Numéro spécial Journées du Patrimoine Septembre 2019 | N 031 Dossier UN LIEU POUR L'ART - Goudblommeke in papier
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« CECI N’EST PAS DOSSIER UN MUSÉE – ON CONSOMME » LA FLEUR EN PAPIER DORÉ, UN LIEU DE MÉMOIRE BRUXELLOIS ERIC MIN essAYiste et CRitiQue Vue sur les salles du café (© Lander Loeckx, 2019 / vzw Geert van Bruaene). 092
Les endroits où se réunissent des artistes frappent l’imagination, autant NOTE DE LA RÉDACTION que ceux où l’art est produit. Et lorsqu’il s’agit de noms ronflants, ils deviennent d’authentiques lieux de pèlerinage pour les amateurs d’art. On imagine les amitiés qui s’y sont forgées, les rivalités qui s’y sont affrontées, les discussions qui y ont été tenues et les projets les plus fous qui y ont été échafaudés. L’un de ces lieux est La Fleur en papier doré / het Goudblommeke van papier, un troquet qui, durant la seconde moitié du siècle dernier, était le lieu de rendez-vous attitré de bon nombre d’écrivains et artistes, grâce à son exploitant qui ne devait en rien céder à ses hôtes en matière d’excentricité. Dans son récit, Eric Min rend un bel hommage à l’histoire du café et à son patron. Un repaire de brigands ? Le musée privé d’un collection- N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art neur excentrique ? Une brocante ? Lorsque vous poussez pour la pre- mière fois la porte de La Fleur en Papier Doré, vous ne savez pas d’em- blée dans quel genre d’endroit vous êtes tombé. Cet estaminet un peu crasseux où le temps semble s’être arrêté se trouve à une intersection : c’est à la fois une collection d’objets porteurs de mémoire et un creuset de souvenirs immatériels – un frag- ment d’histoire vivante. Si le bistrot ne s’était trouvé rue des Alexiens à Bruxelles, mais – mettons – à l’angle de la rue Saint- Médard et de la rue Mouffetard à Paris, La Fleur en Papier Doré aurait été connue dans le monde entier comme un exemple parfait BRUXELLES PATRIMOINES de ce que les Français appellent un « lieu de mémoire ». C’est l’histo- rien et académicien Pierre Nora qui Façade de a propulsé cette expression dans le la rue des Alexiens Grand Robert. Entre 1984 et 1992, il (© Lander a été le maître d’œuvre de l’ouvrage Loeckx, 2019 / vzw Geert van de référence Les Lieux de Mémoire Bruaene). 093
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » publié en trois tomes de l’épaisseur d’un poing1. Sur près de 5.000 pages, plus d’une centaine d’auteurs ont écumé l’histoire de France en se basant sur des lieux où les souvenirs du passé étaient encore particuliè- rement vivaces, mais aussi des per- sonnages et de symboles, d’usages et d’événements, de traditions et de rituels, de moments et de monu- ments – depuis les plaques com- mémoratives sur les façades des maisons jusqu’aux émotions collec- tives lors de catastrophes et même de bribes de langage… Des traces que l’on peut compiler et agencer jusqu’à ce qu’émerge une sorte de carte mentale d’une communauté. Un lieu de mémoire peut donc avoir un emplacement physique, géographique mais ce n’est pas indispensable. Dans le phéno- mène bruxellois (et éminemment bilingue) La Fleur en Papier Doré - Het Goudblommeke in Papier, tous ces éléments s’entremêlent. Un espace – une adresse dans l’an- nuaire, un petit point sur Google Earth – devient ainsi une incarna- tion de notre mémoire culturelle et de notre souvenir collectif. Le café est tout à la fois un lieu de rencontre où l’on glose sur le monde devant un verre de Zinnebier et un endroit où les strates du passé ont (littéra- lement) subsisté sur les murs tels (© Lander Loeckx, 2007 / vzw Geert van Bruaene). des dépôts géologiques, sous forme d’inscriptions, de griffonnages, de petites peintures et autres œuvres trot, farceur, brocanteur, marchand encore fièrement les affres du d’art ou improvisations. d’art, tendre anarchiste, surréaliste temps), tous ont fait la culbute ou et cosmopolite tout à la fois. Cette ont été transformés en bars bran- préhistoire fait de La Fleur en Papier chés pour touristes. Cela nous 24 HEURES DE Doré un des derniers vestiges d’une amène de suite à la réflexion cultu- LIBERTÉ PAR JOUR race en voie d’extinction, le café lit- rellement pessimiste que tout ce téraire et artistique, qui a contribué qui est de valeur est sans défense, Tout cela est à imputer au caractère à façonner la vie artistique euro- mais aussi à la prise de conscience singulier de l’estaminet, que nous péenne entre, grosso modo, 1850 qu’il est rudement compliqué de pouvons en fait considérer comme et 1950. À l’exception de quelques dire à quel moment quelque chose un (auto)portrait de l’homme qui rares survivants à Vienne, à Trieste d’authentique se mue en pastiche. a régné sur les lieux pendant tant et à Paris (et du Cirio bruxellois, qui Quel pourcentage d’une atmos- d’années : Geert (ou Gérard) van a jadis accueilli August Vermeylen et phère d’origine doit-il encore flotter Bruaene (1891-1964) – patron de bis- ses amis et qui traverse aujourd’hui dans un bâtiment pour le percevoir 094
