Mouvements sociaux, capitalisme et démocratie au Chili
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Baptiste Bouthier Exposé de Politique comparée A2G3 Séance 17 Mouvements sociaux, capitalisme et démocratie au Chili (XIXe et XXe siècles) Introduction Parler du Chili c’est, tout de suite, parler d’Allende, de Pinochet, du coup d’Etat du 11 septembre 1973. C’est aussi, pour nous français, depuis peu, parler de la nouvelle présidente, Michelle Bachelet, dont le nom rappelle les origines françaises. Ne parler que de ça, c’est évidemment réducteur. L’indépendance du Chili remonte en effet à près de deux siècles : la date du 18 septembre 1810 est ainsi fêtée comme celle de l’indépendance, mais en réalité l’émancipation sera plus longue à venir… D’emblée, deux éléments sont frappants. Premier élément, cette date du 18 septembre, fête de l’indépendance, ne correspond pas à une déclaration d’indépendance justement, ou d’autonomie, ou de guerre : il s’agit de l’instauration de la liberté de commerce du Chili avec tous les pays du monde. Dès le premier jour de son histoire, le Chili est donc étroitement lié au capitalisme. Deuxième élément : l’adoption d’une Constitution républicaine dès 1833, qui va régir le pays jusqu’en 1925 et servir de référence jusqu’à aujourd’hui. Constitution qui instaure un régime républicain fondé sur le droit écrit, et qui lie le Chili, dès son origine, à une nouvelle notion, celle de démocratie. Enfin, il ne peut qu’être intéressant de prendre les mouvements sociaux comme autre fil conducteur de l’histoire du Chili, sachant que ce pays a connu des situations aussi divergentes que la dictature militaire et la République socialiste, et même une voie originale vers le socialisme menée par Salvador Allende. Et que ces systèmes politiques ont tous connu soutiens et dénonciations par l’intermédiaire de mouvements sociaux. Mouvements sociaux, capitalisme, démocratie : trois éléments essentiels de l’histoire du Chili. Les étudier, c’est comprendre comment les uns et les autres se sont associés, se sont affrontés pour faire évoluer ce pays, en bien ou en mal, jusqu’à ce qu’il est devenu aujourd’hui. Et la question centrale à propos de cette évolution est : comment un pays capitaliste dès le début, à la constitution républicaine depuis 1833, aux mouvements sociaux existants depuis longtemps, en est-il, encore aujourd’hui, à rechercher sa démocratie ? Pour répondre à cette question, nous suivrons un plan chronologique, en remarquant que systématiquement, la transition est en fait une rupture, toujours orchestrée par l’armée. Pendant un siècle, une Constitution républicaine va légitimer un système capitaliste mais pas démocratique (I) ; puis, entre 1925 et 1973, nous verrons que le Chili oscille entre espoirs et désillusions sur le chemin menant à la démocratie (II) ; enfin, nous étudierons les "années noires" de la dictature de Pinochet et l’état de la démocratie au Chili depuis la fin de ce régime (III). Conclusion Le Chili est donc enfin arrivé aujourd’hui à se construire un système pleinement démo- cratique. Une démocratie après laquelle le pays a couru pendant près de deux siècles, ne la connaissant jusqu’à présent presque jamais. Une démocratie finalement peu réclamée par les mouvements sociaux, au XIXe et même au XXe siècle, plus préoccupés par la lutte contre le capi- talisme et les inégalités sociales que ce capitalisme causait. Mais c’est précisément ce carcan capitaliste qui limitait l’emprise démocratique sur le pays : les luttes sociales ont donc indirecte- ment permis cette démocratisation de la vie chilienne, et cet aboutissement à un vrai régime dé- mocratique. On peut à ce titre voir comme un symbole la mort, en décembre 2006, de Pinochet : la fin d’un dictateur qui symbolisait tout à la fois l’absence de démocratie, la dictature, la répression des mouvements sociaux et le libéralisme sauvage. Comme si avec lui disparaissaient tous ces aspects négatifs qui marquent l’histoire du Chili ces deux derniers siècles.
