croissant de jeux de société (graphique 1) permettent la construction automatisée de la trame scénaristique, autorisant un fonctionnement joueur(s) contre jeu. Ces dispositifs, ces structures de jeu permettent à la fois la rencontre, l’intégration de personnes nouvelles, une mise en place facilitée des sessions et un apprentissage rapide des règles (Francblu, 2020). Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 3 Illustration 1. Mécanisme automatisé de la contagion planétaire dans Pandemic, présenté comme l’un des « dix meilleurs jeux de société de stratégie à avoir chez soi ». Source : https://www.leparisien.fr/guide-shopping/conso/jouets/les-10-meilleurs-jeux-de-societe-de- strategie-a-avoir-chez-soi-08-04-2021-8430355.php, mis en ligne le 27/09/2021, consulté le 03/02/2022. Tous droits réservés. 10 Dans un contexte de succès des jeux coopératifs, supposant l’affrontement du groupe de joueurs non contre des adversaires mais des événements, des algorithmes sont imaginés par les concepteurs pour gérer les transformations de l’environnement dans les jeux de plateau. Citons à titre d’exemple le mécanisme de l’inondation de L’Île interdite (2010) ou celui de la contagion planétaire dans Pandemic (2009). 11 D’autres types de jeux de société répondent à la nécessité de s’adapter au cadre temporel et organisationnel de la pratique. Les concepteurs élaborent des tutoriels, suites de procédures narratives qui permettent de mettre en place la partie en temps réel, d’apprendre des règles complexes tout en jouant (par exemple : Andor, 2012). 12 D’un autre côté, les escape games ( jeux d’évasion) sur table et autres jeux d’enquête constituent des expériences uniques avec un investissement minimal en terme de préparation, dans le sens où les énigmes sont dévoilées durant la partie, comme dans les titres primés lors des festivals internationaux de Cannes et d’Essen : Time Stories (2015), Unlock! (2017), Exit (2017) ou encore Détective (2018). 13 L’expérience de jeu implique parfois la transformation du matériel selon une trame semi-aléatoire. Dans certains titres, cette transformation a lieu entre les sessions d’une même campagne qui permet de décliner un scénario sur plusieurs parties. Mice and Mystics (2012), The 7th Continent (2017), Folklore the Affliction (2017), Détective (2018), Voyages en Terres du Milieu (2019), Comanautes (2019), Etherfields (2020) ou Tainted Grail (2020) construisent ainsi leur intrigue par le biais d’une arborescence narrative qui laisse un « héritage6 » (« legacy ») de chaque session sur les sessions suivantes. 14 Les jeux les mieux côtés7 du secteur, Mage Knight (2011), Scythe (2017), Les Demeures de l’Epouvante (2011), Lords of Hellas (2018), Historia (2014), Outlive (2016), Gloomhaven (2017) ou encore Zombicide (2012) sont désormais nombreux à offrir des systèmes d’activation Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 4 de personnages et adversaires fictifs qui permettent au(x) joueur(s) humain(s) de coopérer, d’affronter, d’interagir avec des PNJ (personnages non-joueurs). 15 Au sein d’un large éventail de pratiques ludiques, donc, une « communauté d’acteurs » conçoit et utilise un certain nombre de dispositifs qui irriguent tout le champ. Notre approche du jeu comme « artefact socioculturel » (Simonian et al., 2016), ou contenu technique répondant à un certain usage social, nous amènera en définitive à interroger le rôle et la place de la narration procédurale dans le jeu analogique. Graphique 1. Nombre de titres édités par année, intégrant au moins un système d’activation automatisé. Source : www.boardgamegeek.com Champ : 85000 titres répertoriés. Une méthode, des terrains 16 Notre approche cherche à ouvrir la boite noire du jeu de société, sans nous limiter à décrire son rôle (social, éducatif) ou sa place (économique) dans l’industrie du loisir. Nous montrerons comment de nouveaux mécanismes narratifs répondent à la fois à des enjeux culturels et techniques, en nous appuyant sur l’analyse de quelques titres contemporains et de leur usage par une « communauté de pratiques » (Brody, 2015). 17 La révolution numérique a accéléré ce mouvement de convergence entre les usagers et les producteurs de mondes fictionnels. Et beaucoup des progrès réalisés dans les sciences du numérique sont dus à la recherche-création vidéoludique (Dupuis, 2015). Quels modèles de la narration procédurale, de la génération d’univers fictifs peut-on appliquer aujourd’hui au jeu de société ? Si au fil de leur « carrière ludique » (Coavoux, 2010), les amateurs de jeu de plateau développent une pratique qui repose sur des produits dont les mécanismes s’inspirent du jeu vidéo, il s’agit aussi d’analyser différentes formes de jeux de société au regard des notions couramment utilisées dans le champ narratologique. Ce cadre théorique nous permettra en retour de saisir les limites des applications actuelles de la narration procédurale dans le jeu de société. 