Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL
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Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire. Colonial wars and commemoration: the case of Western defeats. Power stakes on places of memory Frédéric Lasserre Professeur, département de Géographie, Université Laval Directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca Catinca-Adriana Stan Professeure, département d'Études sur l'enseignement et l'apprentissage Université Laval catinca-adriana.stan@fse.ulaval.ca Résumé : Dans le cadre des guerres d’expansion coloniale, les armées occidentales ont parfois connu la défaite. Au-delà de l’événement, la mémoire de ces batailles a été investie d’un sens politique par des acteurs, dans le passé comme de manière contemporaine. Ces batailles ont été vécues différemment dans les sociétés des protagonistes, et les pratiques de commémoration anciennes et présentes comportent de grandes différences, selon leur histoire propre, mais aussi les enjeux géopolitiques contemporains du contrôle des lieux de mémoire. Comment ces événements ont-ils été mobilisés dans la construction de la mémoire historique ? La recherche repose sur l’analyse d’un corpus de sources bibliographiques, médiatiques et numériques. L’article, après un retour théorique, présente le traitement mémoriel des sites de six batailles pour proposer une typologie, qui souligne l’importance mais aussi la diversité des enjeux de pouvoir sur les processus de traitement mémoriel de ces sites de batailles passées. Mots-clés : histoire, mémoire, commémoration, discours, monument, représentation, bataille, période coloniale. Summary: in the frame of expansion colonial wars, Western armies have at times been defeated. Beyond the event record, the memory of these battles embodied a political meaning for actors, in the past as well as nowadays. These battles were perceived differently in the societies of the protagonists, and ancient and present practices of commemoration present great differences, according to their own history, but also the contemporary geopolitical stakes of the control of places of memory. How were these events mobilized in the construction of historical memories? The research is based on the analysis of a body of bibliographic, media and digital sources. The article, after framing Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
the theoretical approach, presents the memory building processes for six battles, then proposes a typology that emphasizes the importance but also the diversity of the power stakes on the process of memory writing for these sites of past battles. Keywords : history, memory, commemoration, narratives, monument, representation, battle, colonial period. Nous assistons aujourd’hui à une résurgence des discours sur le passé, qui échappe aux seuls historiens autant par l’éventail des usages publics de l’histoire (Habermas, 1988), que par la légitimation du témoin, celui qui a traversé une expérience directe ou indirecte en lien avec le passé raconté : on peut penser, par exemple, à la prolifération des discours sur l’autochtonie des Albanais au Kosovo (Lasserre et al, 2016), ou la promulgation récente de lois mémorielles en Pologne et en Ukraine (Clarini, 2018). Certes, la mémoire et l’histoire entretiennent des relations tendues depuis la fin du Moyen Âge, quand l’historien commence à ne plus raconter sous forme de chroniques l’histoire immédiate qui l’englobe ou qui le concerne, mais l’histoire refroidie, lointaine, à l’aide d’une discipline historique qui se professionnalise (Dosse, 1998) et qui a désormais recours à l’analyse méthodique des traces du passé. L’avènement du discours mémoriel brouille l’intelligibilité de l’histoire et en vient à produire une multitude de récits parfois directement concurrents (Joutard, 2013), tandis que ce poids croissant de pratiques mémorielles vient renforcer l’importance politique d’une commémoration ancrée sur les lieux de mémoire, et donc traduisant des enjeux de contrôle de ces lieux et de leur valorisation (Lazzarotti, 2001 ; Foucher, 1991). Pour illustrer ces enjeux mémoriels, nous proposons ici d’examiner le traitement commémoratif de six batailles livrées dans le cadre des conquêtes coloniales (donc avant