Quelle était la religion des 46 présidents américains ?

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Quelle était la religion des 46 présidents américains ?
Publié le 3 février 2021(Mise à jour le 3/02)
Par Louis Fraysse

Quelle était la religion des 46
présidents américains ?
Joe Biden, le nouveau locataire de la Maison Blanche, n’est que le deuxième
président catholique de l’histoire des États-Unis.

57 ans. C’est la période qu’il aura fallu attendre pour qu’un catholique soit de
nouveau élu à la Maison Blanche. Comme son prédécesseur John Fitzgerald
Kennedy, arrivé au pouvoir en 1961, Joe Biden est démocrate et d’ascendance
irlandaise. Les deux hommes sont les deux seuls catholiques à avoir occupé la
présidence – les catholiques comptent aujourd’hui pour près d’un cinquième de la
population américaine.

La Constitution américaine, rappelons-le, interdit tout test ou prérequis de nature
religieuse pour l’attribution d’une fonction publique. Reste que la quasi-totalité
des présidents des États-Unis étaient chrétiens. Pratiquement tous ont par
ailleurs prêté serment sur une bible lors de leur cérémonie d’investiture, ce qui
n’est pas non plus requis par la Constitution mais relève d’une coutume
remontant à George Washington lui-même, le tout premier président du pays.
Épiscopaliens et presbytériens
Si l’appartenance religieuse des présidents reflète celle de la société (en 2007, 78
% des Américains se définissait comme chrétiens, selon le Pew Research Center –
une proportion tombée à 65 % douze ans plus tard), elle le fait toutefois à travers
un miroir déformant. Parmi les 46 hommes qui se sont succédé à la Maison
Blanche, presque la moitié étaient ainsi épiscopaliens ou presbytériens.

Tant les presbytériens, qui s’inscrivent dans la tradition réformée, que les
épiscopaliens, de rite anglican, incarnent dans le pays un protestantisme dit
“mainline” (“historique”, “traditionnel”). On leur oppose habituellement les
nombreux courants du protestantisme évangélique. Plus populaire, plus
conservateur, ce dernier représente 25 à 30 % de la population, selon que l’on y
inclut ou non les Églises protestantes noires, en majorité baptistes. Les Églises
protestantes historiques, elles, rassemblent quelque 14 % des Américains.

Le cas de Jefferson et de Lincoln
Depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, cependant, les présidents élus tendent à
mieux refléter la diversité religieuse du pays. Les États-Unis ont ainsi connu des
présidents épiscopaliens, bien sûr (Gerald Ford, George Bush senior),
presbytériens (Dwight Eisenhower, Ronald Reagan), baptistes (Jimmy Carter, Bill
Clinton), méthodiste (George W. Bush), quaker (Richard Nixon), calviniste
(Lyndon Johnson, membre des Disciples du Christ) ou encore catholiques, comme
on l’a vu. Quant à Barack Obama et Donald Trump, s’ils se définissent comme
chrétiens, ils ne s’inscrivent pas dans un courant particulier.

À travers l’histoire américaine, plusieurs autres présidents, et non des moindres,
n’avaient pas d’appartenance religieuse précise. C’est notamment le cas de
Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis et l’un des principaux
rédacteurs de la Constitution. Ayant pris ses distances avec le christianisme,
rapporte un article du Pew Research Center, ce père fondateur est notamment
connu pour avoir édité sa propre version du Nouveau Testament – expurgée des
miracles attribués à Jésus. En ce qui concerne l’emblématique Abraham Lincoln,
président lors de la guerre de Sécession (1861-1865), les historiens débattent
toujours de la nature de ses croyances religieuses.
Un Congrès représentatif ?
Quant à l’actuel Congrès des États-Unis, l’équivalent du Parlement français, sa
composition religieuse s’écarte à certains égards de celle de la population. 88 %
des sénateurs et représentants se revendiquent ainsi du christianisme, contre 65
% des Américains. Les protestants (55 %), les catholiques (30 %) et les juifs (6 %)
sont surreprésentés par rapport à leur poids dans la société – respectivement 43
%, 20 % et 2 %.

Deux groupes, à l’inverse, sont largement sous-représentés. Seuls 0,4 % des élus
à la Chambre des représentants et au Sénat sont pentecôtistes, alors que le
pentecôtisme réunit 5 % de la population. Mais c’est surtout vis-à-vis des
personnes “sans religion” que l’écart est le plus net. Alors qu’elles représentent
aujourd’hui un quart de la population américaine, leur proportion au Congrès ne
s’élève qu’à… 0,2 %.

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Publié le 1 février 2021(Mise à jour le 3/02)
Par Louis Fraysse

Bible : le roi David                                                 a-t-il
réellement existé ?
Malgré l’apport de l’archéologie, on en sait très peu sur ce personnage majeur de
l’Ancien Testament.

“Ta maison et ton règne seront pour toujours assurés devant toi, ton trône pour
toujours affermi.” Cette promesse que fait Dieu à David, relatée en 2 Samuel 7,16,
fait du berger devenu roi le fondateur d’une dynastie éternelle, celle d’Israël.
Mais David a-t-il seulement existé ? Les historiens qui se penchent sur cette
question se heurtent à une difficulté majeure : la rareté des sources disponibles.

Ce que l’on sait de David, on le tire essentiellement de la Bible. “Les autres
documents historiographiques relatant son règne, comme les Antiquités juives
(VI-VII) de Flavius Josèphe, dépendent très largement du récit biblique”, précise
ainsi le bibliste Matthieu Richelle, professeur d’Ancien Testament à l’université
catholique de Louvain-la-Neuve, dans un chapitre de l’Histoire des Juifs (PUF,
2020). Au sein même de la Bible, les Chroniques reprennent des pans entiers des
livres de Samuel et des Rois.”
Saül, David et Salomon
Dans l’Ancien Testament, les deux livres de Samuel s’attachent à retracer les
origines de la monarchie israélite à travers trois figures tutélaires : Saül, David et
Salomon. S’ils gardent quelques souvenirs historiques, ces récits, soutient le
bibliste Thomas Römer, titulaire de la chaire “Milieux bibliques” au Collège de
France, sont “largement légendaires”.