I Une Constitution républicaine pour un capitalisme sans démocratie (1810 - 1925) 1. Un régime républicain, mais pas démocratique a. La Constitution de 1833 b. La prédominance de l’oligarchie 2. Capitalisme et montée des revendications sociales a. L’économie chilienne au XIXe siècle b. La structure sociale chilienne II Espoirs et désillusions d’un Chili à la recherche de sa démocratie (1925 - 1973) 1. L’échec de la tentative démocratique initiée par l’armée a. Projets et espoirs d’une démocratie au Chili b. Le développement économique sans le développement démocratique 2. La question sociale a. Deux expériences symboliques : la République Socialiste et le Front Populaire b. La montée des revendications sociales 3. Salvador Allende ou une voie nouvelle vers le socialisme ? a. L’espoir de l’Union Populaire b. La chute III Les années noires et la difficile remontée de la pente (1973 - aujourd'hui) 1. La dictature Pinochet a. L’instauration d’un régime autoritaire b. Le libéralisme comme règle d’or 2. Mouvements de contestation et "transition démocratique" a. La lente montée de la contestation b. La transition démocratique 3. A la recherche de la démocratie perdue a. Un fantôme bien encombrant b. Le Chili enfin libéré du joug Pinochet ? Références bibliographiques - Guillaudat, P., Mouterde, P., Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), Paris, Recherches et documents Amériques Latines, L’Harmattan, 1995 - Couffignal, G., "Démocratisation et transformation des Etats latino-américains" in Marques-Pereira, B. (dir), L’Amérique Latine : vers la démocratie ?, Editions Complexe, 1993 - Lancha, C., Histoire de l’Amérique hispanique de Bolivar à nos jours, col. Horizons Amérique Latine, L’Harmattan, 2003 - Sarget, M.-N., Histoire du Chili de la conquête à nos jours, Horizons, L’Harmattan, 1996 - Neveu, E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Repères, La Découverte, 2002 - Wikipedia, Histoire du Chili, Politique du Chili
I Une Constitution républicaine pour un capitalisme sans démocratie (1810 - 1925) 1. Un régime républicain, mais pas démocratique a. La Constitution de 1833 Après 20 ans d’"anarchie", où 5 Constitutions se succèdent, l’armée, qui se disputait le pouvoir, se résout à se retirer de la scène politique, incapable de mettre fin à ses propres divisions. Un homme, Diego Portales, pose sa patte sur le pouvoir et rétablit l’ordre en instituant un régime autoritaire. Il prépare une Constitution, adoptée en 1833, qui instaure un régime républicain, fortement présidentialiste, qui restera en vigueur jusqu’en 1925. Une République donc, mais pas une démocratie. Le texte sert en fait d’instrument de légitimité à ceux qui s’emparent du pouvoir. Et pendant près d’un siècle, l’élection ne va servir qu’à légitimer des gouvernants désignés par des procédures non-électives. L’idée est celle d’une démocratie restreinte : le suffrage universel est limité aux hommes, riches et instruits. Le Président de la République dispose de l’essentiel des pouvoirs. L’objectif originel était de restaurer l’ordre et l’autorité du pouvoir politique après 20 ans d’anarchie, d’où ce pouvoir fort. On peut parler de monarchie, mais constitutionnelle, car sa légitimité n’est pas traditionnelle mais institutionnelle. On ne peut pas parler de régime réactionnai- re, dans l’esprit de Portales, mais plus de despotisme éclairé. Ce régime garde d’ailleurs encore aujourd’hui une image positive : on juge les périodes ultérieures en fonction de leur conformité avec l’image de ce régime portalien. b. La prédominance de l’oligarchie La conséquence directe de ce système est la consécration de l’hégémonie de l’oli- garchie en son sein. Entre 30 et 61, les présidences sont toutes conservatrices. L’œuvre de Portales s’inscrit dans le temps grâce à ses successeurs. Puis à partir de 1861, les libéraux accèdent au pouvoir, sans pour autant remettre en cause la logique du régime. Sa démocratisation n’est