Empire et Multitude : la démocratie selon Antonio Negri

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Empire et Multitude : la démocratie selon Antonio Negri
                          Conférence pour PhiloCité (23 et 25 janvier 2007)1
                                          Par Anne Herla

Remarques préliminaires :

- Titre pas tout à fait correct ! J’aurais dû dire : la démocratie selon Negri et Hardt.

Empire et Multitude
- Empire (Paris, Exils) et Multitude, Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (Paris, La Découverte) sont parus
en 2000 et 2004. Deux volets d’un même projet de philosophie politique qui vise à apporter un éclairage
conceptuel sur la réalité de notre temps et à permettre ainsi de mieux agir sur elle. But : penser l’émancipation à
partir des conditions présentes.
- Grand succès. Sujet très à la mode aujourd’hui (cf. livres, revues, séminaires,…), très controversé.
- Je me centre sur Multitude, car plus axé sur la démocratie.

Negri et Hardt
- Negri : Né en 1933 à Padoue. Prof de philo à l’université de Padoue (lecteur de Hegel, Marx, Spinoza,
Leopardi, Dilthey …) et activiste dans l’opéraïsme italien des années 60. Radical de gauche opposé au PC dans
les années 70 (contre le compromis historique entre PC et Democrazia cristiana). « Cerveau » de l’extrême
gauche. Accusé de responsabilité morale dans l’assassinat d’Aldo Moro par les brigades rouges en 78. Prison
(quatre ans et demi de préventive). Elu député du parti radical italien en 1983. Exil en France. Acquitté pour le
meurtre d’Aldo Moro, mais reste condamné par contumace à une peine réduite. Retour en Italie en 1997. Pas
d’amnistie. Libération conditionnelle en 2002.
Negri n’a jamais cessé de mener en parallèle recherche théorique et engagement politique sur le terrain. Encore
très prolifique aujourd’hui.
- Hardt : américain de Seattle, ingénieur, docteur en philo (thèse sur Negri et Deleuze), est venu « chercher »
Negri pour écrire Empire…(et autres ouvrages communs).

1. Passage de la modernité à la post-modernité

Empire et Multitude sont deux ouvrages concrets, pratiques, en prise sur la réalité. Negri et
Hardt présentent Empire comme «une boîte à outils de concepts pour théoriser et agir à la
fois dans et contre l’Empire»2. De même, Multitude se veut un ouvrage à la fois
philosophique et pratique : il ne s’agit pas d’énoncer un programme d’action, mais bien de
repenser des concepts comme le pouvoir, la résistance, la multitude, la démocratie, afin
d’ élaborer les bases conceptuelles d’un nouveau projet de démocratie.

Le point de départ de la pensée de Negri et Hardt est le constat de la faillite des grandes
catégories politiques modernes (souveraineté nationale, peuple, syndicats, partis de masse…)
désormais incapables de rendre compte des évolutions du monde actuel. Il est urgent
d’inventer une « nouvelle grammaire du politique »3, qui tienne compte du passage de la
modernité à la post-modernité.

1
  Le texte de cette conférence reprend en partie celui de mon article « Empire et Multitude, livres de chevet des
alters », dans Politique. Revue de débats, février 2007.
2
  Negri et Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000, page 21.
3
  Sous-titre du livre de Negri : Fabrique de porcelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique, Paris, Stock,
2006.
Qu’est-ce que la post-modernité ? De manière négative, cette post-modernité peut se
définir comme époque des post et des sans4 : le post-nationalisme (déclin du pouvoir des
États nations au profit d’entités supranationales), le post-fordisme (transformations des
conditions de travail privilégiant la flexibilité, la mobilité, l’organisation en réseaux), et le
post-syndicalisme (érosion des structures traditionnelles de luttes sociales) désignent en creux
une époque encore en quête d’elle-même ; les sans-papiers, sans-travail, sans-nationalité, sans
domicile fixe,… en constituent les nouvelles figures.

De manière positive, la post-modernité est caractérisée par l’interpénétration de
l’économique, du politique, du social et du culturel : c’est ce que Negri et Hardt nomment,
à la suite de Foucault (mais en le détournant en partie…), le «biopolitique».