Les livres de Samuel présentent David comme un guerrier au service de Saül,
dont la lutte victorieuse contre les Philistins permit l’instauration d’un royaume
indépendant. David se distingue par ses hauts faits, en tuant notamment le géant
philistin Goliath. Mais Saül est désavoué par Dieu, qui élit à sa place David. Selon
la chronologie biblique, ce dernier devient roi d’Israël en 1010 avant notre ère.

Un âge d’or
Pour les rédacteurs du texte biblique, David est parvenu à unifier l’ensemble des
douze tribus d’Israël en un seul royaume et à faire de Jérusalem la capitale du
peuple juif. “Dans ces conditions, résume Matthieu Richelle, la Monarchie unifiée
[par David] reste dans la mémoire collective comme un âge d’or.” Le portrait que
fait la Bible de David, cependant, n’est pas qu’éloges et louanges. Assassinats
pour monter sur le trône, adultère, conflits familiaux… “Le tout aboutit à une fin
de règne crépusculaire“, souligne le bibliste.

Comment considérer l’historicité du texte biblique au sujet de David et de son
règne ? Pour les chercheurs, il s’agit à la fois d’appréhender les techniques
littéraires employées par les rédacteurs, les sources qu’ils mobilisent, et surtout
leurs motivations. La durée du règne de David en est un exemple. Selon les livres
de Samuel et des Rois, David, tout comme Salomon, a régné quarante ans. Or
cette période de quarante années est une durée conventionnelle dans la Bible,
rappelle Matthieu Richelle. Elle est ainsi attribuée à plusieurs dirigeants dans le
livre des Juges, ainsi qu’à certains épisodes à la forte portée symbolique, comme
le séjour des Hébreux au désert. Pour le bibliste, “il est possible que les durées de
règne de David et Salomon constituent des nombres “typologiques”, à ne pas
prendre à la lettre, ce qui relativise la valeur de la date retenue pour le début du
règne du premier : 1000 représente un horizon.”
L’archéologie à la rescousse
Cette prééminence du texte biblique dans ce que l’on sait de David fait que ce roi,
pour reprendre les mots de Thomas Römer, est “difficilement saisissable” sur le
plan historique. En 1993, une découverte majeure est pourtant venue bouleverser
la donne. À Tel Dan, dans le nord d’Israël, des archéologues exhument alors les
fragments d’une stèle datant de la fin du IXe siècle avant notre ère. Dans
l’inscription qu’ils parviennent à déchiffrer, un roi araméen se félicite d’avoir
vaincu la “maison de David”, “maison” étant ici synonyme de “dynastie”.

Cette trouvaille archéologique semble indiquer que David aurait non seulement
existé, mais qu’il était considéré, y compris par ses adversaires, comme le
fondateur de la royauté judéenne. Elle pourrait être renforcée par le
déchiffrement de la stèle de Mésha. Découverte en 1868 par un missionnaire
alsacien, cette dernière n’a toujours pas été déchiffrée en intégralité. Mais les
progrès des techniques d’imagerie numérique pourraient bien changer les choses.
Selon l’historien Michael Langlois, nouveau directeur de Réforme, il est probable
que l’un des passages de la stèle mentionne la “maison de David”. Si cette
inscription venait à être confirmée, il s’agirait d’un autre témoignage historique
de l’existence du roi David.

Chef de clan ou dirigeant d’un empire ?
L’existence historique de David tend donc à faire consensus parmi les historiens…
mais c’est à peu près tout. Les opinions des chercheurs quant au degré
d’historicité des affirmations bibliques sur David, rapporte Matthieu Richelle, “se
répartissent sur une échelle allant du “minimalisme” (David comme simple chef
de clan) au “maximalisme” (David comme dirigeant un empire), avec bien des
positions intermédiaires”.

Parmi ces divergences et ces débats constitutifs de la démarche scientifique, il est
une certitude, que souligne le professeur de l’université de Louvain-la-Neuve.
David, dont la mémoire a été célébrée par la Bible, est encore à ce jour une
“figure clé de la mémoire culturelle d’Israël”.

En savoir plus :
Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates de l’Antiquité à nos jours
Pierre Savy (dir.), PUF, 2020, 29 €.

Les 100 mots de la Bible
Thomas Römer
PUF, 2020, 9 €.

À lire dans Réforme :

  Série “L’accession au trône de David” (1/6) : Son onction par Samuel

  Série “Le règne de David” (1) : L’arche de l’alliance et le temple de Jérusalem

Publié le 28 janvier 2021(Mise à jour le 28/01)
Par Louis Fraysse
Une histoire des Juifs en 80 dates,
entretien avec l’historien Pierre
Savy
Dans un livre paru aux Presses universitaires de France, quelque 70 historiens
retracent 3 000 ans d’histoire des Juifs.

Entretien avec le médiéviste Pierre Savy, maître d’œuvre de l’ouvrage aux
côtés des historiennes Katell Berthelot et Audrey Kichelewski.

En introduction de votre Histoire des Juifs, vous expliquez que ce livre
« comble un manque réel ». Pour quelle raison ?

Pour une raison très simple : il manquait, en langue française, une histoire des
Juifs qui soit à la fois très accessible et tout à fait sérieuse sur le plan scientifique.
C’est le défi que je me suis lancé, avec le concours indispensable de Katell
Berthelot, Audrey Kichelewski et des dizaines d’historiens qui ont accepté de
jouer le jeu. Car si ce livre n’est pas un ouvrage d’érudition mais bien de
vulgarisation, il réunit néanmoins parmi les tout meilleurs spécialistes de
l’histoire des Juifs et du judaïsme. Avec cet ouvrage, nous donnons à voir au
grand public le meilleur de la recherche universitaire.

