Peindre sa mort et celle des autres Danse macabre de Niklaus Manuel Deutsch - Érudit
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Document généré le 29 juil. 2022 00:38 Frontières Article Peindre sa mort et celle des autres Danse macabre de Niklaus Manuel Deutsch Hans-Jürgen Greif Volume 19, numéro 2, printemps 2007 Résumé de l'article Penser sa mort ? Qu’un peintre représente la mort des autres, voilà rien d’inhabituel, surtout s’il s’agit d’une des nombreuses danses macabres au Nord des Alpes, à la fin du URI : https://id.erudit.org/iderudit/017491ar Moyen Âge, et dont la plus célèbre fut sans doute celle du monastère des DOI : https://doi.org/10.7202/017491ar Innocents à Paris (1424/1425, détruite en 1529 ; gravures de Guy Marchant en 1485). Mais la présence du peintre dans la suite de ceux que la Mort emmène est bien plus rare. Les questions auxquelles l’article tente de donner une Aller au sommaire du numéro réponse sont les suivantes : pourquoi ce peintre suisse du début du XVIe siècle s’est-il joint à la danse macabre ? Quelle place occupe ce vado mori dans son oeuvre ? Éditeur(s) Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Greif, H.-J. (2007). Peindre sa mort et celle des autres : Danse macabre de Niklaus Manuel Deutsch. Frontières, 19(2), 12–18. https://doi.org/10.7202/017491ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2007 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
A R T I C L E Résumé Qu’un peintre représente la mort des autres, voilà rien d’inhabituel, surtout Peindre sa mort et celle des autres s’il s’agit d’une des nombreuses danses macabres au Nord des Alpes, à la fin du Moyen Âge, et dont la plus célèbre fut sans doute celle du monastère des Innocents à Paris (1424/1425, détruite en 1529 ; gravures de Guy Marchant en 1485). Mais la présence du peintre dans la suite de ceux que la Mort emmène est Danse macabre bien plus rare. Les questions auxquelles l’article tente de donner une réponse sont les suivantes : pourquoi ce peintre suisse de Niklaus Manuel Deutsch du début du XVIe siècle s’est-il joint à la danse macabre ? Quelle place occupe ce vado mori dans son œuvre ? Mots clés : danse macabre – autoreprésentation – identité. Abstract There is nothing unusual in a painter depiciting the death of other people, especially in one of the many “dances of death“ produced north of the Alps, in Hans-Jürgen Greif, en fait constitué d’un panneau double, professeur associé, Département des littératures, the late Middle Ages ; the most famous représente un tableau à peine achevé ainsi Université Laval. such work was, without doubt, the one que l’autoportrait du peintre. at Paris’s Church of the Holy Innocents Les images de la Mort retirant de ce Les spécialistes de l’œuvre manuelienne (1424/25, destroyed 1529 ; engravings monde un vivant pour le conduire à l’éter- donnent des indications convaincantes published by Guy Marchant in 1485). It nité changent d’une religion à l’autre, d’une quant au caractère monumental de l’en- is rather rare, though, for the artist to civilisation à l’autre, d’une époque à l’autre. semble. Selon toute vraisemblance, la suite portray himself as one of the people Ainsi, la fin du Moyen Âge, par exemple, des tableaux s’étendait sur une longueur being taken away by Death. This article tries to find an answer to the following fut une période particulièrement féconde entre quatre-vingts et cent mètres ; la hau- questions : why did this Swiss painter rep- en représentations de la Mort en peinture : teur de chaque tableau devait atteindre au resent himself, at the beginning of the le Jugement Dernier, des gravures sur bois moins deux mètres. Ce qui signifie que les 16th century, as part of the dance ? What montrant des danses macabres, dont les personnages étaient représentés grandeur is the importance of this imposing cycle plus célèbres se trouvaient à Paris, à Bâle, à nature. Si l’on ajoute les quatrains expli- and his vado mori within his work ? Strasbourg, sans oublier l’Ars moriendi, un catifs, placés sous les panneaux, le mur Keywords: Dance of Death – Blockbuch publié à Heidelberg, en 14851. de support devait atteindre entre 2,5 m Self-representation – Identity. Mes recherches récentes sur un tableau et 3 m. La série se trouvait à l’intérieur de Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530), de l’enceinte du cimetière appartenant au peintre suisse du temps de la Réforme, monastère des dominicains (aujourd’hui : Le Jugement de Pâris (1517-1518), m’ont « L’église française ») ; aux passants, elle amené à analyser une autre œuvre de sa était accessible à tout moment 3. main, la Danse macabre, qui fut dans Les scènes ont été peintes entre 1516 et son temps le monument artistique le 1519. Leur création coïncide précisément plus célèbre de Berne. C’est une série de avec l’époque où la politique de l’Église, 46 tableaux comportant un autoportrait surtout dans le domaine financier, allait du peintre interrompu en plein travail par provoquer de violents débats, tant parmi la la Mort. Les panneaux qui m’intéressent population qu’au sein même du clergé. Afin montrent les scènes 9, 44 et 452. Le sujet du de mieux comprendre la portée de cette premier est la figure du prieur, représen- fresque et des textes qui l’accompagnaient, tant le clergé et ses excès contre lesquels il faut brièvement resituer l’ensemble dans s’élèvent les fidèles. Le deuxième, qui est son contexte politique et religieux. FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007 12
