PERSONNES SANS PAPIERS : POURQUOI RÉGULARISER ? - POUR UN MONDE JUSTE ET FRATERNEL - Secours Catholique
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
POUR UN MONDE JUSTE ET FRATERNEL SUPPLÉMENT AU JOURNAL MESSAGES N° 759 – FÉVRIER 2023 COMPRENDRE PERSONNES SANS PAPIERS : POURQUOI RÉGULARISER ?
ÉDITORIAL RÉGULARISER LES PERSONNES GAEL KERBAOL / SCCF SANS-PAPIERS : UNE MESURE RÉALISTE VÉRONIQUE DEVISE PRÉSIDENTE NATIONALE DU SECOURS CATHOLIQUE ET LAURENT GIOVANNONI RESPONSABLE DU DÉPARTEMENT ACCUEIL ET DROITS DES ÉTRANGERS DU SECOURS CATHOLIQUE I l est de bon ton d’opposer en matière d’immigration les « bons sentiments » des associations humanitaires et le « réalisme » des responsables politiques. Sur le sujet de la régularisation des personnes étrangères SCCF présentes sur le territoire, nous affirmons clairement que les réalistes sont toutes celles et ceux qui demandent, comme nous le faisons, que de LES PERSONNES SANS larges mesures de régularisation soient adoptées ! En effet, quelque 400 000 à PAPIERS NE DEMANDENT 500 000 personnes vivent parmi nous sans droit au séjour et au travail, sans QU’UNE CHOSE : possibilité de vivre dignement, depuis plusieurs années. La plupart travaillent, AVOIR UN STATUT POUR et/ou élèvent des enfants nés ou scolarisés en France, ont développé des liens et une vie sociale dans nos quartiers. Elles ne demandent qu’une chose : avoir VIVRE COMME TOUT un statut pour vivre comme tout un chacun et contribuer à la vie du pays Le UN CHACUN discours maintes fois entendu selon lequel ces personnes « ont vocation » ET CONTRIBUER À LA VIE à être reconduites à la frontière est trompeur, pour ne pas dire mensonger. DU PAYS. Pour de multiples raisons et notamment la présence d’enfants en France ou de danger dans leur pays d’origine, pour la plupart d’entre elles, cela n’est pas possible, quelle que soit l’appréciation que chacun porte sur la politique d’immigration et d’asile. Alors qui a intérêt à laisser toutes ces personnes et ces familles au ban de la société, en leur interdisant la possibilité de sortir de la précarité, en les condamnant à la pauvreté ? Personne. Oui, il est dans l’intérêt général de régler le maximum de situations : il s’agit d’humanité d’abord, de respect de la dignité des personnes, mais aussi d’équilibre et de cohésion sociale, d’intérêts bien compris égale- ment pour notre économie qui a besoin de leur travail et de leurs compé- tences, de leur dynamisme, de leurs projets. Le dossier de ce numéro de Résolutions consacré à ces personnes le démontre.Le projet de loi Asile et immigration qui sera bientôt débattu au Parlement ouvre la voie en proposant la création d’un titre de séjour « métiers en tension » pour des étrangers présents sur le territoire. C’est un pas dans la bonne direction que propose le gouvernement ! Un pas qui en appelle d’autres : nous es- pérons et appelons la représentation nationale à élargir les voies de ré- gularisation à bien d’autres catégories de personnes – femmes, familles, personnes pouvant travailler quel que soit le secteur d’activité, etc.Il y va de l’intérêt général, comme de la dignité de chacune et chacun, donc du bien commun de notre société.. Mesdames et messieurs les parlemen- taires, soyez réalistes et pragmatiques : régularisez ! FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 3
COMPRENDRE ENQUÊTE PERSONNES SANS PAPIERS : POURQUOI RÉGULARISER ? PAR CLÉMENTINE MÉTÉNIER On estime aujourd’hui qu’entre 300 000 et 500 000 personnes étrangères vivent en France sans titre de séjour, parfois depuis plus de dix ans. Leur situation irrégulière, qui les prive de droits sociaux et d’autorisation de travailler, les plonge souvent dans une précarité multiforme, à la fois matérielle et psychologique. Elle est due à une politique migratoire devenue très restrictive, que nombre d’observateurs considèrent comme déconnectée de la réalité de la migration et des besoins de notre société. Ces personnes, qui pour beaucoup travaillent malgré tout, sont en effet essentielles à notre économie, notamment concernant les secteurs en panne de main d’oeuvre. Alors que le Gouvernement souhaite légiférer en matière de régularisation par le travail sur ces métiers en tension, le Secours Catholique et d’autres acteurs militent pour une régularisation plus large et plus rapide, afin de protéger ces milliers personnes en leur conférant des droits, et de leur permettre de s’extraire de la pauvreté. Ainsi, elles pourront enfin mener une vie normale au sein de notre société et s’investir dans celle-ci en tant qu’actrices à part entière. XXXX / SCCF 14 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
