Politiques et citoyens : pour éviter le grand fossé - ANALYSE - Centre Avec
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ANALYSE Politiques et citoyens : pour éviter le grand fossé Document d’analyse et de réflexion réédition MARS 2020
ANALYSE POLITIQUES ET CITOYENS : Pour éviter le grand fossé Vincent Delcorps, rédacteur en chef d’En Question. L E phénomène n’est pas neuf, mais LE CONSTAT il s’aggrave. Le Belge a de moins en La tendance est lourde, et les signaux se moins confiance en ses représen- multiplient. Début 2017, c’est l’Institut tants politiques. Le malaise est puissant. de sondages Dedicated qui révèle que 70% Il est même viscéral : lorsqu’il songe à la des Wallons et Bruxellois n’apportent pas politique, le citoyen lui associe volontiers leur soutien aux gouvernements fédéral et des émotions telles que la colère ou l’amer- régional. Commentant les chiffres, Marc tume. Un véritable désamour… Dumoulin, directeur de l’institut, se dit « particulièrement impressionné par le Tentons de préciser quelque peu le manque de confiance total envers les ins- constat. De l’affiner. De le comprendre. titutions politiques »2. « La confiance Mais mettons-nous surtout en quête de politique des Belges est au plus bas », solutions. Parce que l’inaction serait ir- déclare-t-il, tandis que le politologue responsable. Comment réconcilier po- Min Reuchamps constate « un grand litiques et citoyens ? En introduisant désinvestissement citoyen par rapport à la des mécanismes de démocratie directe ? chose politique »3. L’idée est à la mode mais, comme nous le verrons, elle a ses limites. Et d’autres possi- Plus récemment, l’IWEPS (Institut wal- bilités existent. Ou doivent être inventées. lon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique) dévoile les chiffres 2018 de « À quel point les acteurs/organisations son Baromètre social de la Wallonie4. In- suivants agissent-ils pour améliorer votre terrogés sur les personnes ou institutions vie ? », demandait, en 2016, l’Institut So- dans lesquelles ils ont le plus confiance, lidaris à un échantillon de 900 Bruxellois les Wallons hissent à nouveau familles et et Wallons. Les réponses les plus données : amis aux premières loges. Et laissent poli- le conjoint, la famille, le médecin géné- ticiens et partis aux deux dernières places. raliste et les amis. Aux trois dernières La confiance n’est pas seulement basse ; marches du classement : les gouvernants elle est aussi en baisse : en 2012, 44% des politiques européens, « nos » gouver- Wallons avaient confiance dans les partis nants politiques et, encore plus bas, les politiques ; en 2018, ils n’étaient plus que partis politiques1. 32%. Combien seraient-ils en 2020 ? 2I
La démocratie est-elle en danger ? Pas for- Ajoutons que le pouvoir du politique cément ! Car si les Belges – francophones s’est lui-même progressivement dilué, en particulier – ne soutiennent majoritai- notamment au profit des forces écono- rement plus leurs élus, ils ne jettent pas miques. Dans ce contexte, rares sont les pour autant le bébé avec l’eau du bain. questions qui peuvent être réglées facile- 89% des sondés considèrent en effet que ment. Tandis que leurs leviers d’action se « la démocratie peut poser problème sont amenuisés, les élus ont vu leur rôle mais [que] c’est quand même mieux que se compliquer. Et le risque de ne pas ré- n’importe quelle autre forme de gouver- pondre aux espoirs a conséquemment nement »5. En 2013, ils étaient 92%. La augmenté. « On attend peut-être trop baisse est minime. Conclusion : les Wal- du monde politique et on est forcément lons ne contestent pas fondamentalement déçu »6, résumait, en mai 2019, Edoardo la démocratie, mais ils mettent sérieuse- Traversa, coordinateur du mouvement ci- ment en cause ses modalités d’exercice et toyen e-change. les acteurs qui l’incarnent. Parmi d’autres facteurs, le développement “ Tandis que leurs leviers d’action se des réseaux sociaux contribue aussi à en- tretenir la méfiance. S’il peut favoriser un dialogue direct entre élus et électeurs, il permet aussi à chacun d’exprimer une opi- sont amenuisés, les nion – argumentée ou totalement infon- élus ont vu leur rôle dée – et de la rendre aussi visible qu’une se compliquer. autre. Ce développement s’est accompa- gné d’une véritable libération de la parole, LES RAISONS non sans dérives. Les causes de ce désenchantement sont évidemment nombreuses. Sans doute Un autre facteur apparaît à la lecture tiennent-elles en partie à la complexifica- de récents sondages : la classe politique tion croissante du monde. La complexité est largement associée à la corruption. est technique : l’inflation de connaissances D’après une étude interuniversitaire dont et de règlementations rend toute décision les résultats ont été publiés en février délicate et toute mise en œuvre périlleuse. 