18 Différentes perspectives seront alors ouvertes, en mobilisant un modèle expérimental pour penser l’articulation du récit, de l’histoire et de la narration dans un contexte interactif. Nous tenterons pour conclure d’évaluer la portée de ces notions en ce qui concerne la créativité et l’innovation dans le secteur du jeu « analogique ». Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 5 19 D’autre part, si le design contemporain répond à une réorganisation des cadres de la pratique, à quel besoin l’automatisation des systèmes de jeu peut-elle apporter une réponse ? En quoi ces systèmes modifient-ils la place du jeu dans l’espace social ? Nous tacherons au fond de vérifier si les mécanismes inspirés du numérique facilitent l’accès au jeu comme pratique de loisirs contemporaine. 20 Enfin, si pour Ryan (2007) le dialogue entre narratologie et ludologie « peut s’avérer une étape incontournable dans la refondation des concepts de la théorie du récit », quel impact l’importation de mécanismes hérités de la narration numérique peut-elle avoir sur le statut du jeu de société en tant que produit culturel ? 1. L’approche narratologique du jeu « analogique » 21 Bien avant d’être en situation de s’intéresser aux médias numériques, les narratologues se sont en effet préoccupés de la question de l’interaction auteur-utilisateur. Car la théorie du récit transcende les genres et les médias (Marti, Baroni, 2014), dans la mesure où « toute espèce de message narratif, quel que soit le procédé d’expression qu’il emploie relève de la même approche » (Brémond, 1964). 22 D’abord, si les fictions interactives ont une longue histoire (notamment dans la littérature potentielle8 et dans le livre interactif 9), certains théoriciens du récit voyaient une « forme minimale d’interactivité [dans] les virtualités de l’intrigue, que l’interprète scénarise au cours de sa progression dans le texte » (Marti, Baroni, 2014). Pour Dannenberg (2009), « la fascination que le lecteur éprouve […] s’explique par le fait que le récit ne se contente pas de raconter une histoire, mais tisse au contraire une toile riche et ontologiquement multidimensionnelle de mondes possibles alternatifs ». Reste que cette exploration des possibilités du récit demeure limitée par le caractère linéaire et irréversible de la progression du lecteur. La branche actualisée par le texte rejette les autres dans « le royaume de l’éternelle virtualité […] l’intrigue doit nécessairement correspondre à une forme de planification antérieure à l’acte de réception ». 23 Dans le domaine des feuilletons et des séries au moins, les procédés de diffusion et de réception ont un impact sur la manière d’écrire, de mettre en scène l’univers fictif qui « enveloppe une série de conséquences proprement narratologiques ». Ainsi la résurrection de Sherlock Holmes, obtenue des lecteurs de Conan Doyle en contraignant l’auteur (Marti, Baroni, 2014). 24 Pour reprendre le vocabulaire de Genette (1972) –cette « grammaire » (ibid., p. 99) –, nous nous arrêterons sur une définition de la narration comme l’acte qui produit « réellement ou fictivement » le discours narratif. 25 La narration suppose donc d’une part une histoire écrite, contenue ou « embarquée » ; et d’autre part le récit de cette histoire, des « points de vue », « perspectives » ou encore « focalisations ». Mais elle suppose aussi une action, celle de mettre l’histoire en récit, de narrer cette ou ces histoires, de n’en narrer qu’une partie. Cette narration, c’est « l’aspect de l’action verbale en rapport avec le sujet, qui parle, où et quand : celui qui accomplit, mais aussi celui qui la rapporte » (Genette,1972). Si avec Ryan (2007) nous estimons qu’un certain nombre de phénomènes ludiques gagnent aujourd’hui à être analysés par le biais de modèles narratologiques, nous pouvons avancer que ce discours narratif est produit « réellement » dans le jeu (le discours produit par l’auteur du jeu) et Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 6 « fictivement » hors du jeu (le discours produit par les joueurs qui va circuler autour de la table). 26 Pour tenter de transposer ces différentes topiques au jeu de table, et donner aux acteurs actuels des éléments d’analyse pragmatiques, nous proposons ici un modèle destiné à interpréter la narration dans le jeu de société comme la rencontre réelle (comprendre : actualisée par le joueur) entre l’histoire embarquée et le récit expérimenté. Cette histoire et ce récit prennent place dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler un « monde » (Lavocat, 2010), espace-temps dans lequel elle se déroule et qui l’englobe. En dépit de la plurivalence du terme on s’arrêta sur la notion de diégèse pour désigner ce « monde ». 