mandons notre régularisation. » Aboubacar Dembele est le délégué d’une grève enta- mée en décembre 2021 contre Chronopost. Il espère le même dénouement que celui d’un premier mouvement qui, entre juin 2019 et janvier 2020, avait permis la régularisation de 73 travailleurs sans papiers employés par RSI, une société d’intérim spécialisée dans le BTP basée à Gennevilliers, et DPD, filiale de La Poste au Coudray-Montceaux. ON NOUS DEMANDE DE VENIR À 2 HEURES DU MATIN, NOUS N’AVONS PAS DE PAUSE, NI LE DROIT D’ALLER AUX TOILETTES… TOUT ÇA POUR 600, PAR MOIS Comme Aboubacar, des centaines de milliers d’étrangers en situation irrégulière en France sont soumis à des conditions de travail, d’hé- MATHIEU GÉNON / SCCF bergement, de vie, que jamais ils n’auraient pensé subir dans un « pays de droit ». Dans un courrier rédigé au mois de mai, et «D destiné aux candidats aux élections législa- Aboubacar écharger un camion en trois tives, une dizaine d’entre eux, accompagnés Dembele, délégué quarts d’heure, c’est pire par le Centre d’entraide pour les demandeurs d’une grève de que le froid glacial de l’hi- d’asile et les réfugiés (Cedre), décrivaient, en travailleurs sans ver. » Les mains tendues quelques lignes, leur vie « dans les rues et la ga- papiers entamée en décembre 2021. au-dessus d’un feu qui cré- lère, les squats, dans la gare, dans les bus de nuit, Centre chronopost pite, Aboubacar raconte ses conditions de de terminus en terminus, dans la misère », avec d’Alfortville travail, entouré de jeunes hommes africains ce sentiment de tourner en rond « dans une pri- (Val-deMarne). qui le regardent et acquiescent. « On nous de- son à ciel ouvert », tenus à l’écart de la société. mande de venir ici à 2 heures du matin, sachant Combien sont-ils exactement ? Difficile de le qu’il n’y a pas de transports, nous n’avons pas savoir. « L’unique chiffre dont on dispose est de pause, ni le droit d’aller aux toilettes… tout ça celui de l’AME (Aide médicale d’État) qui est pour 600, allez, parfois 800 euros par mois », d’environ 330 000. Seul le gouvernement sait continue le jeune Malien âgé de 30 ans. combien de demandes de titres de séjour sont Autour de lui, un camp de fortune aux allures faites. On parle fréquemment de 400 000 per- calaisiennes, où s’entasse plus d’une centaine sonnes sans papiers mais elles pourraient être de personnes, s’étend sur le trottoir qui longe beaucoup plus nombreuses », explique Lise l’entreprise Chronopost, filiale de la poste, Faron, responsable des questions « entrées, dans la zone industrielle d’Alfortville (Val-de- séjour et droits sociaux » à la Cimade, une Marne). « Le piquet que nous tenons depuis un association française de défense des droits an s’est dressé contre l’exploitation des sans-pa- des personnes réfugiées et migrantes. piers, le travail illégal, l’esclavage moderne que Beaucoup d’étrangers sans papiers nous subissons quotidiennement. Nous de- travaillent. Pour être embauchés, certains 16 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
COMPRENDRE d’entre eux se font faire de faux documents justifiant de la régularité de leur présence en France, ou empruntent le titre de séjour d’une personne régularisée, un alias, qu’ils ré- REGARD SUR munèrent. Ces subterfuges leur permettent d’être déclarés par leurs employeurs qui, sou- vent, ignorent la réalité de leur situation. RÉGULARISATIONS : « Et du moment que le patron déclare son sala- UNE AFFAIRE POLITIQUE rié à l’Urssaf, ce qui est possible avec un simple 1 numéro de Sécurité sociale, ce dernier va cotiser 972 : les circulaires Marcellin-Fontanet donnent un pour le chômage et les retraites, payer des im- coup d’arrêt à l’immigration massive de travailleurs pôts… », précise Franck Ozouf, chargé de pro- venus combler les pénuries de main-d’œuvre pour jet Migration et accès aux droits en Bretagne construire l’Europe industrielle. De permanentes, les ré- et Pays de la Loire au Secours Catholique. gularisations deviennent « exceptionnelles » et sont accor- Beaucoup de travailleurs sans papiers contri- dées sur la base de circulaires. En France, cela se traduit buent donc financièrement à un système de par des régularisations collectives et massives limitées droits dont ils ne bénéficient pourtant pas. À la dans le temps : « Elles vont concerner 40 000 personnes en différence d’un salarié lambda, ils ne touche- 1973 sur le fondement de la circulaire Gorse ; 130 000 per- ront pas de retraite et ne seront pas indemni- sonnes en 1981-1982 après l’arrivée de la gauche au pouvoir », sés s’ils se retrouvent au chômage. « On cotise, écrit Sara Casella Colombeau, maîtresse de conférences on paie des impôts, et nous n’avons aucune re- à l’université Grenoble-Alpes1. connaissance », souligne Aboubacar Dembele. Petit à petit, « les régularisations apparaissent comme la contre- Ils sont aussi nombreux à travailler au noir, par- partie inévitable d’une législation [en matière d’immigration] fois en proie à des employeurs peu scrupuleux trop rigoureuse et font fonction de soupape de sûreté lorsque du droit du travail. « Un patron peut t’envoyer sur la pression résultant de la présence en masse des sans-papiers des chantiers à n’importe quelle heure, te donner devient trop vive », résume la chercheuse qui précise qu’à en espèces seulement la moitié de la rémunéra- partir du milieu des années 2000, les grandes opérations de tion qu’il donne à un collègue déclaré, sans te faire régularisation se sont raréfiées, les gouvernants considérant de fiche de paie, évidemment. Tu travailles au jour que le coût de traitement des dossiers était trop élevé et le le jour. Parfois le patron te rappelle le lendemain, risque de récupération politique, trop grand. parfois non. » Ousmane se dit « exploité » depuis En 2012, la circulaire Valls – toujours en vigueur – étend cinq ans, sur des chantiers immobiliers de la les critères de régularisation des étrangers en situation ir- banlieue parisienne. régulière. Les familles justifiant d’une présence d’au moins cinq ans sur le territoire français et ayant au moins un Un parcours du combattant enfant scolarisé depuis trois ans peuvent alors prétendre En France, la régularisation est encadrée, de- à un titre de