Dans une société biopolitique, le pouvoir ne se contente plus de produire un ordre politique,
mais transforme en même temps le social, le culturel, et finalement les corps et les
consciences (les subjectivités), bref la vie elle-même dans toute sa généralité (Bios). N et H
font référence ici au passage de la société disciplinaire à la société de contrôle
diagnostiqué par Foucault : dans la société disciplinaires, les coutumes, les habitudes, les
pratiques sont générés par des dispositifs institutionnels comme l’usine, l’école, l’univ,
l’hôpital, la prison, etc. La société disciplinaire gouverne en définissant le normal et le déviant
et en produisant des mécanismes d’exclusion et d’intégration. Dans la société de contrôle, les
mécanismes de maîtrise sont de plus en plus immanents au champ social tout entier, diffusés
dans les cerveaux et les corps des citoyens. Les comportements d’intégration et d’exclusion
sociale propres au pouvoir sont de plus en plus intériorisés par les sujets. Intensification des
appareils normalisants, mais ceux-ci s’étendent bien au delà des institutions sociales, par des
réseaux souples, modulables.

Mais dans une société biopolitique, la production économique a elle aussi directement prise
sur l’ensemble de la vie sociale : elle produit non seulement des biens matériels, mais aussi
des biens culturels, des affects, des modes d’existence, qui influent directement sur la vie des
individus. Les forces productives ont donc elles aussi une énorme puissance, un potentiel
révolutionnaire.
L’aspect « biopolitique » de la post-modernité a donc deux visages : le «biopouvoir», qui en
est la face sombre : c’est le pouvoir transcendant qui modèle la vie et lui impose un ordre à la
manière d’une autorité souveraine ; et le biopolitique, face lumineuse, qui est cette force
immanente au social qui crée des relations et des formes de vie à travers une production
coopérative. Développons ce deuxième aspect, qui est celui qui intéresse le plus N et H.

Pour mieux comprendre le caractère biopolitique de la post-modernité, il faut se pencher un
instant sur les changements survenus dans le travail ces trente dernières années. Alors que le
travail industriel a occupé le devant de la scène aux XIXe et XXe siècles, c’est aujourd’hui le
travail immatériel – travail qui produit avant tout des biens immatériels tels que du savoir, de
l’information, de la communication, des relations, des émotions – qui se trouve en position
hégémonique. Cela ne signifie pas que la plupart des gens travaillent dans les secteurs dits
«immatériels» (communication, culture, services…), mais que cette forme de travail impose
une tendance aux autres formes de travail et à la société toute entière. Quelle est cette
tendance ? Le travail immatériel est le travail biopolitique par excellence, puisqu’il ne se
contente pas de créer des biens matériels, mais produit aussi des relations et la vie sociale elle-

4
 Cf. Entretien avec Antonio Negri en DVD : Toni Negri. Des années de plomb à «l’Empire», de Pierre-André
Boutang et Annie Chevallay, Editions Montparnasse, 2004.
même. Ses modes de fonctionnement principaux sont l’information, la communication, la
coopération. Son organisation est typiquement post-fordiste : mettant l’accent sur la
flexibilité du temps de travail et la mobilité (au risque d’une certaine précarité), il fonctionne
en plus petites unités décentrées qui collaborent sous la forme du réseau réparti. Ce sont ces
caractéristiques qui tendent à s’étendre à toutes les formes de production et de vie sociale,
phénomène qui constitue, aux yeux de Hardt et de Negri, une véritable transformation
anthropologique.

Enfin, outre les transformations du travail et de la souveraineté (devenus tous deux
« biopolitiques ») qui affectent profondément la vie des individus, une troisième
transformation essentielle crée une césure radicale avec la modernité. Elle s’est produite au
niveau de l’espace cette fois, avec le phénomène de la globalisation. La mondialisation
n’entraîne pas la fin des Etats-nations mais oblige à penser toute politique, y compris
nationale, à l’échelle du monde, et rend ainsi caduques de nombreux concepts et instruments
d’analyses qui fonctionnaient correctement durant la modernité. Les Etats restent
fondamentaux, mais ils sont reconfigurés entièrement dans un contexte global (ils se
contentent de seconder le Pouvoir global).