1.1. Structures de l’histoire 27 Giuseppe Lovito (2013) analyse la figure du labyrinthe dans l’histoire de la littérature, notamment dans l’œuvre d’Umberto Eco, comme l’expression du défi intellectuel et la métaphore de la progression vers la connaissance. Eco met en jeu trois différents types de structures de narration, qui illustrent chacun une forme de cheminement dans le récit : 28 - la labyrinthe « classique », qui présente un centre, un seul objectif possible et un parcours en spirale qu’il faut accomplir en surmontant ses différentes épreuves à mesure de la progression. Tel le Jeu de l’oie, il est « unicursal ». 29 Dans Mice and Mystics ou Andor, le cheminement est « linéaire » et le récit s’efface au profit de l’histoire écrite, qui englobe déjà toutes les possibilités. 30 - le labyrinthe « maniériste », plein de faux semblants, métaphore pour Levito de l’arbre de la connaissance, contient de nombreux cheminements possibles mais un seul atteint l’objectif. Enroulé sur lui-même, il correspond au labyrinthe traditionnel des cahiers de jeux des écoliers. Déplié, le labyrinthe maniériste ressemble un arbre, dont seul un des embranchements mène à la conclusion et parvient à toucher le sol ou le ciel. 31 Ainsi fonctionnent la plupart des escape games ( jeux d’évasion) : le joueur ne vit pas forcément tous les éléments de l’histoire car le scénario est fait de chausse-trappes. D’un autre côté l’univers possible se limite à l’histoire prévue par les indices qu’il faudra trouver ou les éléments qu’il faudra débloquer pour avancer. Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 7 Illustration 2. Structure narrative maniériste : la diégèse se limite à l’ensemble des discours narratifs possibles. Source : l’auteur. 32 La plupart des jeux de société à vocation narrative utilisent un principe hybride : la structuration par embranchements, où plusieurs lignes d’histoires se dégagent en fonction tantôt des choix, tantôt des prouesses des joueurs (comme dans Folklore: the Affliction, Le Dilemme du Roi ou Gloomhaven). Illustration 3. Structure narrative à embranchements. Source : l’auteur. 33 - s’inspirant du concept de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Levito distingue une troisième forme de progression labyrinthique dans l’image du rhizome. Un labyrinthe rhizomique n’a ni début ni fin, chaque élément narratif donne des possibilités nouvelles sans éliminer les possibilités antérieures. 34 Sans centre ni périphérie, la progression dans le rhizome amène à parcourir différents nœuds et parfois repasser par les mêmes, de manière potentiellement infinie, sans début ni fin identifiée. Relever le défi du labyrinthe rhizomique revient moins à progresser dans une structure figée que de trouver dans le chemin parcouru le sens que Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 8 l’on cherche. Les jeux d’enquête tels que Sherlock Holmes Détective Conseil sont des illustrations convaincantes de ce type de construction narrative. Illustration 4. Structure narrative en rhizome. Source : l’auteur. 1.2. Diégèse et narration 35 L’univers « total » dans lequel prend place le jeu peut donc être représenté par la somme des embranchements choisis et des embranchements ignorés, des situations prévues et des situations ayant émergé de la partie. L’univers est en effet l’ensemble des histoires jouées et non jouées (mais potentiellement jouables), celles prévues par l’auteur mais non exploitées et celles non prévues par l’auteur mais ayant émergé à travers le jeu. 36 Au sein de cette diégèse prend naissance la narration comme intersection entre l’histoire et le récit : c’est la transformation d’une histoire objective, prédéterminée, en récit subjectif, tel qu’il est vécu par le joueur. Les parties de l’histoire qui n’auront pas été vécues et les récits qui n’en auront pas émergé seront pour reprendre l’expression de Dannenberg (2009) « rejetés dans le royaume de l’éternelle virtualité » : ils n’auront pas été narrés. 37 Pour prendre une image mathématique, si la narration est ici perçue à l’intersection, la diégèse est envisagée comme l’union de cette histoire, de ces histoires prédéterminées et de tous les récits qui peuvent en émerger. 1.3. L’auto-récit 38 Dans un jeu « immersif » tel que Scythe10 le récit reste accessoire : il n’est pas nécessaire à la progression dans le jeu. Le joueur est producteur unique de la narration et son point de vue recouvre tout le récit. La diégèse, si elle est la somme des possibilités d’un univers donné, se limite ici à l’histoire que peut en faire le joueur. 39 Ainsi, une partie de Scythe est éminemment racontable a posteriori : les joueurs peuvent trouver du plaisir à relater comment ils ont bâti leur appareil de production ou conquis différents territoires. Mais comme l’histoire que les enfants relatent à voix haute lorsqu’ils jouent à la dînette, ou comme le récit que les joueurs de bowling feront de leur partie, cette narration est interne, elle n’est pas le produit d’une histoire pré- Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 9 écrite ou prédéterminée. Raison pour laquelle un modèle d’analyse est nécessaire pour différencier les jeux narratifs des jeux propices à une narration. Illustration 5. Structure narrative d’un jeu « immersif » : le récit est contingent, la diégèse se limite au récit des joueurs. Source : l’auteur. 