Copie de l’un des panneaux (scènes 44 et 45) de la Danse macabre de Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530). Comme la totalité de l’œuvre a été détruite en 1660, il ne nous est parvenu que cette copie à la gouache par Albrecht Kauw (1649). On y voit un autoportrait du peintre interrompu en plein travail par la Mort. Afin de financer la construction de la l’église de Wittenberg, le soir du 31 octo- plus particulièrement en architecture et basilique de Saint-Pierre, le plus grand bre 1517. Ces thèses ne mettaient pas en en peinture. Les thèses luthériennes tom- édifice du monde occidental au temps de doute les peines imposées par l’Église ; baient au moment précis où le faste et le la Renaissance, les papes avaient instauré elles se concentraient sur la pertinence luxe de Rome faisaient pâlir le souvenir le système des « lettres d’indulgences ». des pratiques de Rome permettant au fidèle de la plus élégante cour d’Europe, celle Commencée sous Jules II en 1506, l’en- de racheter ses péchés, même graves, et de Charles le téméraire, en Bourgogne. treprise architecturale romaine engloutis- d’accéder au paradis en payant sur terre La disputatio souhaitée par Luther n’eut sait des sommes énormes, levées partout son droit d’entrée. Copiées et imprimées jamais lieu. Par contre, ses thèses allaient en Europe par les émissaires du pape. Ils à la hâte, les thèses se répandirent à une provoquer le plus grave schisme de l’Église parcouraient les pays et encourageaient vitesse vertigineuse partout au nord des et mener, après le sac de Rome (1527) et les fidèles à racheter, par le truchement Alpes, de la France à la Scandinavie, où quelques deux siècles plus tard, à la perte de « lettres d’indulgences », du temps de les princes leur firent un accueil souvent définitive du pouvoir de l’Église comme pénitence au purgatoire. enthousiaste : ils voyaient d’un mauvais œil puissance séculaire. Quand Martin Luther, jeune professeur la perte de sommes considérables au profit Après ce bref aperçu de la situation poli- à l’université de Wittenberg, fondée en de Rome, où les papes, et tout particulière- tique et religieuse en Europe autour de 1502 par le duc Frédéric le Sage, se rendit ment Alexandre VI, Jules II et Léon X, se l’an 1517 et avant d’entamer la réflexion compte que ses ouailles préféraient rache- comportaient comme n’importe quel autre sur l’autoreprésentation du peintre dans ter leurs péchés par l’entremise d’un mar- souverain de la Renaissance, c’est-à-dire sa danse macabre, une question s’impose : chand investi de l’autorité papale plutôt en politiciens cherchant à étendre leurs pourquoi, en pleine Renaissance, un pein- que de se rendre au confessional, le moine aires d’influence et à agrandir la superfi- tre bernois a-t-il accompli une œuvre dont allemand rédigea 95 thèses devant servir cie de l’État pontifical. Afin d’augmenter le caractère s’inscrit davantage dans la de base à une disputatio entre confrères le prestige de leur règne, ces papes furent pensée du Moyen Âge tardif que dans la et qui furent affichées sur les portes de des mécènes dans chaque domaine de l’art, nouvelle philosophie de la Renaissance ? 13 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007
Surtout, s’il a été plus d’une fois en contact tissage et de compagnonnage, ne signe les commandes les plus nombreuses de la avec les idées et les œuvres italiennes que rarement son travail 5. Son métier ville, et qui allaient l’engager dans la poli- lors de sa participation aux guerres que exige une bonne observation de la nature tique du mouvement de la Réforme, dont il se livraient devant Milan, les papes, les tout comme du corps humain, la faculté allait devenir une des figures importantes empereurs Frédéric III et Maximilien Ier, de saisir les mouvements du corps et des à l’intérieur de la Confédération. les rois Louis XII et François Ier ? Avec vêtements, de les fixer rapidement sur un À sa naissance, Manuel s’appelle Niklaus son appropriation des œuvres artistiques support, la connaissance des différentes Emmanuel Alleman, ou, plus vraisembla- de l’Antiquité gréco-romaine, avec le rejet techniques de peinture (al fresco, maigre blement, de Alamanis6. En 1509, peu après des formes de l’ère gothique, tant en archi- ou grasse, a tempera, à l’huile) ainsi que son retour à Berne, et après ses années tecture que dans les arts plastiques, par des pigments et de leur réactivité les uns de compagnonnage, il épouse Katharina la fondation d’écoles de pensées, comme envers les autres. Comme n’importe quel Frisching, fille d’un homme riche, bailli au le platonisme de l’Académie de Florence artisan, un peintre vit de commandes. château d’Erlach, territoire sous juridiction ou encore l’aristotélisme de l’université Pour se faire connaître, pour s’imposer bernoise. La mère du peintre, Margaretha de Padoue, l’influence de la Renaissance aussi face à une concurrence importante, il Fricker, est issue de la petite bourgeoisie. Le italienne s’étendait dans tous les pays euro- doit disposer de travaux exposés et vus par père, qui donne son nom à cet enfant né hors péens. Cette influence se manifeste claire- le plus grand nombre de personnes, comme mariage, est apothicaire, lui-même fils d’un ment dans les arches que nous retrouvons les retables dans les églises, les fresques sur apothicaire immigré de Chieri, bourgade dans cette Danse, dans les paysages idéa- les murs d’un édifice public. située non loin de Turin. Dès qu’il devient lisés, dans les effets de perspective, sans oublier la composition des panneaux du peintre. Pourtant, dans la représentation UNE GRANDE ŒUVRE, EXPOSÉE COMME AUTANT D’AFFICHES des personnages ainsi que des squelettes, la manière dont la Mort empoigne les vivants, DE PUBLICITÉ DANS UN ENDROIT PARTICULIÈREMENT PASSANT, jusqu’au ton rude, parfois grossier des qua- trains, Niklaus Manuel se situe clairement PARCE QUE PROCHE D’UNE DES RUES LES PLUS IMPORTANTES dans la tradition du Moyen Âge tardif. Pour commencer, il faut dire que nous DE LA VILLE, ÉTAIT FORTEMENT REMARQUÉE ET DISCUTÉE ne