Politique France-Rwanda : Le temps de réparer

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Politique
       France-Rwanda : Le temps de réparer
                             David Gakunzi
                 Paris Global Forum, 31 mars 2021

    Lettre ouverte à Emmanuel                plus absolue. La destruction jusqu’à
Macron, Président de la Ré-                  la racine. Le génocide. Le génocide
publique française, au sujet du              des Tutsis du Rwanda.
Rwanda                                           Monsieur le Président,
    A la suite de la publication du              L’année du génocide des Tutsis du
rapport de la Commission chargée             Rwanda, vous étiez encore jeune élève
de faire la lumière sur le rôle de la        inscrit au Lycée Henry IV ; vous sa-
France durant le génocide des Tut-           viez déjà, tout au moins en théorie, ce
sis au Rwanda, rapport soulignant            qu’était un génocide car appartenant
« les responsabilités accablantes de         à la génération qui avait lu et étudié
la France », lettre ouverte de David         à l’école Si c’est un homme de Pri-
Gakunzi au Président Emmanuel Ma-            mo Levi, vu, regardé, visionné Shoah,
cron.                                        l’œuvre magistrale de Claude Lanz-
    Cela est arrivé. Ce n’était pas          mann, suivi le procès Barbie, enten-
un cauchemar. C’était la réalité. Le         du parler de la Loi Gayssot, appris le
néant à chaque seconde. Le néant             combat des Klarsfeld.
cent jours durant, chaque minute aus-            Cette année-là, l’année 1994, la
si longue que l’éternité. Le temps           question de l’implication de l’Etat
n’était plus qu’un flux de souffrances       français dans la déportation des Juifs
indicibles. Les collines étaient sans        de France était, pourtant, encore
horizon. Des femmes, des enfants,            frappée de déni et exclu du langage
des hommes pourchassés jour et nuit,         officiel ; François Mitterrand n’hési-
massacrés du plus petit au plus âgé          tant pas à tenir les propos suivants :
parce que nés Tutsis. Des familles en-       « Je ne ferai pas d’excuses au nom
tières décimées dans la solitude la          de la France. La République n’a rien

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à voir avec ça. J’estime que la France toutes les télévisions du monde, ce
n’est pas responsable. »               lycéen-là révolté mais en incapacité
                                       alors d’entreprendre quelque action
                                       décisive pour désarmer les tueurs, est
Reconnaître les fautes devenu entretemps le Président de la
                                       République française. Ce jeune ado-
du passé c’est tout lescent est devenu l’homme au centre
simplement défendre du pouvoir, le personnage qui décide,
                                       arbitre, régule.
une idée de l’Homme
     Mais l’histoire bouge. L’année sui-
vante, le 16 juillet 1995, Jacques Chi-
                                           Pour quelles raisons
rac se démarquant clairement de son        cette proximité de la
prédécesseur, aura – au Square du
Vel d’Hiv – les mots qu’il faut pour
                                           France avec les génoci-
dire ce qui fut : « Il est, dans la        daires du Rwanda ?
vie d’une nation, des moments qui
blessent la mémoire, et l’idée que l’on        1994-2021 : Vingt-sept longues
se fait de son pays (…) Il est dif-        années de débat sur le rôle de la
ficile de les évoquer parce que ces        France au Rwanda ; vingt-sept ans
heures noires souillent à jamais notre     de combat pour le devoir de vérité.
histoire (…). Oui, la folie criminelle     Pourquoi ? Pour quelles raisons cette
de l’occupant a été secondée par des       proximité de la France avec les géno-
Français, par l’Etat français. (…) Re-     cidaires du Rwanda ?