1.4. Le récit intra-historique et le récit extra-historique 40 Dans les structures linéaires ou labyrinthiques, la progression dans la diégèse ne dépend pas des choix du joueur. Elle est soumise au gameplay, ou à sa progression technique du joueur dans l’univers du jeu. Illustration 6. Structure narrative « classique » unicursale : la diégèse se limite à l’histoire, qui englobe tous les récits possibles, et tous les discours narratifs possibles. Source : l’auteur. 41 Dans les jeux à narration partagée ou « distribuée », le récit est nécessaire mais laissé en majeure partie à l’initiative des joueurs. Il y a donc plus de récit que de narration car l’histoire se limite à des « démarreurs ». L’étendue de la diégèse n’est pas synonyme de narration, mais de récit potentiel. L’histoire ne repose pas sur une création préexistante mais s’efface derrière le travail indispensable des joueurs. 42 Si on peut admettre que l’auteur d’un jeu n’ait pas tout prévu, n’ait pas anticipé tous les comportements possibles de ses personnages, tous les développements possibles de son Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 10 univers, le caractère narratif suppose une intervention extérieure au groupe des utilisateurs pour peser sur le récit dont ils vont faire l’expérience. Illustration 7. Structure narrative des jeux à narration partagée ou « distribuée » : le récit repose sur le discours des joueurs, au-delà de l’histoire embarquée. Source : l’auteur. 2. Des notions pour évaluer le potentiel narratif des jeux 43 Depuis les débuts du jeu vidéo proposaient de simples confrontations, les univers se sont complexifiés, impliquant une certaine autonomie narrative. L’implémentation de méthodes de construction procédurale des contenus a alors représenté dans le jeu vidéo l’occasion de définir les actions « d’agents » (au sens de Murray, 1997) ou « d’entités agissantes ». Ceux-ci peuvent être aussi bien des éléments de l’environnement que des PNJ ou personnages non-joueurs. L’univers vidéoludique a par ailleurs hérité du jeu de rôle ce terme qui désigne tous les personnages de la fiction, adversaires ou alliés, qui ne sont pas incarnés par les joueurs mais mis en scène par le maître de jeu, ou dans le cas du jeu vidéo, par la machine. 44 Les méthodes de l’intelligence artificielle sont utilisées pour « améliorer le comportement des personnages non-joueurs ou encore générer du contenu de façon automatique » (Collet, 2018). Il s’agit pour le développeur de définir des seuils qui peuvent faire passer l’agent d’un état à un autre, ou de déterminer des arbres de sélection d’action ou de transformation de l’environnement en fonction de la progression du joueur. 45 Le développement de nouveaux outils facilitant l’interconnexion entre publics et éditeurs est venu remettre en question les limites méthodologiques propres aux approches disciplinaires. L’objet de cette partie peut donc se définir ici comme l’analyse de ces mécanismes appliqués au jeu de société, où c’est une mécanique de papier et de carton qui constitue le cœur de la procédure narrative, qui fait figure « d’intelligence artificielle » et qui propose des arbres de décision : le texte et les règles du tirage des cartes remplacent les puces et les lignes de code. Quelles perspectives ces notions peuvent-elles nous ouvrir ? Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 11 2.1. Intrigues écrites, récits émergents 46 Pour Szilas (2014) dans un contexte d’interactivité, l’histoire « perçue » est l’enchevêtrement de plusieurs dimensions qui agissent en parallèle. Dans l’expérience, sans qu’il ne soit toujours aisé pour le joueur de les distinguer, vont se télescoper des « intrigues écrites », dont les « relations d’ordre », les enchaînements causaux sont prédéfinis car produits en amont, avec une intentionnalité de la part des concepteurs ; et des « intrigues résultantes », dont le déroulement n’est pas prévu par l’auteur. 47 Les « intrigues écrites » existent sous deux formes qui permettent de densifier l’expérience narrative. 48 « L’intrigue principale » est le squelette du récit construit par l’auteur, elle est de fait unique et obligatoire, quel que soit le cheminement du joueur. Ce cheminement peut être linéaire (dans le cas d’une histoire séquencée en chapitres) ou multilinéaire. Il est conçu pour être « distendu », et contenir d’autres éléments s’y insèrent, les intrigues secondaires. 