séjour. Concernant le travail, il faut à présent puis 2012, par la circulaire « Valls » – ou cir- justifier de cinq ans de présence en France et huit mois culaire d’admission exceptionnelle au séjour de travail sur les deux dernières années ou de trois ans en – qui dresse les critères selon lesquels une France et deux ans de travail. « Nous avons bien accueilli personne sans papiers peut déposer une de- cette circulaire », se souvient Christophe Dague, délégué mande de titre de séjour dans une préfecture. confédéral CFDT qui, douze ans plus tard, dresse un bilan Pour être régularisé par le travail, la circulaire en demi-teinte. L’arbitraire des services préfectoraux et la demande de justifier, grâce aux fiches de paie, place centrale accordée aux employeurs sont au cœur des d’une activité professionnelle en France d’au principales critiques. moins 24 mois, de trois ans de présence sur le territoire français et d’une promesse d’em- 1 Dans un article intitulé « Les régularisations, composantes des politiques bauche. « Mais même si les critères de la cir- migratoires », Plein droit, octobre 2020. culaire sont remplis, la délivrance d’un titre de séjour par la préfecture n’est pas automa- FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 17
COMPRENDRE MATHIEU GENON / SCCF Un camp tique », explique Lise Faron, de la Cimade, emploi service universel (CESU) pour cinq de fortune qui précise qu’une circulaire est non contrai- heures de ménage par semaine afin de lui aux allures gnante, c’est-à-dire qu’elle n’a pas valeur de permettre d’amasser des fiches de paie. Pour calaisiennes, loi. Ce sont les préfets cela, elle risque cinq où s’entasse plus d’une centaine de qui décident. ans d’emprisonnement personnes, s’étend Obtenir des fiches de et une amende de sur le trottoir qui paie est un véritable AVOIR LES PAPIERS ME PERMET 15 000 euros. « Nous longe l’entreprise parcours du combat- DE REDEVENIR AUTONOME avons accepté, avec les Chronopost. tant puisque légale- ET RESPONSABLE POUR autres familles qui em- ment, toute personne TOUTES MES DÉMARCHES ploient Najet, de prendre en situation irrégulière ADMINISTRATIVES. le risque, car c’est un n’a pas l’autorisation acte social. Nous la de travailler. Par souci faisons travailler pour de droiture, Ousmane qu’elle puisse nourrir s’est toujours refusé à utiliser des faux pa- ses enfants et avancer dans ses démarches piers ou à emprunter l’identité d’un autre. administratives. » Depuis cinq ans, il a demandé à plusieurs de ses employeurs de le déclarer. En vain. Sortir de la précarité durable Cela a pris trois ans à Najet, qui enchaîne les En moyenne, depuis dix ans, ce sont entre heures de ménage chez différentes familles à 7 000 et 8 000 personnes qui sont régularisées Pantin (banlieue nord-est de Paris), pour gagner par le travail, chaque année. Le plus souvent au la confiance de plusieurs particuliers à la re- cas par cas, parfois grâce à des mouvements cherche de femmes de ménage qui acceptent de luttes collectives.Valbona garde un souve- de déclarer une personne sans papiers. nir vif de ce jour de janvier 2021 où elle a reçu Irène fait partie de ceux-ci. Par solidarité, elle son titre de séjour, après une demande de ré- a embauché la Tunisienne via un chèque gularisation par le travail. « Ça a été un moment 18 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
COMPRENDRE magique. J’ai appelé tous mes proches, j’ai acheté des bonbons pour les gens qui m’avaient aidée. J’avais enfin le droit de travailler, je pouvais souf- fler », raconte cette Albanaise âgée de 37 ans. « Avoir les papiers me permet de redevenir auto- nome et responsable pour toutes mes démarches administratives », ajoute la jeune femme qui se rend compte n’avoir jamais vraiment connu l’ensemble de ses droits. Valbona vit, depuis XAVIER SCHWEBEL / SCCF cinq ans, à Grenoble avec ses trois enfants. Après des années à faire des ménages pour obtenir des fiches de paie, elle est aujourd’hui en formation d’aide-soignante, en contrat d’ap- prentissage dans une maison de retraite d’une commune voisine de Grenoble, et va pouvoir accueils est en grande partie imputable à une Accès aux droits, louer un appartement avec ses enfants. nette précarisation de leur statut légal et so- apprentissage du français, « Quand je demande aux associations si les per- cio-économique, souvent liée à une absence de la couture, sonnes qu’elles accompagnent s’en sortiraient de ressources et de droits reconnus ». du numérique, lieu si elles avaient des papiers, la réponse est tou- De nombreuses personnes et familles té- de repos… jours oui, explique Pascal Brice, le président moignent du mal-être que génère l’insécurité née en 1980, de la Fédération des acteurs de la solidarité liée à une situation irrégulière. Elles évoquent la Maison Sésame, à Lyon (FAS). Le fait d’être nulle part juridiquement et le stress permanent, l’instabilité, l’impossibilité est devenu administrativement est un facteur de précarité d’imaginer l’avenir, de se projeter. Lorsqu’elle re- un tiers-lieu extrêmement lourd, dans notre pays. » Dans çoit, en octobre 2022, un texto du 115 qui lui ressource son rapport statistique 2019, le Secours octroie un studio pour elle et ses deux filles, pour les étrangers Catholique note d’ailleurs que « la surrepré- Najet devrait se réjouir mais n’y parvient pas. en parcours d’exil. sentation croissante des étrangers dans les Villetaneuse, où se trouve