↑ Une page encadrée du ‘Livre d'Or de La Fleur en Papier Doré’ de Geert van Bruaene (© Lander Loeckx, 2007 / vzw Geert van Bruaene) ← Geert van Bruaene sur une photo encadrée dans le café (© Lander Loeckx, 2007 / vzw Geert van Bruaene). N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art comme « authentique » ? Quelle part opgetrokken uit gebroebel, gebladder « des objets qui sont sur le point des pigments d’origine une peinture en gebarsten tegels – is wereldkam- de mourir » ou qui entretiennent doit-elle contenir pour l’attribuer pioen in het koesteren van patina. Het entre eux des relations mysté- à Vincent van Gogh ? À La Fleur en gebinte, de steunbalken en de stijlen rieuses, comme le faisait remar- Papier Doré, l’authenticité se porte zijn zo kaduuk als in een interieur van quer le philosophe de la culture bien : pour les clients du XXIe siècle, Van Gogh – zowat de enige schilder die Walter Benjamin3. Tout comme les les trois salles en enfilade consti- hier nooit is geweest »2. Chaque « lieu salons artistiques de leurs prédé- tuent un décor vintage des années de mémoire » se trouve ainsi dans la cesseurs dadaïstes, les expositions, 1950, protégé comme monument du zone d’ombre entre la précision his- collages et assemblages surréa- plancher au plafond. Heureusement torique, la fantaisie et l’ambiance. listes semblaient composés d’ob- pour nous, ce qui a été altéré par jets trouvés : c’étaient des amas le temps ne semble donc pas sans Ce qui est sûr, c’est que Geert van de curiosités, des capharnaüms valeur, même si le passé littéraire Bruaene s’est senti parfaitement à assemblés dans un équilibre fragile du bistrot est parfois exagéré : tous l’aise dans le milieu des surréalistes à l’aide de ficelles et de salive. Tout BRUXELLES PATRIMOINES les artistes évoqués dans le café bruxellois ; l’intérieur de ce café en comme le « brol » aux murs de ce n’y sont pas toujours réellement est un témoin silencieux. Un des café, ce sont les traces et les fan- venus. En avril 2018, le journaliste traits caractéristiques de ce mou- tômes d’une vie oubliée. L’intérieur bruxellois Michaël Bellon a fait le vement était en effet sa fascination de van Bruaene est à mi-chemin lien, dans l’hebdomadaire Bruzz, pour la désuétude et le hasard. Les entre un bouge, une boutique d’an- entre l’intérieur et son histoire surréalistes adoraient les intérieurs tiquités, un musée du terroir et un mythique : «Het Goudblommeke – élimés et les objets hors d’âge, décor de théâtre. On y trouve un 095
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » vrai pandémonium d’objets : des peintures, des photos sous cadre, des inscriptions énigmatiques, des panneaux publicitaires, des baro- mètres brisés, une ramure et une hallebarde, un aigle napoléonien et un cor de chasse, des affiches, des bricoles, du bric-à-brac, des natures mortes maladroites – en fait, tout l’intérieur ressemble à s’y méprendre à une nature morte. Au cœur de cette Wunderkammer se trouve un comptoir au décor anar- chique. La Fleur en Papier Doré est un sanctuaire de mots, un cabinet de curiosités pour l’esprit. Et pour le corps, car on n’y a pas seulement discuté, on y a aussi consommé et plaisanté – la « zwanze » est une expression bruxelloise intraduisible qui signifie une foutaise verbeuse. Cent ans plus tard, les blagues de comptoir sont toujours les mêmes. Quand tombe le soir, une lumière fébrile perle dans les verres et vient un spleen que personne ne peut expliquer. Tout ce temps, le café était comme une petite planète, un port franc pour individus qui ne peuvent être seuls qu’en compagnie. Il était écrit dans les étoiles que le remuant et quelque peu débridé Geert van Bruaene finirait par investir le lieu. Ce petit homme corpulent, à la lourde monture de lunettes, a tra- (© Lander Loeckx, 2007 / vzw Geert van Bruaene). versé l’existence sous le nom de Gérard le Bistrot, Zérar la Brocante, le Colporteur ou le Bookmaker. Il s’est essayé à au moins une douzaine de buter sur l’une ou l’autre formule lieux –, mais la transcription en métiers, d’acteur à marchand d’art de sagesse de notre anarchiste de bruxellois de « olie komt bovendri- ou patron de café. C’était un bidouil- patron de bistrot. « Tout homme jven » (l’huile vient flotter à la sur- leur, un personnage de roman a droit à vingt-quatre heures de face), à l’instar de la qualité, en auquel l’écrivain Irène Hamoir, liberté par jour » , par exemple, ou somme. Et aujourd’hui encore, il est compagne du surréaliste Louis « Nous ne sommes pas assez rien rappelé au client qui pousse la porte Scutenaire, prêtera les traits de du tout ». Au-dessus du poêle dans de La Fleur en Papier Doré, avec un Gédéon la Crapule, un petit malfrat, la pièce avant du café figure encore clin d’œil à Magritte, qu’il pénètre dans son roman à clef Boulevard toujours la mystérieuse maxime Ole non pas dans un temple de l’art, Jacqmain, en 1953. Dans ces années Com Bove ; il ne s’agit pas d’un adage mais dans un commerce : quelqu’un cinquante et soixante dorées, il sanskrit ou d’une devise syldave du y a griffonné sur un panonceau, et n’est pour ainsi dire pas possible dessinateur de bandes dessinées avec une belle écriture, « Ceci n’est d’ouvrir une revue surréaliste sans Hergé – encore un hôte notoire des pas un musée - on consomme ». 096
Le surréalisme et le naturel mer- avec l’aide de l’occupant allemand. ses compagnons d’armes. Mais cantile du commerçant ont tou- Étaient-ce les sympathies politiques rares furent les bonnes affaires, jours été les deux côtés de la même de van Bruaene qui le conduisirent à tant l’anarchiste qu’était Gérard médaille bruxelloise. Van Bruaene Berlin en 1918, où il aurait rencon- la Crapule multipliait les extrava- ne le contredirait assurément pas. tré le poète et critique d’art Paul van gances. Si rien n’avait de valeur, tout En tant que marchand d’art, il n’avait Ostaijen et découvert les derniers ne pouvait-il être placé pêle-mêle, pas particulièrement fait florès ; courants en date ? Cet épisode est comme sur la première brocante c’est sa compagne, Marietje Cleren nappé sous les brumes du temps. venue ? Entre ses mains, la frontière – patronne de café de son état – Après l’armistice, Geert refit son entre le vrai et le faux, le plagiat et qui l’a chaperonné financièrement apparition dans le monde du théâtre la pièce unique, devenait mince pendant des années. Dans un épi- bruxellois, et ce fut d’emblée la der- comme du papier à cigarettes. sode d’Ooggetuige, la rubrique qu’il nière fois qu’il joua explicitement la Lorsque Hans Arp