49 Ni uniques ni obligatoires pour aboutir à la (une des) conclusion(s) de l’arc narratif principal, ces « intrigues secondaires » peuvent même apparaitre deux fois dans une seule session sous des formes différentes, selon différentes conditions. 50 Parmi les « intrigues résultantes » Szilas distingue : 51 - les intrigues contrôlées : elles sont déclenchées de manière « préméditée » afin de faire évoluer la narration, selon le résultat de calculs qui laisse pour le joueur une grande place à l’imprévu ; 52 - les intrigues coïncidentes : produit du hasard, elles n’ont pas été narrativement calculées ni écrites, elles sont propices à générer des interprétations personnelles de la part du joueur. 53 D’autres auteurs (par exemple Chauvin, 2019) distinguent plutôt un « récit embarqué » et un « récit émergent », chacun pouvant influer sur l’expérience de l’utilisateur à un « niveau microscopique » ou à un « niveau macroscopique ». Le récit embarqué peut probablement regrouper tous les faits narratifs qui préexistent à l’actualisation du jeu par l’utilisateur : l’intrigue principale, mais aussi les intrigues secondaires ou les intrigues résultantes contrôlées par une fonction. Le plan « macroscopique » correspondrait au récit « total », ou l’histoire principale vue dans son ensemble et qui constitue le cœur du propos narratif de l’auteur. Le niveau « micro » correspondrait aux nombreux éléments d’intrigue qui le constituent, événements et séquences narratives signifiantes ou moins signifiantes au regard de l’histoire dans son ensemble. 54 Nous serions tentés de considérer le « récit émergent » comme la somme des « intrigues résultantes coïncidentes » de Szilas, le point de vue macroscopique qui les articulerait dans un tout signifiant. Si ce dernier refuse d’utiliser le terme « d’émergence », qui peut faire référence à l’apparition possible d’une singularité, Chauvin semble tout de même situer le défi de la narration interactive de ce côté-ci. 55 Or les jeux de plateau dont la narration progresse par séquences (comme Mice & Mystics) ou en fonction des réussites et des échecs des joueurs (comme Folklore: the Affliction) relèveraient plutôt du récit embarqué à interaction de niveau « microscopique ». Le scénario à embranchements d’un jeu tel que Le Dilemme du Roi relèverait du niveau « macro », mais avec un « récit embarqué » dont les joueurs ne peuvent pas dévier. Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 12 2.2. Narration et gameplay 56 Le lien entre jeu, narration, imagination et fiction semble par ailleurs inscrit dans l’histoire-même de la pratique ludique. Dans le Jeu de l’oie, la structure abstraite du jeu, qui en fait peut se résumer à une suite de formules, est « colorée » (Ryan, 2007) depuis la Renaissance par de nombreuses versions narratives. 57 Le Labyrinthe d’Arioste, forme narrative sur un plateau de jeu décrite par un père jésuite en 1682, représente l’intrigue dédaléenne d’un poème de 40000 vers. Les cases sont des scènes, favorables ou défavorables selon le personnage que le lecteur interprète et qui l’invitent à déclamer les tirades adéquates. Il s’agit de revivre l’histoire plutôt que de progresser vers un but : la progression sur le tablier est le prétexte à connaître, réviser, répéter, l’histoire « embarquée ». 58 Mais contrairement au jeu vidéo, dans le Labyrinthe d’Arioste « la trame narrative est riche mais le répertoire d’actions est pauvre et n’entretient pas de relations thématiques avec le récit » : le contenu précède le jeu et demeure immuable. 59 La disparité entre trame narrative et champ d’action se retrouve dans la plupart des jeux vidéo basés sur un monde fictionnel existant. Au risque de ne constituer que de simples shooters où la narration est une « récompense » de certaines actions : des séquences cinématiques prédéterminées concluent une séquence de gameplay en fonction du degré de réussite du joueur. La problématique semble identique dans nombre de jeux de société dits « narratifs » dans lesquels les conséquences des choix ne se distinguent que par les gains ou les pertes que les options sélectionnées ont provoqué. Car, toujours pour Ryan (2007), les tentatives de fictionnaliser les jeux, ou de transformer une fiction en jeu, font face à un problème récurrent : l’équilibre entre « l’historisation » et la jouabilité. 