l’épisode des guerres de libération menées au XXe siècle), afin de souligner les enjeux historiques, mais aussi géopolitiques de ces monuments. Les victoires des peuples conquis durant la phase de conquête coloniale1 sont peu nombreuses, comme l’a confirmé une recherche documentaire. Celles qui ont été retenues reflètent des affrontements à différentes périodes, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’en 1921. Il s’agit d’engagements de plus de 1 000 combattants (excluant donc la guérilla), dans lesquels les conquérants occidentaux pensaient disposer d’une supériorité matérielle déterminante, et faisant l’objet d’un traitement mémoriel en tant que batailles, c’est-à-dire des affrontements militaires significatifs. Enfin, ces batailles, qui parfois ont eu des répercussions sociales importantes, sont l’objet de pratiques mémorielles très diverses2, reflets d’enjeux géopolitiques propres 1 Ce critère conduit à l’élimination de batailles comme la défaite russe de Tsushima face à la marine japonaise en 1905 : il ne s’agissait pas d’une tentative de conquête de la part de l’Empire russe, mais d’un conflit entre deux ambitions impériales en Asie. 2 Parmi les batailles qui ne sont pas étudiées ici, citons : les engagements de type guérilla dans le Maine pendant la guerre du Roi Philippe (1675-78) entre Anglais et Amérindiens en Nouvelle-Angleterre, avec de faibles effectifs et sans pratique commémorielle contemporaine (Schultz et Tougias 1999) ; la campagne de Harmar, (1790), davantage une série d’engagements limités entre Américains et Amérindiens qu’une bataille rangée ; la bataille de Barranco del Lobo (1909) pendant la guerre du Rif, militairement et politiquement Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
différents : c’est cette diversité qui nous intéresse ici. Ces batailles sont souvent peu connues, et leur héritage mémoriel, social et politique, peu étudié dans la littérature, surtout dans une approche comparative. Pourtant, elles ont été instrumentalisées tout autant que les guerres de libération, et cela de diverses manières, dans la construction de discours politiques et de lieux de mémoire. Quels discours ont-elles permis de construire ? Quelles disparités dans les modes de commémoration peut-on observer, et quelles tensions contemporaines cela traduit-il ? La première partie de cet article abordera, de manière théorique, la construction des discours mémoriels ainsi que les enjeux politiques liés à la commémoration. Dans une deuxième partie, nous analysons le traitement mémoriel des six batailles, afin de saisir la manière dont les sociétés fabriquent, s’approprient et instrumentalisent ces événements, pour enfin proposer une typologie de ces batailles afin de souligner la diversité des enjeux politiques et de l’instrumentalisation politique de ces lieux de mémoire. Compte tenu de la quasi-inexistence d’études sur ce sujet, cet article traduit une démarche exploratoire et comparative, basée sur l’analyse de la littérature scientifique et médiatique et sur un corpus de sources bibliographiques, médiatiques et numériques. Certains éléments de cet article ont été présentés dans Lasserre 2016. 1. L’AVÈNEMENT DU DISCOURS MÉMORIEL ET DE L’ENJEU POLITIQUE DES LIEUX DE MÉMOIRE 1.1.Histoire et représentations L’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, qui imposent alors leur interprétation des événements et leur vision des vaincus (Goody, 2006). Ce constat souligne le poids des représentations dans le discours historique dominant, non qu’il soit forcément délibérément biaisé, mais parce que les historiens se heurtent à la difficulté de se détacher de leurs propres représentations et préjugés, quand le discours historique n’est pas délibérément manipulé par les pouvoirs publics (Stan, 2013). Le discours historique est rédigé par des narrateurs ou chercheurs humains, donc dotés de représentations propres qui viennent teinter tout discours, fût-il animé d’une quête scientifique (Lasserre, Gonon et Mottet, 2016), mais aussi parce qu’il représente un enjeu politique : définir le discours historique permet de légitimer la lecture et les conditions du vainqueur, et cet enjeu3 permet de comprendre l’importance accordée souvent au contrôle des recherches historiques et archéologiques (Lasserre, 1996 ; Payot, 2010). Ce fait est important à garder à l’esprit, dans un contexte de « poussée mémorielle » (Joutard, 2013), de désir croissant, des pouvoirs publics comme du public, de célébrer des événements du passé, car, si ce besoin de mémoire intervient en partie en réaction face à moins importante qu’Anoual étudiée ci-après (de Madariaga 2011); la bataille de Dembeguina entre troupes italiennes et éthiopiennes en 1935, évoquée ici mais pas étudiée : sans lendemain militaire, la bataille n’est pas commémorée. 