arriva à Bruxelles a assurée pendant plusieurs années carte flamande. Ses projets allaient pour y exposer chez van Bruaene, dans l’hebdomadaire Knack, Johan désormais se déployer sous la ban- il apparut que l’artiste n’avait Anthierens a évoqué avec tendresse nière francophone. Le cortège de emmené avec lui aucune œuvre. cette Marie-Joséphine dite Molleke : galeries d’art, de boutiques d’art et Heureusement, l’homme avait noté en juin 1975, Geert est décédé depuis de bistrots qu’il allait ouvrir entre dans son agenda les dimensions, les plus de dix ans et sa femme survit 1923 et sa mort en 1964 évoquent le couleurs et les formes d’un certain « en profonde mélancolie » ; elle n’a texte d’une chanson dans la langue nombre de reliefs, et avec quelques conservé de l’époque de l’aventure de Molière – ou le catalogue des amis, Geert se mit au travail. Ils artistique qu’une jambe artificielle. œuvres de Magritte, mélangé avec passèrent la nuit à bricoler, armés Dans l’époque d’Anthierens, c’est une collection de bandes dessi- de scies, de pinceaux et d’un pot de une « pas inintéressante Madame nées d’un Hergé déjanté : le Cabinet colle, et le lendemain matin, l’expo- Galland, une Luxembourgeoise » Maldoror, À la Vierge Poupine, L’Imaige sition était prête. Quelqu’un croit-il qui tient les rênes du café, où flotte Nostre-Dame, Le Diable par la Queue, encore vraiment de nos jours que apparemment déjà « un fort relent L’Agneau Moustique, Le Soleil Noir les dessins de Magritte et le poème N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art de musée ». et finalement cette fameuse Fleur de la main de Gezelle sur les murs en Papier Doré, une traduction de de La Fleur en Papier Doré sont Van Bruaene, né à Courtrai et arrivé sa plume de ce qui pourrait être un authentiques ? dans la capitale avec ses parents vers de Guido Gezelle. Une douzaine vers 1905, a fait ses débuts d’ar- de métiers et treize accidents, telle tiste lyrique sur les planches du fut la maigre moisson du laborieux EN ROUTE VERS LA FLEUR Koninklijke Vlaamse Schouwburg van Bruaene à Bruxelles. Pendant et du théâtre de l’Alhambra. À son tout ce temps, l’homme a orbité Les registres de la population éphémère carrière au KVS, où il autour de la planète des arts sans bruxellois nous apprennent que a interprété Candida de George jamais vraiment poser le pied sur le dans les années trente, l’homme Bernard Shaw, il doit d’ailleurs un sol. caracolait d’une adresse à l’autre. revenu de 110 francs par an comme Vers 1935, il atterrit à l’Impasse pensionné de l’État ; plus tard, il L’homme aux lunettes rondes a des Cadeaux, rue du Marché aux mentionnerait d’ailleurs son matri- ouvert, sans grand succès, une Herbes, où il exploita l’estami- cule et le montant de sa pension, galerie après l’autre et à chaque net À l’Imaige Nostre-Dame avec un peu comme des titres honori- fois de nouveaux comparses se Marietje. Le café existe encore de fiques, sur une carte de visite. Sa sont succédé à ses côtés. Dans le nos jours ; aujourd’hui, vous y ren- collaboration avec le directeur de Cabinet Maldoror, un « centre d’arts contrez encore quelques touristes théâtre Adolf Clauwaert – what’s in plastiques » situé dans l’hôtel fatigués et quelques habitués. En a name? – a entraîné van Bruaene Ravenstein, Van Bruaene fut assisté était-il vraiment autrement dans BRUXELLES PATRIMOINES dans les milieux du nationalisme par son chargé d’affaires Michel de les années 1930 ? L’intérieur pit- flamand, une idéologie qui, durant Ghelderode. Pour sa galerie À la toresque de ce café d’artistes res- la Première Guerre mondiale, allait Vierge Poupine, qui ouvrit ses portes semble à s’y méprendre à une pre- se fondre dans ce que quelques en 1925 avec des peintures de Floris mière incarnation de La Fleur en historiens complaisants appellent Jespers dans la rue de Namur, ce Papier Doré : vitres peintes par l’« activisme » : une tentative d’im- furent les poètes Camille Goemans Ferdinand Schirren, une collec- poser les exigences flamandes et Paul van Ostaijen qui devinrent tion de pipes, un cor de chasse, du 097
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » « brol » religieux, des aphorismes, calligraphiées sur les murs de La celui-ci jusqu’à sa nouvelle destina- de menues peintures… Un instant, Fleur en Papier Doré n’avaient pas tion, en haut de la ruelle escarpée. il a semblé que van Bruaene avait été conservées avec amour – depuis troqué le monde de l’art contre une 1997 la façade et les trois salles Vers 1950, Geert le sexagénaire a dû vie derrière un comptoir, même de consommation sont protégées vivre comme une seconde jeunesse. si l’homme allait encore ouvrir comme monument par la Région Une période chargée, au cours de maintes boutiques et continuer à bruxelloise (voir encadré) –, cela ne laquelle son bistrot se mua en épi- faire commerce d’œuvres d’art (et vaudrait plus un clou. Qui d’autre centre de la « République des Arts et de tapis) en dehors du circuit offi- que Marietje s’est préoccupée de ce des Lettres ». Tout a commencé en ciel. Un an avant la mort de Geert, le que notre bidouilleur puisse amé- décembre 1949, lorsque l’essayiste surréaliste fauché Paul Nougé, qui nager son dernier décor ? Lorsque Jan Walravens s’y réunit pour la s’était déjà défait auparavant de sa l’œil de Geert est tombé sur le Café première fois avec la rédaction de bibliothèque, lui a encore vendu ses des Artistes de la rue des Alexiens, la revue littéraire Tijd en Mens, le trois dernières toiles de Magritte ce fut elle qui approcha le proprié- périodique « pour la nouvelle géné- pour 12.000 francs, à payer en men- taire des lieux, la Commission d’As- ration » qui avait présenté son pre- sualités. Notre marchand lui a versé sistance publique de Bruxelles 4, mier numéro en octobre de cette