60 En effet les joueurs attendent des PNJ un comportement tout de même assez formaté, qui autorise une maitrise progressive du jeu (Collet, 2018). L’objectif de la narration procédurale dans le jeu vidéo est alors de créer un système permettant de « contourner » des problématiques de conception tout en maintenant un équilibre entre les possibilités techniques et les nécessités diégétiques. Il s’agit de proposer une expérience de jeu fluide, nécessitant une quantité limitée de calculs, qui induit une « illusion d’intelligence », rend crédible et cohérent l’univers du jeu. 61 Pour ainsi dire, le défi est d’autant plus grand dans le jeu analogique que la quantité de calculs que le joueur peut exécuter pour le jeu, à la place du jeu ou à la place des PNJ est limitée. La foire à questions concernant les règles de déplacement des « monstres » dans le jeu Gloomhaven comporte une centaine d’entrées 11 : se confrontent chez les joueurs des difficultés et différentes manières d’interpréter les mécaniques d’activation des PNJ. 2.3. Interaction et agentivité 62 La problématique du « choix du joueur » nous semble alors un « analyseur pertinent » (Besse-Patin, 2011) de la nature de l’interactivité possible entre l’auteur, la fiction et son récepteur. Pour les designers et youtubeurs d’Extra Credits12, un « choix » n’est jamais objectivement, quantitativement meilleur qu’un autre : le simple calcul au sujet des conséquences (ces options apporteront-elles plus ou moins d’avantages en termes de gameplay ?) n’est pas de l’ordre du choix, mais de l’optimisation. De plus, les Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 13 conséquences d’un choix effectué par un joueur n’existent pas en tant que telles, ne sont pas objectivables en nombre de ressources obtenues ou de points de vie perdus : il ne peut se recouvrir de sens que par rapport à un personnage donné, dans une situation donnée. Une option qui prendrait une valeur objective ne permettrait au joueur que d’optimiser sa progression, non de s’engager dans une histoire fictive à travers un avatar… 63 Pour Extra Credits, la question de l’interactivité ne devrait donc pas recouvrir celle des choix possibles dans un jeu (ou de n’importe quelle fiction interactive), mais celle de la significativité de ces choix pour les joueurs dans ce qu’ils incarnent. Certaines histoires tout-à-fait jouables ne nécessitent que peu de choix pour faire ressentir au joueur qu’il interagit avec l’univers : dans This War of Mine, à la fois jeu vidéo développé par 11 bits Studio et jeu de plateau édité par Awaken Realms, les joueurs doivent souvent subir les conséquences d’événements qui les dépassent, sans que le manque d’opportunité scénaristique ne minimise l’impact émotionnel. Quel est le type de choix dont le joueur a besoin pour se sentir impliqué dans cette séquence ? Si la réponse dépend du jeu, de l’histoire qu’il met en scène, le piège semble être celui de « l’optimisation », ou quand derrière la problématique du choix se cache les intentions du designer : faire exactement ce que celui-ci a prévu pour que le joueur passe à la séquence suivante. 2.4. Structures et signification 64 Enfin, pour Genvo (2013), l’analyse des mécanismes vidéoludiques repose sur deux plans : celui des structures du jeu, qui sont liées au dispositif physique, à l'objet ; et celui des structures de jeu, qui sont du côté de l’usage, de la pratique, de l’interprétation par le joueur. Ces deux plans coexistent au sein de trois instances : le monde fictionnel, les règles et le contexte pragmatique. 65 Le « monde fictionnel » s’incarne dans une « réalité intérieure » chez le joueur et repose sur « l’éthos objectif du jeu » (Genvo, 2018), révélateur de ce que le designer a à dire de l’univers fictif qu’il met en scène. 66 Le « contexte » repose lui aussi sur cette double incarnation, d’une part une « réalité extérieure » vécue par le joueur, et d’autre part le « joueur-modèle », c’est-à-dire le modèle de joueur que le concepteur s’est représenté jouer. Enfin, des règles objectivement finalisées, les rules of game s’articulent à leur actualisation par le joueur – les rules of play. Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 14 Illustration 8. Structures de jeu et structures du jeu. Source : l’auteur. 67 Ainsi l’histoire en tant que « signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l’occurrence, d’une faible intensité dramatique ou teneur évènementielle) » (Genette, 1972) serait-elle du côté des structures du jeu, contenue, déterminée par l’auteur et embarquée dans le dispositif ? D’un autre côté, la narration, au sens de « l’acte narratif producteur, et par extension l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle [le récit] prend place » (Genette, ibid., p. 95) serait du côté des structures de jeu, liée à sa nécessaire actualisation par le joueur ? 68 Mage Knight (2011) propose d’incarner un héros explorant un environnement qui se construit tuile après tuile. Le joueur se confronte à divers personnages grâce à l’utilisation habile de combinaisons de cartes (combat, influence, soin…), qui lui permettront d’en d’acquérir de meilleures au fil de la partie. Pour impulser le rythme, la première édition du jeu intègre le mécanisme du « joueur fantôme ». 