2020, 48,7% des Belges estiment que les La complexité tient aussi aux interdépen- hommes politiques de leur pays sont cor- dances multiples dans lesquelles chaque rompus7. L’éclatement de divers scandales entité se trouve imbriquée. Aujourd’hui, (Kazakhgate, Publifin, Samusocial, affaire le sort de la Wallonie se décide au niveau Alain Mathot…) a pu les conforter en ce de la Région wallonne, mais aussi à l’éche- sens. Ces affaires sont différentes, et toutes lon fédéral belge, à la Fédération Wallo- n’ont pas débouché sur une condamna- nie-Bruxelles, à l’Union européenne, à tion. Mais dans chacun de ces dossiers, il l’Organisation mondiale du commerce… y a 1) des montants financiers importants I3
ANALYSE en jeu ; 2) une forte perméabilité entre disposent plus de la confiance de leurs bien public et intérêts personnels ; et 3) électeurs, sans doute faut-il leur ôter une un sens éthique largement défaillant. Si partie de leur pouvoir. Ces raisonne- les scandales financiers ne sont pas neufs, ments simples pourraient nous inviter à il est probable que des moyens d’investiga- croire que la démocratie représentative tion plus poussés en même temps que le ne convient plus aux Belges, et qu’une dé- développement des réseaux sociaux aient mocratie participative pourrait utilement favorisé leur dévoilement et leur retentis- la remplacer. N’est-ce pas ce que tant de sement. Sans qu’ils soient nécessairement citoyens réclament : pouvoir participer di- plus nombreux, les scandales sont plus rectement à la prise de décision ? visibles. Ils sont aussi davantage ressentis par la population. Ce qui pourrait sembler évident ne l’est guère. Tout d’abord parce que le concept “ On tire au sort des citoyens, on recouvre une multiplicité de réalités. On parle de démocratie participative pour évoquer le renforcement de la partici- pation des citoyens à la prise de décision les enferme dans politique. Mais concrètement, on fait une pièce, et on comment ? On tire au sort des citoyens, leur confie le soin on les enferme dans une pièce, et on leur d’écrire des lois ? confie le soin d’écrire des lois ? On leur demande des avis ou on leur donne un vé- ritable pouvoir décisionnel ? On organise La Belgique comporte une spécificité : des référendums réguliers ou des consul- dans son cas, à la fragilisation de la démo- tations populaires exceptionnelles ? cratie s’ajoute celle du pays. Les deux crises « Ces différentes formes de démocratie s’entrecroisent et se renforcent ; comme participative ne bénéficient pas toutes du le soutenait récemment le philosophe même taux de soutien »9, observe Jean-Be- Vincent de Coorebyter, elles doivent aussi noit Pilet, politologue à l’Université libre être distinguées8. Dans cette analyse, nous de Bruxelles. Et cela se comprend : si le laisserons la question du contentieux bel- citoyen n’a plus forcément confiance dans go-belge de côté. les représentants qu’il a choisis, l’aura-t-il davantage dans des individus élus par le sort ? Et même, se sent-il personnellement LES SOLUTIONS plus apte que des professionnels de la po- La démocratie directe comme litique à prendre des décisions délicates ? voie de salut ? Pas forcément… Puisque la démocratie n’est pas massive- ment rejetée, il ne faut pas la supprimer, Plus fondamentalement, les Belges sont- mais l’amender. Et puisque les élus ne ils prêts à s’investir davantage dans le bon 4I