dix fois 1.000 francs, avant de rendre munie d’une proposition. Marie sou- année-là. C’était une revue d’avant- son dernier soupir. Une dernière haitait y exploiter une « auberge garde vieille école, avec un mani- blague. à l’ancienne », « de caractère feste solide qui fulminait contre la folklore et expositions perma- petite bourgeoisie, la corruption et En fait, c’est Marie Cleren qui a nentes de tableaux populaires ». la cruauté qui avaient conduit à une permis à son Gérard de tenir le L’aménagement serait de la main guerre insensée. Dans sa rédaction, coup pendant tout ce temps. La de M. van Bruaene, ancien secré- nous trouvons des écrivains comme femme connaissait son affaire et taire de l’Union Internationale des Hugo Claus, Louis Paul Boon, a exploité toute une série de cafés, Peintres et Sculpteurs et des Amis de Albert Bontridder et Remy C. van de par exemple De Hoef à Uccle et À la l’Art Populaire, couronné par le prix Kerckhove. Belle Étoile à Woluwe-Saint-Pierre. de la Ville de Bruxelles en 1935. Le On dirait même que van Bruaene plan réussit et le bail prit effet le 15 Une semaine plus tard précisé- menait une existence clandestine octobre 1944. ment, van Bruaene ouvrit encore dans les salles de consommation une nouvelle galerie, Le Diable par de son épouse illégitime. Il a eu, à Avec sa nouvelle demeure, notre la Queue, dans la rue de l’Homme ce qu’il semble, de nombreuses ancien secrétaire s’est en revanche Chrétien, une triste venelle de liai- dettes – et il était sans le sou –, mais très littéralement ancré dans la son dans le centre-ville entre la Marietje le sortait toujours du mau- mémoire de la ville. La petite mai- rue des Éperonniers et la rue vais pas. De temps à autres, son son du XVIIe siècle où il aménagea Duquesnoy. L’enseigne mention- nom était cité dans des affaires de La Fleur en Papier Doré se dresse nait Gezottenvanapaiponmettegève, falsification d’œuvres d’art. Mais qui dans une des plus vieilles rues de expression bruxelloise sublime pour lui jettera la pierre ? Après l’urinoir Bruxelles, tout près de la première l’expression « je zou ervan de pijp aan de Marcel Duchamp et le séisme enceinte de la ville. Il s’y trouvait Maarten geven » (vous en jetteriez provoqué par le dada, il n’était plus jadis un couvent de frères Alexiens l’éponge). Pour l’exposition inaugu- question dans l’art de vrai ou de – ce qui explique le nom de l’endroit. rale, Geert fit venir à Bruxelles des faux, mais de la différence entre Van Bruaene a également intégré le dessins et des peintures de son ami dépassé et intéressant. passé dans le lieu. L’imposant poêle français Jean Dubuffet ; une nou- de Louvain proviendrait d’un autre velle primeur pour la capitale belge, Van Bruaene était-il simplement fai- monument de la bohème bruxel- après Paris et New-York. Walravens néant ou son doute perpétuel était-il loise, Le Diable au Corps dans la se rappelait que les toiles devaient une forme de peur d’échouer ? rue aux Choux. Lorsque ce café fut valoir 8.000 francs belges pièce. Il Lorsque Magritte et Marcel Mariën exproprié en 1928 en vue de l’exten- admirait le goût éclectique de son ont voulu réunir dans un livret les sion de l’Innovation, son mobilier fut frère d’armes et sa « décoiffante aphorismes que leur ami décla- mis en vente publique. Nul ne sait absurdité ». mait derrière son comptoir, il a comment van Bruaene a fait main jeté le gant. Si les idées et autres basse sur le pesant poêle et traîné Van Bruaene rebaptisa rapidement maximes que Geert a finalement (de nombreuses années plus tard ?) sa galerie ; trouva-t-il L’Agneau 098
RESTAURER UN PATRIMOINE VIVANT (© Lander Loeckx, L’Arrêté du Gouvernement de la 2019 / vzw Geert van Région de Bruxelles-Capitale signé Bruaene). le 3 juillet 1997 protège la façade, le toit et les trois salles du rez- de-chaussée comme monument, « ainsi que les éléments du mobi- lier et de la décoration ». L’annexe du document nous apprend de quoi il retourne réellement : « …les murs jaunis de l’estaminet sont couverts d’un foisonnement d’œuvres enca- drées et d’objets hétéroclites qui donne à ce lieu une atmosphère et un charme tout particuliers (…) gences quasi inconciliables : d’une nettoyé et transféré dans un lieu de L’atmosphère de ce lieu, qui reven- part, la rénovation afin de répondre stockage climatisé. Le photographe dique le titre de plus vieil estami- à la réglementation horeca actuelle a, au préalable, réalisé des clichés net en service de la ville, doit être et, d’autre part, la conservation en techniques des murs, avec et sans perpétuée à tout prix. Ce afin de lui l’état et la restauration des parties cadres. Du fait de la salissure par la conserver son caractère exception- classées. Un permis d’urbanisme a nicotine sur les murs, les traces des nel et de permettre aux générations été demandé à cet effet, dans lequel objets étaient clairement visibles, futures de connaître à leur tour ce les deux aspects ont été placés en ce qui a en quelque sorte permis morceau d’anthologie de l’histoire équilibre. L’approbation a suivi avant d’utiliser les clichés comme un de Bruxelles, de son folklore et de l’été 2007 et les travaux de restau- plan imprimé. Après la rénovation, sa vie artistique et littéraire, qui fait ration ont pu commencer, en étroite tous les objets ont été remis exacte- la fierté de ses habitants ». Le mobi- concertation avec la Direction des ment au même endroit et même un lier et la décoration sont donc deve- Monuments et Sites de l’époque peu inclinés (sic) comme sur le plan N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art nus immeubles par destination. et avec le soutien financier de la codé. Le dossier de classement com- Région. Un an plus tard, La Fleur en Pour les exploitants, c’est prenait un ensemble de onze pho- Papier