Les renouvelables, entre privatisation et projet citoyen

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Les renouvelables,
entre privatisation
et projet citoyen
   Luminiţa-Anda Mandache Luminiţa-Anda Mandache est doctorante en
  anthropologie à l’Université d’Arizona (États-Unis).

   Olivier Servais Olivier Servais est professeur d’anthropologie et de
  sciences des religions à l’Université catholique de Louvain (Belgique). Ses
  travaux de recherche portent sur l’anthropologie des systèmes
  symboliques, de l’environnement et des technologies.

  En Wallonie, un projet d’éoliennes soutenu par des
  habitants a été repris en main par le secteur privé.
  Mais les citoyens étaient-ils réellement au cœur du
  dispositif ? Retour sur la genèse de ce projet.

  D
          ans le cadre d’un programme de libéralisation promu par
          l’Union européenne, la privatisation du secteur de l’énergie est
          effective en Belgique depuis 2005. Cette année-là Electrabel,
          jusque-là une société d’énergie d’État, était vendue à la
  multinationale française Suez. Ce transfert privatisait de facto l’essentiel
  de la production énergétique belge, dont son parc nucléaire. Un an plus
  tard, une réponse à cette décision était donnée par des habitants de la
  municipalité de Couvin, en Wallonie. Dans une tentative de reprendre le
  contrôle des ressources énergétiques locales, ils choisissaient de se
  tourner vers l’exploitation du vent et sa conversion en énergie durable.

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Aux alentours de 2007, le marché éolien commence à se développer en
Belgique francophone, promouvant un « modèle énergétique durable »
et « localisé », avec le soutien de nombreuses associations citoyennes. Il
s’inscrit dans le cadre d’une programmation énergétique qui vise à
amplifier les énergies renouvelables. La Région wallonne se fixait
comme objectif de produire 3800 gigawatt-heure via la filière éolienne
terrestre, soit la consommation de 1,3 million de ménages, entre 25 et
30 % de la population (objectifs actualisés en juillet 2013 dans le nouveau
cadre de référence éolien du gouvernement wallon). Environ 400 à 500
nouveaux mâts doivent donc être installés pour atteindre en 2020 les
objectifs évoqués. En 2011, l’éolienne de Couvin se voit courtisée par des
entreprises privées, telles GDF-Suez ou Lampiris. Face à de graves
difficultés à l’intérieur de l’association, notamment en raison des
incertitudes en termes de développement, les coopérateurs décident
finalement de la vendre. Le 10 janvier 2012, l’éolienne de Couvin est
rachetée par Lampiris.

UNE ALTERNATIVE ÉNERGÉTIQUE CITOYENNE
Revenons aux prémisses du projet. Couvin est une municipalité de
langue française située dans la province belge de Namur, dans la botte
du Hainaut, une péninsule enclavée près de la frontière française. Située
à 100 km au sud-est de Bruxelles, elle englobe deux villes, Couvin et
Mariembourg, ainsi que douze villages.

Au cœur de ce monde couvinois, une coopérative citoyenne de
production éolienne voit le jour. Ce projet est promu par une association
sans but lucratif (ASBL) locale, composée de citoyens, « Énergie verte
Couvin » (Eve). Cette structure participative est à l’origine de la
proposition d’un parc de quatre éoliennes de 2 mégawatts, dont la
première, la plus haute en Belgique à l’époque, a été construite en 2006.

Mais le projet s’ancre dans l’histoire longue de la commune, au-delà
d’une réponse à la privatisation. Au début des années 1970, en effet, on
produit à Couvin principalement des poêles ou des fourneaux en fonte,
non modulaires, alimentés surtout au mazout. Ces modèles sont le
résultat de tout un travail communautaire basé sur un savoir-faire
perfectionné au fil des générations. Cette « spécialité » locale subit le
premier choc pétrolier : les poêles au mazout se vendent de moins en
moins. L’emploi du secteur diminue et la sous-région entre en déclin

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économique.

Au début des années 2000, une association sans but lucratif, Centre
d’innovations sociales, économiques et technologiques (Ciset), émet l’idée
de construire une méga-éolienne sur les hauteurs de Couvin (Greenelec
1). L’association Eve est créée en 2002, pour développer l’autonomie
énergétique de toute la zone. Plus d’une centaine de personnes
expriment un avis favorable à l’implantation de l’éolienne couvinoise.
Des contacts sont noués avec des riverains et de multiples partenaires
potentiels pour un montage financier et institutionnel.