pouvons que spéculer sur les années d’apprentissage de ce peintre. Par ailleurs, TANT PAR LA COMMUNAUTÉ LOCALE QUE PAR LES VOYAGEURS. les chercheurs s’accordent pour dire que, lors des campagnes des mercenaires suisses en Italie (le « Reyslouffen », terme auquel je reviendrai), Niklaus Manuel ait eu l’oc- La Danse macabre sur le mur du cime- membre d’une famille influente, le jeune casion ou encore le loisir de se familiariser tière des dominicains répond précisément homme change de nom. Il germanise celui avec la nouvelle peinture italienne. Selon à l’exigence de se faire connaître, davan- du père, qui devient « Deutsch », enlève de toute vraisemblance, Manuel a appris son tage encore que les retables exécutés pour son deuxième prénom la première syllabe, métier dans un des ateliers bernois spé- les églises. Fermés la plupart du temps, ils signe désormais tous ses travaux « NMD », cialisés dans la fabrication de vitraux4. révèlent les panneaux intérieurs, souvent longtemps suivi d’un « V.B. » (« von Bern ») Pendant ses années de compagnonnage, il plus spectaculaires que ceux de l’extérieur, et ajoute la dague suisse ainsi que plusieurs a vraisemblablement parcouru les régions seulement le dimanche et les jours de fête. jolies boucles. Il me semble évident que par méridionales de l’Empire et vu des œuvres Une grande œuvre, exposée comme autant cette nouvelle identité, le peintre voulait importantes des Dürer, Schongauer, d’affiches de publicité dans un endroit par- prouver d’abord à la ville, ensuite aux autres Nithart (aussi connu sous le nom de ticulièrement passant, parce que proche membres de la Confédération, qu’il était un Mathias Grünewald) ou les tableaux des d’une des rues les plus importantes de la Suisse véritable. Il devait faire disparaî- deux Holbein. Il aura sans doute étudié ville, était fortement remarquée et discutée tre ses origines de « Walch » (aujourd’hui : des Danses macabres, encore en vogue tant par la communauté locale que par les « Welsch »), signifiant roman, italien ou à ce moment-là, et certainement celle de voyageurs qui en parlaient chez eux dès français et, par extension, étranger, et se Bâle. La composition de son œuvre trahit leur retour de Berne. présenter comme un homme de souche la connaissance des gravures lyonnaises Ce qui ajoutait du poids à cette œuvre bernoise ou, du moins, suisse alémanique, de Mathieu Husz (Tripps, 2005, p. 12). « promotionnelle », pour employer un les étrangers demeurant toujours suspects Par conséquent — ses dessins, ses retables, terme plus moderne, c’était l’ensemble des dans une société hiérarchisée au plus haut ses deux versions du martyre de saint Jean histoires rattachées aux scènes, toutes des degré, méfiante devant tout ce qui ne tom- le prouvent hors de tout doute —, il était commandes issues de la meilleure bour- bait pas dans les catégories du connu et du encore fortement ancré dans la tradition de geoisie de la ville-État, donc des familles familier. l’art gothique. Ses nus féminins, comme le les plus fortunées qui voyaient là une belle Ainsi, l’avenir politique se dessine dès montre le traitement de Vénus et de Pallas occasion de laisser leur souvenir aux géné- le début de sa carrière d’artisan à Berne. dans son Jugement de Pâris, suivent fidè- rations à venir sous forme de portrait d’un L’année suivant son mariage, Niklaus lement ceux de Dürer, à tel point que cer- de leurs membres, tout comme par leurs Manuel Deutsch est élu membre du Grand tains chercheurs ont avancé la thèse que armoiries, témoins de leur importance au Conseil de Berne, preuve éloquente de Manuel en a été l’élève. sein de la ville. l’influence exercée par sa belle-famille. À cette époque, au nord des Alpes, le Cependant, la réalisation de la Danse Sans en avoir la certitude, je demeure peintre est considéré comme un artisan, n’aurait sans doute pas eu lieu si la vie du persuadé que les commandes pour la au même titre qu’un orfèvre, un forgeron, jeune peintre, revenu depuis peu à Berne, Danse ont été rendues plus faciles à cause un cordonnier ou un tonnelier, artisan qui, n’avait pas connu des changements impor- des relations entretenues par sa femme même après plusieurs années d’appren- tants qui devaient en faire le peintre avec avec les familles importantes, capables de FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007 14
débourser les sommes nécessaires pour Le ton adopté par la Mort est pour le Juifs, un Turc et une Turque, ainsi qu’un les tableaux. Dès 1513, le peintre travaille moins irrévérencieux. Mais la « confes- estradiot, soldat originaire d’Albanie ou sans relâche. Il confectionne une série sion » du prieur — à partir de maintenant, de Grèce. La Mort, elle-même armée de retables, achète un an plus tard une il n’est plus nécessaire de maintenir un d’un court glaive, emmène, en le tenant maison dans la belle rue de la Justice (le semblant de dignité, ni de feindre une vie par le poignet droit, ce dernier, qui porte numéro 72 de la Gerechtigkeitsgasse). Pour respectable et conforme avec les règles de un yatagan. Contrairement aux autres mousser encore davantage les affaires, son ordre — est exactement celle qu’at- personnages de la Danse, aux faciès très il propose de peindre sa Danse. Et voilà tendent les fidèles qui connaissent bien expressifs, comme le cardinal, les moines, qu’on se presse pour avoir sa place dans le luxe des monastères, les mœurs très le bourgeois, le guerrier, le jeune noble, le ce memento mori public. En effet, nous libres des moines et des religieuses, la fou, la putain, ces étrangers affichent des pouvons identifier, à quelques exceptions richesse ostentatoire des églises et des mines à peine incrédules ou tristes, mais près, les commanditaires de la Danse : il chapelles, l’augmentation quotidienne de