Epoque de l’économie immatérielle (= de l’information, de la communication, de la
coopération, de l’organisation en réseau, de la créativité,…), du biopolitique (intrication de
l’économique, du politique, du culturel et du social), de la mondialisation (impossibilité
d’échapper au caractère global du politique), la post-modernité nous force à revoir nos
cadres d’analyse. Negri et Hardt ont l’ambition de fournir les armes conceptuelles pour
penser l’exploitation et l’émancipation aujourd’hui (nb : même si le schéma marxiste est
toujours de rigueur… N et H s’en revendiquent explicitement : il s’agit de « réactiver le projet
politique de la lutte des classes tel qu’il est pensé par Marx »).

2. Multitude

Negri et Hardt tentent d’identifier le nouveau sujet politique adapté à la post-modernité (tout
comme Marx désignait le prolétariat comme nouveau sujet politique : en le désignant et en le
définissant, il visait aussi à créer une réalité). Ce nouveau sujet politique est nommé
multitude.

Ce concept est entièrement ouvert et inclusif. Contrairement à celui de classe ouvrière, qui
excluait les autres classes sociales, la multitude concerne en droit chacun de nous : tous les
travailleurs tous secteurs confondus, mais aussi tous les pauvres (chômeurs, sans domicile
fixe, non salariés, migrants…,) car le concept de «travail» prend ici le sens de production
sociale au sens large. Tous ces « travailleurs » partagent un devenir commun.
Les pauvres expriment une richesse et une productivité fabuleuse (biodiversité, productivité
dans le langage, migrants…). Ils sont les victimes de l’ordre global, mais aussi des agents
actifs et puissants, riches de leurs savoirs et de leurs pouvoirs de création. Ils sont intégrés
dans les circuits de la production sociale et biopolitique (cf. prestations de services,
agriculture, vastes dynamiques migratoires…), participent à la condition commune et
prennent donc potentiellement part à la multitude. Nb : les syndicats traditionnels sont
dépassés. Cf. Piqueteros, intermittents, … Nouveaux syndicats = expression organisée de la
multitude dans toute son amplitude.
On peut donc concevoir la multitude comme « l’ensemble de ceux qui travaillent sous la
tutelle du capital et donc, potentiellement, comme la classe de ceux qui refusent la domination
du capital »5 La multitude est composée en puissance de toutes les figures de la production
sociale (en puissance seulement car nous verrons plus loin que ce sont les luttes politiques qui
créent la réalité empirique de la multitude : c’est par des actes de résistance collective qu’on
appartient à cette « classe sociale » qu’est la multitude) ; elle est nécessairement «globale»,
s’étendant à toute la planète sans barrières de classes, de professions, de nationalité, etc.

Elle emprunte sa forme au travail immatériel : elle s’organise en réseaux, à travers des
relations coopératives, sans transcendance ni centre. Contrairement au peuple, qui est
toujours pensé dans la tradition philosophique comme une réduction du multiple à l’un, et
donc comme unification et identité à soi, la multitude est un ensemble de singularités
conservant leurs différences et néanmoins capables de penser et d’agir en commun, sans
la moindre médiation. Elle est un « réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences
peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre
en commun »6.
Contrairement à la foule –fragmentée, incohérente, anarchique – et à la masse –
indifférenciée, passive, manipulable – la multitude est capable de s’auto-organiser, de résister
et de créer collectivement du commun (connaissances, info, réseaux de communication,
relations sociales coopératives, etc.).

Les nouvelles conditions communes des « travailleurs » née de l’hégémonie du travail
immatériel (l’informatisation, la communication, la coopération, l’organisation en réseaux, la
flexibilité, la mobilité, la créativité, l’inventivité) ne font qu’accroître la puissance de la
multitude, la rendant ainsi toujours plus menaçante pour ceux qui l’exploitent.
D’autant plus que cette multitude manifeste en outre un profond désir de démocratie
authentiquement universelle, fondée sur des relations d’égalité et de liberté. Ce désir est
visible dans les luttes qu’elle mène un peu partout dans le monde pour se libérer de
l’oppression et de l’exploitation.

