Mohammed Al-Ajami, 15 ans de prison pour avoir écrit un poème - la dÉfense des droits de l'homme
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la dÉfense L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des P l ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts des droits de l’homme Mohammed Al-Ajami, 15 ans de prison pour avoir écrit un poème Armel Nouani École des Avocats Poitiers 193
L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des P l ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts Le 21 octobre 2013, la Cour de cassation du Qatar a confirmé l’arrêt rendu le 25 février 2013, par lequel la cour d’appel a condamné Mohammed Al-Ajami à quinze ans de réclusion criminelle pour « atteinte aux symboles de l’Etat et incitation à renverser le pouvoir ». Onze mois auparavant, le 29 novembre 2012, il était condamné, en première instance, à la prison à vie. « C’est un jugement politique et non judiciaire », a déclaré son avocat, et nous sommes tentés de le croire. Cette affaire débute, en effet, avec son arrestation, le 16 novembre 2011, après qu’il a écrit un poème, le « Poème du jasmin », qui salue le Printemps arabe et exprime l’espoir qu’il s’étende aux pays du Golfe. Mohammed Al-Ajami est donc un prisonnier politique, un prisonnier d’opinion, condamné pour ses vers épris de liberté. Il faut dire que Mohammed Al-Ajami est un récidiviste, un récidiviste de la liberté d’expression. Il avait en 2010, alors qu’il étudiait la littérature arabe au Caire, composé un poème contre l’oligarchie qui règne à la tête de son pays. C’est, officiellement, pour ce seul poème qu’il a été poursuivi et condamné. Ce poème, s’il a contrarié le monarque, ne fait que dénoncer les excès d’un pouvoir, celui d’une oligarchie qui est plus forte que les institutions. Ce poème n’a rien de subversif ni de séditieux. Et quand bien même il aurait un caractère séditieux, la volonté de renverser un pouvoir qui méprise les droits de l’homme est un but légitime, la résistance à l’oppression étant un droit naturel et imprescriptible de l’homme. 195
L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des Pl ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts En tout état de cause, une peine aussi lourde pour avoir écrit un poème constitue une sanction manifestement excessive, qui confirme d’ailleurs ce que dénonce le poème incriminé. Toute l’accusation reposait sur le fait qu’il aurait prononcé ce poème en public. Le poète soutenait l’avoir prononcé dans son appartement, au Caire, en présence de ses amis. C’est ainsi qu’en première instance, au terme d’un procès de six audiences toutes secrètes, présidées par le juge d’instruction lui-même, en l’absence de l’accusé et sans preuve de la lecture donnée en public du poème sacrilège, le poète a été condamné à une peine de réclusion à perpétuité. Il fallait s’y attendre : un procès étrange accouche toujours d’un verdict étrange. Bien entendu, aucun journal ou média local n’a rapporté cette affaire. Si le procès en appel a pu avoir une couverture médiatique, c’est par la seule version anglaise de la chaîne Al-Jazeera. De toute évidence, cette condamnation sonne comme un avertissement à l’égard de tous ceux qui auraient quelque faiblesse pour la liberté d’expression. Il pourrait s’en trouver un certain nombre dans un environnement aussi oppressant. Voilà qu’un État, « qui se targue de promouvoir les arts et prétend respecter les normes internationales relatives aux droits humains », se livre à une véritable chasse à l’homme libre penseur. Cet État même qui soutenait les révolutions arabes ne supporte pas qu’un poète clame : « Nous sommes tous la Tunisie face à une élite répressive. » Où sont donc passées nos habituelles grandes 196
L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des P l ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts consciences ? Cette affaire, en effet, doit nous interpeller sur notre capacité à réagir à des violations aussi flagrantes des droits de l’homme. Se serait-elle passée dans certains pays que les maîtres de l’art de l’indignation à géométrie variable auraient battu le tambour. Curieusement, quand cela se passe dans ce richissime émirat, qui s’est acheté une respectabilité à coups de dollars, une condamnation scandaleuse d’un poète ne donne lieu qu’à quelques articles de presse. Ce silence coupable est d’autant plus surprenant qu’est en cause une liberté chère aux journalistes. La liberté d’expression, nous le savons, occupe au sein des libertés une place éminente. Aînée des libertés politiques, elle traîne dans son sillage la liberté de la presse, la liberté d’information, la liberté de la communication, la liberté artistique, la liberté d’association et la liberté de manifestation. Elle sous-tend les principes de transparence et de pluralisme et donne corps à la liberté de pensée. Premier instrument de la lutte en faveur des droits de l’homme, elle seule permet d’agir sans recours à la violence, comme le faisait Mohammed Al-Ajami à travers ses poèmes. C’est que la liberté d’expression est à la fois liberté et vecteur de libertés. D’où la phobie qu’elle suscite chez tous ceux qui, exerçant un pouvoir illégitime, voient en elle une sérieuse menace de leur pouvoir. Ceci explique qu’elle soit souvent la première cible des régimes politiques liberticides. Il suffit, en effet, de l’éliminer pour repousser toute une série de libertés dont elle est le support indispensable. Rappelons que la liberté d’expression a été élevée à toutes les dignités : constitutionnelle, conventionnelle et internationale. Elle est ainsi consacrée par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en ses articles 10 et 11, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en son article 10, 197
L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des Pl ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts par la déclaration universelle des droits de l’homme, en son article 19 et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en ses articles 19 et 20. Malgré ce puissant arsenal juridique, cette liberté cardinale subit encore des attaques de toutes parts. La répression contre ceux qui exercent leur liberté d’expression s’intensifie. Seuls les prétextes changent. Hier, les impératifs de « sécurité nationale ». Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme. Dans de nombreuses régions du monde, des mesures législatives ou réglementaires entravent la liberté d’expression en favorisant l’ingérence de l’État dans son exercice. C’est ainsi que, sous certains cieux, écrivain, poète, journaliste et blogueur sont des activités qui requièrent une certaine force de courage et d’esprit. En 2012, selon les chiffres de Reporters sans frontières, ce sont 90 journalistes et 47 citoyens-journalistes qui ont été tués, tandis qu’un millier d’entre eux étaient arrêtés et emprisonnés. À tous ces États qui méprisent cette liberté chérie nous disons aujourd’hui : touche pas à ma liberté d’expression ! La situation de Mohammed Al-Ajami est donc loin d’être isolée. Il avait conscience du risque qu’il encourrait pour sa vie ou sa liberté, mais il ne pouvait se résigner au silence et se résoudre aux excès d’un pouvoir. Définitivement condamné, derrière les barreaux depuis plus de deux ans, maintenu à l’isolement, seule une grâce de l’émir pourrait l’extirper de la cellule où il se trouve. Il faut obtenir cette grâce, et le plus tôt sera le mieux ! 198
L e M é m o r i a l d e Ca e n • Recu ei l des P l ai do i ri es 2014 • élèves a voca ts Plusieurs ONG, notamment Amnesty International, n’ont de cesse, depuis son arrestation, de réclamer sa libération immédiate et inconditionnelle. De leur côté, les collectifs de poètes s’activent en lançant des pétitions, mais ces pressions demeurent insuffisantes pour infléchir les autorités du pays. À mon tour de saisir l’occasion que m’offre cette tribune pour lancer un appel en direction de la communauté internationale pour que Mohammed Al-Ajami et sa plume soient libérés ! 199
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