Ce livre n’est pas une histoire du « judaïsme », ni une histoire des « juifs »,
mais bien une histoire des « Juifs » ; la majuscule importe ici. Cela renvoie
à ce que signifie être juif…

C’est là une question essentielle, à laquelle le livre ne prétend pas apporter de
réponse définitive. Si nous avons opté pour la majuscule, c’est que nous estimons
qu’au-delà de la religion, les Juifs forment également un peuple. Certes, c’est un
peuple caractérisé par une diversité immense, qu’elle soit linguistique, culturelle,
liturgique ou encore culinaire. De même, être juif aujourd’hui en France n’est pas
la même chose qu’être juif dans le royaume antique de Juda. Mais nous pensons
qu’il existe tout de même une homogénéité, une continuité, aussi lâche soit-elle,
dans ce qui constitue l’identité juive à travers les siècles. Cela tient à la
conscience d’être juif, pour commencer, mais aussi à d’autres traits plus ou moins
appuyés selon les lieux et les époques, comme la transmission de la Torah, la
passation d’un bagage culturel plutôt que matériel, une forme de dispersion, à
travers l’expérience de la diaspora, ou encore une position souvent minoritaire.

Pourquoi avez-vous fait le choix d’un survol de l’histoire des Juifs en 80
dates plutôt qu’à l’aide d’une grande synthèse ?

Il y avait là une vraie volonté de notre part. Comme nous tenions à proposer un
livre accessible, le choix de la date nous est paru comme la meilleure solution. La
date a quelque chose de ludique, elle offre au lecteur la liberté de butiner, de
voyager à travers l’histoire, d’aller et revenir entre les siècles et les continents au
gré de ses envies et intérêts. Au lecteur désireux de creuser davantage un sujet
donné, nous indiquons après chaque chapitre une brève bibliographie. Chaque
article est une sorte de synthèse de l’état des connaissances et des grands débats
historiographiques sur un sujet défini. Il présente également l’usage qui a pu être
fait, à travers l’histoire, d’un événement donné – je pense par exemple à la
conversion des Khazars au judaïsme, vers 740, qui a refait surface avec le conflit
israélo-palestinien et les réflexions critiques sur le sionisme.

En n’optant pas pour une grande synthèse historique, nous perdons sans doute
une unité de ton, mais nous gagnons une grande et fructueuse diversité de points
de vue. Ce livre est un livre d’histoire mosaïque ; nous ne prétendons pas tout
aborder, tout dire de l’histoire des Juifs, ce qui serait de toute façon illusoire.
Quant au choix des dates, il a constitué un casse-tête, mais un casse-tête
stimulant ; nous avons là encore opté pour la diversité. Si certaines dates sont des
passages obligés, comme l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 ou
l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, d’autres sont moins connues et
peuvent être l’occasion de présenter des pans entiers de l’histoire culturelle ou
religieuse juive, comme l’édition de la Mishnah, vers 220, ou l’ordination de la
première femme rabbin, Regina Jonas, en 1935.

Comme date d’entrée des Juifs dans l’histoire, vous avez choisi 1207 avant
notre ère, avec la stèle de Mérenptah. Pourquoi ?

Avec Katell Berthelot, qui a coordonné la première partie du livre, laquelle
s’étend des origines au VIIe siècle, nous avons décidé de n’utiliser que les dates
que l’on connaît grâce aux documents historiques. La question qui se pose en
filigrane est ici celle de l’usage des textes bibliques. Comme la Bible n’est pas à
proprement parler un livre d’histoire, nous avons décidé d’écarter les événements
qui ont comme seule et unique source le récit biblique. La stèle de Mérenptah est
un document épigraphique, le premier de l’histoire à mentionner l’existence d’un
peuple nommé « Israël », vaincu par un pharaon égyptien du nom de Mérenptah.
Mais cela ne signifie pas bien sûr que les historiens n’accordent pas de crédit à la
Bible juive ; nous consacrons ainsi la deuxième date du livre (vers 1000 avant
notre ère) au roi David, dont l’existence historique est avérée.

Comment aborder la question de l’antisémitisme, si prégnante dans
l’histoire des Juifs, sans lui consacrer l’essentiel des notices ?

C’est une autre question fondamentale, qui nécessite une réponse équilibrée. Les
historiens du judaïsme ont été fortement marqués par un texte du grand historien
américain Salo Baron (1895-1989), qui rejetait la conception « lacrymale » de
l’histoire juive, cette tradition de martyrologies qui voyait en l’expérience juive
une litanie sans fin de malheurs. Sans nier évidemment les souffrances et la
longue construction d’une infériorité du peuple juif, qui a culminé au XXe siècle
avec la Shoah, nous avons voulu montrer que l’histoire des Juifs est aussi une
histoire de réalisations culturelles majeures, de prospérité, de bonheur et parfois,
oui, de tranquillité.

Vous avancez que « la conscience minoritaire est historiquement
indissociable du fait juif ». Qu’est-ce à dire ?

Précisons-le d’emblée : cette conscience minoritaire ne dit pas toute l’expérience
juive. L’histoire des Juifs a ainsi connu des royaumes, dans l’Antiquité et avec,
depuis 1948, l’État d’Israël. Cela dit, au fur et à mesure que les sociétés
occidentales ont été christianisées, la conscience d’être en situation d’infériorité
numérique et donc de faiblesse s’est progressivement imposée dans la conscience
juive. Cette conscience minoritaire a suscité de nombreux débats quant à ses
implications, par exemple autour de la question de l’« alliance verticale » : faut-il à
tout prix s’allier avec les cercles dominants, afin de bénéficier de leur protection,
de peur d’être brutalement rejetés de la société ? Certains travaux d’historiens
ont aussi démontré comment ce sentiment minoritaire a sans doute aidé les Juifs
à accompagner la modernité ; on le voit très bien dans des épisodes comme le
Risorgimento, en Italie, où l’implication des citoyens juifs est très frappante.