69 Dans le monde fictionnel de Mage Knight, le joueur fantôme n’a pas de « réalité intérieure » : il ne fait qu’imposer un climat d’urgence par le biais d’une pioche de cartes d’événements. Absent du plateau, le « joueur fantôme » constitue un défi pour le joueur-modèle davantage que pour son personnage. Pour reprendre la grille d’analyse de Marie-Laure Ryan, l’expression elle-même de « joueur fantôme » peut stimuler « l’imagination imaginante », mais dans l’objectif unique, et courant selon elle dans le jeu vidéo, de seulement « y colore[r] les mécanismes dans lesquels le joueur utilise son imagination tactique ». 70 Quelques années plus tard, l’auteur du jeu propose un nouveau personnage permettant aux joueurs d’affronter un adversaire automatisé. Ce nouvel ennemi a une existence dans la « réalité intérieure » : il est représenté par une figurine. Ses actions sont régies par un mécanisme procédural à embranchements, fonction de la progression du personnage du joueur sur le plateau. Il devient pour ce dernier possible de raconter sa partie. 71 Ce qui semble faire sens, le potentiel narratif du mécanisme, ce sont les éléments de jeu qui s’incarnent à la fois dans une réalité intérieure, imaginante, subjectivée, et dans une réalité extérieure, pragmatique (les conséquences de cette action m’aident-elles à Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 15 progresser dans le jeu ?) pour, au final, recouvrir des conséquences autant en terme de gameplay, de règles objectives du jeu (règles de manipulation), qu’en termes de règles de jeu (règles de comportement ludique), c’est-à-dire de manières pour le joueur d’incarner son personnage. 3. La narration sur un plateau 72 Ainsi, dans le jeu de société « legacy » Le Dilemme du Roi, la tension narrative est souvent induite par l’inadéquation entre les besoins du joueur en matière de gameplay (nombre de ressources, argent, points), les intérêts purement fictifs de son personnage, et parfois même l’intérêt humain (l’intérêt du joueur) pour les retombées narratologiques de telle ou telle décision. 73 L’emprunt de notions issues des recherches conjointement menées sur le front de la narratologie et de la ludologie nous permet finalement de tirer quelques enseignements quant aux spécificités ou aux potentialités de la narration procédurale analogique. 3.1. Equivocité et univocité 74 Le nombre de facteurs entrant en ligne de compte devrait pour les défenseurs du « choix du joueur » interdire tout calcul mais relever d’options retenues au regard de l’interprétation des personnages ou du développement de l’intrigue. Le sentiment d’être en face d’un feedback signifiant, ou « agency » (Murray, 1997) serait déterminé par la problématique suivante : « Does this game give me enough choice to feel that my actions matter? ». 75 Caïra (2014) distingue l’interaction qu’il qualifie de « numérique » de l’interaction qu’il qualifie « d’analogique ». La première, répondrait à une évaluation quantifiable d’une situation, potentiellement meilleure qu’une autre en ce qu’elle offre plus de ressources, de points ou d’argent. L’engagement dans l’interaction peut être plus faible que lorsque l’interaction répond à l’arbitraire de la langue naturelle et peut être soumis à une multitude d’interprétations par le joueur. Le véritable dialogue entre l’émetteur et le récepteur ne peut se résumer à chiffrer les gains ou les pertes. Or, l’interaction « analogique » relève davantage de la subjectivité, de l’interprétation par le joueur de ses objectifs, dans le cadre d’une situation – polyforme – décrite par l’auteur. Mais comme on l’a vu, le monde du jeu de société est encore loin de pouvoir proposer une interprétation plus subtile, plus « analogique » des situations sur le plateau, et les enjeux relèvent encore souvent de l’évaluation objective des conséquences. 76 Pour ne pas cultiver de confusion avec la manière dont nous utilisons les termes de numérique (dispositif de support informatique où les mécanismes sont « cachés », générés par un programme invisible à l’œil du joueur) et d’analogique (dispositif de support « physique » et manipulé par des joueurs en personne), nous préférons de notre côté exprimer la même distinction avec un autre vocabulaire. Nous décrirons donc plutôt : 77 - des interactions « univoques », qui renvoient au passé un événement déjà lu ou joué : la même situation ne donnera pas lieu à une nouvelle confrontation, une relecture possible, une réinterprétation. Chaque élément du jeu ne sert à résoudre qu’un seul problème, et à chaque problème correspond un élément déterminé (par exemple, Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 16 lorsqu’un joueur doit ouvrir une porte, il doit être en possession de la bonne clef, il n’est pas envisageable qu’il trouve un moyen alternatif de la franchir) 78 - des interactions « équivoques », qui admettent des retours possibles sur l’histoire à travers des rencontres différentes, prennent en compte des situations différentes, d’autres moments ou d’autres points de vue. Pour chaque événement, plusieurs voix et plusieurs voies sont possibles. La résolution des conflits et