Car s’il y a un nouveau sujet politique à la post-modernité, il y a un nouvel adversaire :
l’Empire.

3. Empire

Pour Negri et Hardt, la multitude est toujours première, elle est le fondement ontologique
de toute société et c’est elle qui entraîne les mutations économiques, politiques, sociales.
L’Empire n’est dès lors que la réaction du biopouvoir aux transformations du travail et des
relations sociales inventées par la multitude. C’est ce pouvoir qui doit d’adapter sans cesse.
Face à cette nouvelle poussée démocratique de la multitude qui tend à s’organiser de manière
de plus en plus autonome, le pouvoir prend lui-même la forme d’un réseau diffus pour tâcher
de conserver la mainmise sur la production biopolitique.
Il doit muter et se mondialiser, en se répartissant, sur trois niveaux, entre de grandes sociétés
privées (entreprises multinationales < lex mercatoria), quelques grands États-nations (<
accords multilatéraux Ex. OMC) et une série d’organisations supranationales telles que
l’ONU, le FMI, la Banque mondiale et autres ONG, qui défendent ensemble un ordre libéral
pour le marché capitaliste global… Les «sommets» (Seattle, Gênes, Davos …) lors desquels
5
  Negri et Hardt, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, p. 132 (abrégé en
Multitude).
6
  Multitude, p. 7.
se décident les grandes lignes de force de cet ordre mondial constituent l’emblème de
l’Empire. L’Empire est à la fois politique et économique : les deux sont intimement liés dans
la post-modernité. Il y a donc parfaite complicité entre le pouvoir et le capital : les élites
économiques, bureaucratiques, financières qui se réunissent à Davos sont de mèche et
relativement interchangeables entre elles ; elles font partie d’un même « monde ».

Dans ce monde, les États-Unis occupent bien sûr une position particulière : en tant qu’État le
plus puissant militairement, il n’a pas à obéir. Cette «exception américaine» n’entraîne
pourtant pas que les États-Unis puissent «jouer perso» : eux, comme tous les autres, sont
contraints de s’allier à d’autres nations et à d’autres entités supranationales pour tenter de
conserver une place dominante dans l’Empire. Pour faire face à un ennemi tout aussi global et
diffus qu’il l’est lui-même, l’Empire doit nécessairement être multilatéral et s’organiser en
structure complexe articulée en réseaux. «Le pouvoir en réseau est la seule forme de pouvoir
aujourd’hui capable de produire et de maintenir l’ordre»7.

La définition de l’Empire est tout aussi large et inclusive que celle de la multitude, mais on le
reconnaît à sa capacité à mettre de l’ordre dans l’horizon global en déterminant des
hiérarchies. L’Empire, nouvelle forme de souveraineté globale, cherche à conserver à tout
prix sa domination, quand bien même celle-ci se voit de plus en plus contestée.

4. Résistances (nouvelle logique des luttes).

Pour se maintenir, l’Empire est en effet contraint de mener une guerre totale à travers un «état
d’exception permanent». La post-modernité est ainsi caractérisée par un état global de
guerre généralisée. C’est le mode de fonctionnement de l’Empire.
Durant toute la modernité, la souveraineté est pensée comme ce qui vient mettre un terme
aux guerres civiles. La guerre est séparée du politique (comme gestion des conflits sociaux),
elle est bannie hors de l’espace civil interne ; la guerre est limitée aux conflits entre entités
souveraines (enter Etats) : elle est un état d’exception limité.
Avec la post-modernité, le déclin de l’autorité des Etats nations et le passage à l’Empire
global, l’état d’exception s’est généralisé (contradiction !) et la guerre est devenue
permanente, sorte de guerre civile incessante à l’intérieur de l’Empire, entre l’Empire et ses
« ennemis » (=tous ceux qui tentent de déstabiliser les hiérarchies établies par l’Empire).
Politique et guerre se confondent : la guerre est devenue le premier principe d’organisation
de la société.
La guerre prend de nouveaux noms : guerre contre le terrorisme, contre la drogue. Ce sont
des guerres contre des ennemis indéfinis et immatériels ; la guerre est dès lors illimitée d’un
point de vue spatial et temporel ; elle ne se distingue plus des activités de police (vise à créer,
maintenir un ordre social). La guerre et les belligérants sont redéfinis autrement : retour de la
« guerre juste » (>< modernité ! : séparation justice – politique, Mal/Bien – politique), du
« mal », Etats voyous, etc. Droit d’ingérence, politique d’imposition des droits de l’homme et
de la démocratie par en haut, « nation building », etc. Cela va de pair, au niveau national,
avec un régime tourné vers une forme presque absolue de contrôle social (perte de libertés
individuelles élémentaires).
Le but de toutes ces guerres est en fait d’établir et de maintenir des positions de
domination relative au sein des hiérarchies du système global.