En France, les protestants partagent avec leurs compatriotes juifs cette
longue expérience de la minorité. Au-delà de cette similarité, en quoi
pensez-vous que ce livre peut intéresser les lecteurs protestants ?

Tout comme les Juifs, les protestants sont une minorité avant tout définie par une
inscription religieuse ; les deux groupes ont aussi en commun une présence très
ancienne en France et une longue histoire de persécutions. Plus généralement, je
vois une sensibilité proche dans le rapport au texte, dans l’importance de l’étude
et, sur un plan plus théologique, dans la contestation du clergé et de la sainteté.
Quant à l’intérêt de cet ouvrage pour des lecteurs protestants, je pense que la
relation avec le judaïsme est un sujet brûlant pour tout chrétien – Jésus, après
tout, était juif ! Sur un plan plus historique, culturel, nombre de protestants
seront interpelés par cette condition minoritaire, par le fait d’être perçu comme
différent au sein de la société. Dernièrement, en tant que citoyens français, ce
livre nous interroge car il aborde des questions que nous nous posons tous au-
delà de nos identités particulières, notamment quant à la définition d’une identité
collective, de ce qui fait de nous des citoyens d’un même pays, tout simplement.

Propos recueillis par Louis Fraysse

À lire

Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates de l’Antiquité à nos jours, Pierre Savy
(dir.), PUF, 2020, 29 €.
Publié le 27 janvier 2021(Mise à jour le 27/01)
Par Louis Fraysse

Protestantisme en Chine : un état
des lieux
Avec près de soixante millions de fidèles, la Chine est l’un des pays qui comptent
le plus de protestants au monde. Entretien avec Juliette Duléry, doctorante en
sociologie politique.

Qui sont les protestants chinois ? Juliette Duléry, doctorante à l’université de
Paris à l’Institut français de recherche sur l’Asie du Sud-Est, a mené plusieurs
terrains de recherche à Pékin, Shenzhen et Changsha. Entretien.

On connaît mal en France le christianisme chinois. Quelles sont ses
origines ?

Les premiers chrétiens occidentaux, des missionnaires jésuites, se sont installés
en Chine à la fin du XVIe siècle. Le protestantisme, lui, est plus récent. Il gagne
l’empire du Milieu au début du XIXe siècle, porté par des missionnaires comme
l’Écossais Robert Morrison (1782-1834). À l’époque, les protestants n’ont pas le
droit de résider en Chine ; ils évangélisent donc à partir des périphéries du monde
chinois, comme Canton. Ce n’est qu’après les défaites chinoises lors des guerres
de l’Opium (1839-1842 puis 1856-1860) qu’ils vont être autorisés à construire des
églises à l’intérieur des terres.

La relation entre la Chine et le protestantisme, depuis, est marquée par une
profonde ambivalence. D’un côté, il reste associé par l’État-parti et une partie de
la société à cet héritage semi-colonial. Mais de l’autre, il a toujours véhiculé une
image de modernité occidentale, aux yeux d’une nation qui cherchait justement à
se moderniser. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs figures politiques
majeures de la Chine républicaine (1911-1949), comme Sun Yat-sen et Tchang
Kaï-chek, étaient protestantes.

Peut-on dresser un état des lieux du protestantisme en Chine
aujourd’hui ?

Il est globalement difficile d’avoir des statistiques fiables. Dans une étude
sérieuse, le Pew Forum Research estimait néanmoins à 58 millions le nombre de
protestants dans le pays en 2011. Comme ailleurs dans le monde, les mouvements
pentecôtistes et charismatiques se diffusent le plus rapidement. Notons que les
Églises évangéliques, en Chine, ont très tôt été dirigées par des pasteurs chinois,
ce qui a amené les chercheurs à parler d’un protestantisme “indigène”. Les
Églises historiques, à l’inverse, ont d’abord été soutenues par des organisations
missionnaires étrangères, comme les YMCA (Young Men’s Christian Associations,
NDLR) ou la London Missionary Society. Avec l’arrivée du maoïsme, en 1949,
l’État a repris à son compte cet « indigénisme », en rompant les liens avec les
dénominations étrangères, et en supervisant de manière accrue l’ensemble des
Églises chinoises.

Les protestants sont-ils présents partout dans le pays ?

À l’échelle de la Chine, le protestantisme représente quelque 4,4 % de la
population (environ 3 % en France, NDLR). Mais c’est au sein des grandes villes
côtières qu’il est le plus dynamique. Surnommée la “Jérusalem de la Chine”, la
métropole de Wenzhou compte ainsi entre 10 et 15 % de protestants, en majorité
évangéliques. Les liens sont historiquement forts entre ces villes côtières et
Taïwan et Hong Kong, dont sont venus de nombreux évangélistes.

Vous écrivez que le protestantisme est porteur d’une « triple altérité » aux
yeux du régime. Qu’entendez-vous par là ?