toujours impassibles. En fait, il s’agit d’une s’agit d’une cinquantaine de membres de la cette même richesse par des donations, peinture dans la peinture, où les modèles grande bourgeoisie, dont Hans Frisching, des legs, obtenus souvent par la ruse ou sont figés à la manière de mannequins. le beau-frère de Manuel. la peur du mourant devant les flammes de Ils ont posé pour le peintre qui, lui, est en Dans ces tableaux, la société bernoise, l’enfer. Il est frappant de constater que la plein mouvement, transposant ses croquis conservatrice (et donc fortement liée aux réplique du prieur n’exprime aucun repen- sur la toile. Connaissant ses origines, rien traditions du Moyen Âge), consciente de sa tir quant à sa vie passée, il n’a que du d’étonnant que Manuel ait choisi comme valeur, libre dans ses décisions – la ville est regret de quitter la terre au moment où sujet pour son dernier tableau des étran- membre de la Confédération depuis 1353 – l’existence est si agréable et l’horreur de gers comme lui, au statut précaire non seu- se prête volontiers au jeu de la Mort tel savoir que son corps, qui lui a procuré lement à Berne, mais dans n’importe quelle qu’interprété ailleurs, mais dans des cos- tant de plaisirs, pourrira avant le temps, ville européenne. Les uns, parce qu’ils tumes à la mode, au début du XVIe siècle. car il est jeune encore. sont les premiers à être chassés dès qu’un Comme c’est le cas pour d’autres danses Ici, Manuel vise un double but. D’abord, malheur s’abat sur la communauté dans macabres, personne ne manque à l’appel. il exprime l’irritation des fidèles envers laquelle ils ont tenté de prendre racines, ou Dans treize tableaux, la Mort emmène le comportement du clergé, se rangeant encore pour « purifier » la terre d’accueil, d’abord les représentants de l’Église, du ouvertement du côté des opposants qui comme le prouvent les exactions contre les pape à la béguine, en passant par le cardi- réclament un changement radical des pra- Juifs partout en Europe (l’expulsion des nal, le prieur, parmi d’autres. Ensuite, c’est tiques religieuses. Autrement dit, il fait Sépharades en 1492, les chantages que les le tour de 28 personnages du monde laïque, ouvertement de la politique. D’un autre Juifs subiront bientôt dans le seul endroit de l’empereur au chevalier, du bailli au côté, il se présente comme un écrivain en Europe qui leur garantissait la sécurité, marchand, sans oublier l’artisan, le men- dont les vers, faciles à retenir, contribuent Venise, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle). diant, le cuisinier ou le paysan. à mousser constamment le méconten- Les autres, parce qu’ils représentent le Quand on lit les quatrains qui accom- tement des passants, qui, même s’ils ne danger qui vient de l’Orient, la volonté pagnent les tableaux, il devient évident que savent pas lire, connaissent le contenu des des Ottomans de conquérir l’Occident et, Niklaus Manuel se faisait le porte-parole de quatrains. Stratégie ingénieuse qui por- par là, de menacer la religion chrétienne l’opinion de la classe dirigeante, les Burger, tera fruit dès que l’Église catholique sera (leur premier siège de Vienne aura lieu particulièrement en ce qui concerne le remplacée par l’Église réformée. Avec la quelques années après l’œuvre de Manuel, comportement des prêtres. La violence disparition du clergé comme employeur en 1529). Dans ce 44 e tableau, il s’agit des propos, le manque de respect envers principal des peintres, bon nombre d’entre d’un rapprochement entre Manuel et ceux les dignitaires, le langage cru, tout traduit eux doivent changer de métier ou œuvrer qui ne font pas partie de la communauté le désenchantement, le dégoût, l’extrême dans un domaine annexe, comme la sculp- bernoise, même si le peintre, dans le texte impatience du fidèle envers une institution ture ou la fabrication, toujours très à la accompagnateur, prend ses distances eu qui, à cause des scandales à répétition, mode, de vitraux pour les riches bour- égard aux intrus. La Mort les mène à leur avait perdu sa crédibilité. Prenons comme geois. D’autres, comme Hans Holbein, damnation éternelle9. exemple la façon dont la Mort s’adresse s’exilent, en Angleterre ou dans les pays La représentation du peintre est remar- au prieur : scandinaves8. quable à plus d’un point de vue. Manuel Que Manuel ait fait précéder son auto- se montre dans un portrait en pied, [La Mort] portrait par une représentation du fou n’est vêtu d’un habit, comme les aimaient les Monsieur le prieur, sans doute pas un hasard, car ce person- hommes de la Renaissance, plus parti- vous êtes bien gros et gras, nage englobe tous les autres, comme l’ont culièrement les Reyslouffer suisses. Le Sautez avec moi dans ce cercle ! bien démontré Sébastien Brant dans sa terme est une contraction de « Reise » Mais vous êtes baigné Nef des fous (Das Narrenschiff, 1494) ou (voyage) et « laufen » (courir), euphé- de sueurs froides! encore Érasme dans sa Laus stultitiae misme désignant les jeunes hommes de la Fi, fi donc, vous lâchez de gros étrons ! (1511). En même temps, le fou exprime Confédération qui accourent dès qu’une [Le prieur] la vanitas : la Mort détruit ce qu’a créé guerre se dessine, pour vendre leurs ser- Les friandises m’ont fait grand bien, l’ambition de l’homme ; rien ni personne ne vices au meilleur offrant, même si c’était Dans mes mains, j’ai tenu des fortu- résiste au temps. En somme, le fou traduit au risque de devoir s’affronter les uns les nes, le sentiment du peintre et de la nouvelle autres. Pour la période en question, le but Je les ai utilisées pour la luxure philosophie : qu’il faut prouver sa valeur du voyage était invariablement l’Italie du de mon corps, tant qu’on est en vie et s’ancrer dans le Nord, endroit stratégique sur l’échiquier Qui sera désormais profané présent puisque l’avenir est incertain. des trois grandes puissances européennes : par les vers7. Plus surprenant est le sujet sous le pin- l’Empire, la papauté, ainsi que la France (Texte de la copie de Kauw ; ceau de Manuel au moment de sa mort. Il qui tente de briser son encerclement par traduction de l’auteur.) s’agit d’un groupe de six personnages, des les Habsbourg. 15 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007