fonctionnement de leur démocratie ? À Vers une revalorisation de nouveau, rien n’est moins sûr ! « Tous l’éthique les citoyens ne veulent pas participer », Nous avons vu que, dans les sondages, constate Jean-Benoit Pilet. « Certains les citoyens dénonçaient l’attitude per- estiment même qu’on délibère déjà beau- sonnelle des mandataires. Soyons clairs : coup trop ! La démocratie participative la plupart des mandataires sont intègres. n’est donc pas la solution évidente au ma- Mais nous savons aussi que l’éclatement laise. Par ailleurs, si elle est combinée à la d’un scandale suffit à durablement mettre démocratie représentative, il n’est pas cer- dans l’ombre le travail ordinaire des élus tain qu’elle renforce effectivement cette honnêtes. dernière ». Alors que la démocratie participative ne séduit pas forcément, certains se laissent “ Nini lesles électeurs journalistes ne même tenter par une option radicalement différente : l’octroi de pouvoirs impor- sont en droit de tants à un leader fort. Qu’il provienne du connaitre les détails sérail politique, de la société civile ou du de la vie privée des monde de l’entreprise, peu importe ! Ce élus. qui compte n’est d’ailleurs pas sa capaci- té à représenter les citoyens, mais à agir efficacement. Dans diverses régions du De nos jours, les politiques se trouvent de monde, l’on a vu émerger des leaders cha- plus en plus jugés sur leur personnalité, les rismatiques. Mais ce qui est dans l’air du vertus qui leur sont octroyées ou l’intégri- temps n’est pas sans danger. Conclusion ? té dont il se drapent. Sans doute peut-on Prudence ! Il n’est certes pas exclu que se réjouir de l’attention de plus en plus l’introduction de certains mécanismes is- forte accordée à l’éthique personnelle des sus de la démocratie participative puisse mandataires. Cette attention ne devrait redonner du souffle à notre démocratie et pas pour autant se faire aux dépens du res- de l’enthousiasme à certains citoyens. De pect de la vie privée. Ni les journalistes ni ce point de vue, il conviendra d’observer les électeurs ne sont en droit de connaitre de près les travaux du Conseil citoyen qui les détails de la vie privée des élus – à a récemment vu le jour en Communauté moins, évidemment, que ceux-ci donnent germanophone de Belgique, et des com- lieu à des condamnations en justice. De ce missions mixtes élus-citoyens appelées à point de vue, la récente diffusion d’une apparaître au Parlement bruxellois. En vidéo à caractère sexuel mettant en scène même temps, croire que l’avènement de la Benjamin Griveaux, candidat à la mairie démocratie participative suffira à résoudre de Paris, est un acte grave. le malaise serait faire preuve de naïveté. D’autres pistes doivent être creusées. Parallèlement, observons la multiplication I5
ANALYSE de chartes éthiques et autres instances de défendre la poursuite du bien commun ? contrôle. Ces initiatives voient souvent le jour à l’intérieur même des partis. C’est Cette question nous invite à recentrer fondamental : les formations politiques notre regard… sur nous ! Il est évident sont des acteurs centraux de notre démo- que les politiques doivent travailler avec cratie ; elles doivent donc prendre leurs rigueur et honnêteté. Et il est nécessaire responsabilités sur le terrain de l’éthique. qu’ils le fassent dans un esprit de transpa- Ces chartes et instances permettent de rence et en ayant le souci de la pédagogie. dénoncer quelques abus – et, sans doute, Il leur faut ainsi rencontrer les citoyens (et d’en éviter de nombreux autres. Il n’em- pas seulement en campagne électorale), pêche, elles ne suffisent pas. Le travail sur expliquer les enjeux auxquels ils sont la gouvernance doit donc se poursuivre, confrontés (sans en masquer la complexi- inlassablement. Par exemple en favori- té), décoder leurs prises de position (et sant les mécanismes de transparence ou éventuellement changer d’avis après avoir en interdisant l’exercice de certains man- écouté d’autres opinions). dats consécutifs. Et en rappelant ainsi que ceux-ci sont d’abord des services, exercés de manière temporaire. “ Ne sommes-nous pas tous membres Aucun système de contrôle ne permet- tra toutefois de rendre nos élus irrépro- de la collectivité et, chables. Car l’éthique est d’abord une pos- à ce titre, chacun ture personnelle. En la matière, il n’y a pas invités à défendre pléthore d’alternatives : que les élus fassent la poursuite du bien de leur mieux pour résister aux sirènes de commun ? la tentation ; et que la société civile, dans son ensemble, accorde une particulière at- tention