Athée, l’État-parti voit d’un mauvais œil l’existence de mouvements religieux. Le
“Document 19”, une directive de 1982 du comité central du Parti communiste
chinois (PCC), qualifie ainsi les religions d’instruments d’aveuglement des masses
appelées à disparaître à long terme. Aujourd’hui, il demeure interdit aux cadres
du PCC de professer une religion même si, dans le cadre privé, c’est autorisé. En
tant que groupe social, le protestantisme représente aussi une menace potentielle
pour le régime, à l’instar des autres organisations de la société civile.
Le PCC exerce en conséquence une politique d’endiguement délibérée visant à
réduire le nombre de protestants, en limitant le nombre de lieux de culte
notamment. Et pour devenir pasteur d’une église officielle, il faut obligatoirement
avoir été formé dans l’un des séminaires de théologie officiels. Enfin, le
protestantisme reste assimilé à un “cheval de Troie” de la démocratie, donc de
l’influence étrangère. Le gouvernement a mis en œuvre une politique d'”anti-
infiltration” à son égard. Cette dernière s’est accentuée depuis l’arrivée au
pouvoir de Xi Jinping, en 2012. À l’occasion du XIXe congrès du PCC, en 2017, le
président chinois avait ouvertement appelé à une “sinisation” des religions dans
le pays.

En parallèle des Églises protestantes officielles, il existe un mouvement
florissant d’« Églises de maison ». D’où vient-il ?

Ce phénomène date de la période communiste. Lors du Grand Bond en avant
(1958-1961) puis pendant la Révolution culturelle (1966-1976), le gouvernement a
fermé tous les lieux de culte. Le protestantisme a toutefois survécu, car nombre
de fidèles ont continué à se rassembler de manière clandestine dans leurs
maisons. Ces “Églises de maison” ou “Églises souterraines” sont aujourd’hui aussi
dynamiques que les Églises officielles, agrées par le PCC, mais elles sont en
contrepartie surveillées de près par les autorités locales. Ces dernières tolèrent
des rassemblements d’une vingtaine de personnes ; au-delà, les églises sont
étroitement supervisées.

Le pouvoir réprime par ailleurs toute contestation d’ordre politique : l’avocat
Wang Yi, qui avait qualifié Xi Jinping de “pécheur devant Dieu” lors d’un prêche
en décembre 2018, a depuis été placé en détention pour subversion. Attention
toutefois à ne pas trop simplifier les choses : la frontière est assez floue entre le
monde des Églises officielles et celui des Églises de maison. La grande majorité
de ces dernières adoptent une rhétorique d’allégeance au gouvernement, et
certaines Églises autorisées disposent elles aussi de groupes de maison.

L’État-parti cherche à endiguer le protestantisme, et pourtant il
progresse… Comment l’expliquez-vous ?

Le protestantisme, on l’a vu, a toujours incarné une forme de modernité à
l’occidentale. Le mouvement évangélique et plus particulièrement les
mouvements charismatiques creusent ce sillon de la modernité ; ils séduisent par
leur dynamisme, l’accès direct à Dieu qu’ils professent ou encore leur valorisation
des nouvelles technologies. Croyance héritée, le protestantisme se propage aussi
via les cercles privés, qu’ils soient familiaux, amicaux ou professionnels. C’est là
quelque chose de tout à fait marquant.

Alors que le religieux est contrôlé de près dans l’espace public et jusque dans les
lieux de culte, le monde des affaires bénéficie d’une bien plus grande liberté. J’ai
ainsi visité, dans la banlieue de Shenzhen, une usine bâtie par un homme
d’affaires évangélique. Comme de nombreux autres dirigeants d’entreprises, il
évangélise ouvertement ses employés, à travers l’organisation de chorales ou de
séances de lecture de la Bible, auxquelles la participation est fortement
encouragée. De telles pratiques seraient impensables en France, alors que notre
pays garantit une bien plus grande liberté religieuse. Ce paradoxe est
emblématique de l’environnement flou, mouvant, dans lequel évolue le
protestantisme en Chine aujourd’hui.

Propos recueillis par Louis Fraysse

Pour en savoir plus

Juliette Duléry, « La visibilité des organisations protestantes en Chine sous le
regard de l’État-parti », Questions de communication 37, 2020, p. 143-166.
Publié le 26 janvier 2021(Mise à jour le 26/01)
Par Louis Fraysse

Pour une histoire globale de la
peste noire : le nouveau cours de
l’historien Patrick Boucheron
Alors que l’épidémie de Covid-19 sévit toujours, le professeur au Collège de
France consacre son nouveau cours à la pire pandémie de l’histoire.

La pire catastrophe démographique de l’histoire de l’humanité, rien de moins. En
effaçant la moitié de la population mondiale en seulement cinq ans, la peste noire
a marqué au fer rouge la conscience de ses contemporains. Sidérant par son
ampleur, l’événement continue d’interroger aujourd’hui. Et c’est justement le
sujet du nouveau cours du médiéviste Patrick Boucheron, titulaire de la chaire
Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle, au Collège de
France.

Diffusée le 5 janvier dernier, la première séance propose une introduction
générale, intitulée “in medias res“. In medias res, “au milieu des choses”, tant
plane aujourd’hui l’ombre d’une autre pandémie, la Covid-19. Situation sanitaire
oblige, Patrick Boucheron s’exprime devant un amphithéâtre quasiment vide,
mais grâce au numérique, son cours est en accès libre sur le site du Collège.

Pandémie et cohésion sociale
Comment faire l’histoire de la peste noire ? Patrick Boucheron commence par le
récit de l’arrivée de la peste en 1347 à Marseille, l’une des principales portes
d’entrée de la maladie dans le royaume de France. Au bout de plusieurs mois, la
cour du tribunal est contrainte de déménager pour s’installer sur le port, pour
fuir, précise un notaire, “la terrible puanteur des morts qui s’échappe du
cimetière”.

Malgré l’effarement des contemporains devant la violence de la pandémie, dont
l’origine et le mode de propagation sont alors inconnus, les historiens notent que
dans le royaume, pourtant ravagé en 1348, la cohésion sociale tient bon, tant bien
que mal. Mais la saignée démographique aura dans les décennies suivantes de
fortes incidences sur la société. La forte pénurie de main d’œuvre cause une
pression sur les salaires, tant l’offre de travail est supérieure à la demande, que la
classe dirigeante tente de contenir. Le cours de Patrick Boucheron est l’occasion
d’une réflexion sur les sources. Dans les textes, la pandémie laisse ainsi parfois
une empreinte indirecte : dans la commune d’Orvieto, en Italie, la surmortalité est
telle qu’on en vient à manquer de cire pour les bougies, utilisées pour les
enterrements. Les autorités décident donc de réglementer le poids des cierges
lors des funérailles.