Manuel se présente sous le jour du jeune paysan, un artisan, un bourgeois13 ; Scheurer qui a tenté de l’expliquer dans son mercenaire classique, coiffé d’un cha- le mercenariat lui assurait une place de ouvrage La vie et les œuvres importantes peau rouge posé de côté afin de dégager choix dans la société, il lui conférait du de Niclaus Manuel (Leben und wichtige le profil caractéristique au nez aquilin10. prestige. Verrichtungen Niclaus Manuels) : Le pourpoint aux manches immenses, en Mais quand le temps de vie du peintre Sans doute, Niclaus Manuel a entendu brocard vert pistache, est négligemment est écoulé, la Mort s’adresse à lui en ces des plaintes selon lesquelles bien jeté sur les épaules, par-dessus la chemise termes : des prédicateurs prêchent aux autres, plissée. Les chausses sont de couleurs dif- [La Mort] : tout en s’oubliant eux-mêmes. Afin férentes, avec des nœuds assortis sous les Manuel, tu as peint tous les personnages de ne pas commettre cette erreur genoux : la jambe gauche, en rouge et or, du monde sur ce mur ; commune, il s’est donc rappelé sa pro- est ornée de nombreux crevés, tandis que maintenant, tu dois mourir, pre mortalité, et s’est peint au moment le tissu de la droite est bleu et jaune. Ses rien ne t’aidera, où la Mort l’emmène16. chaussures noires, légères et confortables, tu n’as de certitude ni quant (Traduction de l’auteur.) sont des « gueules de vache » (Kuhmäuler), à la minute, ni quant à l’heure. Le « sans doute » qui ouvre la réflexion si prisées des Reyslouffer. La jambe gauche de Scheurer, indique une spéculation de sa est tournée vers le spectateur, la braguette [Manuel] : part, tout comme je l’ai fait moi-même et surdimensionnée est également ornée de Aide-moi, mon seul Sauveur, d’autres avant moi sur les raisons de la pré- crevés. Dans la main gauche, Manuel tient je t’en prie, sence du peintre dans sa Danse macabre. la palette et le bâton d’appui. De la droite, car je dois partir de ce monde. Cependant, à la fin de l’ère baroque, les il peint le groupe des personnages que la Quand la Mort me coupera la parole, informations au sujet de Manuel étaient Mort emmène. Devant lui, une table basse alors [j’espère] que Dieu vous garde, encore enfouies dans les archives, et sur laquelle sont alignés les outils du pein- mes chers compagnons14. bon nombre de ses tableaux qui avaient tre, pinceaux et pots de peinture. Le pro- (Traduction de l’auteur.) échappé aux iconoclastes n’étaient pas fil de Manuel révèle un sourcil fortement La Mort reprend l’essentiel d’une phrase repérés. Il faudra attendre les travaux courbé, des lèvres pleines, un menton et que Manuel a inscrite maintes fois dans ses patients, effectués par des chercheurs aux une mâchoire volontaires. Les cheveux dessins : « Personne ne peut tout savoir » XIXe et XXe siècles pour resituer le pein- sont dorés, bouclés. (Nieman kans als wüssen), une indica- tre-poète-homme d’État dans son temps. Derrière le peintre, un squelette est à tion on ne peut plus claire de la pensée Ce qui me ramène à la question posée au quatre pattes sur le sol, un sablier sur le du peintre, demeurée redevable à celle du début de cet article, à savoir : pourquoi un dos. Le crâne dirige des yeux vides sur la Moyen Âge. Mais elle indique en même peintre suisse a-t-il composé une danse main de l’artisan. Le bras droit agrippe le temps l’incertitude qui prévalait en ce début macabre en pleine Renaissance, alors que bâton pour le lui retirer. Alors que le crâne du XVIe siècle, où les alliances politiques son exécution est redevable au Moyen Âge est peint de manière réaliste, le corps du changent du jour au lendemain, où la tra- tardif ? Nous connaissons désormais le squelette reprend la manière dont Manuel dition des pratiques religieuses, minées comment de la Danse, ainsi qu’une partie avait déjà montré la Mort dans un petit depuis deux siècles par la politique papale, de la réponse quant à son existence. tableau daté de 1517, « La Mort et la jeune est si fortement ébranlée que le bouleverse- Résumons : j’ai émis l’hypothèse que fille » (Der Tod und das Mädchen)11, où le ment de l’ordre social est imminent. Manuel l’autoreprésentation dans un tableau, squelette ouvre la bouche pour le dernier se résigne; de là l’expression détachée, pres- accessible en tout temps et vu par un baiser tout en relevant de la main gauche la que sereine, de son autoportrait. maximum de personnes, devait assurer jupe de la jeune fille et cherchant son sexe. Il faut rappeler également que la ville- au peintre des revenus importants17. Son Il s’agit plutôt d’un cadavre en décomposi- État avait été secouée par des scandales qui portrait sur le mur du cimetière le fait tion, avec des lambeaux de chair qui pen- en firent la risée de l’Empire. D’abord, en connaître comme peintre et comme poète. dent de la cage thoraxique avec, çà et là, 1509, les « apparitions » de la Vierge à un Considérant le fait que Manuel était le fils les restes de l’habillement caractéristique frère dominicain, orchestrées par quelques d’un père d’origine étrangère, j’ai cru pou- du Reyslouffer. moines (ce qui leur valut de finir sur le voir déduire qu’avec sa présence dans un En arrière-plan s’ouvre l’arche, de goût bûcher) ; ensuite, en 1518, l’achat d’une tableau situé de façon à attirer l’attention italien et posé sur des colonnes trapues, relique