le logement, se FOCUS L’IMMIGRATION, AU CŒUR DU SYSTÈME ÉCONOMIQUE «O n ne pourrait pas faire timent, cuisiniers, employés et plus qu’elle ne coûte, a analysé l’Or- fonctionner notre éco- agents de l’hôtellerie et de la res- ganisation de coopération et de dé- nomie française sans tauration, aides à domicile « Dans veloppement économiques (OCDE) les travailleurs sans papiers, c’est le cas des métiers où le marché du en 2021, dans une étude consa- une hypocrisie absolue de ne pas travail est tendu, les employeurs bé- crée à l’impact budgétaire des im- le reconnaître », lâche sans dé- néficient de facilités dans le recru- migrés portant sur ses 25 États tour Christophe Dague, secrétaire tement de travailleurs étrangers », membres entre 2006 et 2018 : confédéral de la CFDT. Selon une détaille l’étude. « Qualifiés ou non, « Dans tous les pays, la contribution étude de la Direction de l’anima- tous les immigrés ont des compé- des immigrés sous la forme d’impôts tion de la recherche, des études et tences et des talents. En les tenant et de cotisations est supérieure aux des statistiques (Dares) en 20211, à l’écart de la société, nous nous pri- dépenses que les pays consacrent à les immigrés au sens large occu- vons de ce qu’ils peuvent nous appor- leur protection sociale, leur santé et paient un emploi sur dix en 2017 ter », explique Julien Fromangé du leur éducation. » sur des métiers très peu qualifiés : Secours Catholique. D’autant que 1 Dares, « Les métiers des immigrés », agents d’entretien, ouvriers du bâ- leur présence en France apporte Documents d’études n° 254, 2021. FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 19
COMPRENDRE situe à une heure trente de sa chambre d’hô- mes trois enfants. Les propriétaires abusaient tel de Pantin, autour de laquelle elle a organisé de nous, ne nous faisaient pas de bail et si on sa vie, ses heures de ménage, ses « preuves ne payait pas quand ils voulaient on pouvait se d’intégration » depuis trois ans. « J’ai perdu tous retrouver dehors dans la minute. Durant l’année mes repères en une minute », explique-t-elle. Pour 2018, j’ai déménagé dans sept appartements ne pas devoir repartir de zéro, Najet a choisi de que je louais “au black” avant d’être hébergée continuer de travailler et de scolariser ses filles par une association. » à Pantin. Chaque matin, Cette réalité sociale, les toutes les trois quittent Français et leurs voisins leur studio de Villetaneuse européens semblent avant 7 heures pour en- J’AI FRÔLÉ LA RUE AVEC MES l’ignorer. Dans un récent chaîner tram, RER et TROIS ENFANTS. sondage1, les étrangers métro, et arriver à l’école LES PROPRIÉTAIRES sans papiers arrivent en pour 8 h 30. ABUSAIENT DE NOUS, effet en dernière position Valbona quant à elle NE NOUS FAISAIENT dans le classement des témoigne avoir frôlé la PAS DE BAIL. catégories de populations dépression. Elle ne s’at- que les Européens ima- tendait pas à ce qu’une ginent les plus touchées femme seule, albanaise, inspire autant de par la pauvreté, après les personnes âgées, les crainte. « Le regard des Français était très mal- jeunes ou encore les familles monoparentales. veillant, j’étais traumatisée par la police, j’avais peur en permanence. » L’oisiveté – « J’étais Régulariser par le travail, oui mais… sans activité physique » – et l’absence totale Le projet de loi Asile et immigration qui doit d’autonomie lui plombaient le moral. « Les être examiné en première lecture au prin- associations nous aidaient même à nous nour- temps 2023 par l’Assemblée nationale veut rir », lâche-t-elle en évoquant un ressenti de permettre aux travailleurs sans papiers « déjà honte. En arrivant en France, Valbona s’est présents sur le territoire », d’obtenir un « titre vue plonger dans une précarité multiforme, de séjour temporaire » à condition qu’ils tra- ballottée pendant deux ans et demi entre vaillent dans des « métiers en tension » (en Grenoble et Valence : « J’ai frôlé la rue avec mal de main-d’œuvre). Ce projet contient deux évolutions majeures. La première est de donner la possibilité au travailleur sans papier de solliciter lui-même sa régularisa- Après un long tion, au lieu de dépendre d’une promesse parcours d’exil, d’embauche. Un changement fondamental Elalie, mère de dans l’octroi de titres de séjour par le tra- trois enfants, s’est retrouvée la vail, selon Maryline Poulain, ex-syndicaliste nuit dans les rues CGT qui parle d’une « [remise] en cause du lyonnaises. Sans système d’allégeance à l’employeur que permet papiers, malade la circulaire Valls ». Autre évolution notable, la des poumons, personne qui remplit toutes les conditions elle est épaulée par la Maison édictées par la loi se verrait délivrer « de plein Sésame au droit » une carte de séjour et ne dépendrait Secours plus du pouvoir discrétionnaire du préfet. XAVIER SCHWEBEL / SCCF Catholique de Ces évolutions des conditions de régularisa- Lyon dans sa tion par le travail, si elles sont adoptées par les demande de titre de séjours et ses parlementaires, permettraient « à nombre de défis du quotidien. gens de sortir de situations de précarité », com- 20 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