Une “histoire profonde”
Au fil de sa séance d’introduction, Patrick Boucheron s’interroge : l’histoire de la
peste noire ne serait-elle pas trop centrée sur l’Europe et sur une période – de
1347-1353 – trop restreinte ? Le directeur d’ouvrage de la très remarquée
Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017) plaide ici encore pour une histoire
“globale”, une “histoire profonde” de la peste, sur les plans chronologique,
géographique et même… climatique.

Cette histoire profonde, soutient le chercheur, “appréhenderait la peste noire du
germe aux étoiles, depuis le décodage de l’ADN extrait sur la pulpe dentaire des
restes osseux exhumés dans le cimetière londonien d’East Smithfield, en 1348,
jusqu’à la mesure de la variation cosmique de l’irradiation solaire, qui modifie le
climat du Qinghai sur le plateau tibétain et fait donc sortir le germe meurtrier de
son silence pathologique”.

Un « laboratoire de l’interdisciplinarité »
Longtemps caractérisée par un primat “absolu” des sources écrites, l’histoire de
la peste noire a été révolutionnée depuis une quinzaine d’années par les progrès
de l’archéologie funéraire, de la microbiologie et de la zoo-anthropologie. Les
apports des “archives du sol”, en complément des sources plus traditionnelles,
font aujourd’hui de l’histoire de la peste noire un “laboratoire de
l’interdisciplinarité”, précise Patrick Boucheron.

Aux historiens désormais d’utiliser à bon escient les connaissances offertes par
ces nouvelles disciplines scientifiques. “Si la peste noire est bonne à penser,
souligne encore le professeur, c’est parce qu’elle met à l’épreuve, de manière
paroxystique, la robustesse de la société médiévale.”

En savoir plus :

Le cours de Patrick Boucheron, sur le site du Collège de France : cliquez ici

À lire sur reforme.net :

  Un mal qui répand la terreur : 1348, la peste noire s’abat sur l’Europe

  La peste noire, un “châtiment divin”

  Patrick Boucheron : “Dire aux jeunes qu’il n’y a pas lieu de désespérer”
Publié le 26 janvier 2021(Mise à jour le 3/02)
Par Louis Fraysse

Qu’est-ce que les “nations” dans la
Bible ?
“Je ferai de toi une grande nation” déclare Dieu au futur Abraham. Comment
comprendre cette expression ?

Les lecteurs de la Bible le savent bien : de nation(s), il est souvent question dans
le texte biblique. La nation, selon le dictionnaire Le Robert, est un “groupe
humain assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté
de vivre en commun”. En français, cependant, le mot possède une forte
connotation historique, indissociable de la Révolution française et de l’expérience
républicaine. Et la Bible dans tout cela ?

Dans l’Ancien Testament, le mot “nation” traduit généralement l’hébreu goy.
“Contrairement à son acception actuelle, ce terme n’a rien de péjoratif pour les
rédacteurs du texte biblique, indique l’historien et bibliste Michael Langlois,
nouveau directeur de Réforme. On l’utilise le plus souvent par opposition à un
autre mot hébreu, ‘am, que l’on traduit plutôt en français par “peuple”.
‘am/peuple évoque davantage le côté filial, l’idée d’ancêtres communs, de liens
biologiques entre des personnes. Goy/nation possède à l’inverse une connotation
politique, on l’emploie pour désigner un groupe d’individus qui forment un
ensemble cohérent, un groupe qui vit une destinée commune, sans
nécessairement avoir des liens de sang. Notons, en guise de nuance, que les
choses ne sont pas tout à fait aussi schématiques, et il est parfois difficile de
distinguer aussi clairement ces deux sens.”
De la Genèse à l’Exode
On retrouve notamment la mention du mot “nation” dans l’un des passages les
plus célèbres de l’Ancien Testament. En Genèse 12,2, Dieu déclare ainsi à Abram,
le futur Abraham : “Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai ; je rendrai
ton nom grand, et tu seras une bénédiction.”

Plus loin, dans le livre de l’Exode, chapitre 19, verset 6, Dieu dit à Moïse : “Quant
à vous, vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte.” Cette
même expression de “nation sainte” est reprise dans le Nouveau Testament, dans
l’épître de Pierre. De quoi est-il question ?

Un projet commun
“Moïse est celui qui va donner une loi au peuple juif, une loi présentée comme un
projet de Dieu et qui, en définissant une organisation sociale et politique, vise à
faire d’Israël une nation porteuse d’un projet commun, décrypte Michael
Langlois. Israël, béni par Yahvé, doit devenir un témoin pour l’humanité entière.
Mais pour que cela advienne, pour qu’il soit visible aux yeux du monde, il faut que
le peuple d’Abraham forme une entité politique, géographique, religieuse, bref,
une nation.”

Quant à l’expression “royaume de prêtres”, pour désigner Israël, elle s’inscrit
dans la même visée, selon le chercheur. “De la même façon que le prêtre est un
médiateur entre Dieu et les hommes, la fonction d’Israël, en tant que nation, est
d’être une médiatrice entre Dieu et l’humanité.”