à l’intégrité des candidats. Le citoyen ne devrait cependant jamais Le pouvoir (et la responsabilité) oublier la marge de manœuvre qui est la des citoyens sienne – et la responsabilité qui en dé- Reste que l’éthique des candidats pose coule. Voter ? Bien sûr ! Pour permettre une autre question : celle de l’éthique à tout citoyen de faire entendre sa voix, des citoyens. Bien sûr que nous sommes l’obligation de vote est d’ailleurs un ins- en droit d’attendre de nos représentants trument utile : en son absence, il est pro- qu’ils fassent preuve d’une parfaite in- bable que les plus démunis seraient les tégrité, surtout lorsqu’ils agissent dans premiers à ne pas aller voter10. Il convient l’exercice de leurs fonctions. Mais ne donc de préserver cet instrument. Mais sommes-nous pas tous membres de la voter ne suffit pas. À la veille du scrutin collectivité et, à ce titre, chacun invités à comme au-delà, les citoyens sont invités 6I
à suivre l’actualité. En lisant la presse, ils – de la politique et de la société tout en- s’informent – et soutiennent le journa- tière. Comment les aider à retrouver une lisme, chien de garde de la démocratie. Ils place dans l’espace public ? Comment leur sont aussi appelés à interpeller – et donc permettre de porter une parole ? C’est ici contrôler – les élus (par mail, sur Facebook qu’il convient de souligner le rôle-clé de ou ailleurs). Ils peuvent encore manifes- la société civile. D’innombrables asso- ter dans la rue, et rappeler aux politiques ciations maillent le terrain de la Belgique qu’ils n’ont pas reçu de chèque en blanc. francophone. Au quotidien, elles offrent Enfin, si cela ne suffit pas, pourquoi ne assistance et soutien aux plus éloignés. pas se lancer soi-même ? Car derrière tout Elles les invitent aussi à la confiance, leur mandataire il y a bien un… citoyen qui, un rappelant que chacun d’eux compte. Que jour, fit le pari de l’engagement. chacun d’eux est expert de sa propre ex- périence. Et a quelque chose à dire. Ces Inlassablement, les défenseurs de la démo- associations tentent de défendre le droit cratie auront à garder un élément à l’esprit : des fragilisés, de porter leur voix. En ce la nécessité de ne laisser personne sur le sens, elles luttent contre les inégalités. En carreau. Sans doute est-ce dans la crois- s’engageant auprès d’elles, tout citoyen sance des inégalités que réside la princi- soutient aussi la démocratie. pale menace qui pèse sur la démocratie. Aujourd’hui, tant de gens se sentent éloi- gnés, incompris, non entendus, oubliés I7
ANALYSE 1.sibles pour la démocratie ?, Namur, 27 juin 2019. 2. Sur cette question, voir aussi Guy Cossée de Maulde, Obligation de voter : pratique infanti- lisante ou atout pour la démocratie ?, analyse du Centre Avec, avril 2019. 8I
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ANALYSE NOTES 1. Chiffres 2015-2016. Voir l’étude complète sur : www.institut-solidaris.be/wp-content/ uploads/2017/02/BaroBELV1.pdf 2. www.dhnet.be/actu/belgique/sondage-exclusif-7-belges-francophones-sur-10-ne-font- plus-confiance-au-gouvernement-michel-graphiques-586d539acd70717f88e7ffd6 3. www.dhnet.be/actu/belgique/les-belges-ne-font-plus-confiance-aux-politiques-ceux-ci- reagissent-le-kazakhgate-et-publifin-ont-donne-la-nausee-586d402dcd708a17d5586595 4. www.iweps.be/barometre-social-de-wallonie-special-democratie-institutions-wallonnes/ 5. www.iweps.be/barometre-social-de-wallonie-special-democratie-institutions-wallonnes/ 6. www.rtbf.be/info/societe/detail_edoardo-traversa-e-change-on-attend-peut-etre-trop-du- monde-politique-et-on-est-forcement-decu?id=10233457 7. www.demorgen.be/nieuws/woede-ongerustheid-en-angst-de-belgische-politiek-roept-ne- gatieve-emoties-op~b0ecf93e/ 8. « La démocratie doit se protéger et être plus agressive », entretien d’Olivier Mouton avec Marc Uyttendaele et Vincent de Coorebyter, Le Vif-L’Express, 2 janvier 2020, p. 49. 9. Propos tenus lors du Futurama, séminaire de prospective de l’IWEPS, Quels futurs pos- sibles pour la démocratie ?, Namur, 27 juin 2019. 10. Sur cette question, voir aussi Guy Cossée de Maulde, Obligation de voter : pratique infan- tilisante ou atout pour la démocratie ?, analyse du Centre Avec, avril 2019. 10 I
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