toujours pas à l’ordre du jour. Les organisations politiques tendent cependant à influencer toujours un peu plus le pouvoir présidentiel, et c’est fina- lement là la seule trace de pratique démocratique. Celle-ci ne sert qu’à limiter l’autonomie du pouvoir exécutif pour l’assujettir aux caprices et aux appétits de la seule classe repré- sentée au Parlement : l’oligarchie. Cette dernière confisque, ni plus ni moins, la démocra- tie. Elle va jusqu’à refuser complètement son assujettissement à l’Exécutif en renversant le président Balmaceda en 1891. Commence alors une ère de suprématie du Parlement, mais toujours dans le cadre de la Constitution de 1833, qui durera jusqu’en 1924-25. Une période assez vide : aucun projet politique d’envergure n’est mené. Tout est bon en revanche pour s’assurer le pouvoir. Les élections sont truquées : cohecho, contrôle du vote, vote des morts, … On passe ainsi d’une monarchie constitutionnelle à la dictature d’une classe, l’oligarchie. Progressivement, face à ce couple Etat-oligarchie va se dresser un autre couple, armée-classe moyenne. Dès 1920, le gouvernement Alessandri consacre l’arrivée sur la scène politique de la classe moyenne intellectuelle et de la classe ouvrière organisée. Cependant, les espoirs sont vite déçus : cela précipitera un peu plus le régime. 2. Capitalisme et montée des revendications sociales a. L’économie chilienne au XIXe siècle Les bases économiques de la nation chilienne sont très faibles au début du XIXe siècle. Le pays est dépendant de l’étranger pour ses approvisionnements, et cette situa- tion de dépendance ne va pas s’arranger au cours du temps. Cette dépendance se situe à deux niveaux. D’abord celui de l’endettement extérieur : tout au long du siècle, les gouver-
nements s’endettent, en particulier vis à vis de la Grande Bretagne. Ensuite, celui des ressources naturelles. Le Chili est riche d’or, de cuivre, d’argent, de charbon, de salpêtre. L’erreur va être de confier à des entreprises étrangères l’exploitation du salpêtre et du cuivre, et notamment la Grande Bretagne : la porte est ainsi ouverte à la pénétration du pays par le capital anglais, puis, plus tard, américain. Se structure ainsi une économie d’enclave autour des exportations de cuivre et de salpêtre. De ce fait, l’économie chilienne reste extrêmement vulnérable aux fluctuations des cours de ces produits sur les marchés extérieurs. Mais cette dépendance est la contrepartie d’un fait ressenti par les contemporains comme très positif : l’accroissement très rapide des ressources du pays, de son pouvoir d’achat à l’extérieur. b. La structure sociale chilienne Le prolétariat n’existe pas début XIXe : il se développe progressivement. Il y a une certaine division entre prolétariat agricole et prolétariat minier-industriel. C’est ce dernier qui va commencer un mouvement de classe sociale. Les premiers mouvements de grève éclatent dans les années 1840-50. Ils condamnent la misère, qui apparaît comme scandaleuse face aux conditions privilégiées de l’aristocratie. La répression de ces mouvements est déjà forte. Cela entraîne un durcissement des positions : l’anarcho- syndicalisme se développe, et sont créées des sociétés de résistance, des journaux syndicaux,… On assiste ensuite à la création d’organisations typiquement chiliennes, les mancomunales, à la fois société de secours mutuel et société de résistance. La répression est le plus souvent brutale, les morts se comptent parfois par milliers, comme en 1907, ou entre 1000 et 3000 mineurs et leurs familles sont massacrés par l’armée dans une école et les rues d’un village. Les revendications des mouvements sociaux sont essentiellement ciblées contre le système capitaliste et les inégalités. Malgré la répression, les luttes ouvrières sont parvenues à forcer la question sociale et à faire adopter une législation permettant une certaine amélioration de la condition ouvrière. Le système politique intéresse peu : avant