L’objectif   :    introduire   dans   la   culture   locale   une   innovation
technologique en matière d’énergie, secteur d’excellence de la région,
pour déployer une innovation sociale. Cela implique la participation
active des populations riveraines à toutes les phases du projet. Mais dès
les premières réunions, on constate de nombreuses inquiétudes. Pour
contrer ces appréhensions, un programme de sensibilisation à grande
échelle est mis en œuvre : des visites sont organisées au parc éolien de
Sainte-Ode ou à Aix-la-Chapelle avec des habitants. L’ensemble des
participants est associé aux prises de décisions ; plusieurs partenariats
sont développés avec les médias locaux, les écoles, les associations et les
entreprises.

La réalisation est confiée à Greenelec Europe SA. Le mât en béton
postcontraint, première réalisation en Belgique, est terminé en juillet
2006 et l’éolienne entre en service le 3 novembre avec son raccordement
au réseau électrique belge. Munie de trois pales de 41 mètres
spécialement profilées, elle produit en moyenne 450 kW, alimentant
environ la moitié des ménages de l’entité. Le coût total est de 2,8 millions
d’euros, dont 370 000 euros sont financés par le Fonds européen de
développement régional et la Région wallonne. Le solde provient
d’emprunts bancaires et de participations de citoyens couvinois par
l’intermédiaire de parts coopératives. Pour favoriser l’ancrage wallon,
un tandem de banques éthiques est créé.

                 Derrière le montage citoyen, il s’agit bien de
                     développer un autre rapport à l’énergie.

Derrière le montage citoyen, il s’agit bien de développer un autre rapport

                                                                             3
à l’énergie : « Nous avons en effet une priorité : des éoliennes
communautaires, ce qui signifie que les communautés locales doivent
être les actionnaires majoritaires pour appliquer ‘penser globalement et
agir localement’. » Ce projet s’inscrit ainsi dans la perspective d’une
révolution énergétique locale. Si, d’un point de vue juridique, le porteur
est une société anonyme, Greenelec, c’est une logique coopérative à base
citoyenne qui pilote le projet. Les initiateurs ont prévu un investissement
accessible à tous ceux qui le souhaitaient, chacun à sa manière, dans
cette société dont les membres sont des personnes nées à Couvin ou des
membres de leur famille au premier degré. Plusieurs femmes sont
actionnaires et administratrices et, bien qu’il n’y ait aucun actionnaire
majoritaire, l’actionnaire principale est une femme. Le projet est
fortement soutenu par plusieurs mouvements écologistes. « Être à la fois
un producteur et un consommateur est le meilleur moyen de réguler le
marché », explique Bernard Delville, un citoyen qui soutient le projet.
« Le problème est le même que pour la nourriture : c’est le problème des
intermédiaires. Les mouvements de la production des énergies
renouvelables offre de nombreuses possibilités. C’est un argument que
nous défendons depuis longtemps. » Jusqu’ici, on a l’histoire à la carte
d’une communauté qui s’approprie les ressources naturelles locales et
prend en charge la responsabilité de son autonomie énergétique.

Il ne s’agit pas, toutefois, d’une société coopérative au sens strict : le
statut de société anonyme est identique à celui de la majorité des sociétés
commerciales. Certes, à l’origine, le projet n’entend pas avoir pour
finalité un rendement concentré sur le profit. On retrouve ici le fil rouge
de la moralité d’une alternative à l’économie capitaliste, l’économie
solidaire, humaine ou sociale. Trois principes énoncés par la section du
parti écologiste sont emblématiques :

-      que « les dividendes soient honnêtes mais limités afin de ne pas
favoriser la spéculation sur l’actif de la société » ;

-    que « les bénéfices soient principalement traduits en avantage sur le
prix de l’électricité » ;

-     que « des quotas partagent les parts entres les citoyens, les acteurs
locaux privés et la commune, nous pensons effectivement que celle-ci
doit être partie preneuse du projet » (sic).