Une lumière pour les autres nations
“Cette notion de “nation sainte” est l’aboutissement de la promesse faite à
Abraham en Genèse 12, estime Michael Langlois. Abraham n’est pas élu par Dieu
pour séparer son peuple du reste de l’humanité, mais son élection vise au
contraire à l’universalité. En Genèse 15,5, Dieu dit ainsi à Abraham : “Contemple
le ciel, je te prie, et compte les étoiles, si tu peux les compter. Il lui dit : Ainsi sera
ta descendance.” À travers cette image de grande quantité, de multitude, on
comprend que la postérité d’Abraham, ce nouveau peuple qui va naître, va être un
instrument de bénédiction pour toute l’humanité.”
En reprenant l’expression “nation sainte”, l’épître de Pierre (1 Pierre 2,9)
poursuit dans cette voie. “Bien que n’étant pas descendants physiques
d’Abraham, les chrétiens le deviennent sur le plan symbolique, précise Michael
Langlois. L’apôtre Paul ne dit pas autre chose quand il parle de ceux qui ont été
choisis par Dieu “selon la foi” : s’ils ne sont pas les héritiers d’Abraham par le
sang, les chrétiens le deviennent par la foi. Ils portent donc en eux la promesse
d’être membres de cette nation dont la vocation est d’être une lumière pour les
autres nations.”

Publié le 19 janvier 2021(Mise à jour le 20/01)
Par Louis Fraysse

États-Unis : l’assaut du Capitole,
ultime legs de Donald Trump ?
Alors que Joe Biden s’apprête à succéder à Donald Trump, Réforme a proposé à
deux historiens de réfléchir au trumpisme et au tournant qu’a constitué l’assaut
du Capitole, le 6 janvier dernier.

Le 20 janvier 2021, le démocrate Joe Biden sera officiellement investi 46e
président des États-Unis d’Amérique. Donald Trump, le premier président de
l’histoire du pays à être visé par deux procédures de destitution, a annoncé qu’il
ne participerait pas à la cérémonie d’investiture de son successeur. Le
milliardaire refuse toujours de reconnaître sa défaite lors de l’élection de
novembre dernier, une élection entachée selon lui de fraudes massives – sans
qu’il en ait fourni la moindre preuve.

Chercheuse associée à l’université Paris-3 Sorbonne nouvelle, Maya Kandel est
une spécialiste reconnue de la politique étrangère américaine. Directeur d’études
à l’École des hautes études en sciences sociales, Romain Huret est l’un des
meilleurs connaisseurs du conservatisme américain.

Le 6 janvier dernier, une foule de manifestants proTrump ont pénétré de
force dans l’enceinte du Capitole, à Washington D. C., pour contester la
validation par le Congrès de l’élection de Joe Biden. Au-delà de la violence
de cet assaut, on est frappé par sa portée symbolique. Que nous dit cet
épisode de l’état du pays aujourd’hui ?

Maya Kandel : Ce qui s’est déroulé au Capitole le 6 janvier est à la fois logique
mais choquant, prévisible mais sidérant. Prévisible, car depuis plusieurs
décennies, le Parti républicain a entrepris un glissement vers la droite, dont la
présidence de Donald Trump marque l’aboutissement. Avec le milliardaire,
l’extrême droite est entrée à la Maison Blanche et, pour le dire schématiquement,
l’extrême droite n’aime pas rendre le pouvoir une fois qu’elle l’a acquis. Par
ailleurs, cela faisait des mois que les analystes mettaient en garde contre le
risque de violences de nature politique en cas de défaite du candidat républicain.
Cela étant dit, la prise du Capitole constitue un choc, elle est le signe qu’un
nouveau palier a été franchi. Cet événement sans précédent est une atteinte
directe aux institutions des États-Unis et au processus démocratique, dont la
transition ordonnée du pouvoir constitue une caractéristique fondamentale. Mitch
McConnell, le chef de la majorité républicaine au Sénat et allié fidèle de Trump,
ne s’y est pas trompé lorsqu’il a qualifié ces violences d’attaque « contre la
souveraineté du peuple qui légitime notre République ».

Romain Huret : Nous venons assurément d’assister à un moment extraordinaire,
dont on mesure mal encore les conséquences à long terme. Jamais on n’avait vu
un président appeler ouvertement à jouer ainsi avec les limites du légal et de
l’illégal, à remettre en cause de façon systématique la légitimité de l’exercice
démocratique. Quant à la dimension symbolique de cette occupation physique,
violente, de l’un des lieux fondateurs de la nation américaine, elle saute aux yeux.
Les militants qui sont entrés de force dans le Capitole ne l’ont pas fait par
hasard ; occuper ce lieu est une manière de signifier que les élus à Washington ne
sont pas les vrais dépositaires de la démocratie, cette dernière appartenant au
peuple américain, qui est prêt à la défendre les armes à la main si nécessaire.

Vous reliez l’attaque du Capitole à la “militarisation” de la société
américaine. Comment expliquer ce phénomène ?

R. H. : Les États-Unis ne se voient pas assez comme ce qu’ils sont, à savoir une
société en guerre. Depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, le pays vit dans un
état de guerre permanent, largement accentué après le 11 septembre 2001. La
militarisation de la société est entretenue par le complexe militaro-industriel, qui
emploie des millions d’Américains, et plus encore par l’engagement de millions
d’hommes et de femmes dans des théâtres d’opérations militaires. Aujourd’hui, le
pays compte deux millions de soldats et quelque dix-huit millions d’anciens
combattants. Cela fait donc vingt millions de personnes, sans même parler de
leurs familles, qui ont connu l’expérience du feu, soit environ 9 % de la
population. C’est considérable. Or les guerres qu’ont menées les États-Unis, en
Irak ou en Afghanistan, ont été extrêmement violentes, et l’on sait les séquelles
physiques et psychologiques qu’elles laissent sur les militaires de retour du front.