de réclamer la démocratie, le prolétariat réclame un mode de vie décent. Au début du XIXe siècle, c’est l’armée qui avait, la première, tenté d’organiser la Nation chilienne. Face à ses divisions, elle s’était finalement retirée. Un siècle plus tard, constatant la perversion du système portalien, elle va se manifester à nouveau dans une optique résolument démocratique. Cela permet bien de mesurer les carences de la société chilienne : c’est l’armée qui y est le lieu le plus propice à la formation des citoyens à la démocratie. II Espoirs et désillusions d’un Chili à la recherche de sa démocratie (1925 - 1973) 1. L’échec de la tentative démocratique initiée par l’armée a. Projets et espoirs d’une démocratie au Chili Alessandri est renversé par une junte militaire en 1924. Celle-ci veut rétablir l’élite traditionnelle au pouvoir. Mais le 23 janvier 1925, les jeunes officiers de l’Armée de terre et de l’aviation, dirigés par Carlos Ibañez et Marmaduke Grove, font un nouveau coup d’Etat et restituent le pouvoir à Alessandri. Une nouvelle Consitution est adoptée et promulguée en septembre 1925. Cette intervention militaire permet l’accession des classes moyennes à l’appareil d’Etat, dont les couches populaires restent exclues. La Constitution se veut,
comme celle de 1833, le point de départ d’une nouvelle période de l’histoire chilienne. La réglementation très précise qui est adoptée a pour but d’empêcher les abus et d’améliorer les pratiques. Bref, l’objectif est d’avoir un Chili enfin démocratique. Il y aura effectivement quelques avancées au cours de ces cinquante années. Ainsi, le droit de vote va s’élargir aux femmes au début des années 1950, et le truquage des élections va être réprimé. Mais globalement, l’avancée démocratique est minime pendant cette période. L’objectif initial de l’armée et de la Constitution promulguée va s’arrêter net dès les pre- miers mois : le texte est bafoué, du moins dans l’esprit. Le danger ne vient plus du Parle- ment, qui est affaibli et inefficace, mais du pouvoir présidentiel qui utilise à fond toutes les ressources que lui offre la Constitution pour gouverner de façon dictatoriale. Le premier Président de ce nouveau régime, Carlos Ibañez, va ainsi instaurer un régime autoritaire qui sera la règle jusqu’en 1970, avec en filigrane corruption, clientélisme et népotisme. b. Le développement économique sans le développement démocratique Les gouvernements qui vont se succéder entre 1925 et 1970 vont tous s’efforcer de développer l’économie chilienne ; mais pas vraiment sa démocratie, malgré deux régimes expérimentaux intéressants que l’on étudiera tout à l’heure. Ibañez est un président dictateur. Son successeur Alessandri, élu pour sa réputation de démocrate, va s’avérer être un parfait successeur d’Ibanez dans la pratique dictatoriale du pouvoir. Les gouvernements radicaux qui se succèdent entre 1941 et 1952 ne font pas mieux. Bref les gouvernants en place n’inspirent guère confiance et il est assez parlant de voir Ibañez, l’ex-dictateur un temps parti en exil et qui a tenté plusieurs complots, être élu grâce à un porgramme nationaliste et populiste. Il se présente comme un arbitre au-dessus des partis : discours que tiendra aussi, après lui, Jorge Alessandri, pour être élu à son tour. D’un point de vue économique, si la crise de 1929 va un temps desserrer les liens de dépendance du Chili, globalement cette dépendance ne va faire que s’accroître, surtout après la 2e guerre mondiale. En effet, la guerre interdit au Chili tout commerce maritime avec le continent européen. Très vite, le seul acheteur potentiel des surplus de production ainsi accumulés est… les Etats-Unis. La dépendance est à son paroxysme ; et au lendemain de la 2e guerre mondiale, elle va prendre d’autres aspects : économique toujours, mais aussi politique et militaire, avec la guerre froide. Le PC est d’ailleurs déclaré illégal par une loi judicieusement nommée « loi de défense de la démocratie ». 