3 C’est cet enjeu qui pousse le gouvernement chinois à survaloriser les vestiges laissés par des pêcheurs supposés chinois sur les îlots disputés en mer de Chine du Sud (Lasserre 1996); ou qui permet de comprendre les difficultés majeures rencontrées par le projet de rédaction d’un manuel d’histoire commun aux États des Balkans (Koulouri 2006). Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
un discours historique jugé désincarné, détaché des réalités perçues des populations, voire entaché d’erreurs et d’oublis, la célébration d’événements du passé qui en découle n’est pas davantage garante d’une objectivité, aussi chimérique que le discours historique passé : toute commémoration, tout discours mémoriel est aussi affecté par le biais fondamental de la mémoire, faite de sélection, d’oublis et de distorsions. La commémoration est ainsi une activité sociale et politique de re-construction du passé (Wyllie, 2014). Sur le plan épistémologique, on assiste à un double intérêt des historiens, d’une part pour davantage prendre en compte les perceptions, les vécus des individus, et étudier quels sont les lieux, les événements spécifiques qui aujourd’hui, de manière très subjective, sont inscrit dans la mémoire collective4 ; et d’autre part de prise en compte du fait que l’histoire est un discours, forcément orienté, en général écrit par les vainqueurs (Veyne, 1971 ; Goody, 2006). Ce souci de mémoire se nourrit donc d’une réaction par rapport à une histoire qui a pu gommer, du moins le perçoit-on, la perception de groupes minoritaires. Mais il se nourrit également d’un nouveau rapport au temps et à la manière dont on peut s’insérer, en tant que groupe historiquement marginalisé, dans le temps long de l’histoire (Hartog, 2003). 1.2. Mémoire et histoire, une relation complexe Si nous sommes aujourd’hui dans l’abus de la mémoire (Todorov, 1995 ; Lefebvre, 2000 ; Nora, 2011), qui s’exprime souvent par une mémoire manipulée, mémoire empêchée ou abusivement convoquée (Ricœur, 2000) lors des commémorations des événements passés, c’est aussi parce que ces rites sociaux permettent de produire un effet mémoriel du passé. En effet, « assister, c’est prendre part. […] Être spectateur est donc une manière authentique de prendre part » (Gadamer, 1976 : 51). Les individus qui célèbrent ont donc l’impression de faire partie de l’histoire de leur communauté et de s’inscrire dans une continuum passé présent. Pourtant, plusieurs aspects distinguent la mémoire de l’histoire. La mémoire n’est pas soumise à l’impératif de la vérité et à l’exigence critique. N’entretenant qu’un lointain rapport avec la réalité du passé (Bonniol, 2008), elle est souvent orientée et instrumentalisée en fonction des débats politiques et sociaux contemporains. La mémoire n’est pas l’Histoire, c’est même souvent le contraire, selon Paul Garde (Tertrais 2017). La mémoire divise et l’Histoire seule réunit (Nora, 2006). La mémoire collective désigne l’inscription dans l’histoire d’un groupe concerné. Selon la définition du sociologue français Maurice Halbwachs, la mémoire est collective non seulement parce que plusieurs personnes partagent les mêmes représentations sur le passé, mais aussi parce que la société structure la mémoire et les souvenirs des individus. Il s’agit des cadres sociaux de la mémoire (Halbwahcs, 1994). Il y a donc une mémoire collective et une multiplicité de mémoires individuelles, reliées par les cercles 4 Un exemple majeur de ce changement d’approche historique est le travail considérable de Pierre Nora incarné dans Les Lieux de mémoire, en plusieurs tomes publiés de 1984 à 1992. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