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Lancée en grande pompe, l’éolienne de Couvin devient rapidement le
symbole   d’une    énergie   produite   par   et   pour   les   gens.   Dans
l’effervescence de ce lancement, fin 2006, une enquête populaire, menée
avec le concours d’enseignants et de groupements de jeunes, rapporte
que plus de 90 % des Couvinois sont favorables au déploiement d’autres
moulins à vent modernes, avec un financement populaire coopératif. Le
même sondage se prononce en faveur d’« un projet-pilote d’utilisation de
l’énergie éolienne pour le chauffage de la piscine communale (quelque
160 000 litres de mazout annuellement) et de son voisinage par une
chaleur verte combinant l’électricité des éoliennes et la technologie des
pompes à chaleur puisant notamment des calories dans l’‘Eau Noire’
toute proche. »

                  L’éolien devient le nouveau pétrole local.

L’éolien devient le nouveau pétrole local. Comme le dit un citoyen
impliqué dans le projet Couvin : « Aujourd’hui, deux moulins à vent par
village serait suffisants pour produire toute l’électricité résidentielle
pour la Wallonie, soit 15 % de la consommation globale ». L’engouement
ne s’arrête pas là : la région entrevoit une relance économique à partir
de ce nouveau phénomène. On évoque d’ailleurs assez vite le projet de
construire les éoliennes sur place. L’idée est similaire sur le plan de la
récolte des capitaux. On crée de multiples activités autour du vent : ainsi
un « wind day », un événement grand public autour du thème du vent.

Pourtant, l’enthousiasme va progressivement s’enliser. À la suite du
refus du ministre de l’aménagement du territoire (un écologiste !)
d’autoriser trois autres turbines en 2011, la société décide en assemblée
générale (fin 2011) de céder la première éolienne à la société liégeoise
Lampiris. Le symbole de la résistance locale contre les politiques de
privatisation énergétique est vendu ! Cependant, avant de retourner aux
mains des sociétés privées, l’idée d’« alternative énergétique » et de
« développement durable » a eu le temps de déployer une dynamique.
Trois autres projets éoliens à grande échelle sont discutés dans la
municipalité sur la base de propositions d’EDF ou de GDF-Suez.

LIBÉRALISATION DE L’ÉNERGIE : LES COOPÉRATIVES
RÉSIGNÉES

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Courtisée par des entreprises privées, l’éolienne de Greenelec était
fragilisée au sein de l’association. Le moulin de Couvin est finalement
racheté par Lampiris, mais la rhétorique des actionnaires inscrit ce
transfert dans la continuité : « Tel que souhaité par les membres
couvinois de Greenelec et de Eve unanimes, Lampiris reprend la société
et donc l’éolienne, explique Jacques Mambour. C’est une solide société
wallonne (située à Liège), fournisseur d’électricité 100 % énergie verte,
qui s’est créée à la même époque que Greenelec et avec laquelle nous
avons noué des contacts dès le départ. »

Pourtant, c’est bien à un changement de logique industrielle qu’on
assiste. La dimension citoyenne au cœur du projet original disparaît
lentement. Le 6 avril 2012, le terrain de l’éolienne est racheté par l’ASBL
Eve. La société Lampiris, désormais propriétaire, verse une concession
annuelle à l’association. À l’heure qu’il est, le projet d’extension en parc
éolien est toujours en attente. D’autres projets commencent à sentir le
vent tourner.

Mais alors que les entreprises énergétiques ont rencontré des résistances
croissantes     pour   l’implantation    de   parcs    éoliens,   Couvin   va
manifestement leur servir d’exemple. La dynamique citoyenne a non
seulement permis de fédérer les acteurs locaux en faveur de ce type
d’énergies renouvelables, mais elle a aussi facilité la réalisation des
projets en amoindrissant les logiques de rejets de type « Not in my
backyard » (pas de ça chez moi). Si Lampiris a acquis l’éolienne de
Couvin, elle crée un an plus tard une structure coopérative afin de
permettre à 1000 coopérateurs de co-investir dans la production verte :
« Lampiris Coop : c’est vert et c’est à vous ! »

La coopérative doit permettre à des particuliers d’investir et donc de
participer concrètement au développement de l’énergie verte. Lampiris
ouvre le capital d’une filiale, Lampiris Coop, en proposant des parts au
public. Lampiris Coop acquerra alors une participation dans le capital de
la société propriétaire de l’éolienne. En devenant coopérateurs, les
«   citoyens-consommateurs       »   bénéficieraient    du   rendement     de
l’exploitation de l’éolienne. Ils profiteraient en outre d’un tarif
préférentiel pour le prix de l’électricité verte. Bien entendu, grâce à un
système public de certificats verts alloués au producteur d’énergie verte,
ce type de projet est très rentable au-delà du rendement énergétique
propre.