2. La question sociale a. Deux expériences symboliques : la République Socialiste et le Front Populaire Au cours des années 1930, le Chili va connaître deux expériences qui vont tenter de mettre la question sociale au centre de la politique gouvernementale. Le 4 juin 32, Mar- maduke Grove, l’un des jeunes officiers du coup d’Etat de 25, réalise un coup d’Etat sans effusion de sang, avec l’accord de toute l’armée. Il instaure la République Socialiste. La réaction de l’Oligarchie est immédiate : la fuite des capitaux oblige le gouvernement à fermer les banques pendant trois jours dès son arrivée, et la Banque Centrale, sous la pression de la Fed notamment, refuse les prêts nécessaires à la lutte contre le chômage. Dès le 16 juin, la junte est renversée par un nouveau coup d’Etat militaire. La République Socialiste aura duré 12 jours. Le gouvernement Alessandri, qui prend la suite de cette République Socialiste, provoque le mécontentement général. Le PS et le PC signent avec le PR un accord insti- tuant le Front Populaire en mars 1936. Ce FP défend un projet de réformes économiques et sociales et de démocratisation de la vie politique. Victorieuse des élections en 1938, la coalition gouvernementale va se défaire assez rapidement : le PS décide de ne plus
cohabiter avec le PC début 1941, suite à l’abandon du discours anti-fasciste de ce dernier à cause du pacte germano-soviétique. Du coup, le PS quitte le FP, qui en meurt. Ces deux expériences courtes ont tenté de faire de la question sociale un sujet de préoccupation principal pour les gouvernements, sans succès. Mais la question sociale n’est pas pour autant inexistante dans le pays : elle tend peu à peu à prendre de l’importance par l’intermédiaire des revendications populaires. b. La montée des revendications sociales Le mouvement ouvrier connaît durant tout cette période un développement progressif mais chaotique. D’abord, il est victime d’une hostilité incessante, exercée par tous les gouvernements sans exception : grèves brisées, dissolution de syndicats, répressions souvent mortelles, … Ensuite, il est souvent divisé, entre communistes, anarchistes et socialistes. Mais il n’est pas sans force. C’est ainsi une grève générale qui cause la chute d’Ibañez en 31, grève menée à cause de la situation catastrophique de l’économie chilienne après la crise de 1929 (on atteint les 10% de chômage). La période des années 1960 est décisive. En 1960, le chômage est à près de 7%, pour une population composée à 44% d’ouvriers. Le sous-prolétariat issu en partie de l’exode rural s’entasse dans les bidonvilles qui ceinturent les grandes villes, les poblaciones. Les mouvements sociaux se radicalisent. La révolution socialiste cubaine a ouvert des horizons : il est possible, au Chili aussi, de construire une société socialiste. Un dirigeant syndical, Clotario Blest, déclare ainsi en 1960, lors d’une grande manifestation : « La classe des travailleurs doit se soulever en armes et renverser le gouvernement. L’héroïque peuple cubain a été capable d’affronter l’impérialisme nord-américain. Nous les Chiliens devons répondre et être capable de faire pareil. » Il y aura ce jour-là 35 morts. A cette attitude révolutionnaire va finalement être privilégié le passage par les urnes. 3. Salvador Allende ou une voie nouvelle vers le socialisme ? a. L’espoir de l’Union Populaire Candidat de l’Union Populaire (regroupement PS, PC, autres partis de gauche), Allende remporte à l’arraché les présidentielles de 1970 (moins de 40.000 suffrages d’avance sur Alessandri, candidat de la droite). L’UP décide l’application rapide de grandes réformes : en vrac, nationalisation des principales richesses du pays (cuivre), sans indemnité pratiquement, étatisation des entreprises industrielles les plus importantes, réforme agraire, extension des libertés et des droits démocratiques. Si ce discours rappelle la révolution cubaine, la divergence principale se