Doré a décroché pour cette aujourd’hui encore un exercice tos d’ambiance qui ne correspon- opération le prestigieux prix Caïus. d’équilibre délicat entre la conser- daient pas tout à fait avec ce que Pour permettre un déroulement vation (et la documentation et la l’asbl avait trouvé lors de la reprise, rapide et précis des travaux de res- restauration) de ce petit morceau de le 1er octobre 2006. L’ « inventaire » tauration, le photographe Lander patrimoine et la gestion d’un com- n’était en outre constitué que d’une Loeckx s’est vu confier la mission merce qui doit être en bonne santé description sommaire. Pour redon- de dresser un inventaire photo- économique et répondre à toutes ner vie au café, les nouveaux exploi- graphique des 323 petits cadres et sortes d’obligations et termes d’hy- tants devaient remplir deux exi- objets des salles. Tout a été codé, giène et de sécurité. BRUXELLES PATRIMOINES Après leur enlèvement, les murs portaient encore la marque des cadres et des objets. La patine de nicotine a été prudemment lavée, puis réévoquée par la suite à l’aide d’une recette de peinture « secrète » à base de bière Piedbœuf. Photos avant et après restauration (© Lander Loeckx / vzw Geert van Bruaene). 099
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » Moustique simplement de meilleur goût ou fallait-il aiguiller le contrô- leur des contributions sur une fausse piste ? Nous ne le savons pas. Van Bruaene y a notamment exposé des peintres congolais ; encore une prouesse inédite. Et ce n’est pas l’inspiration qui lui man- quait, car à l’époque, Bruxelles connaissait à nouveau un grand dynamisme artistique. En mars 1949, les artistes de Cobra avaient tenu leur première exposition dans la capitale belge – l’acronyme faisait référence aux trois lieux où le mou- vement était actif : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Le Belge Christian Dotremont se plaignit du manque de soutien initial de notre pays : à part le critique d’art Cadre avec texte dit « de Luc Haesaerts et notre Geert van la main de » Bruaene, Cobra n’intéressait per- Guido Gezelle (© Lander sonne. Mais cela allait rapidement Loeckx, 2007 / changer, et Tijd en Mens consacra vzw Geert van Bruaene). des articles et des couvertures à Dotremont et ses amis Alechinsky, Cox et Corneille, même si la revue deel weggebroken wijk in het hart banquet fut organisé à La Fleur en ne serait jamais une vitrine du mou- der stad. En de waard was Geert van Papier Doré, suivi par une inévitable vement. Le côté ludique et délibéré- Bruaene, een dichter, een zonderling. séance photo. La photo de groupe ment superficiel de Cobra contras- De gelagzaal zelf was een weerspie- réalisé sur le perron est passé à la tait par trop avec le penchant pour le geling van wat Van Bruaene voor iets postérité comme le portrait quasi tragique existentiel et existentialiste was. Er stond een oude antieke kachel, officiel des surréalistes belges. Sur – que Claus appelait « de Aalsterse met in de vloer zand gestrooid. Er hing la photo réalisée par l’antiquaire doem » (la malédiction alostoise) – een authentiek handschrift van Guido Albert van Loock, six messieurs de Walravens et de Louis Paul Boon, Gezelle, een gedicht, door Geert met et deux dames posent en habit du tous deux membres de la rédaction. alle mogelijke zorg ingelijst... En ver- dimanche autour de van Bruaene, der waren er de onmogelijkste dingen qui toise l’objectif du fond de son Ce dernier ne se souvenait que bij elkaar geraapt: een oud-Brussels fauteuil. Derrière lui se tient la trop bien des réunions de rédac- ijzeren uithangbord, een pagaai van crème de l’avant-garde bruxelloise : tion dans le café, même s’il minimi- Indianen uit Zuid-Amerika, beelden Marcel Mariën, Camille Goemans, sait son rôle dans cette aventure : uit Nieuw-Guinea, en aan de wand Irène Hamoir, Georgette Magritte, pour Boontje, le propos était plus de teksten van Maldoror, van de surrea- E.L.T. Mesens, Louis Scutenaire, « passer une soirée ensemble » et listen, en van Geert zelf » 5 . René Magritte et Paul Colinet. Des de boire une bonne bière. Boon se petits-bourgeois et bourgeoises qui fendit toutefois d’une douzaine d’ar- Un autre événement à carac- passent un agréable après-midi. ticles et reprit avec Walravens et tère tant artistique qu’anecdotique Leur esprit vagabonde (parfois), Claus la composition de la revue en s’est déroulé dans l’estaminet. Le mais vu de l’extérieur, ce sont des 1953. Sa description de La Fleur en dimanche 8 mars 1953, les surréa- casaniers, des adeptes du fauteuil Papier Doré vaut le détour : listes bruxellois y ont fêté le retour et du jardin, généralement encroû- « Veel zijn we samengekomen, de de leur fils perdu, Marcel Mariën qui, tés dans la banlieue. Une échap- mannen van Tijd en Mens, in dat un temps, avait bourlingué à travers pée à Knokke s’apparente à leurs oud Brussels cafeetje, gelegen in de le monde comme commis de cui- yeux à une expédition. Scutenaire nauwe straatjes der nu voor een groot sine à bord d’un cargo suédois. Un est fonctionnaire au ministère des 100
N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art Portrait de groupe avec Marcel Mariën, Camille Goemans, Irène Hamoir, Georgette Magritte, E.L.T. Mesens, Louis Scutenaire, René Magritte et Paul Colinet (© Albert Van Loock, 1953 / vzw Geert van Bruaene). Affaires intérieures, Magritte tra- vaille un temps dans une société de papiers peints et Paul Nougé dans un laboratoire. Les pamphlets de Correspondance et la brève effer- vescence de 1926, lorsqu’ils avaient perturbé quelques représenta- tions théâtrales à Bruxelles, étaient depuis longtemps oublié. Ils vou- laient écrire, faire de l’art et surtout être laissés en paix. Une petite fête chez van Bruaene leur suffisait en guise d’extravagance. « Venez-vous Docile, la compagnie posa cet asseoir avec nous, après-midi-là pour une deuxième Albert », photo de BRUXELLES PATRIMOINES groupe, cette fois photo, rarement montrée. C’est pro- avec Albert Van bablement Georgette Magritte qui Loock (et sans Georgette Magritte, s’est mise derrière l’appareil photo qui a probablement – « Venez vous asseoir avec nous pris la photo). Photo encadrée Albert ». Nos héros ne sont encore dans le café (© réunis pour un troisième portrait de Lander Loeckx, 2007 / vzw Geert groupe dans la courette du café. Et van Bruaene). 101