des énigmes repose sur le dialogue entre deux subjectivités, deux univers imaginaires riches : celui du joueur et celui de l’auteur qui lui propose le défi. 79 Dans les jeux d’enquête, la narration représente une grande partie de l’histoire et une grande partie du récit, qui, chacun, débordent l’un de l’autre, créant un univers des possibles – une diégèse – bien plus vaste que l’histoire « embarquée » ou « écrite », bien plus vaste aussi que le récit qui en est actualisé. Le témoignage des suspects que je n’aurais pas interrogés n’est pas relégué « dans le royaume de la virtualité » (Dannenberg, 2009) : il continue à peser sur mon parcours dans le jeu, parce qu’il m’aura amené à une déduction erronée, m’aura fait prendre par défaut une mauvaise direction, toutefois riche d’une histoire différente de celle qui m’aurait fait triompher. 80 Cela dit, dans les formes « plateau » de ces jeux d’enquête, l’impossible retour en arrière et le point de vue « univoque » des cartes-texte rendent cette narration univoque, moins subjectivée que dans le jeu de rôles où les joueurs se saisissent et produisent des récits qui s’entrecroisent (réduisant par là aussi la part de l’histoire écrite soumise au processus). 3.2. La diégèse émergente 81 Le jeu de rôles permet à un maître de jeu (le MJ) de mettre en scène une histoire écrite et souvent déclinée dans de multiples livres de règles et suppléments décrivant l’univers fictif. Cette histoire est tissée au bénéfice de PJ (personnages-joueurs) qui, par la parole, l’interprétation cadrée par les règles de leur « rôle », interagissent avec l’environnement, les PNJ, adversaires, témoins et informateurs. Dans le jeu de rôles, l’histoire est par essence éclatée entre diverses possibilités et se présente sous l’aspect d’archipels dans un océan plus vaste, la diégèse. Chaque narrateur, ou groupe de narrateurs (par exemple le groupe des narrateurs-joueurs ou le narrateur-auteur qui s’exprime à travers la voix du MJ), produira différentes narrations, correspondant à différents aspects de l’histoire et parfois débordant d’un ou de plusieurs de ces aspects. Le récit, ou ensemble des narrations effectivement vécues sera une partie de l’histoire écrite (produite par l’auteur) et en partie en débordera, devenant une construction unique entre l’auteur, l’organisateur ou animateur ou MJ, et le joueur. 82 Dans la plupart des jeux de société, une trajectoire « univoque » mène vers un dénouement écrit, sans qu’il soit possible de revivre, pour la même situation, une conclusion différente. L’univers possible du joueur se limite à l’histoire. Cela dit, dans un certain nombre de jeux « narratifs », les personnages découvrent, sur un plateau, des éléments de l’environnement qui offrent, en fonction de l’étape du jeu, plus ou moins de sens, plus ou moins de possibilités. Dans le 7 th Continent, les lieux de la carte de l’univers fictif restent disponibles jusqu’à ce que le joueur trouve la « bonne » manière d’interagir avec. Ils ouvrent des possibilités évolutives à l’environnement, déployant un Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
Émergence de la narration procédurale dans le jeu de société. Empreinte et he... 17 vaste potentiel diégétique dont les éléments gagnent en « équivocité » : des sens différents pour des situations ou des temporalités différentes. Illustration 9. Structure narrative du jeu de rôles : émergence possible de récits non prévus par l’histoire embarquée, qui élargissent l’espace diégétique. Source : l’auteur. 3.3. Des foyers de tension narrative 83 Dans le domaine vidéoludique, plusieurs auteurs se sont penchés sur les différentes formes de l’expérience de la narration à partir d’une fiction produite par un designer extérieur au groupe des utilisateurs. Il s’agit aujourd’hui d’ « articuler des foyers de tension narrative à des éléments saillants de l’environnement » plus que de proposer des embranchements narratifs. Pour Caïra (2014), construire non des récits mais des « intrigues » devrait être le cœur du projet narratologique dans un contexte interactif. 84 L’Intelligence artificielle est souvent utilisée dans certains aspects du développement des jeux vidéo comme la génération procédurale de contenus et de décors permettant de proposer des univers cohérents mais aussi surprenants car non déterminés, « avec une rejouabilité infinie » (Dupuis, 2015). Chaque actualisation génère ses normes propres et chaque ensemble de séquence sa spécificité. 85 La transposition de ce type de modèle au comportement des PNJ analogiques, à la construction des environnements dans les jeux de plateau ne semble plus qu’une question de temps, en travaillant notamment sur « des techniques générales, des patrons de conceptions et une documentation sur les jeux de plateau » (Bustros, 2009). Cahiers de Narratologie, 42 | 2022
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