connaître les fautes du passé, et les          Dès le lendemain du génocide des
fautes commises par l’Etat, ne rien        Tutsis, s’est développé, propagé, dis-
occulter des heures sombres de notre       séminé en France un discours né-
Histoire, c’est tout simplement dé-        gationniste mobilisant une certaine
fendre une idée de l’Homme, de sa          rhétorique drapée des oripeaux de
liberté et de sa dignité. »                l’honneur de la France à défendre
     Monsieur le Président,                – honneur qui serait outragée par
     Nous voici en 2021. Le lycéen au      les voix exigeant des éclaircissements
seuil de ses dix-sept ans que vous étiez   sur la politique française au Rwan-
en 1994, le lycéen choqué à l’époque –     da. Un discours négationniste mons-
comme les autres jeunes de son âge –       trueux, pervers, invalidant la parole
par les images indicibles du génocide      des victimes, accusant avec délecta-
des Tutsis diffusées en prime time sur     tion les victimes d’êtres les auteurs
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de leur propre extermination. Quelle          Le Chef d’Etat que vous êtes de-
tristesse ! La France, auto-proclamée     venu a pris une décision important en
terre des Lumières et patrie des droits   décrétant, en date du 5 avril 2019, la
de l’homme, épicentre du récit néga-      mise en place d’une « Commission de
tionniste ! La France devenue le chef-    recherche sur les archives françaises
lieu de ce qui s’écrit et se propage de   relatives au Rwanda et au génocide
plus nauséabond sur le génocide des       des Tutsi ». Les conclusions des tra-
Tutsis !                                  vaux de la dite Commission viennent
                                          d’être publiées. Disons les choses : le
                                          rapport rendu comporte certaines li-
Le mensonge peut                          mites et lacunes patentes – vide sur
                                          les activités du capitaine Barril, flou
courir un an, en un                       sur les livraisons d’armes, esquives
seul jour, la vérité le                   sur Bisesero, Murambi et l’opération
                                          Turquoise … –, néanmoins, malgré ces
rattrape                                  multiples zones d’ombres, les conclu-
                                          sions de la Commission confirment
    Mais « le mensonge peut courir        sans aucune ambigüité ce que tout le
un an, il suffit d’un jour, d’un seul     monde savait : la faillite morale, poli-
jour, à la vérité pour le rattraper »,    tique et militaire française au Rwan-
dit un dicton africain. Grâce aux tra-    da. Oui, le naufrage fut total. Celui
vaux de chercheurs connus et recon-       de François Mitterrand et de certains
nus, à la ténacité de journalistes ta-    de ses proches collaborateurs en par-
lentueux, à l’engagement de plusieurs     ticulier.
personnalités morales issues de la so-
ciété civile, à la détermination de
nombreuses figures intellectuelles ma- Ceux qui ont décidé
jeures, une mémoire citoyenne sur le
génocide des Tutsis s’est progressive- de la politique fran-
ment constituée et imposée au cœur çaise au Rwanda sa-
du débat public ; une mémoire énon-
çant rigoureusement les faits, rien que vaient. Leur aveugle-
les faits, bataillant contre les men- ment était éclairé
songes et interrogeant les responsabi-
lités françaises dans le processus gé-      Au plus haut sommet de l’Etat,
nocidaire visant la destruction totale on savait : le projet d’extermination
des Tutsis.                             des Tutsis était connu, et, pourtant, il
    Monsieur le Président,              fut décidé de soutenir jusqu’au bout,
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et bien au-delà, le régime raciste, cor-     Ce que vous direz sur
rompu, génocidaire. Pourquoi ? Pour
quelles raisons ? Vision racialiste de
                                             le Rwanda, dira beau-
ceux qui étaient au sommet de l’Etat         coup sur le Président
Français ? Vision désespérément ma-
lade de vieux clichés racialistes ?
                                             que vous ambitionnez
L’inconscient colonial de la toute-          d’être au regard de
puissance méprisante en œuvre ? Dé-
ficit démocratique franco-français dès       l’Histoire
qu’il s’agit de traiter des affaires afri-
caines ? Affaires africaines, affaires           Et maintenant ? Et la suite,
obscures ? Complexe d’Albion, peur           Monsieur le Président ? Oui, quelles
paranoïaque des anglo-saxons ?               suites, quels actes et paroles de répa-
     Demeure une réalité : ceux qui          ration ?
ont décidé de la politique française au          Ce que vous direz sur le Rwan-
Rwanda savaient. Leur aveuglement            da, dira beaucoup sur le Président
était éclairé. Leurs décisions ne furent     que vous ambitionnez d’être au re-
pas prises en l’air, sur un coup de          gard de l’Histoire : un chef d’Etat in-
tête. Elles procédaient de choix po-         carnant le courage de dire les choses
litiques et éthiques désastreux. Ceux        telles qu’elles se sont déroulées, re-
qui ont décidé ont non seulement fait,       vivifiant la mémoire officielle scléro-
agi, mais en plus justifié leurs actes.      sée de mensonges, reconnaissant les
Ils sont responsables et comptables de       responsabilités françaises dans le pro-
leurs actes devant l’histoire.               cessus génocidaire visant les Tutsis,
     Le rapport de la Commission,            engageant la France sur la voie d’un
tout en rappelant, soulignant, met-          véritable travail de mémoire concer-
tant clairement en exergue « un en-          nant le génocide des Tutsis du Rwan-
semble de responsabilités, lourdes et        da et les responsabilités françaises ?