7
    Multitude, p.82
Mais la «domination tous azimuts» (= qui couvre tous les spectres du pouvoir) de l’Empire
rencontre de sérieuses résistances. Parmi celles-ci, les plus significatives sont le kamikaze –
 limite ontologique négative du biopouvoir, puisqu’il va jusqu’à sacrifier sa vie même dans la
lutte – et la production sociale de la multitude, limite active et positive. Pour Negri et Hardt,
c’est avant tout la productivité biopolitique de la multitude qui rend possibles les
mouvements de résistance contre l’Empire. (biopolitique contre biopouvoir)

Pour comprendre quelles sont aujourd’hui les formes de résistance les plus adaptées (et pour
comprendre comment l’Empire, toujours par réaction, en est venu à ce type de guerre totale),
Negri et Hardt retracent la généalogie des mouvements de résistance depuis les armées du
peuple jusqu’aux guérillas puis aux luttes en réseaux d’aujourd’hui pour montrer comment la
forme de la résistance / de l’organisation révolutionnaire n’a cessé de devenir plus
démocratique et plus autonome, passant de la structure centralisée, hiérarchisée, unifiée des
armées populaires, à la structure polycentrique et horizontale des guérillas (ex. guérilla
cubaine, ou révolution chinoise) (mais qui redevient vite autoritaire et centralisée avec la prise
de pouvoir), jusqu’à l’invention de la lutte en réseaux : réseau privé de centre, formé d’une
pluralité irréductible de points nodaux communiquant entre eux, et produisant des relations
sociales, des modes de vie, des subjectivités…Ils soulignent cette évolution progressive vers
la forme du réseau réparti, forme parfaite pour aujourd’hui.

Qqs exemples de ces nouvelles luttes biopolitiques en réseaux :
(Luttes anti-appartheid en Afrique du Sud et Intifada (tournant dans la généalogie))
Les zapatistes (charnière entre l’ancien modèle de la guérilla et le nouveau modèle du réseau
biopolitique (post-fordisme : internet, communication, organisation réticulaire et horizontale ;
ironie >< hiérarchie, autorité ; objectif : changer le monde, pas prendre le pouvoir)
Les politiques identitaires : féministes, gays et lesbiens, minorités ethniques. Autonomie,
indépendance, préserver sa différence. D’où une nouvelle organisation structurelle (prises de
décisions coopératives). Besoin de liberté et d’organisation démocratique.
Les mouvements alter : meilleur exemple d’organisation en réseau, regroupant des groupes
aux intérêts divergents mais capables d’agir en commun, sans aucune autorité supérieure, via
des délibérations démocratiques.
Limites : très occidental ; réduit à une contestation de sommet en sommet (mais ça peut
changer !).
Néanmoins, la mise en réseau des luttes singulières a été un pas essentiel dans la constitution
et vers l’émancipation de la multitude. C’est à travers la mise en place d’un «cycle de luttes»
(luttes qui mobilisent le commun à travers le monde) que l’Empire pourra être efficacement
combattu.
Pour Negri et Hardt, Seattle marque le début d’un tel cycle, en rassemblant des luttes contre
le pouvoir global qui étaient auparavant disséminées. Ce cycle s’est consolidé ensuite aux
Forums sociaux mondiaux et lors de rassemblements plus locaux qui ont permis
d’approfondir la réflexion sur les alternatives et de prolonger la «célébration du commun»
(exemple des Tute bianche). La manifestation mondiale contre la guerre le 15 février 2003 en
a été l’apogée.
Si on a souvent reproché aux mouvements alter leur manque d’unité, la multiplicité des fronts
de lutte, leur manque de structuration ou d’organisation, l’analyse de Negri et Hardt montre
qu’ils ont en réalité adopté une nouvelle logique de lutte parfaitement adaptée à la nature de
la multitude et à la lutte contre l’Empire : information, communication, coopération,
organisation en réseaux, respect des différences, production et mobilisation du commun,
mobilité, flexibilité...
Ces luttes sont à l’image de la multitude : différenciée, résistante et productive, fonctionnant
en réseau ouvert et expansif. On échappe ici à la vieille alternative entre une lutte unifiée au
nom d’une identité centrale et des luttes séparées affirmant des différences, puisque
l’expression de la singularité de chaque lutte n’est pas diminuée, mais au contraire augmentée
par la mobilisation et l’extension globale du commun.