VINCENT BOISOT / SCCF mente Franck Ozouf, du Secours Catholique. le travail et simplifier toutes les procédures de ré- Seckou, Adolfo, Néanmoins, il souligne qu’en conservant gularisation », détaille Laurent Giovannoni, res- Imed, et Stéphane comme condition, pour être régularisé, que la ponsable du département Accueil et droits des suivent une formation à la personne justifie d’une activité professionnelle étrangers, au Secours Catholique. Parmi les prise de parole salariée de plusieurs mois, « ce projet main- recommandations : la délivrance de titres de en public, dans tient le passage obligatoire par le travail illégal, séjours pluriannuels. Aujourd’hui, le premier le cadre d’une ce qui est choquant ». Franck Ozouf interroge : titre de séjour doit être renouvelé au bout mobilisation « Pourquoi ne pas également permettre à ceux d’un an, ce qui peut entraîner des situations de personnes sans papier qui ont simplement une promesse d’embauche en ubuesques comme celle d’Adolfo. En France accompagnées CDI d’être régularisés ? Ce projet exclut tous ceux depuis 1989, cet Angolais a obtenu un statut de par le Secours qui ne souhaitent pas se mettre dans l’illégalité. » réfugié valable dix ans. « Puis, en 2000, j’ai eu un catholique, Les grands perdants de cette évolution légis- titre de séjour “travail” d’un an, que j’ai renouvelé, à Paris. lative sont aussi les travailleurs au noir qui ne chaque année, pendant vingt ans », explique-t-il. peuvent fournir les bulletins de paie demandés. Mais en 2020, à cause du Covid, « je n’ai pas Par ailleurs, nombre d’observateurs restent vigi- réussi à avoir de rendez-vous à la préfecture, dé- lants. Il ne faudrait pas, selon eux, que le titre de bordée. J’ai perdu mon titre de séjour. Depuis, je séjour « Métiers en tension », inscrit dans le pro- ne peux plus travailler, et je vais bientôt perdre jet de loi, conduise à la suppression des autres mon logement, n’ayant plus de quoi payer mon cas de figure contenus dans la circulaire Valls. loyer », raconte Adolfo. Celle-ci offre en effet une possibilité de régula- Cette histoire semble symptomatique d’une risation par le travail qui dépasse les simples politique qui, selon Lise Farron, est pensée métiers en tension, et prévoit également l’ob- à l’envers. « L’idée qui prévaut aujourd’hui est tention d’un titre de séjour pour liens familiaux qu’un titre de séjour stable doit être la récom- Pour peser sur le débat politique, plusieurs as- pense d’une intégration réussie, explique la sociations et syndicats envisagent de créer chargée de mission à la Cimade. Nous nous ensemble une plateforme de recommanda- inscrivons en faux. C’est l’inverse : un titre de sé- tions, à destination notamment des groupes jour stable permet une intégration réussie. » parlementaires, pour élargir les critères de ré- gularisation des étrangers sans papiers. « Nous devons faire bloc à travers un dialogue avec les 1 B aromètre européen de la pauvreté et précarité Ipsos/ élus pour élargir, faciliter les régularisations par Secours populaire français (4 novembre 2022) FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 21
COMPRENDRE L’ENTRETIEN « IL FAUT SORTIR DE L’HYPOCRISIE ET FAIRE EN SORTE QUE LES ÉTRANGERS QUI TRAVAILLENT PUISSENT ÊTRE RÉGULARISÉS. Le projet de loi Asile et immigration prévoit d’octroyer un nouveau titre de séjour « métiers en tension ». Qui concernerait-il ? Quelles avancées par rapport à la circulaire Valls en cours ? Que changerait-il à la précarité multiforme des personnes sans- papiers ? Entretien avec Stella Dupont, députée de la majorité de Maine-et-Loire et rapporteure spéciale du budget sur la mission « Immigration-Asile-Intégration ». PROPOS RECUEILLIS PAR OUSMANE BANGOURA ET CLÉMENTINE MÉTÉNIER Ousmane Bangoura : Je fais partie XAVIER SCHWEBEL / SCCF des 500 000 personnes sans pa- PARCOURS piers en France – 360 000 selon les chiffres de l’Aide médicale d’État – STELLA DUPONT à ne pas avoir le droit de travailler. 1973 : Naît dans la ferme Comment allez-vous changer cette familiale à Chaudefonds- situation en 2023 ? travailler sur la formation et la lutte sur-Layon (Maine-et-Loire). Stella Dupont : Depuis cinq ans, en contre le chômage des Français, 2004 : élue conseillère tant que députée, je pointe cette c’est une priorité, mais nous avons générale du département incohérence dans la politique fran- aussi besoin d’un apport extérieur. de Maine-et-Loire. çaise en matière d’immigration. Il se trouve qu’en plus, nous avons Certes je partage l’idée que dans sur notre territoire des étrangers 2008 : Devient maire de un État de droit on ne peut pas ac- qui sont en capacité de travailler. Chalonnes-sur-Loire cueillir la terre entière – il faut bien Partant de cette réalité du terrain, 2015 : élue conseillère des règles et tout n’est pas possible je pense que, pour que notre éco- régionale de Pays de la Loire . – mais il faut aussi regarder la ré- nomie tourne, il faut sortir de l’hy- 2017 : Est élue députée alité en face. Les Pays-de-la-Loire, pocrisie pour faire en sorte que OUSMANE BANGOURA que je connais bien, sont une ré- ces étrangers qui sont intégrés, gion économiquement très dyna- travaillent ou peuvent travailler, et 1995 : Naît à Conakry mique et dès 2017 des entreprises dont on a besoin, puissent être ré- (Guinée). très importantes ont rencontré des gularisés. Donc la loi 2023 fait jus- Octobre 2017 : Arrive en difficultés à recruter. À cette date, tement des propositions pour un France, quittant son pays j’ai exprimé à l’Assemblée natio- nouveau titre de séjour sur les mé- pour raisons économiques. nale le fait qu’on avait besoin des tiers en tension, c’est-à-dire tous les et enchaîne les boulots sur travailleurs étrangers dans notre métiers pour lesquels il est difficile les chantiers dans l’attente pays. Aujourd’hui des pans entiers de recruter. Cela marque un véri- d’être régularisé. de l’économie française manquent table changement de positionne- de main-d’œuvre. Certes il faut ment politique en France. 22 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