situe dans la voie d’accès au socialisme : l’UP se prononce pour une transition pacifique, la révolution dans la légalité. Voie à laquelle Allende se tiendra jusqu’à la fin, parce qu’il a une opinion particulière de la démocratie bourgeoise qui régit alors le Chili. Il considère que les acquis de cette démocratie sont des conquêtes du peuple chilien aux dépens de la bourgeoisie. Il se refuse donc à renoncer à ces conquêtes historiques que représentent l’Etat de Droit et les libertés fondamentales. Assez efficace pendant un an, la politique d’Allende est minée par deux facteurs : la diminution de l’entrée des devises liée à une volonté à peine voilée des Etats-Unis de baisser le cours du cuivre ; et l’obstruction systématique du Parlement, avec l’alliance PN- DC qui limitait les mesures gouvernementales. Le mouvement ouvrier gardait pourtant un vent de fièvre et d’optimisme qui poussait à la radicalisation. En de nombreux endroits, on devançait les directives gouvernementales : augmentation des grèves, prises de terres. En 70 et 71, le processus peut suivre son cours tant que la DC n’a pas adopté une position frontale à celui-ci. Mais en décembre 71, la DC se décide à se lier au Parti National pour mettre Allende en minorité.
b. La chute Le centre et la droite réalisent que l’opposition légale au parlement est insuffisante. Des groupes d’extrême-droite commencèrent à faire parler d’eux par des attentats. Les af- frontements sociaux se multiplient, se politisent toujours plus. Assez vite, des secteurs im- portants des classes moyennes se rallièrent à la contestation anti-UP, gagnés par l’anti- communisme, inquiets des difficultés économiques grandissantes. Après les Législatives de mars 1973, le coup de force et la rébellion ouverte apparurent comme les seules solu- tions à l’opposition : la majorité des 2 tiers requise pour destituer Allende n’est pas réunie. PN et DC placent dès lors tous leurs espoirs dans un putsch militaire. Le soulèvement du 11 septembre 73 abat le régime démocratique en place, Allende l’ayant défendu jusqu'au bout, préférant se suicider plutôt que de se rendre, dans le palais de la Moneda assiégé. Des milliers de Chiliens sont assassinés, des centaines de milliers sont contraints à l’exil. Malgré les assauts permanents de la contre-révolution, orchestrés par les Etats- Unis, en dépit du sabotage parlementaire, du sabotage économique, en dépit des attentats fascistes, l’UP a conservé l’appui des plus larges masses et d’une vaste assise électorale. Mais de ces masses seulement. Il faut là comprendre quelque chose de fondamental dans la vie politique chilienne. Durant cette période se construit un Etat à la logique différente qu’en Europe : il n’est pas, comme dans la logique wébérienne, producteur de règles abstraites et impersonnelles. La règle est produite pour servir les intérêts d’un groupe ou s’opposer à un autre. L’Etat n’est légitime que s’il satisfait les besoins premiers de la population (nourriture, emploi, sécurité, éducation, santé). C’est pour ça que l’Etat est remis en cause sous Allende : il ne peut plus satisfaire ces besoins premiers. La démocratie importe peu : l’Etat n’est pas là pour garantir celle-ci. III Les années noires et la difficile remontée de la pente (1973 - aujourd'hui) 1. La dictature Pinochet a. L’instauration d’un régime autoritaire Les événements du 11 septembre n’étaient pas inédits pour le Chili. Ils rappelaient même fortement le Coup d’Etat de 1924, quand l’armée avait renversé le gouvernement Alessandri sur commande de l’opposition parlementaire. Cette fois-ci, c’est la DC qui espérait profiter de la situation. Et comme en 1925, ce n’est pas ce qui se passa. Il y avait eu, au début du siècle, un 2e coup d’Etat qui avait abouti à la Constitution de 1925. En 1973, l’armée est bien moins vertueuse et confisque ce pouvoir qu’elle a renversé. L’armée avait voulu établir, en 1925, la démocratie ; elle mettait fin, en 1973, à