Negri et Hardt réunissent à la fin de leur ouvrage les doléances partagées (en matière de
représentation, de justice, d’économie, de biopolitique) et les projets de réformes qui
émergent (transparence, meilleure représentativité à l’ONU, extension de la Cour Pénale
Internationale, commissions de vérité, élimination de la dette du tiers monde, taxe Tobin ou
variantes, traités internationaux, agence mondiale de l’eau ou autorité mondiale de la
communication, etc.). mais à leurs yeux celles-ci ne suffisent pas (même si ça montre le
profond désir de démocratie de la multitude).

La multitude, pour parvenir à sa libération, doit avoir un projet et se reconnaître à travers lui
comme sujet politique. Il faut faire un pas de plus, par-delà la contestation, vers la
constitution concrète de la démocratie globale.

5. Projet constituant de démocratie globale

Il ne faut pas s’attendre à ce que la démocratie globale soit vraiment définie par Negri et
Hardt : sa forme doit encore être inventée par la multitude (p. 356).
On sait cependant ce qu’elle n’est pas : la démocratie s’oppose à la souveraineté, qui nie la
nature plurielle de la multitude et tend toujours à l’assujettir.
En effet, la souveraineté – qu’elle soit celle d’un monarque, d’une aristocratie, du peuple, de
la nation ou du parti – est toujours réduction du multiple à l’un. Pour toute la tradition
politique, seul l’un peut gouverner ; il n’y a pas de politique sans souveraineté, c’est-à-dire
sans l’unification du multiple. Cette théorie classique, qui récuse la possibilité même de la
démocratie comme «gouvernement de tous par tous», va de pair avec les théories capitalistes
et les pratiques de management pour lesquelles seul un génie isolé peut innover en matière
économique.
Ce discours qui nie la capacité de la multitude à se gouverner et à produire de manière
autonome vise en réalité à légitimer un rapport de domination qui ne tient qu’avec la
participation active des dominés. Il s’agit donc sans cesse, pour le souverain comme pour le
patron, de négocier le consentement des sujets et travailleurs, et de lutter par tous les moyens
(pressions économiques, psychologiques, idéologiques…) contre leur potentielle
désobéissance et en cherchant à les convaincre de leur dépendance.

Or aujourd’hui, la souveraineté et le capital, confondus dans l’Empire, dépendent plus que
jamais des agents sociaux sur lesquels ils règnent. Leur caractère parasitaire apparaît au
grand jour. Tout comme il existe dans le travail immatériel des possibilités inédites
d’autogestion, il existe de plus en plus de potentiels d’auto-organisation politique et sociale,
comme le montrent de plus en plus d’expériences alternatives (exemples : Indymedia, Forums
sociaux…).
À partir du moment où les gouvernés produisent des relations sociales de manière autonome
et se constituent en multitude, le souverain unitaire devient parfaitement superflu. La
multitude est donc appelée à bannir la souveraineté hors de la politique et à se gouverner
elle-même.
Il s’agit bien de revenir au principe même de la démocratie : le gouvernement de tous par
tous. (C’est ce projet démocratique que la modernité n’a pas su achever (à cause de la
représentation) ni le socialisme (abandon de la volonté de représenter la classe ouvrière. V.
grèves de Berlin en 1953), et qu’il faut donc reprendre aujourd’hui)
Mais un tel processus n’est pas spontané ou improvisé : il nécessite l’invention de
mécanismes constitutionnels et de procédures institutionnelles qui garantissent son plein
épanouissement et le protègent de toute nouvelle tyrannie. Bref il faut une nouvelle science
de la démocratie, dont l’objectif premier soit de détruire la souveraineté au niveau global
(//Lénine) et d’inventer ces structures institutionnelles démocratiques, fondées sur les
conditions présentes (//Madison). Telle est la tâche de la multitude aujourd’hui.