convoitée, le crâne de sainte Anne, des passants, juste à la fin de la série, le donnant la vue sur un paysage idéal, qui se révéla être un faux. S’ajoutaient à peintre se positionnait à l’intérieur de la suisse sans doute, avec des montagnes, des cela la terrible défaite des mercenaires société bernoise — condition sine qua non champs cultivés, un lac et deux bateaux à Marignan lors de la reprise de Milan pour sa future carrière politique. qui s’approchent d’une ville située sur la par les troupes françaises (1515) ; les pro- J’en viens à un point plus délicat. Tous rive (ce genre de paysage se retrouve dans cès au sujet de l’interdiction de s’engager les chercheurs s’accordent pour dire que presque tous les tableaux de Manuel). En comme mercenaires, procès qui impliquè- les années d’apprentissage de Manuel se haut, à gauche, au-dessus du groupe des rent bon nombre de dignitaires de la ville ; sont déroulées à Berne, dans un atelier infidèles, sont présentées les armoiries de la mort inattendue du bailli Wilhelm von de vitraux, et qu’il fait montre d’une cer- Bernhard Tillmann12, célèbre orfèvre ber- Diesbach ; les pratiques scandaleuses de taine aisance dans le dessin. En fait, mieux nois et, avec Manuel, membre du Grand Bernhardin Sanson, vendeur de lettres que les pinceaux, il manipule le fusain, Conseil (les « Deux Cents »), tandis que d’indulgences15. la pointe d’argent, la plume. Perspicace, celles du peintre, trois lys dorés sur fond Quand on connaît les événements qui doté d’un esprit qui saisit avec justesse, et bleu au-dessus de bandes rouges et or, occu- se sont déroulés à Berne entre 1516 et rapidement, les événements de son temps, pent le coin droit de la scène. L’expression 1519, il n’est pas surprenant d’en retrou- il sait qu’il n’atteindra jamais le niveau de Manuel est à la fois sérieuse et sereine : ver les effets dans ces portraits de Burger d’un Dürer, d’un Hans Holbein ou de n’im- c’est le portrait idéal du jeune noble de bernois. Cependant, ce n’est qu’en 1742 porte quel grand maître de son temps, à la son temps, élégant, mince, plein de vie. que la question concernant la présence réputation internationale. Il ne pourra pas En effet, le Reyslouffen anoblissait un du peintre a préoccupé l’historien Samuel faire carrière auprès d’une grande cour, FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007 16
LA VIOLENCE DES PROPOS, LE MANQUE DE RESPECT TRIPPS, J. (2005). « Den Würmern wirst Du Wildbret sein », Der Berner Totentanz des Niklaus Manuel Deutsch in den Aquarell- ENVERS LES DIGNITAIRES, LE LANGAGE CRU, TOUT TRADUIT kopien von Albrecht Kauw (1649). Bern, Verlag Bernisches Historisches Museum, LE DÉSENCHANTEMENT, LE DÉGOÛT, L’EXTRÊME IMPATIENCE Band 6. VALERIUS, A. (1884-1901). Die Berner DU FIDÈLE ENVERS UNE INSTITUTION QUI, À CAUSE DES SCANDALES Chronik des Valerius Anshelm. Berne, Wyss, Historischer Verein des Kantons Bern (éd.). À RÉPÉTITION, AVAIT PERDU SA CRÉDIBILITÉ. 6 vol. VON TAVEL, H.C. (1991). « Zeichen der Frei- heit », Ausstellung des Europarates 1991, 21, Berne, Bernisches Historisches Museum und comme Holbein à celle d’Henri VIII, en tant soit peu incertaine, surtout pour les Kunstmuseum. Angleterre. Alors, se conformant à l’esprit pieds, plus particulièrement ceux de Vénus VON TAVEL, H.C. (1979a), Niklaus Manuel. de la Réforme, il offre ses services à sa ville et de Pâris, utilisation fautive de pigments Zur Kunst eines Eidgenossen der Dürerzeit. natale. Ce n’est pas un hasard s’il envoie, qui ont détruit une partie de la toile, etc., Berne, Verlag K.J. Wyss Erben. lors d’une expédition en Italie, en 1522, même si nous savons que d’autres que lui VON TAVEL, H.C. (1979b). « Niklaus Manuel une lettre en ce sens au gouvernement ber- ont par la suite retouché le tableau, à plu- als Maler und Zeichner », Niklaus Manuel nois et s’il écrit, dans la même année, une sieurs reprises. Mais devant l’ensemble de Deutsch. Maler, Dichter, Staatsmann, Berne, Kunstmuseum. chanson devenue célèbre partout dans la cette œuvre, les manquements perdent de Confédération après la bataille de Bicocca. leur importance. Il reste le génie du pein- Dès ce moment, il abandonne la peinture tre qui a repensé et modernisé le mythe, et ne revient que sporadiquement au dessin établissant le lien entre la peinture conven- Notes (un des rares de cette période que nous tionnelle qui était à la mode au nord des 1. Le terme désigne des gravures sur bois, réu- connaissions, Le Christ et la femme adul- Alpes et le regard, d’égal à égal, du mortel nies sous forme de livre, et habituellement tère, date de 1527 ; un an avant sa mort, de la Renaissance sur la divinité. Ailleurs, accompagnées de courts textes. En général, Manuel a signé une dernière représenta- par exemple dans le retable décrivant le gravure et texte se trouvaient sur un même bloc de bois (d’où le nom), et ont été pro- tion d’un mercenaire suisse, où se note un Martyre des dix mille chevaliers, les figu- duits surtout en Allemagne et dans les maniérisme certain dans la facture). res de saint Achatius et de sainte Barbe Pays-Bas, au milieu du XVe siècle. Des Bref, Manuel est un bon artisan qui n’a fournissent la preuve que le métier de 33 œuvres connues, l’Ars moriendi et la pas eu l’occasion de développer pleinement Manuel se comparait avantageusement à Biblia pauperum sont les plus célèbres. son talent d’artiste : les réponses des per- celui de n’importe quel peintre établi dans 2. En fait, il s’agit de 24 panneaux doubles, dont sonnages de la Danse à la Mort sont sim- une des villes d’importance moyenne de deux ne comptent qu’une seule scène, comme ples et directes. Les dignitaires de l’Église l’Empire germanique. le treizième, commandé par l’ordre des cheva- tout comme les Burger sont peints rapide- Par sa Danse macabre, Niklaus