accablantes pour la France », ré-            Un chef d’Etat libérant la France de
fute paradoxalement toute idée de            ce reflexe pavlovien de déni systéma-
complicité au motif d’absence d’élé-         tique, répétitif dès qu’il s’agit d’évo-
ments prouvant une quelconque vo-            quer, de traiter les pages peu glo-
lonté d’intention génocidaire. Raison-       rieuses de son histoire ? Un Président
nement de toute évidence discutable :        poussant son pays à regarder enfin,
la complicité ne présupposant pas            les yeux dans les yeux , sans faux-
nécessairement l’intentionnalité mais        fuyant, son histoire, à évoluer, à ac-
toute aide apportée à l’accomplisse-         cepter le réel et à trouver un lan-
ment d’un crime.                             gage partagé sur le génocide avec le
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Rwanda ? Ou alors un Président cé-         de traîner dans les cours judiciaires
dant aux pressions de certains milieux     hexagonaux ? Je pense ici, notam-
figés, mortifères, adeptes de l’enfouis-   ment à la plainte contre le colonel Se-
sement de ce qui s’est passé et préfé-     rubuga, 82 ans aujourd’hui et à celle
rant donc, in fine, l’art du mouvement     visant Manassé Bigwenzare, âgé de
immobile ?                                 plus de 80 ans ? Plus que deux décen-
     Monsieur le Président,                nies de procédures ! Devoir de vérité,
     Le langage et les mots que nous       devoir de justice. La justice contre le
choisissons pour dire un génocide ra-      piétinement de l’humanité, la justice
conte beaucoup sur le type d’humain        contre le crime commis contre notre
que nous sommes, que nous avons            essence humaine commune.
choisi d’être. Chaque mot que vous             Monsieur le Président,
prononcerez sur le rôle de la France           Le Rwanda s’est reconstruit.
dans le génocide des Tutsis du Rwan-       Transformé. Ce pays qui semblait
da sera écouté attentivement, analy-       perdu pour toujours au lendemain
sé ; chaque geste que vous poserez se-     du génocide s’est remis debout avec
ra scruté, noté.                           éclat. Le désenchantement du monde
                                           était un luxe que les Rwandais ne
                                           pouvaient pas se permettre. Mais
                                           quelle force de caractère ! Car, dans
Le langage et les mots                     un contexte régional et global mar-
que nous choisissons                       qué par l’hostilité permanente, il fal-
                                           lait beaucoup de force pour replanter
pour dire un génocide                      l’espoir au cœur des collines. Beau-
raconte beaucoup sur                       coup de détermination et d’intelli-
                                           gence pour bâtir un autre Rwanda
le type d’humain que                       fondé sur un autre langage. Un lan-
nous sommes                                gage propre. Il fallait beaucoup de té-
                                           nacité pour tenir tête à tous ces mar-
    Chaque geste. Pourquoi par             chands de dogmes, donneurs de leçons
exemple Madame Habyarimana éva-            impénitents, intimant aux Rwandais
cué prioritairement par des militaires     l’ordre d’emprunter tel ou tel che-
français lors de l’opération Amaryl-       min, chemins du reste fantasmago-
lis continue-t-elle de couler des jours    riques qui, si suivis, auraient fatale-
tranquilles en Essonne sans être au-       ment conduit vers d’autres impasses
cunement inquiétée par la Justice ?        désastreuses. Et puis, franchement,
Pourquoi ces dossiers de présumés          on ne revient pas d’un génocide pour
génocidaires qui n’en finissent pas        vivre ensuite selon les lubies et desi-
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derata de quelqu’un d’autre.              mutuel. Le respect de notre égale di-
                                          gnité. Le respect, cette valeur, si es-
                                          sentielle, si fondamentale, qui devrait
Réparer l’irréparable                     normalement nous guider tous dans
                                          notre rapport à l’autre, ce respect qui
en dialogue avec le                       fit tant défaut à ceux qui, en France,
Rwanda                                    ont pris à l’époque fait et cause pour
                                          les génocidaires.
    Envers et contre tout, la répara-          Monsieur le Président,
tion du Rwanda a été l’œuvre des               Les hommes et les peuples se lient
Rwandais eux-mêmes. Ceux qu’on            et se relient par le moyen de la parole
voulait finis, effacés, ceux qui se       et des symboles ; il y a des mots et
sont sauvés par leur seule et propre      des gestes qui blessent, qui ravivent
force de l’entreprise d’anéantisse-       et font saigner les cicatrices et puis,
ment, ceux de là-bas, ceux du Rwan-       il y a des mots, des gestes, des actes
da ont pleinement assumé, avec gé-        qui apaisent, réparent et ouvrent les
nie, leur retour à la vie réclamant       portes de l’avenir. D’un autre avenir.
au passage, sans complexe aucun,               Un pas significatif dans le sens du
leur place dans la définition du sur-     réexamen officiel du rôle de la France
moi global, général, leur place, toute    au Rwanda – avant, durant et après
leur place dans la cofondation d’un       le génocide – vient d’être posé. Es-
monde en commun. Aujourd’hui pas          pérons qu’il sera suivi d’autres pas.
plus qu’hier, ils n’accepteront ni        Car il faut continuer. Réparer l’irré-
d’un autre pays, ni d’une institution     parable. En dialogue avec le Rwanda.
quelconque des paroles de condes-         Toujours en dialogue avec les victimes
cendance encore moins des discours        du génocide.
d’orientation car conscient de leur va-        Pour que cela n’arrive plus. Ni là-
leur – agaciro – et chantres du respect   bas, ni ici, ni ailleurs.
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