concentriques de la mémoire : mémoires individuelles, mémoires familiales, mémoires de groupe, mémoires nationales (Halbwachs, 1994). La mémoire donc joue à la fois le rôle de faculté de réactiver, mais aussi et surtout de tradition partagée (Comet, Lejeune et Maury- Rouan, 2008 : 20). Les événements qui font l’objet d’un discours mémoriel sont souvent, à l’origine, des événements violents et controversés. Ce que nous célébrons sous le titre d’événements fondateurs, ce sont pour l’essentiel des actes violents légitimés après coup par un État de droit précaire, légitimés, à la limite, par leur ancienneté même, par leur vétusté. Les mêmes événements se trouvent ainsi signifier pour les uns gloire, pour les autres humiliation (Ricœur, 2000 : 99) Les sociétés commémorent souvent des événements qui constituent déjà des enjeux du présent, dans une quête qui va au-delà de la reconnaissance formelle des blessures qu’elles ont subies dans le passé. Au nom de la justice sociale, elles demandent une réparation du passé. Or, comme le souligne Tzvetan Todorov, « Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi. […] La victime dont il est ici question, c’est la victime autre, autre que nous » (Todorov, 1995 : 108). 1.3. Les lieux de mémoire : des enjeux politiques forts Ce discours mémoriel, reflet du choix d’un acteur de se souvenir d’un événement particulier, traduit donc un choix à la résonance politique – qui sont les vainqueurs, comment chercher une légitimité politique dans tel ou tel événement historique (Nora 1984). Il peut s’incarner dans des lieux, dits lieux de mémoire pour reprendre l’expression largement diffusée de Pierre Nora et aujourd’hui communément employée (Lazzarotti, 2012). Les monuments aux morts ou visant à célébrer des batailles en sont de bons exemples : ils supposent qu’un acteur, souvent le vainqueur mais pas toujours comme on le verra, érige un monument en mémoire de ses morts et pour marquer qu’en ce lieu, l’ennemi a été vaincu, ou parfois que ses troupes sont tombées héroïquement dans la défaite aux mains d’ennemis barbares. Un abondant héritage européen de monuments aux morts s’est développé à partir de la fin du XIXe siècle, puis a connu son essor après la Première Guerre mondiale : ces monuments avaient alors la double fonction sociale de porter un deuil collectif, national, et politique ainsi que de resserrer la société autour de symboles collectifs, nationaux (Pignard, 2014 ; Aubry et de Oliveira, 2014). Les lieux de mémoire, en particulier les monuments commémoratifs aux morts, n’échappent pas à la politisation possible du patrimoine (Gadamer, 1996 ; Belot, 2017 ; Even-Zohar, 2017 ; Gensburger et Lefranc, 2017), ne serait-ce que parce qu’ils renvoient à une « volonté politique de mémoire » (Namer, 1983, p.5) et sont pensés à l’aune quasi exclusive de l’usage politique du passé (Lavabre, 2014), par exemple pour étayer une revendication de souveraineté (Têtu et al, 2018). « Le monument aux morts est ainsi un « lieu discursif », dans la mesure où il produit un territoire et une identité : ce lieu permet dès lors, par sa mise en visibilité par le biais de la ritualisation de la commémoration, au territoire de devenir un mythe » (Tratnjek, 2009). Ces monuments constituent un outil de « propagande politique dans l’invention de l’histoire » (Koleva, 2018, p.181), une « idéologie identitaire en vertu d’une mise en scène Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
plus ou moins habile » (Bédard, 2002, p.53) et servent à une instrumentalisation du passé, ancrée dans un lieu du quotidien, au profit d’une politique (Lazzarotti, 2001). En incarnant le choix d’un acteur de commémorer certains événements, d’établir un monument à un endroit spécifique, pour traduire un discours qui lui est propre et qui traduit une lecture souvent politique d’un événement, ils traduisent bien un enjeu de pouvoir sur un territoire comme marqueur des conséquences sociales et politiques de cet événement : ils incarnent de ce fait des enjeux géopolitiques (Tratnjek, 2011 ; Ginet et Wiesztort, 2013 ; Greani, 2017 ; Grumel-Jacquignon, 2018). La tension autour de ces monuments explique aussi que certains monuments soient délibérément détruits par d’autres acteurs par la suite (Denis, 2006). Dès lors, le lieu de mémoire commémorant une bataille est investi d’une forte valeur politique