une véritable démocratie participative et populaire. Le fascisme militaire s’installe aux commandes du pays pour longtemps. Pour légitimer sa tyrannie, Pinochet l’a présentée comme une réaction de défense contre le communisme et comme une croisade en faveur des valeurs chrétiennes. Son sy- stème dictatorial où toute opposition est bannie et pourchassée même à l’étranger lui per- met d’appliquer un nouveau modèle économique aux conséquences sociales désastreu- ses : des centaines de milliers de travailleurs sont licenciés dès 73, réduits au chômage. b. Le libéralisme comme règle d’or Au lendemain du Coup d’Etat, le pouvoir décide d’appliquer une politique hyperlibérale celle des Chicago’boys, en totale rupture avec la politique de l’UP bien sûr. Très vite, les entreprises nationalisées sont privatisées, et le marché chilien s’ouvre avec
l’abolition des barrières douanières protectionnistes et l’offre de conditions très avanta- geuses aux investissements étrangers. Si l’Etat réintervient dans l’économie au début des années 1980, pour faire face à la récession, il s’en retire dès 1984, quand la croissance reprend vigueur. Ce modèle économique a été loué par certains économistes, mais il présente pas mal d’aspects négatifs. D’abord, il provoque une grosse désindustrialisation, de nombreuses entreprises n’ayant pu résister à la concurrence étrangère. Ensuite, il creuse une dette qui existait déjà avant le début de la dictature ; fin 1987, la dette exté- rieure est de 20 milliards de $. Et du point de vue social, le coût de ce modèle chilien est énorme, aussi bien au niveau de l’emploi que des salaires ou des conditions de vie de la majorité de la population. Entre 70 et 87, le nombre de chômeurs a été multiplié par 3. En 1983, les 40% les plus pauvres de la population se partageaient 11% du revenu national ; les 20% les plus riches s’en partageaient 60%. 2. Mouvements de contestation et "transition démocratique" a. La lente montée de la contestation Globalement, pendant les années 1970, l’opposition reste groggy. S’il y a une remontée progressive des oppositions, elle reste disparate et parcellaire. Il y a la peur, il y a la force de la dictature, mais il y a aussi l’absence d’un projet politique unitaire et alternatif qui fait défaut. C’est à partir de 1983 que les mouvements de résistante syndicale, politique, acqu- ièrent une vraie envergure en réponse à la crise économique sans précédent qui frappe non seulement les habitants des poblaciones, les masses populaires, mais aussi les clas- ses moyennes. On retrouve l’idée de légitimité perdue d’un Etat incapable de satisfaire les besoins premiers de la population. En deux ans vont avoir lieu dix journées nationales de protestation, les protestas. Une répression brutale s’abat sur les syndicats dès la 1e de ces journées, mais désormais le mot d’ordre est : "Les Chiliens ont tout perdu, même la peur." Après ces deux années de lutte, la tendance était au désenchantement du côté de l’opposition. Mais le cycle des portestas avait laissé trop d’espoir, que le PC, notamment, cherchait à raviver ; il y aura d’ailleurs une tentative d’attentat sur Pinochet en 1986. Aussi la situation restait tendue, et un événement incroyable est à raconter à ce propos. La visite du pape Jean-Paul II en 1986. Le 3 avril, il célèbre l’eucharistie au parc O’Higgins : il y a 500.000 participants. Des slogans contestataires s’élèvent peu à peu de la foule, repris toujours plus forts. Les combats avec les carabiniers commencent ; des gaz lacrymogènes sont lâchés, c’est la baston générale. Imperturbable, le pape continue sa cérémonie, n’interrompant son discours que de temps en temps pour dire, de loin, aux belligérants : « l’amour est plus fort, l’amour est plus fort. » Il y aura ce jour-là 600 blessés. b. La "transition démocratique" De plus en plus, les partis de l’opposition (et notamment DC et PS) cèdent face à la répression et se décident à entrer dans le jeu instauré par la Constitution promulguée en 1980 par Pinochet. Cette Constitution prévoit un plébiscite en 1988 pour savoir si le peuple veut de Pinochet 8 années de plus. Le 5 octobre 1988, le NON l’emporte par 58% des voix, ce qui est l’aboutissement d’une contestation qui dure depuis pas mal d’années et d’une ardente campagne de l’opposition. L’année suivante, Patricio Aylwin est élu président de la République : il est le candidat d’une coalition de 17 partis, rassemblés au sein d’une coalition qui va de la droite libérale à la gauche marxiste. 