COMPRENDRE .» Clémentine Méténier : Dans le pro- Valls qui répond à des situations langue. Néanmoins, je suis d’ac- jet de loi en discussion, les condi- plus larges. C’est en tout cas ce cord que cela ne doit pas être le tions d’accès au titre de séjour que je défendrai. seul prisme par lequel envisager seront plus restrictives que la cir- C.M. : Pourquoi justement n’abor- la régularisation. Je n’ai pas peur culaire Valls qui ne circonscrit pas der, dans ce projet de loi, la ques- de l’immigration. Je pense que la régularisation à l’exercice d’un tion de la régularisation que par le c’est positif. La Première ministre métier en tension ? prisme du travail ? l›a dit elle-même lors du dernier S.D. : Effectivement, la régulari- débat à l›Assemblée Nationale. sation par le travail proposée par Les résultats de la dernière étude la circulaire Valls va au-delà des de France Stratégie, organisme seuls métiers en tension. Cette LE TITRE DE SÉJOUR indépendant rattaché à la circulaire ne se limite d’ailleurs « MÉTIER EN TENSION », Première ministre qui a conduit pas au travail, d’autres éléments NE DOIT PAS VENIR une étude en 2019, sont clairs et peuvent être pris en compte, SUPPRIMER nets : l›immigration maîtrisée, est comme les liens familiaux. Le titre LA CIRCULAIRE VALLS. un axe positif pour la France. de séjour « métier en tension », imaginé dans le cadre du projet O.B : Pour être régularisé, il faudra de loi, est censé faciliter la régulari- S.D. : Je vois beaucoup de ver- toujours prouver qu’on a exercé sation des étrangers qui travaillent tus à la régularisation par le tra- une activité professionnelle pen- dans les secteurs où on a besoin vail en priorité, puisque le travail, dant plusieurs mois. Pourquoi de main-d’œuvre, mais il ne doit c’est l’intégration et un accélé- maintenir cette condition (issue pas venir supprimer la circulaire rateur de l’apprentissage de la de la circulaire Valls), qui nous FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 23
COMPRENDRE en CDD ou CDI, le projet de loi pré- voit qu’une personne qui travaille sans papiers dans un des métiers en tension pourra demander elle- même sa régularisation sans dé- pendre de l’employeur. Ensuite, il faudra voir comment on arrive à lever ce frein des fiches de paie. O.D. : Étant chauffeur en Guinée, quand je vois les annonces de la RATP en recherche de chauffeurs, XAVIER SCHWEBEL / SCCF ça me fait mal de ne pas pouvoir postuler. Les chauffeurs seront-ils sur la liste des métiers en tension ? S.D. : Je ne connais pas la liste exacte mais je sais que toutes les oblige à être dans l’illégalité, O.B : Tous les employeurs que j’ai entreprises disent être en manque puisque légalement, une personne eus n’ont pas voulu nous déclarer, de chauffeurs. Une discussion est étrangère en situation irrégulière mes collègues sans papiers et moi, en cours entre les partenaires so- n’a pas le droit de travailler ? malgré nos demandes, parce qu’ils ciaux, le gouvernement, le patro- S. D. : Je suis consciente de cette nous paient 7 euros de l’heure nat et les syndicats de salariés difficulté et je souhaite apporter quand ils paient 14,50 euros ceux pour définir ensemble les sec- d’autres conditions dans le débat qui ont des papiers. Ils trouveront teurs. Et je suis surprise que les parlementaire afin de faire évoluer les toujours des gens qui accepteront métiers de l’entretien, de la restau- critères permettant de justifier d’une ces conditions. ration ou de l’hôtellerie, en manque activité professionnelle, notamment S.D. : En effet, certaines entre- de main-d’œuvre, ne soient pas pour les gens payés par chèque ou prises jouent ce jeu de l’exploi- encore compris dans cette liste. encore pour les personnes ayant tra- tation humaine. Ce n’est pas la vaillé sous « alias », c’est-à-dire sous majorité et ce n’est pas représen- C.M. : Cette liste sera-t-elle mise à l’identité de quelqu’un d’autre. tatif de toutes les entreprises qu’on jour par les préfectures ou au ni- peut connaître mais c’est une ré- veau national ? O.B : J’ai travaillé dans le net- alité et ce n’est pas acceptable. Il S.D. : Plusieurs choses se sont toyage, sur des chantiers… Mais faut renforcer les mesures en di- dites, mais à ma connaissance, le toujours au noir. En cinq années rection des employeurs voyous point d’atterrissage du gouverne- de travail ici en France je n’ai reçu qui trichent, par des contrôles, ment sera plutôt une liste nationale qu’une seule fiche de paie. Or, pour des dénonciations, des amendes, avec une déclinaison régionale. J’ai pouvoir demander à être régulari- et je pense que ce volet coercitif été très rassurée par les échanges sé, il faudra pouvoir présenter des sera aussi présent dans le texte que j’ai pu avoir avec les ministres bulletins de salaire prouvant l’acti- de loi, pour lutter contre ces tra- concernés, c’est-à-dire que l’inten- vité professionnelle exercée… fics. Régulariser des gens qui ont tion est bien là : à partir du mo- S.D. : Oui… donc vous n’entrez pas la capacité de travailler, c’est aussi ment où quelqu’un travaille et est dans le cadre a priori tel qu’il est lutter contre la traite et l’exploita- intégré, il pourra être régularisé. Là défini et présenté par le projet de tion des êtres humains. Et ce texte encore, de nombreuses études dé- loi à ce jour. Encore une fois, cette peut être une réelle avancée en montrent que notre pays a un be- mesure ne viendra pas répondre matière de droits humains. soin de main-d’œuvre durable… Le à toutes les situations. Mais mon Contrairement à la circulaire Valls, gouvernement s’inscrit vraiment travail parlementaire va constituer qui soumet la régularisation par le dans cette logique durable ; nous à élargir les possibilités. travail à une promesse d’embauche ne sommes pas là pour donner un 24 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