Le pari de Negri et Hardt : Nous n’avons pas besoin de transcendance pour produire et pour
vivre ensemble (ni patron, ni chef). Autogestion et autonomie sans concessions. « Nous
avons changé, nous en avons les moyens ! » Parce que le pouvoir constituant de la multitude a
mûri, «la démocratie est en train de devenir, pour la première fois, une possibilité réelle à
l’échelle globale»8.
Pour N et H, il n’est pas nécessaire que l’un gouverne ; en réalité il ne gouverne jamais !
L’organisation sociale biopolitique est immanente : tous ses éléments interagissent au
même niveau et produisent ensemble, par collaboration, l’organisation sociale.
- Analogie avec la neurobiologie : le corps humain est lui-même organisé sur un plan
d’immanence ; la pensée, par exemple, est la coordination de milliard neurones qui
s’articulent au sein d’un agencement cohérent. Rien dans le cerveau n’opère une décision : il
s’agit d’une multitude qui agit de concert)
- Analogie avec l’économie : l’innovation ne requiert aucun contrôle centralisé ; elle exige au
contraire des ressources communes, de l’accès gratuit, de l’interaction libre (v. partout dans
les domaines en pointe : info, connaissance, communication, …).
Nous ne produisons et n’innovons qu’ensemble, en réseaux (v. révolution informatique
rendue possible par l’accès à des communs électroniques).
Pour comprendre comment la multitude peut décider (énorme question), il faut s’appuyer sur
ces modèles : par ex, modèle du développement coopératif des programmes informatiques.
Société démocratique // Open Source : société dont le code source est révélé, permettant à
tous de collaborer à la résolution des problèmes et de créer des programmes sociaux plus
performants.
Une vraie démocratie est aujourd’hui possible !

Conclusion :

Si Empire et Multitude ont fait l’objet de multiples éloges, leurs thèses ont aussi été
abondamment discutées et critiquées ; on a (entre autres) ainsi taxé la démocratie globale de
pure utopie et dénoncé une téléologie sous-jacente à l’œuvre dans cette pensée politique.
À la critique d’utopisme, Negri et Hardt répondent qu’il faut conserver l’espoir d’un monde
meilleur («plus libre, plus démocratique»), le désir profond de le transformer, sans quoi
aucune résistance et aucune libération ne pourront avoir lieu.
Quant à savoir quand viendra le temps de cette révolution, ou ce que l’on doit faire pour y
parvenir, seules les discussions politiques collectives pourront le dire, et non pas des
philosophes. Nos auteurs se contentent d’affirmer que «le moment venu, un événement nous

8
    Multitude, p. 5.
propulsera comme une flèche dans cet avenir vivant. Ce sera le véritable acte d’amour
politique»9.
Peut-être faut-il voir, dans cette déclaration finale aux tonalités très «affectives», plutôt que
l’affirmation téléologique d’une révolution en marche dans l’histoire, une déclaration
performative : l’espoir et l’enthousiasme qu’a pu susciter chez des milliers de gens la lecture
d’Empire et de Multitude ne sont-ils pas des moteurs puissants de transformation sociale ?
Dans ce cas, désigner le «commun» qui relie des mouvements de contestation très divers et
faire valoir le projet politique qui les rassemble n’a pas qu’un objectif descriptif : cela vise
également à contribuer à créer l’«événement» en question. Peut-être est-ce là le véritable
enjeu d’Empire et Multitude.

Mais puisque la révolution ne peut naître que de la multitude, place à la discussion collective !

9
    Multitude, p. 404.
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