38 sénateurs et 120 députés sont également élus. Mais le chemin vers une authentique démocratie connaît un obstacle : Pinochet. Aylwin lui demande de se retirer, mais celui-ci refuse et reste jusqu’en 1996 le chef des Armées, comme le prévoit la Constitution. Il garantit ainsi l’impunité à tous les militaires
impliqués dans des violations des DDH. De plus, avant d’abandonner la présidence, Pinochet a pris une série de dispositions pour faire obstacle à la démocratisation du pays. Il a nommé 9 sénateurs à vie (sur 38) et 309 maires (sur 325), et a empêché le nouveau Congrès élu d’enquêter sur la conduite des autorités depuis 1973. 3. A la recherche de la démocratie perdue a. Un fantôme bien encombrant Les efforts de la majorité en vue d’élargir et de consolider la transition démocratique se brisent sur l’intransigeance de Pinochet, tout particulièrement sur la question des DDH. Dès que la pression démocratique se fait trop forte, un bruit de bottes dans les casernes et hop ! aux oubliettes les tentatives réformistes. Il faudra attendre 1998 et l’arrestation de Pinochet à Londres pour que la transition démocratique prenne un nouvel élan. Du point de vue économique, le régime démocratique a repris le modèle néo-libéral de la dictature et n’a donc pas a redouter de réaction de l’armée ou de la droite. Des mesures sociales d’accompagnement sont prises, mais restent de toute évidence insuffisantes. Le Chili est, au début des années 1990, considéré comme le jaguar latino- américain qui tient la comparaison avec les dragons asiatiques. L’élection d’Eduardo Frei à la présidence en 93 se fait sur un programme visant à renforcer la démocratie, autour d’idées qui sont celles d’Aywlin en 89 : preuve de l’échec de la première expérience démocratique, impuissante à desserrer l’étau du mécanisme in- stitutionnel pinochetiste. Mais pas plus qu’Aywlin, Frei ne dispose pas d’une majorité des 2/3 des voix nécessaire à toute modification constitutionnelle : la situation reste bloquée. b. Le Chili enfin libéré du joug Pinochet ? L’arrestation en 1998 de Pinochet se place dans la lignée d’une montée progressive, pendant un an, d’une contestation de plus en plus importante contre l’ancien dictateur. L’année 1998 marque vraiment la fin du consensus qui a présidé tout le processus de la transition au Chili. Les défenseurs chiliens des DDH se sentent encouragés dans leur combat, et la justice chilienne se montre bien plus réceptive aux plaintes qui lui sont adressées suite à cette arrestation. Le retour au Chili de Pinochet en 2000 se fait devant une foule de plus de 100.000 sympathisants… Mais le processus judiciaire est en cours. En 2004, la cour d’appel de Santiago lève l’immunité constitutionnelle de Pinochet pour ses responsabilités dans le coup d’Etat de 1973. Mais il est finalement relaxé en juin 2005 par cette même cour d’appel. Sur le plan des institutions, la transition démocratique connaît un vrai renouveau avec la révision constitutionnelle enfin effectuée en 2005. Le mandat présidentiel est ramené de 6 à 4 ans ; le président est habilité pour appeler à la retraite les commandants en chef des forces armées ; et les sénateurs désignés à vie sont éliminés. Des réformes qui mettent donc fin aux verrouillages autoritaires mis en place par Pinochet et qui lui permettaient de garder cette assise durant toutes les années 1990.
Vous pouvez aussi lire