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On assiste ainsi à un changement des rôles et des politiques d’acteurs
impliqués dans le marché énergétique. Les consommateurs demandent
un contrôle des ressources locales et des prix raisonnables, le secteur
associatif et les think thanks à Bruxelles promeuvent « le développement
durable », localement, les associations de citoyens prennent le problème
en   mains    et   les   investisseurs    privés    assistent,   achètent   et,
éventuellement, s’adaptent aux nouvelles demandes locales. Les
politiques des acteurs privés doivent ainsi s’accommoder aux besoins
locaux de démocratie participative.

Dans ce mouvement apparent, n’a-t-on pas affaire, malgré tout, à un
changement de discours sans changement de fond ? Pourquoi en revenir
à une apparence de projet citoyen ? Un groupe de citoyens riverains de
la plaine de Boneffe argumente : « Certains projets industriels se cachent
derrière des facettes de projets citoyens plus ou moins ficelés dans le but
de masquer le projet purement commercial. » Selon un conseiller
communal de Couvin : « Confier le pouvoir de décision aux populations
locales, c’est une vue de l’esprit. La commune ne touche pas un euro. À
part trois Couvinois qui sont dans la S.A (…), aucun citoyen n’a participé
au financement. Cette éolienne a été construite sans étude d’incidence,
c’est une catastrophe paysagère. Enfin, aucun compte n’a été publié, c’est
illégal. J’affirme que c’est une escroquerie par rapport à ce qui était
promis. » C’est donc bien un tout autre discours qui se fait entendre par
ces détracteurs.

LE MARCHÉ ÉNERGÉTIQUE : JEU D’ÉCHECS OU D’ÉCHEC ?
De cette analyse émerge la nécessité d’une re-conceptualisation des
coopératives comme acteurs locaux capables, ou pas, de répondre aux
besoins de démocratisation participative. La dynamique secteur privé-
initiative locale est un point crucial pour comprendre les limites de telles
initiatives. Comment réussissent-elles à compléter, à prévaloir ou à se
soumettre aux acteurs « dominants » tels que les grandes entreprises,
l’État ou les organisations transnationales ?

Une deuxième question est celle des acteurs privés et de leurs capacités à
s’adapter    aux   besoins   locaux.     La   littérature   en   anthropologie
économique s’interroge sur les nouvelles dynamiques des acteurs privés
et leurs tentatives d’offrir une touche « éthique » aux processus
d’échange marchand. Commerce équitable, responsabilité sociale des

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entreprises ou investissement socialement responsable sont seulement
quelques pratiques où le « social » et « l’environnement » au sens large
deviennent les moyens d’insuffler une dimension éthique dans les
échanges     marchands.    Dans   l’exemple    de   Couvin,   cet    exercice
d’investissement socialement responsable appellerait une analyse
détaillée des impacts sur les acteurs impliqués.

Une troisième thématique est celle qui voit projeter la nature au milieu
d’un discours marchand. Elle devient le sujet du processus de
« commodification ». Mais de quelle nature parle-t-on et comment est-
elle incorporée dans la rhétorique des différents acteurs ?

Triodos-Ethias.

Jacques Mambour, promoteur du projet, cité par Bertaud Happe,
« Greenelec : l’éolien au service du citoyen. Rencontre avec Jacques
Mambour : promoteur de l’éolienne des Couvinois », sans lieu ni date de
publication (SLND), www.innovons.be.

Pierre Descamps, « Résumé de la conférence-débat sur les éoliennes et
position d’Écolo Frasnes », SLND, www.frasnes-lez-anvaing.ecolo.be.

Jacques Mambour, « Une éolienne multimégawatt chez les rois du poêle
à Couvin », dans Renouvelle, n° 20, 2 e trimestre 2007, pp. 12-13.

« Wind day 2011 », événement organisé par Greenelec.

Cité par Patrick Lemaire, « L’éolienne de Couvin dans les mains de
Lampiris », www.lavenir.net, 10/01/2012.

N. B., « Le vent tourne », www.lavenir.net, 29/12/2012.

« La guerre des vents ou la course aux euros », www.plainedevie.net,
sans date.

Katherine Browne, B. Lynne Milgram (dir.), Economics and morality.
Anthropological approaches, Altamira Press, 2009.

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