Orna Alyagon DARR: Marks of an absolute Witch: Evidentiary Dilemmas in Early Modern England

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Orna Alyagon DARR: Marks of an absolute Witch: Evidentiary Dilemmas in Early Modern England
Pierre KAPITANIAK                      Moreana Vol. 49, 187-188   251-256

Orna Alyagon DARR: Marks of an absolute Witch:
Evidentiary Dilemmas in Early Modern England ,
Farnham, Ashgate, 2011, viii-326 pp. ISBN : 978-0754669876
(contient index des noms et index des sujets).

                  RECENSION      Pierre Kapitaniak
                    Université Paris VIII, Saint-Denis

       Voici un ouvrage atypique dans la
constellation des publications de plus en
plus nombreuses sur les chasses aux
sorcières. Son auteur, Orna Alyagon Darr
enseigne le droit à l’Université de Haïfa,
après avoir été avocate pendant une
douzaine d’années. Cela lui permet de
proposer une approche juridique du
phénomène de la sorcellerie où celle-ci se
retrouve décentrée, comme cela apparaît
dans la thèse de l’ouvrage : montrer grâce
aux procès de sorcellerie (définie par Darr
comme « crime sérieux mais difficile à prouver ») que l’évolution du
système de preuve en droit n’est pas due uniquement à un processus
de recherche de la vérité (comme le soutenait John Henry Wigmore),
mais qu’elle est avant tout une construction sociale, fruit de tensions
et d’affrontements entre plusieurs groupes socio-professionnels.
       Il y a deux raisons pour lesquelles la sorcellerie se retrouve au
cœur de la thèse de Darr. La première est une coïncidence de
période : en Angleterre, les chasses aux sorcières commencent dans
la seconde moitié du XVIe siècle (avec les deux législations sur la
sorcellerie de 1542 et surtout de 1563) et prennent fin dans les
premières décennies du XVIIIe siècle (avec l’abrogation du crime de
sorcellerie en 1735). Elles sont contemporaines de profonds
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changements dans le droit anglais, en particulier dans
l’établissement et la gestion des preuves. Cette période est également
un moment de transition durant lequel le système judiciaire anglais
va progressivement impliquer les avocats dans son fonctionnement.
La seconde tient au fait que les deux principaux crimes liés à la
sorcellerie – le maléfice et le pacte diabolique – sont impossibles à
prouver sans aveux, et plus encore en l’absence de torture, et qu’ils
obligent donc les juges à développer des règles plus poussées pour
l’établissement des preuves.
        Darr adopte une approche combinant l’histoire sociale et
l’histoire des idées et s’inscrit dans la continuité des travaux de
Barbara Shapiro. Son corpus est constitué de textes imprimés
traitant des sorcières, qu’il s’agisse de pamphlets sensationnalistes,
de traités de théologie, de comptes rendus de procès, à l’exception de
textes à visée ouvertement littéraire. Pour son analyse, Darr retient
trois critères : la classe sociale, la résidence (constituée par un axe
allant du centre à la périphérie) et l’affiliation professionnelle.
        L’ouvrage est découpé en douze chapitres qui examinent les
différents aspects de la question et qu’on peut regrouper en quatre
parties : les procédures judiciaires, les preuves physiques, les tests et
les témoignages.
        Dans les trois premiers chapitres sont décrites les procédures,
à commencer par celles qui précèdent le procès (chapitre 1). Les
réformes sous Marie Tudor ont séparé les fonctions d’investigation
qui sont de la responsabilité des magistrats (Justices of the Peace) de
celles de détermination qui échoient au Grand Jury, chargé de décider
s’il faut donner suite à une mise en examen. Ce dernier ne doit pas
être confondu avec le Petty Jury, c’est-à-dire le jury des pairs, qui
prononce le verdict à l’issue du procès. Le procès à proprement
parler (chapitre 2), n’est pas encore ce qu’on connaît aujourd’hui :
qu’il s’agisse de sorcières ou d’autres criminels, la plupart des procès
durent à peine quelques minutes, il n’y a pas de présomption
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d’innocence, pas de défense, rarement de témoins de la défense, et le