COMPRENDRE titre et le retirer le lendemain ou choses changeait, je pourrais contre son gré dans son pays d’ori- l’année suivante. être favorable, dans un souci de gine, il faut l’autorisation du pays C.M. : Cela voudrait-il dire systé- compromis, à ce qu’on « enre- via un laissez-passer consulaire. Or matiser les titres pluriannuels ? gistre » ces obligations de quitter il est difficile pour nombre de pays, S.D. : J’ai compris qu’un premier le territoire français, non pas dans et notamment les plus pauvres, titre annuel serait délivré, mais de délivrer ces laissez-passer que, si tout se passe bien, il n’a consulaires parce que parfois pas vocation à rester annuel. C’est l’administration et l’état civil sont un point sur lequel je milite. Ce DÉLIVRER DES OQTF À complètement absents ou fragiles, n’est pas la peine de renouveler TOURS DE BRAS À TOUT parce que la situation dans le sans cesse cette précarité, d’au- UN TAS DE GENS QUI pays est instable – je pense aux tant que les délais d’obtention TRAVAILLENT ET SONT Afghans, aux Syriens, même aux sont très longs, les gens sont en INTÉGRÉS N’A PAS DE SENS. Guinéens –, ou alors parce que, permanence dans la demande de comme au Burkina Faso, il y a un titres. C’est aussi l’intérêt de l’ad- désaccord politique majeur vis-à- ministration car c’est une machine un fichier de délinquants mais vis de la France. Parfois même, la à produire du temps administratif dans un futur fichier à l’échelle de situation dans ces pays impose à très peu utile. l’Union européenne. Actuellement, la France de ne pas procéder à des délivrer des OQTF à tours de bras à expulsions. Néanmoins, quand les C.M. : La future loi prévoit l’ins- tout un tas de gens qui travaillent pays pauvres font leurs comptes cription « systématique » des et sont intégrés n’a pas de sens. et qu’ils regardent de quelles res- personnes qui font l’objet d’une Par ailleurs, on aura beau délivrer sources ils dépendent, c’est avant obligation de quitter le territoire une OQTF, on sait que la personne tout des apports des ressortis- (OQTF) au fichier des personnes va rester là si elle le veut. Dans dif- sants qui sont partis travailler recherchées. N’est-ce pas qu’un férentes situations, nous n’avons à l’étranger et qui renvoient de gage donné à la droite qui va pé- pas la possibilité de la contraindre l’argent pour subvenir aux besoins naliser les étrangers sans papiers, à partir. de la famille. Donc aujourd’hui, ils déjà dans une grande précarité ? n’ont pas intérêt à ce que leurs res- S.D. : Je suis en désaccord avec C.M. : Pourquoi ? sortissants reviennent au pays. une telle proposition en l’état S.D. : En droit international, pour Il y a donc un véritable sujet de actuel. Si un certain nombre de obliger quelqu’un à retourner répartition des richesses à l’inter- national, un sujet de gouvernance et d’instabilité dans beaucoup de pays pauvres. Les questions mi- gratoires sont complexes, en France mais aussi à l’international, et il faut toujours s’efforcer d’avoir cette vue large et d’ensemble. Ce n’est pas facile, mais il faut tenter d’apporter des solutions locales, mais aussi globales. XAVIER SCHWEBEL / SCCF FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 25
COMPRENDRE ICI ET LÀ-BAS COLOMBIE : LES MIGRANTS VÉNÉZUÉLIENS RÉGULARISÉS Quelque 1,7 million de Vénézuéliens ont immigré en Colombie depuis la crise politico-sociale qui secoue leur pays ces dernières années. En 2021, Bogota a décidé de les régulariser en leur donnant un visa temporaire pour dix ans. Cela a permis aux exilés d’avoir accès aux services de base. PAR CÉCILE LECLERC-LAURENT G râce au permis temporaire, j’ai de base. En cause : le manque d’accès au pu scolariser mes enfants et j’ai travail formel dans les mêmes conditions eu accès à un service minimal de que les Colombiens. « Comme les migrants santé. Auparavant, ça n’était pas travaillent de manière informelle pour avoir une le cas et quand j’ai eu un acci- source de revenus, ils ne peuvent pas accéder à dent de travail, l’hôpital n’a pas pu me prendre un logement, à une alimentation décente, à des car j’étais sans papiers », témoigne Endertali, vêtements, à la santé et à l’éducation », explique jeune homme de 36 ans arrivé du Venezuela Andrea Lorena Lopez Sanchez, spécialiste il y a trois ans. En Colombie, les sans-pa- migration à SNPS-CC (Secrétariat national piers n’ont en effet pas accès aux services de pastorale sociale – Caritas Colombie), AVIS D’EXPERT JULIEN FROMANGÉ, CHARGÉ DE MISSION ACCUEIL DES ÉTRANGERS AU SECOURS CATHOLIQUE « L’INTÉGRATION PASSE PAR LA RECONNAISSANCE D’UN DROIT AU SÉJOUR » C et exemple colombien est international