dans la mesure où il souligne l’issue d’un affrontement militaire, ou encore parce qu’il souligne le rôle de tel ou tel acteur dans le conflit. Plus encore, ce lieu hautement symbolique devient un élément structurant de l’espace public. Il constitue un repère signifiant où peuvent s’affirmer des positions politiques ou sociales (Sniter, 2004). Le lieu de mémoire peut, de plus, être investi d’une valorisation touristique, laquelle peut avoir une fonction politique. Au-delà de la valorisation économique, très présente à partir du début des années 1990 pour les monuments de la Première Guerre mondiale en France par exemple (Hertzog, 2014), la mise en tourisme de lieux de commémoration, dans le cadre de l’essor du tourisme dit de mémoire (Jacquot et al, 2018) peut viser la confirmation, la caution des motivation politiques de l’aménagement du site (Lazzarotti, 2001) ou encore une réconciliation idéalisée entre les peuples (Hertzog, 2012). 2. LE SOUVENIR DES BATAILLES DU PASSÉ : QUELS DISCOURS POUR LES DÉFAITES OCCIDENTALES ? Les guerres de libération qui ont abouti à la fin des empires coloniaux européens au cours de la seconde moitié du XXe siècle ont été largement décrites, et leur mémoire racontée par l’historiographie tant des anciennes puissances coloniales que des pays devenus indépendants (Cooper, 1994 ; Triulzi, 2006 ; Kössler, 2007 ; Cabecinhas et Feijó, 2010 ; Cardina et Sena Martins, 2018). Sur le plan historique, le traitement des guerres de libération est clairement distingué de l’étude des guerres de conquête (Charnay, 1984 ; Pascal, 2009). Ces guerres de décolonisation ont mis un terme à l’occupation coloniale, qui a commencé souvent par une guerre de conquête. Il s’agit ici d’examiner le traitement mémoriel de six batailles livrées dans le cadre de la conquête coloniale5, au cours desquelles le belligérant occidental a connu une défaite, bien souvent sans effet politique déterminant sur l’issue générale du conflit (tableau 1) puisque seule la première guerre italo-éthiopienne a finalement été remportée par l’Empire éthiopien en 1896, l’Italie triomphant lors du 2e conflit italo-éthiopien de 1935-1936. 5 Comprise ici comme le processus de conquête des territoires par des puissances occidentales, en Amérique du Nord mais aussi en Afrique. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Six batailles sont abordées dans cet article : il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, mais de plusieurs cas diversement connus et commémorés. En Amérique du Nord, Little Big Horn demeure une bataille des guerres amérindiennes relativement connue. Livrée en juin 1876 entre le 7e régiment de cavalerie commandé par le colonel Custer et une coalition de Sioux, Cheyennes et Arapahos, elle s’est soldée par la destruction du 7e régiment. Défaite majeure mais sans portée politique, elle eut un profond retentissement dans l’opinion publique américaine, et conduisit au massacre de Wounded Knee par le même 7e régiment de cavalerie en 1890, dernière bataille des guerres amérindiennes aux États-Unis. Cette bataille est bien plus connue dans l’opinion publique que la bataille de la rivière Wabash, dans le cadre de la guerre indienne du Nord-ouest (Northwest Indian War), réputée la « pire défaite américaine » contre des combattants amérindiens (California Indian Education, 2008 ; Calloway, 2015). Le 4 novembre 1791, les Amérindiens de la coalition des Miamis, Shawnees et Delawares ont détruit le campement des troupes américaines commandées par le général St. Clair. Cette victoire amérindienne faisait suite à une autre défaite américaine, la campagne de Harmar (19-22 octobre 1790) au cours de laquelle une rapide succession d’engagements militaires a conduit au retrait des troupes américaines avancées en Ohio, commandées par le général Harmar. La bataille de Wabash, n’eut pas, là encore, de portée politique durable : le 20 août 1794, la bataille de Fallen Timbers mit un terme à la guerre indienne du Nord-ouest avec une victoire américaine. En Afrique, la bataille d’Isandlwana en janvier 1879, dans le cadre de la guerre anglo-zouloue, a abouti à la destruction de deux détachements britanniques. Malgré leur net désavantage technologique, les troupes zouloues ont infligé une sévère défaite à des troupes britanniques