verdict du jury n’a pas besoin d’être justifié. Pour la sorcellerie, on
suspend en plus les règles de compétence des témoins, en acceptant
le témoignage des enfants ou des complices. Et comme la sorcellerie
ne peut être prouvée de façon directe, le gros du travail de l’appareil
judiciaire est d’examiner les preuves circonstancielles (c’est-à-dire
diverses présomptions), dont le principe est importé du droit
canonique (chapitre 3).
        Après cette contextualisation importante, Darr se penche sur
les différentes preuves physiques et les débats que leur utilisation
entraîne. Le chapitre 4 examine les effigies de cire, censées servir
d’instrument aux sorcières, et montre que le grand procès de
Lancaster en 1612 marque un tournant dans le débat et dans la
pratique, en établissant un précédent pour l’acceptation de ces
effigies comme preuves sérieuses. Le chapitre 5 s’arrête plus
longuement sur la marque diabolique, qui représente un parfait
exemple de fusion de deux sortes de croyances : d’une part une
vision lettrée, inspirée des traités continentaux, qui définit la marque
comme la trace du pacte scellé entre le diable et la sorcière ; de
l’autre, la croyance populaire selon laquelle la sorcière possède sur
son corps un téton auquel son démon familier (imp) vient sucer du
sang. En Angleterre, ces deux croyances se confondent et non
seulement leur existence soulève un débat animé, mais sa recherche
permet à plusieurs corps de métier de se développer : des experts en
tous genres, des prickers (spécialistes de la localisation de la marque à
l’aide d’une longue aiguille dont ils piquent le corps puisque la
marque en question est supposée insensible), mais aussi des jurys de
matrones (qui examinent le corps de l’accusée de façon un peu moins
brutale). Ces pratiques restent en marge de la légalité et sont
ordonnées (ou plus souvent tolérées) par les magistrats, jamais par
les juges (dont il faut rappeler qu’ils effectuent des circuits deux fois
l’an, et dépendent d’une structure centralisée). A cette occasion, Darr
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repère des corrélations entre les positions défendues dans ce débat et
les groupes professionnels impliqués. Les juristes sont plutôt ouverts
aux différentes pratiques et preuves, notamment en raison de la
logique jurisprudentielle, qui permet d’intégrer beaucoup de
croyances populaires dans le droit via les précédents. Les médecins,
quant à eux, sont très sceptiques, mais Darr suggère que derrière
cette position éclairée, il y a aussi une volonté d’asseoir leur influence
en tant qu’experts. Le chapitre 6 examine plus rapidement les
démons familiers en relevant qu’aucun animal n’a jamais été utilisé
lors d’un procès, alors même que sur le continent on trouve des cas
de procès d’animaux diaboliques à la même époque.
       Les chapitres suivants sont consacrés à plusieurs sortes de
tests mis en place pour prouver qu’un accusé a des pouvoirs
magiques. Le plus important d’entre eux est le « surnagement »
(swimming), hérité des ordalies médiévales qui furent interdites au
XIIIe siècle (chapitre 7). Il consiste à attacher solidement la sorcière
puis à la jeter dans l’eau, tenue par des cordes. Si la personne coule,
cela prouve son innocence et on la ramène sur la rive ; si elle flotte,
c’est que Dieu n’en veut pas (l’eau symbolisant ici celle du baptême
et du renoncement à Satan) et c’est donc bien une sorcière. Darr
montre que le processus de reconstruction de cette ordalie la
transforme en expérience (au sens d’experiment) sous l’influence de
l’empirisme montant. On développe une véritable méthodologie du
« surnagement », répétant l’expérience plusieurs fois et recourant à
des cas témoins. Le chapitre 8 effectue le même travail sur la
pratique de scratching (qui consistait à griffer la sorcière jusqu’au sang
pour voir si cela affaiblissait le sortilège). Les deux pratiques sont
illégales, mais souvent tolérées par les magistrats sous la pression de
la population locale. Le chapitre 9 revient sur ces pratiques d’un
point de vue épistémologique, y voyant le reflet d’un empirisme qui
n’est alors absolument pas incompatible avec la sorcellerie. Car la