oblige la France à don- aujourd’hui en France, elles sont intéressant à plusieurs ni- ner accès à un étranger, même sans sous-financées. En témoignent les veaux. Il nous rappelle tout papiers, à des droits fondamentaux difficultés pour les personnes re- d’abord que sans titre de séjour, pas de base, comme le droit de scolari- connues comme des réfugiés et qui d’autorisation de travail. La régulari- ser ses enfants, d’avoir accès à un n’ont par exemple pas d’accompa- sation permet au contraire, ici aux hébergement d’urgence ou encore gnement social faute de saturation Vénézuéliens, de travailler dans le aux soins (via l’Aide médicale d’État). des centres sociaux. On voit aussi secteur formel et donc de gagner leur Mais malheureusement, certains de en Colombie que l’intégration effec- vie, ce qui est source d’autonomie et ces droits essentiels sont difficile- tive des étrangers passe d’abord de dignité. En Colombie comme en ment accessibles en pratique. Le par la reconnaissance d’un droit France, l’absence de papiers main- Secours Catholique exige ainsi le au séjour. En France, il faut donc tient donc les étrangers dans un état respect effectif des droits fonda- inverser cette logique qui consiste de précarité extrême. Car un migrant mentaux pour tous. L’exemple co- à conditionner le droit au séjour à qui travaille dans le secteur informel lombien montre également qu’il ne l’intégration des personnes, qui est risque d’être victime d’abus et d’ex- suffit pas de régulariser, il faut aussi impossible quand elles sont sans ploitation. Je ne connais pas la si- des politiques publiques pour favo- droit au travail et en situation de pré- tuation en Colombie, mais le droit riser l’intégration des étrangers et carité sociale extrême. 26 RÉSOLUTIONS – FÉVRIER 2023
COMPRENDRE partenaire du Secours Catholique. Ainsi, le décret publié en 2021 par les autorités co- lombiennes qui accorde une protection tem- poraire au 1,7 million de Vénézuéliens (sur DES OUTILS POUR COMPRENDRE les 51 millions d’habitants que compte la Colombie) facilite la mise en place de so- lutions durables. « L’idée était de sortir d’une À LIRE logique d’urgence d’aide aux migrants et de faire en sorte qu’ils s’insèrent dans le tissu so- Vivre sous la menace. Les sans-papiers cio-économique. Désormais les Vénézuéliens ont et l’État (Seuil, 2022, Stefan Le Courant) la possibilité d’accéder au travail ou la garantie Dans cet essai, l’ethnographe Stefan d’avoir un logement comme les autres », analyse Le Courant prend le pouls des consé- Christophe Ventura directeur de recherche à quences de la vie en situation irrégulière l’Iris et spécialiste de l’Amérique latine1. « Les en France au plus près des premiers Vénézuéliens peuvent désormais accéder au concernés, pendant plusieurs années système général de Sécurité sociale et égale- d’enquête auprès d’une quarantaine d’étrangers sans-pa- ment aux services offerts par les institutions piers, hommes et femmes sous le coup d’une menace financières dans le système bancaire. Cela a éga- permanente imposée par l’État. Il raconte les consé- lement permis l’accès aux programmes d’édu- quences quotidiennes de cette précarité administrative. cation colombiens », expose encore Andrea Lorena Lopez Sanchez, de SNPS-CC. Cette « Les régularisations, composantes des décision de régularisation prise à l’époque par politiques migratoires » (revue Plein le président conservateur Ivan Duque peut pa- droit, octobre 2020, Sara Casella raître surprenante, mais il semble que c’était Colombeau) aussi un pied de nez envoyé à son homologue Cet article de recherche retrace l’histo- vénézuélien Nicolas Maduro. « Il ne faut pas rique des régularisations des personnes oublier que cette décision s’explique aussi par sans-papiers en France, des opérations des dynamiques locales. La Colombie et le collectives à un traitement au cas par cas par les pré- Venezuela sont comme deux pays cousins », fectures, ou comment l’octroi de titres de séjours a évo- renchérit l’expert Christophe Ventura. Et la lué et fluctue toujours au fil des décisions politiques en mobilité transfrontalière est fréquente entre matière de législation migration. les deux pays. « Les oubliés du droit d’asile. Enquête Exemple salué sur les conditions de vie et l’accès aux L’ONU s’est félicitée de la décision de Bogotá droits des exilés fréquentant 5 struc- d’accorder un statut de protection tempo- tures d’accueil à Paris » (juin 2021) raire aux Vénézuéliens comme une mesure Publié par neuf associations, le rap- facilitant leur intégration. « La Colombie nous port s’appuie sur la consultation – au apprend à voir la migration comme une oppor- travers d’un questionnaire – de plus de tunité », a de son côté affirmé l’ambassadrice 500 hommes isolés exilés fréquentant quotidiennement de l’Union européenne en Colombie, Patricia ces lieux (95 ayant participé à un entretien individuel). Llombart. Toutefois, l’expert Christophe L’analyse des nombreuses étapes de leurs parcours ré- Ventura nuance cette mesure de régularisa- vèle des trajectoires résidentielles fragmentées et une tion : « Ce droit formel était nécessaire mais pas précarité alarmante. suffisant. Il doit par la suite être accompagné À retrouver sur bit.ly/oubliesSC. de politiques publiques d’aide à l’insertion. » 1 Auteur de l’ouvrage Géopolitique de l’Amérique latine, Paris, Eyrolles, 2022. FÉVRIER 2023 – RÉSOLUTIONS 27
Vous pouvez aussi lire