Manuel liers Teutoniques de Köniz et son chef, Rudolf ment (c’est la technique al fresco qui en établit un trait d’union entre le passé et von Fridingen ; sur le dernier, le 46 e, sans armoiries, un prédicateur parle à une foule est responsable, bien qu’on discute encore les temps mouvementés qui s’annoncent. de cadavres et de mourants, étendus sous un si certains panneaux n’ont pas été peints À ma connaissance, c’est un des rares arbre ou suspendus dans les branches, les uns à l’huile [?]), assez crûment, de manière à peintres hors d’Italie dont la pensée ait transpercés de flèches, les autres attendant la être compris et interprétés sans ambiguité su garder ses racines dans le Moyen Âge faux de la Mort qui, dans l’habit d’un voya- tant par le plus humble des fidèles que tardif, sachant en même temps s’adapter et, geur, enjambe le corps d’un enfant. Dans son par les commanditaires. D’un autre côté, pourquoi pas, tirer profit de la nouvelle ère. commentaire de la scène 45, J. Tripps men- tionne d’autres exemples de l’artisan qui fait certains tableaux, pour la plupart des com- Dans son autoportrait, il accepte sa mort. partie de la danse, comme Hans Hug Kluber mandes de Burger, et des retables qui nous Pour le moment, il est peintre encore, nul- (1535/36 – 1578) lors de la restauration de sont parvenus, témoignent de l’immense lement effrayé et encore moins dérangé par la danse macabre de Bâle (1568), ou encore potentiel artistique de Manuel, potentiel le squelette qui l’arrête dans son travail. celle, perdue, de Kientzheim, en Alsace. Voir qui se situait surtout dans l’audace de Mais voilà : les portraits de ses étrangers, Tripps, 2005, p. 98. sa pensée. Je rappelle simplement qu’un Turcs et Juifs, ont été achevés avant que la 3. Hans Christoph von Tavel, éminent expert Tüchle18 comme Le Jugement de Pâris Mort n’intervienne. Tout compte fait, au- de l’œuvre manuelienne, est d’avis que l’en- (1517/1518) met en scène le berger troyen delà de l’arche, la vie continue. Avec elle, semble s’étendait sur plus de 100 mètres (voir dans une attitude unique parmi les quatre le Temps avance, le Temps qui se mesure Zeichen der Freiheit), tandis que J. Tripps l’estime à 80 mètres. Je m’appuie sur la copie cents traitements répertoriés du sujet en dans un échange éternel entre la Vie et de la Danse, exécutée par Albrecht Kauw peinture : au lieu de se laisser plonger par la Mort. (1621-1681), qui est plus ancienne que celle Mercure dans un rêve, car un mortel ne de Wilhelm Stettler (1643-1708), reproduite supporterait pas la lumière dégagée par Bibliographie dans l’ouvrage de Kuthy (1999, en noir et les déesses, Pâris dirige son regard direc- blanc, avec des reproductions fortement HEINZ, M. (1979). « Zum Thema “Niklaus réduites). Les deux peintres ont connu l’ori- tement dans les yeux de Vénus qui vient Manuel und die Glasmalerei” », dans Niklaus ginal de la Danse avant sa destruction en de recevoir la pomme, destinée « à la plus Manuel Deutsch. Maler, Dichter, Staatsmann, 1660, quand le mur du cimetière fut abattu belle », tandis que Junon et Pallas sont en Berne, Kunstmuseum. sur ordre du gouvernement de la ville, « afin train de comploter pour la perte de Troie et KUTHY, S. (1999). Niklaus Manuel im d’élargir la rue [de l’Arsenal] ». Malgré les la mort du fils de Priam. Ici, par l’échange Kunstmuseum Bern, Berne Kunstmuseum. rénovations de 1554, à ce moment, les fres- des regards, Manuel fait preuve d’une assu- ques étaient sans doute très endommagées, SCHEURER, S. (1742). « La vie et les œuvres rance exceptionnelle quant à l’interpréta- les pigments se détachant ou se dégradant importantes de Niclaus Manuel », dans tion du mythe. En même temps, les erreurs à cause des intempéries. Voir Tripps, 2005, Bernisches Mausoleum, II, Berne. p. 17. techniques sautent aux yeux : anatomie un 17 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007
4. Voir Heinz, 1979, p. 67-73. Der tod fuert vnns vf helschen platz/ sions reçues des chefs de guerre, ensuite le 5. Le statut des Dürer, Michel-Ange ou Léonard Ô combien on s’est joué de nous, prestige des titres de noblesse. de Vinci était très différent, bien entendu : Les rabbins ont inventé tous ces mensonges, 14. [La Mort] papes, empereurs et rois honoraient le génie Ils nous ont donné rien que de faux Manuel aller Wällt Figur/ de ces peintres en les invitant à leur table. enseignements, hast du gemalet an dise Mur/ Dans une lettre, Dürer énumère la liste des La Mort nous emmène en enfer. Nun muost stärbenn da hilfft kein Fund/ honneurs reçus lors de sa visite à Venise et (Texte selon la copie de Kauw ; traduction Bist ouch nit sicher Minut noch Stund/ s’émerveille du respect que son art inspire de l’auteur.) Et la réponse de Manuel : aux Italiens. Comme le mentionne J. Tripps, les Juifs Hilff einiger Heÿland, drumb ich dich bitt/ 6. Voir Hans Christoph von Tavel, dans son devaient porter depuis 1215 un chapeau Dann hie ist gar keines blÿbens nit/ essai Niklaus Manuel. Zur Kunst eines pointu, de couleur jaune, depuis 1229 le So mir der tod min Red wirt stellenn Eidgenossen der Dürerzeit, 1979a, p. 99. cafetan avec un anneau ou une petite roue So bhuet üch Gott, mine lieben Gsellen jaunes. Depuis l’expulsion des Juifs de Berne 7. Puisqu’il s’agit d’une copie du texte origi- 15. Valerius Anshelm, dans sa chronique offi- (1427), on y recevait rarement des visiteurs nal, la graphie de la citation est incertaine. cielle de Berne, relate qu’en 1518, Bartlomé de religion juive, pour la plupart des méde- Cependant, on peut supposer que le sens et May, un membre du Petit Conseil, dut s’age- cins ou des chirurgiens. Voir Tripps, 2005, l’essentiel des quatrains de Manuel n’ont pas nouiller devant Sanson et répudier Luther. p. 98. subi de changements majeurs. Avant même On