trop confiantes et mal commandées. Cette victoire zouloue n’a pas empêché la victoire britannique finale le 4 juillet 1879 à la bataille d’Ulundi. La bataille d’Adoua a eu lieu à la fin de la première guerre italo-éthiopienne (1887- 1896). Le désastre militaire força l’Italie à renoncer à ses projets de conquête de l’Éthiopie jusqu’en 1935, lorsqu’elle envahit à nouveau l’empire éthiopien pour cette fois-ci parvenir à le subjuguer (2e guerre italo-éthiopienne, 1935-1936). La bataille d’El Herri n’a pas eu de conséquence politique durable mais débuta une longue guerre. Marquant une défaite française face à la confédération Zayan qui refusait le protectorat français établi sur le Maroc en 1912, elle n’a pas empêché les troupes coloniales de vaincre la révolte (1914-1921), malgré la poursuite d’une guérilla dans les zones de montagne jusque dans les années 1930. La bataille d’Anoual a marqué une cinglante défaite espagnole dans la guerre du Rif (1920-1926), là encore au Maroc, contre la république berbère du Rif. Suite à la défaite d’Anoual, les Espagnols perdirent tous les territoires qu’ils avaient difficilement conquis dans le nord marocain depuis 1909. Malgré le recours à des armes chimiques, l’armée espagnole ne parvint pas à soumettre l’adversaire, une réalité politiquement d’autant plus douloureuse que la campagne de conquête marocaine débutée en 1909 avait comme Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
objectif politique non avoué de dépasser l’humiliation de la défaite lors de la guerre hispano-américaine de 1898 qui avait abouti à la perte du reste de l’empire des Amériques (Cuba, Porto Rico) et des Philippines (Martínez Gallego et Laguna Platero, 2014). La France, après avoir vaincu l’essentiel de la révolte des Zayans, intervint aux côtés de l’Espagne en 1924, aboutissant à la défaite de la république du Rif en 1926. Ces batailles sont très diverses. De par les effectifs engagés tout d’abord : environ 2 200 combattants à Little Big Horn, contre au moins 26 000 à Anoual et 117 000 à Adoua, bataille majeure avec présence de nombreuses pièces d’artillerie de part et d’autre. Diverses de par les conséquences militaires et politiques aussi : la bataille d’Isandlwana ne parvint pas à enrayer l’invasion britannique du royaume zoulou, vaincu quelques mois plus tard. La bataille de la rivière Wabash n’empêcha pas le triomphe américain trois ans plus tard, tout comme la bataille de Little Big Horn ne dissuada pas l’armée américaine de continuer à investir le territoire amérindien à l’ouest des États-Unis. En revanche, la bataille d’Anoual accula l’armée espagnole à se retrancher sur ses positions de Melilla et Ceuta pendant des années, et força Madrid à solliciter une intervention française en 1924. La bataille d’Adoua mit un terme aux projets de conquête italiens pour 39 ans. Intervenant quelques années après la guerre égypto-éthiopienne (1875-1876), le conflit renforça la méfiance de l’Éthiopie envers l’étranger et aboutit à une politique étrangère plutôt isolationniste (Lasserre 2010). Le tableau suivant illustre les forces en présence et les conséquences des six batailles. Tableau 1. Six défaites occidentales dans le cadre de guerres de conquête coloniales Nom de la Belligérant Belligérants Issue de la Cadre Date Effectifs Effectifs bataille bataille occidental locaux Guerre Coalition des Les troupes Rivière Wabash indienne du 4 nov. Miamis, américaines aussi St. Clair’s États-Unis 1 400 1 000 Nord-ouest 1791 Shawnees et sont écrasées Defeat 1790-1794 Delawares 630 morts 25 morts Little Big Horn Le 7e Coalition des aussi Custer’s Guerre des régiment de 25 juin Sioux, Last Stand Black Hills États-Unis 700 1 500 cavalerie est 1876 Cheyennes et aussi Greasy 1874-1890 dispersé Arapahos Grass 60 à 100 268 morts morts Destruction Guerre anglo- des 22 janvier Empire Royaume Isandlwana zouloue 1 837 20 000 détachements 1879 britannique zoulou 1879 britanniques Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