Des militaires qui constituent des recrues de choix pour les milices
paramilitaires…

R. H. : Nombre de ces anciens combattants peinent à se réinsérer dans la vie
civile, à suivre les traitements médicaux qui s’imposent à eux étant donné leur
état de fragilité mentale – le suicide et la crise des opiacés ont fait des ravages
parmi eux. Comme l’a très bien montré l’historienne Kathleen Belew, un certain
nombre de ces ex-soldats ont trouvé dans les milices paramilitaires des espaces
de sociabilité, de camaraderie, un point de repère dans leurs vies. Longtemps à la
marge du mouvement conservateur, car considérées comme trop radicales, ces
milices ont bénéficié de l’accession au pouvoir de Donald Trump, qui leur a
accordé son soutien. La translation semble évidente entre cette poudrière sociale
qu’est la militarisation de la société et l’explosion ponctuelle de violences, à
l’image du 6 janvier. Dans notre société française pacifiée et sécularisée, on peine
à saisir l’influence de l’armée et de la religion sur la société américaine, deux
éléments pourtant structurels.
Comment cela ?

R. H. : La lecture religieuse du trumpisme (voir Réforme n° 3867 et sur
reforme.net) est fondamentale pour comprendre les motivations de ses acteurs. Il
en va de même pour sa lecture militaire. À plusieurs reprises dans son histoire, la
France a connu des moments où les anciens combattants étaient très nombreux
dans la société. Les historiens parlent à ce sujet de “brutalisation” du corps
social, soit la traduction, dans la vie civile, en temps de paix, de l’expérience de
guerre. On a alors des millions de personnes qui ont connu le feu et qui en
gardent des traces, jusque dans leur comportement ou leur vocabulaire. Ce que
peut enseigner la vieille Europe aux États-Unis, c’est que l’on n’engage pas autant
de soldats dans des conflits violents sans en subir à terme les effets dans
l’ensemble du corps social. L’un des grands enjeux de la présidence de Joe Biden
sera de réussir à réinsérer ces anciens combattants dans la vie civile.

  “Avec le recul que nous offre ce premier mandat, il s’avère que la
  présidence de Donald Trump incarne à merveille le concept de
  “tribalisme” en politique”

Vous avez utilisé le mot « trumpisme ». Comment définiriez-vous ce
mouvement ?

R. H. : Le trumpisme incarne selon moi la version la plus épurée, la plus radicale
et la plus violente du conservatisme américain. Ce dernier se caractérise par sa
profonde diversité : il y a ainsi des conservateurs sociaux, fiscaux ou encore
religieux. Donald Trump s’est emparé de chacune des facettes du conservatisme
et les a renvoyées à leur radicalité la plus extrême, et sa personnalité même lui a
permis de trouver un écho au sein d’une frange de la population qui lui est restée
particulièrement fidèle. Si l’on étudie dans le détail la parole du milliardaire, on
constate que chacun peut se reconnaître dans ses propos. En restant somme toute
assez vague sur le fond, mais en employant un langage direct, décomplexé,
Donald Trump a noué une relation fusionnelle avec ses partisans, qui se
retrouvent dans sa personne, même s’ils viennent d’horizons différents –
chrétiens évangéliques, ouvriers de la Rust belt [littéralement « Ceinture de la
rouille », région industrielle du nord-est des États-Unis en plein déclin, ndlr] ou
membres de milices suprémacistes par exemple.

M. K. : La grande force de Donald Trump est d’être parvenu à mobiliser des
millions d’Américains qui, auparavant, ne participaient pas à la vie politique. Ces
militants sont avant tout attachés à sa personne, et l’on peut se demander ce
qu’ils vont faire si le milliardaire disparaît du paysage politique – c’est sans doute
la préoccupation première de la majorité des élus républicains à l’heure actuelle.
Avec le recul que nous offre ce premier mandat, il s’avère que la présidence de
Donald Trump incarne à merveille le concept de “tribalisme” en politique. On doit
notamment cette notion à la politologue Liliana Mason qui démontre, dans l’un de
ses ouvrages, comment les identités partisanes, idéologiques, religieuses et
raciales des Américains se sont progressivement alignées, rendant les partis
républicain et démocrate de plus en plus homogènes. Pour Mason, cet
« alignement » identitaire a des conséquences politiques majeures. Quand la
politique devient une question identitaire, il est en effet de plus en plus difficile
d’établir le moindre compromis, et chaque électorat devient à la fois plus partial
et moins tolérant vis-à-vis du bord opposé.

Cette notion de tribalisme est particulièrement utile pour comprendre le soutien
indéfectible de dizaines de millions d’électeurs républicains à Donald Trump,
malgré les nombreux revirements de ce dernier : si l’affiliation à un parti est une
affaire d’identité, écrit Liliana Mason, alors les positions politiques concrètes
importent peu ; elles peuvent être modifiées au gré du positionnement du parti ou
de son leader. Le génie de Trump est donc d’être parvenu à s’adresser
directement aux différents groupes qui composent le Parti républicain en parlant
avant tout à leurs identités, et en saisissant cette angoisse de « perte de statut »
qui définit les motivations du vote populiste, comme l’a montré par exemple la
politiste Pippa Norris.

R. H. : Cette dimension identitaire est en effet essentielle pour comprendre le
trumpisme. À bien des égards, ce dernier s’inscrit dans la continuité du Tea Party,
ce grand mouvement populaire de protestation fiscale qui avait submergé le pays
en 2009. Mais là où le ciment du Tea Party était l’économie, le trumpisme repose
avant tout sur une obsession identitaire. La thématique de la défense de l’identité
blanche et chrétienne n’est pas chose nouvelle aux États-Unis, on peut penser à
l’émergence puis au retour du Ku Klux Klan, aux XIXe et XXe siècles. La
différence, c’est que Donald Trump et les idéologues qui l’entourent ont replacé
ce combat identitaire dans un contexte mondial, avec leur soutien apporté au
Brésil de Jair Bolsonaro et à la Hongrie de Viktor Orban.

M. K : Le trumpisme est aussi le produit direct de l’évolution du Parti républicain
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