question qui préoccupe tout le monde n’est pas l’existence de celle-
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ci, mais la façon de la prouver. Pour le système judiciaire, ces tests
ont un statut problématique : ils sont une menace pour l’autorité des
juges et ils sont assimilables à la torture.
        Darr aborde ensuite les témoignages dont l’importance est
capitale en l’absence de preuves irréfutables. Dans les débats
concernant le témoignage (chapitre 10) des enfants ou des complices,
aucun consensus ne se dégage, car comme pour les preuves, leur
statut est incertain. Cela favorise le recours à des experts et ce sont
les médecins qui en profitent : ils se ménagent une place de choix au
détriment du clergé et finissent par se rendre indispensables au
cours du XVIIe siècle. On fait appel à eux pour déterminer si le
témoin, ou l’accusé, souffre d’hystérie ou de mélancolie. Le chapitre
11 poursuit cette réflexion en observant un glissement conceptuel
dans le statut du témoin qui va du quantitatif vers le qualitatif, c’est-
à-dire de la compétence vers la crédibilité. Cette dernière s’impose
dans la pratique dès la seconde moitié du XVIIe siècle, et c’est aussi à
ce moment que se fixent les règles du hearsay (ouï-dire) et de son
exclusion. Cette réflexion s’achève sur les aveux (chapitre 12), pour
lesquels, même si l’on accepte généralement qu’il ne faut retenir que
les aveux volontaires et spontanés, le consensus disparaît dès qu’on
distingue les aveux qui conduisent au simple examen de ceux qui
entraînent la condamnation. Les juristes et les théologiens les
acceptent comme preuves (et Darr rappelle la dimension religieuse
contenue dans le terme anglais confession), tandis que les médecins les
rejettent.
        A travers ces enquêtes, un groupe très significatif se dégage à
la fois du point de vue géographique –« l’élite de périphérie » – et du
point de vue social – le « middling sort », c’est-à-dire les petits
hobereaux de province et les notables locaux. Ce groupe fait souvent
le lien et sert de passeur entre les idées savantes et populaires. Darr
fait aussi ressortir des intérêts professionnels : les médecins sont les
grands vainqueurs de ces affrontements et parviennent à imposer
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leur expertise, tandis que les théologiens commettent l’erreur
d’adopter à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle une
argumentation davantage basée sur la raison, ce qui les prive de leur
principal domaine d’expertise : le sacré. Enfin, l’auteur montre que
l’empirisme des tests commence dans le droit avant de s’imposer en
sciences, mettant ainsi à mal la causalité entre la montée de la
science et le déclin de la sorcellerie. En fait, l’intégration de la
doctrine continentale du crimen exceptum dans la common law a pour
effet de conférer aux preuves circonstancielles un statut inférieur et
de rendre ainsi les condamnations moins probables, tout en
permettant de conserver au crime de sorcellerie tout son sérieux. Et
c’est ce processus légal qui contribue en fin de compte au
scepticisme et au déclin des procès.
       Pour conclure, c’est un travail d’une grande valeur pour tout
chercheur qui s’intéresse à la sorcellerie en Angleterre. S’il y avait
une réserve à émettre, elle concernerait le plan même de l’ensemble
qui donne un effet « catalogue », retraçant à chaque fois la
chronologie du débat, qui amène l’auteur à de nombreuses redites et
à des conclusions partielles assez similaires sur chaque aspect. Par
ailleurs, le corpus de 157 textes démonologiques aurait gagné à subir
une cure de minceur, car une partie des ouvrages de la bibliographie
n’est jamais citée et d’autres en sont absents (notamment des
traductions anglaises d’ouvrages continentaux, comme celui de
Viret, alors que d’autres traductions sont incluses). N’eût-il pas été
plus simple de le limiter aux ouvrages ayant effectivement servi à
construire l’analyse ? Mais qu’on se rassure, cette dernière reste
passionnante et l’ouvrage intéressera autant les historiens des
chasses aux sorcières que ceux du droit.

Pierre Kapitaniak
pkapitaniak@univ-paris8.fr
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