avait trouvé chez May un exemplaire la Réforme, le peintre exprime clairement 10. On connaît un autre autoportrait, celui du des thèses luthériennes. Ailleurs, Anshelm les doléances des fidèles. Ce ne sera que Musée des Beaux-arts de Berne (no d’inv. 326), raconte qu’un jeune patricien, Jakob vom le 28 janvier 1528, après une disputatio à signé NMD, avec dague suivie d’une boucle, Stein, avait cédé à Sanson sa monture pré- Berne qui donne la victoire à la Réforme, que daté de 1520, technique mixte sur parche- férée, un superbe étalon gris, contre une la fureur iconoclaste se déchaînera : en une min. L’œuvre présente le peintre non pas de indulgence complète pour lui-même ainsi seule journée, les 25 autels de la cathédrale profil, mais en « trois-quart ». Le chapeau et que pour cinq cents mercenaires suisses sous Saint-Vincent seront détruits, les retables la chemise sont presque identiques à ceux son commandement, sans oublier tous ses arrachés et brûlés. de la fresque, bien que les traits soient plus ancêtres et l’ensemble de ses serfs au village [La mort] charnus. Cependant, je ne doute pas que le de Belp. Voir Die Berner Chronik des Vale- Herr Apt, Jr sind gar grosz und feÿß/ Pâris du Jugement soit également un auto- rius Anshelm, 6 vol. springend mit mir an disen kreÿß/ portrait, avec la différence que les cheveux 16. « Ohne zweifel hatte Niclaus Manuel mehr- Wie schwÿtzend Jr so kalten schweÿß/ sont d’un châtain clair au lieu d’être blonds, mals Klägten gehört führen, dass viele Pre- pfuch, pfuch, Jr lond ein großen scheÿß/ mais le profil est le même. Il se peut que diger wohl anderen predigen, sich selbst aber le personnage se trouvant entre le bour- À quoi le prieur répond : darbey vergessen. Derowegen, nicht auch in reau et Salomé, dans la première version Die schläckli hannd mir so wol gethan/ diesen allzugemeinen Fehler zu verfallen, (1513/1514) de la décapitation de saint groß guot han Jch Jnn hennden ghan/ predigte er sich selbst die Sterblichkeit auch, Jean, un jeune homme au visage « tordu Zuo mins Lÿbs wollust han Jchs gwendt und mahlete sich als vom Tod hingerissen. » de douleur » qui regarde le spectateur, soit Min Lÿb wirt Jetz von Würmen geschendt (Samuel Scheurer, La vie et les œuvres impor- également un autoportrait (H. C. von Tavel, tantes de Niclaus Manuel, cité d’après Sandor 8 Dès 1523, Manuel change de métier : il se 1979b, p. 331). Kuthy, 1999, p. 61.) consacre de plus en plus à la littérature 11. Aujourd’hui au Musée de Bâle. Il se trouve pamphlétaire, avec deux « jeux carna- 17. La production manuélienne, dessins et sur l’envers de « Bethsabée au bain » (Bath- valesques », dont la représentation se fit à tableaux confondus, s’étend de 1507 à seba im Bade). Berne, rue de la Croix (la Kreuzgasse), titrés 1521/1522, avec une forte concentration dans « Du pape et de son clergé » (Vom Papst und 12.Tillmann et Manuel participeront acti- les années 1513 à 1520. seiner Priesterschaft) et « De l’opposition vement au « nettoyage » de la cathédrale 18. Le terme signifie, littéralement, « chiffon ». entre le pape et le Christ » (Von Papsts Saint-Vincent, en 1528. De l’orfèvre, seuls Dans le cas du Jugement, il s’agit d’une com- und Christi Gegensatz). Par ces prises de quelques magnifiques spécimens de son mande, exécutée rapidement sur une toile de position, Manuel s’identifie clairement à la travail, des commandes exécutées pour lin cru, imitant une tapisserie. Au XVIe siècle, Réforme et sait s’attirer beaucoup de sym- des Burger, ont survécu. Cependant, tout ce genre de peinture était très répandu ; à pathies dans la société bernoise. La même le trésor de la cathédrale (reliques, objets cause de leur extrême fragilité, peu de ces année, il obtient le poste de bailli (Landvogt) sacerdotaux, calices, un masque célèbre en Tüchle ont pu être sauvés. au château d’Erlach, important poste admi- or) sera fondu et transformé en monnaie. nistratif. En 1525, il rédige une autre pièce 13. Après une bataille où ils s’étaient distin- au titre évocateur, « Le marchand d’indul- gués par leur bravoure, bien des merce- gences » (Der Ablasskrämer) et, un an plus naires reçurent le titre de « chevalier », que tard, des dialogues traitant de la Réforme, ce soit du pape, du roi de France ou encore « Le voyage à Bade d’Eck et de Faber » (Ecks de l’empereur, comme lors de la prise de und Fabers Badenfahrt, mettant en scène le la forteresse de Gênes par les Français célèbre Dr Eck, opposant de Luther), ainsi (1507), la guerre devant Milan, contre la que Barbali. domination française, et la restitution de 9. [La Mort] cette ville à Maximilien Sforza (1512), la Jr Juden Jr unglöübigen Hünd/ victoire des Suisses lors de la bataille de köndtend Jr noch souil lÿst vnd fünd/ Novare, contre les Français (1513). En mueßent Jr dennocht stärben Jn Eewigkheÿt/ 1516, certaines villes confédérées, comme Dann Jr hannd verlougnet die Christenheÿt. Berne, Fribourg, Lucerne, acceptent une « paix éternelle » avec la France. La même Vous, les Juifs, chiens infidèles, année, des Reyslouffer se retrouvent dans Même avec toutes vos ruses et vos talents, des camps opposés (François Ier contre l’em- Vous devez mourir pour l’éternité, pereur Maximilien Ier). Chaque bataille fut Car vous avez nié la chrétienté. menée avec une férocité rare ; les lansque- À quoi les Juifs répondent : nets, mercenaires impériaux, redoutaient les O wie sind wir so gantz betrogen/ Suisses à cause de leur violence dans le com- Die Rabinen hannd vunns alls erlogen/ bat. L’intérêt des Reyslouffer était double : le Sÿ gabenn vnns vil falscher gsatz/ gain avant tout, puisqu’ils pillaient le camp ennemi et spoliaient les morts, et les pen- FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2007 18
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