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » une nouvelle fois, La Fleur en Papier Doré a servi d’ineffable décor. Les clichés ornent encore les murs. CLAUS ET VINKENOOG Tandis que les surréalistes com- mençaient à écrire leur histoire, d’autres novateurs attendaient en coulisse. En décembre 2006, le poète néerlandais Simon Vinkenoog se souvenait avec émoi de sa ren- contre avec Zérar, qu’il avait rencon- tré par l’entremise d’Hugo Claus. Le 31 mai 1955, ce dernier avait fêté à La Fleur en Papier Doré son mariage avec Elly Overzier, qui avait été consacré quelques jours aupara- vant à Gand – lors de l’Erfgoeddag en avril 2016, l’asbl Geert van Bruaene Le poète et performer néérlandais Simon Vinkenoog à La Fleur en Papier Doré. Dans son a même organisé un remake de la blog, il fait référence au Livre d’Or qu’il avait reçu de Geert van Bruaene (© HoedGekruid, fête dans le café. Plus d’un demi- 2008). siècle auparavant, une cinquantaine de convives s’étaient réunis dans le ‘Neen, het was die van Teirlinck. Hij was Enkele minuten hing er een onbehaa- bistrot, où van Bruaene reproduisit een groot vriend geworden van Reimond glijke stemming in het café. Dan trok- la cérémonie célébrée à l’hôtel de Herreman, kende eerst een fantastische ken de gasten geleidelijk af. Is voor ville, ceint d’un large ruban attaché opgang, ging dan verschrikkelijk aan de ons allen de tijd van de grote scheu- avec une dent d’éléphant. Corneille drank, maar realiseerde omstreeks ringen gekomen? »6 et Vinkenoog étaient arrivés de zijn veertigste jaar een werk, dat wree- Paris ; les vétérans de Tijd en Mens y dheid met fantasie paarde. Hij stierf Les jours qui ont suivi, van Bruaene fraternisèrent avec les trublions de als lid van de Academie, ten zeerste se mit lui aussi à broyer du noir, Cobra. Jan Walravens, un peu émé- geacht door de kunstenaars, die eens tourmenté par les impôts et ché, tint une oraison funèbre grin- met hem gedebuteerd hadden. Onder d’autres tracasseries administra- çante, mais visionnaire : hen is Karel Appel miljonair geworden; tives. Le monde et la vraie vie s’in- « Raveel en Saverijs dansten heel Corneille verdween in de woestijn; Marc vitaient dans ses complaintes. Dans spectaculair, Elly was buitengewoon Mendelson ontpopte zich als de grote la revue surréaliste Les Lèvres nues, lief en Guido Claus [n.v.d.r.: broer vernieuwer van de Brusselse uithang- il s’épancha sur la bombe atomique, van] schonk om de tien minuten de borden; gezien zijn dogmatisch karakter une plaisanterie coûteuse, mais glazen vol. Ik ben dan erg giftig gewor- is Simon Vinkenoog dominee geworden inévitable – « La bombe H coûte den, ik heb mij in de gelakte schoenen in Nederland waar hij in een geur van très cher, mais on la donnera » : van een kaal en krochend Academielid heiligheid gestorven is. Jan Walravens seule la bombe pouvait éliminer geschoven en een grafrede gehouden tenslotte, ging op zoek naar een nieuwe les traîne-misère qui hantaient voor Claus. moraal en heeft daarvoor eerst het son estaminet et doper son chétif ‘Claus’, heb ik geroepen, ‘die wij van- werk van schilders en schrijvers mis- chiffre d’affaires. Quelques années daag allen bewenen, was een onzer bruikt om zijn moraal vervolgens bij de plus tard, un van Bruaene fati- gelukkigste schrijvers. Hij was scha- mollen, de nijlpaarden en de helikopters gué prit la parole dans Rhétorique, trijk toen hij stierf, niet alleen lid op te sporen.’ une fois encore une revue aux van de Leopoldsorde zoals Louis Venijnig riep Geert van Bruaene: ‘Dat racines bruxelloises. L’abrupte Paul Boon, maar ook lid van de is nu de eerste keer, Jan, dat ik u iets rue des Alexiens était alors deve- Kousenband. Hij won alle prijzen...’ verstandigs hoor zeggen !’ nue une « putain de rue » qui allait ‘Wat zijn schuld niet was!’, riep Simon En Elly Claus verzuchtte: ‘Assez de à coup sûr signifier sa fin. Notre Vinkenoog. méchancetés’. « grand alpiniste de café-concert » 102
Fleur en Papier Doré, après quoi le cortège s’ébranla en direction du cimetière de la ville. Ceux qui peuvent encore s’en souvenir se rappellent qu’en cours de route, à chaque café, quelques fidèles décrochaient ; lorsque le corbillard est arrivé à demeure, seuls une poignée de courageux avaient sur- vécu au périple. Entre les planches de son cercueil, Zérar van Bruaene – empereur du bric-à-brac et « raté magnifique » de l’art – devait rire sous cape. UN AVENIR POUR LE PASSÉ La mort de van Bruaene n’a pas du tout marqué le chant du cygne de son biotope de la rue des Alexiens. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Permanences poé- tiques, un cercle littéraire fran- cophone, y installèrent leur camp de base. Elles y organisèrent des N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art conférences, des expositions et de courtes représentations théâ- trales. De ses pérégrinations des années septante, Johan Anthierens retint les galeristes Anita Nardon et Jean-Paul Flament, qui exposèrent de l’art contemporain au premier étage de La Fleur en Papier Doré avant d’établir leur galerie (litté- ralement souterraine) La Rose tra- Quelques cartes, dépliants et pages du « Livre d’Or » du café (© Lander Loeckx, 2007 / versée dans les couloirs de la sta- vzw Geert van Bruaene). tion de métro Madou. Après leur départ de La Fleur, l’artiste plasti- cienne bruxelloise Mireille Dabée y était épuisé et à court d’idées. On laisse simplement rouler quand on installa son atelier à l’étage supé- le serait à moins, après avoir vécu en ressort). rieur ; il devint rapidement un lieu une demi-douzaine de vies. Et la de rencontre du Tout-Bruxelles longue rue qui gravit la colline est Se laisser rouler quand on quitte artistique et littéraire. Une de ses bien entendu un pénible obstacle l’endroit ? C’est précisément ce hôtes était Jane Tony, qui tenait qu’il faut franchir pour arriver à La qu’a fait Geert van Bruaene, citoyen un cabaret littéraire à proxi- BRUXELLES PATRIMOINES Fleur en Papier Doré. Même Boontje du (bas) monde. Durant la nuit du mité de la Grand-Place. Après la bataillait avec les différences de 21 au 22 juillet 1964, pendant une mort de cette dernière, un comité niveau bruxelloises : « ge moet klim- drache nationale accompagnée a poursuivi cette activité à son men en klimmen om er te geraken, d’orages, d’éclairs et de coups de nom à La Fleur en Papier Doré. maar men laat zich gewoon rollen als tonnerre à foison, il rendit l’âme. Il Inlassablement, le Grenier Jane men weer weggaat » (il faut grimper, fut inhumé sous un soleil de plomb. Tony organise aujourd’hui encore grimper pour y arriver, mais on se Une foule se rassembla devant La des activités littéraires. Émile 103
« Ceci n’est pas un musée – on consomme » Kesteman, la cheville ouvrière de la compagnie jusqu’à sa mort en 2011, a un jour dressé une liste de près de 350 poètes qui y avaient usé leurs semelles (même si nous admettons volontiers que ni Dylan Thomas ni Georg Trakl n’ont jamais mis les pieds à La Fleur en Papier Doré). Un nouveau chapitre s’est ouvert après qu’un groupe d’amis reprit le café en faillite en 2006 et y créa une société coopérative à res- ponsabilité limitée, pour rouvrir l’établissement après une année Jaune Toujours lors de la réouverture de La Fleur en Papier Doré en 2007 (© Lander de restauration et de rénovation. Loeckx, 2007 / vzw Geert van Bruaene). Les membres de l’asbl Geert van Bruaene ont attiré (et attirent) iel schuun vollek (du très beau monde) dans l’antre de van Bruaene, de Herr Seele à Jaune Toujours et d’Al- bert Bontridder à Chris Lomme. Ils apportent ainsi, jour après jour, leur contribution à ce « lieu de mémoire » unique en son genre : non pas un musée, mais un lieu de rencontre pour le corps et l’esprit, un organisme vivant dans le tissu de la ville. Fort heureusement, aussi bien La Fleur en Papier Doré que l’asbl qui le soutient disposent de tous les atouts nécessaires. Quiconque fouille dans les archives de Koen de Visscher et d’Arnout Wouters, deux des forces motrices du café, comprend que l’héritage de Geert van Bruaene est entre de bonnes mains. Ole Com Bove! Traduit du Néerlandais Le patio intérieur est orné d’une peinture murale de Marc Daniels : un hommage de Stam & Pilou à Geert van Bruaene et sa « Fleur en Papier Doré ». La peinture murale est une réalisation d’ARA! (2011), une association dialectale bruxelloise qui a intégré be.Brusseleir vzw (© Lander Loeckx, 2019 / asbl Geert van Bruaene). 104
réalisé vers ses quarante ans une ‘This is not a museum—no NOTES œuvre alliant férocité et fantaisie. entry without a purchase’ Il est mort comme membre de l’Académie, hautement apprécié La Fleur en Papier Doré/Het 1. NORA, P., Les Lieux de Mémoire, Goudblommeke: A Brussels des artistes qui avaient jadis Gallimard (Quarto), Paris, 1997. débuté à ses côtés. Parmi lieu de mémoire 2. BELLON, M., « Laptopia : eux, Karel Appel est devenu Goudblommeke in Papier », in BRUZZ, n° millionnaire ; Corneille a disparu 1611, 11 avril 2018. « La Fleur en Papier dans le désert ; Marc Mendelson Places where artists gather Doré – née de babils, d’écaillages et s’est mué en grand rénovateur exert just as much fascination de lézardes – est la championne du des enseignes bruxelloises ; vu monde de la patine. La charpente, les sa nature dogmatique, Simon for us as places where art is poutres de soutien et les jambages Vinkenoog est devenu pasteur aux made. One such rendezvous sont aussi caducs qu’un intérieur Pays-Bas où il a trépassé en odeur is La Fleur en Papier Doré (‘The de Van Gogh – pour ainsi dire le seul de sainteté. Jan Walravens, enfin, peintre qui y soit jamais venu » s’est mis en quête d’une nouvelle Gilt Paper Flower’, in Dutch ‘Het moralité et a d’abord, à cet effet, Goudblommeke in Papier’), an 3. Voir notamment: « Het surrealisme. détourné l’œuvre de divers authentic ‘brown café’ popular De laatste momentopname van de peintres et écrivains pour ensuite Europese intelligentsia », in BENJAMIN, retoucher sa moralité, et partir sur with writers and artists in the W., Maar een storm waait uit het second half of the 20th century. les traces des hippopotames et paradijs. Filosofische essays over taal en des hélicoptères.’ The bar’s clientele included geschiedenis, SUN, Nimègue, 1996. Traitreusement, Geert van 4. Actuellement le CPAS, encore toujours Bruaene lança alors : ‘Eh bien, not only renowned Belgian propriétaire du bâtiment. Jan, c’est bien la première fois que Surrealists like René Magritte je t’entends dire quelque chose de and Marcel Mariën, but also, at a 5. « Nous nous sommes souvent réunis, sensé !’ nous, les gens de Tijd en Mens, dans Et Elly Claus de gémir : ‘Assez de later stage, key figures from the ce vieil estaminet bruxellois, situé méchancetés’ COBRA movement, amongst them dans les ruelles étroites de ce quartier Pendant quelques minutes, une Hugo Claus and Simon Vinkenoog. en grande partie démoli au cœur de ambiance délétère s’abattit sur la ville. Notre hôte était Geert Van le café. Ensuite, les convives s’en Above and beyond this, however, Bruaene, un poète, un original. La salle allèrent peu à peu. Le temps des the Goudblommeke was the life’s elle-même était un reflet de ce qu’était grandes déchirures est-il venu work of its creator and driving en fait Van Bruaene. Il s’y dressait un pour chacun d’entre nous ? » force, Geert (or Gérard) van N°031 - NUMÉRO SPÉCIAL - SEPTEMBRE 2019 Un lieu pour l’Art poêle antique, avec du sable dans le fond. On y voyait suspendu un poème Bruaene—a proprietor every écrit de la main de Guido Gezelle, encadré avec tout le soin nécessaire bit as unconventional as his par Geert… Et l’on y trouvait également customers. The myriad pictures les choses les plus disparates : une and objects seemingly merging ancienne enseigne bruxelloise en fer, une pagaie d’Indiens d’Amérique du into the café’s smoke-stained Sud, des statues de Nouvelle-Guinée walls sum up, even more potently et, au mur, des textes de Maldoror, des than the history of the place, the surréalistes, et de Geert lui-même. » soul of this emblematic location 6. « Raveel et Saverijs dansaient de manière très spectaculaire, Elly était or lieu de mémoire. Eric Min’s incroyablement aimable et Guido Claus account pays fitting tribute to both [n.d.l.r. : le frère de l’autre] remplissait the café’s story and its owner. les verres toutes les dix minutes. Je suis alors devenu très virulent, j’ai enfilé les chaussures laquées d’un académicien chauve et crachotant et tenu une oraison funèbre pour Claus. ‘Claus’, ai-je crié, ‘que nous pleurons tous aujourd’hui, était un de nos plus heureux écrivains. À sa mort, il était riche comme Crésus, non seulement membre de l’Ordre de Léopold comme Louis Paul Boon, mais également BRUXELLES PATRIMOINES membre de l’Ordre de la Jarretière. Il a gagné tous les prix...’ ‘Ce n’était pas de sa faute !’, s’écria Simon Vinkenoog Non, c’était celle de Teirlinck. Il était devenu un grand ami de Reimond Herreman, a d’abord connu un succès fantastique, a ensuite sombré effroyablement dans la boisson, mais a 105
COLOPHON COMITÉ DE RÉDACTION ÉDITEUR RESPONSABLE Stéphane Demeter, Paula Dumont, Bety Waknine, directrice générale, Murielle Lesecque, Griet Meyfroots, Urban.brussels (Service public régional Valérie Orban, Cecilia Paredes, Bruxelles Urbanisme & Patrimoine) Brigitte Vander Brugghen Mont des Arts 10-13, 1000 Bruxelles RÉDACTION FINALE EN FRANÇAIS Les articles sont publiés sous la Stéphane Demeter responsabilité de leur auteur. Tout droit RÉDACTION FINALE EN NÉERLANDAIS de reproduction, traduction et adaptation Paula Dumont et Griet Meyfroots réservé. SECRÉTARIAT DE RÉDACTION CONTACT Murielle Lesecque Urban.brussels Mont des Arts 10-13, 1000 Bruxelles COORDINATION DU DOSSIER www.patrimoine.brussels Paula Dumont bpeb@urban.brussels COORDINATION DE L’ICONOGRAPHIE CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES Julie Coppens Malgré tout le soin apporté à la recherche des ayants droit, les éventuels AUTEURS / COLLABORATION bénéficiaires n’ayant pas été contactés RÉDACTIONNELLE sont priés de se manifester auprès Werner Adriaenssens, Anne-Lise d’Urban.brussels. Alleaume, Jean-Marc Basyn, Amandine Berry, Guy Conde-Reis, Françoise LISTE DES ABRÉVIATIONS Cordier, Thomas Deprez, Paula Dumont, AVB – Archives de la Ville de Bruxelles Jacqueline Guisset, Pascale Ingelaere, CIDEP – Centre d’information, de Christophe Loir, Irène Amanti Lund, documentation et d’étude du patrimoine Cristina Marchi, Marc Meganck, Griet KIK-IRPA – Koninklijk Instituut voor het Meyfroots, Eric Min, Valérie Montens, Kunstpatrimonium / Institut royal du Marie Noble, Valérie Orban, Cecilia Patrimoine artistique Paredes, Christian Spapens, Septembre MRAH Musées Royaux d’Art et Histoire Tiberghien, Véronique Van Bunnen, MRBAB – Musées royaux des Beaux- Brigitte Vander Brugghen, Peter Van Arts de Belgique Goethem MVB - Musée de la Ville de Bruxelles PBA - Palais des Beaux-Arts RELECTURE STIB/MIVB - Société des Transports Martine Maillard, Margaret Clarke Intercommunaux de Bruxelles/ et le comité de rédaction Maatschappij voor Intercommunaal TRADUCTION Vervoer te Brussel Gitracom, Ubiqus Belgium NV/SA WHI - War Heritage Institute GRAPHISME ISSN Polygraph’ 2034-578X CRÉATION DE LA MAQUETTE DÉPÔT LÉGAL The Crew communication sa D/2019/6860/013 IMPRESSION Dit tijdschrift verschijnt ook in het Nederlands Graphius Brussels onder de titel “Erfgoed Brussel”. DIFFUSION ET GESTION DES ABONNEMENTS Cindy De Brandt, Brigitte Vander Brugghen bpeb@urban.brussels REMERCIEMENTS Les familles Sergysels et Spanoghe, Manon Brotcorne, Virginie Luel, Thierry Mondelaers, Sandrine Tielemans, Stéphane Vanreppelen
Déjà paru dans Bruxelles Patrimoines 001 - Novembre 2011 010 - Avril 2014 021 - Décembre 2016 Rentrée des classes Jean-Baptiste Dewin Victor Besme 002 - Juin 2012 011-012 - Septembre 2014 022 - Avril 2017 Porte de Hal Histoire et mémoire Art nouveau 003-004 - Septembre 2012 013 - Décembre 2014 023-024 - Septembre 2017 L’art de construire Lieux de culte Nature en ville 005 - Décembre 2012 014 - Avril 2015 025 - Décembre 2017 L’hôtel Dewez La forêt de Soignes Conservation en chantier Hors série 2013 015-016 - Septembre 2015 026-027 - Avril 2018 Le patrimoine écrit notre histoire Ateliers, usines et bureaux Les ateliers d’artistes 006-007 - Septembre 2013 017 - Décembre 2015 028 - Septembre 2018 Bruxelles, m’as-tu vu ? Archéologie urbaine Le Patrimoine c’est nous ! 008 - Novembre 2013 018 - Avril 2016 Architectures industrielles Les hôtels communaux 009 - Décembre 2013 019-020 - Septembre 2016 Parcs et jardins Recyclage des styles Derniers numéros Hors-série - 2018 029 - Décembre 2018 030 - Avril 2019 La restauration Les intérieurs historiques Bétons d’un décor d’exception 15 € ISBN 978-2-87584-181-0 9 782875 841810
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