1 300 1 000 morts morts 1ère guerre italo- 17 700 100 000 Défaite 1er mars Royaume Empire italienne Adoua éthiopienne 56 pièces 42 pièces 1896 d’Italie éthiopien majeure 1894-1896 d’artillerie d’artillerie 6 394 morts, 3 867 morts 3 000 prisonniers El Herri aussi Elhri aussi Amtwi n Guerre des Défaite 13 nov. Confédération française Lhri en Zayans France 1 230 5 000 1914 berbère Zayan importante amazigh 1914-1921 aussi Affaire de Khénifra 620 morts 182 morts Défaite 3 000 à 22 juillet – 23 000 stratégique Guerre du Rif Royaume République du 18 000a Anoual 9 août 100 pièces des troupes 1920-1926 d’Espagne Rif 23 pièces 1921 d’artillerie espagnoles d’artillerie 13 363 800 à 1 000 morts ou morts blessés Sources : Sugden, J. (2000), Blue Jacket : Warrior of the Shawnees, Lincoln, University of Nebraska Press; Edel, W. (1997) Kekionga! : the worst defeat in the history of the U.S. Army, Westport, Praeger; Buffenbarger, T (2011). St. Clair's Campaign of 1791: A Defeat in the Wilderness That Helped Forge Today's U.S. Army. U.S. Army Heritage and Education Center; Eckert, A. (1995), That Dark and Bloody River, New York : Bantam; Thomas, R. (2016), Indian Casualties of the Little Big Horn Battle, www.littlebighorn.info/Articles/IndianCasualties.pdf; Philbrick, N. (2010). The Last Stand: Custer, Sitting Bull, and the Battle of the Little Bighorn, Viking; Urwin, G. (2019). Battle of the Little Bighorn, Encyclopedia Britannica, www.britannica.com/event/Battle-of-the-Little-Bighorn; Knight, I. (2002). Isandlwana 1879: The Great Zulu Victory, Londres : Osprey; Knight, I. (2003). The Anglo-Zulu War. Osprey; Lock, R., & Quantrill, P. (2015). Zulu victory: the epic of Isandlwana and the cover-up. New York : Frontline Books; Pollard, T. (2002). The Mountain is their Monument. In Doyle, Peter; Bennett, Matthew R. Fields of Battle. Kluwer Academic Publishers, p. 118-131; Morris, D. (1998). The Washing of the Spears: A History of the Rise of the Zulu Nation under Shaka and Its Fall in the Zulu War of 1879. Johannnesbourg : Da Capo Press; Snook, M. (2006). Like Wolves on the Fold: The Defence of Rorke's Drift. Londres : Greenhill Books; Brown, P. et Yirgu, F. (1996) The Battle of Adwa 1896, Chicago: Nyala; Jonas, R.A. (2011) The Battle of Adwa: African Victory in the Age of Empire, Bellknap Press; Pando, J. (1999). Historia Secreta del Annual. Madrid: Temas de Hoy; La Porte Fernández-Alfaro, P. (2003). El desastre de Annual y la crisis de la Restauración en España (1921-1923), Universidad Complutense de Madrid, Servicio de Publicaciones; Francisco, L. M. (2014). Morir en África: la epopeya de los soldados españoles en el Desastre de Annual. Barcelona: Crítica; Etat-major des armées- Service historique (1939). Les armées françaises dans la Grande guerre. Tome IX. 9,3; Voinot, L. (1939). Sur les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc. Charles-Lavauzelle et Cie; Drouin, J. (1975). Un Cycle oral hagiographique dans le Moyen-Atlas marocain. Paris : Publications de la Sorbonne. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
a Grandes divergences dans les sources.. F. Caballero Poveda (1984). La Campaña del 21 en cifras reales (I) et (II), Ejército, no 522 et 523 ; D. Bloxham, A. Dirk Moses (2010). The Oxford Handbook of Genocide Studies, Oxford Univ. Press. Il existe un discours, une pratique mémorielle visant à commémorer ces batailles de l’époque des guerres de conquête coloniales, qui n’avaient souvent pas connu, pendant longtemps, d’attention particulière dans le discours des historiens, ou encore étaient l’objet d’un discours mémoriel élaboré par les seuls Occidentaux. Les monuments occidentaux remontent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle ; les commémorations pratiquées par les pouvoirs publics des pays issus de l’indépendance ou par des associations autochtones ou locales, sont beaucoup plus récentes et remontent aux années 1980. Ces pratiques sont très diverses, dans leur visibilité et dans les enjeux politiques contemporains qu’elles traduisent. Ce discours mémoriel prend plusieurs formes : monuments aux morts certes, qui rassurent d’une part les endeuillés en leur promettant de garder intact le nom de leurs disparus, et d’autre part rassemblent la société post-conflit, surtout en cas de défaite, pour invoquer la solidarité nationale (Pignard, 2014) ; mais aussi films, livres, stèles, célébrations publiques, valorisation touristique... A travers la diversité de la forme de la commémoration se lit aussi la représentation des héritiers des belligérants, Occidentaux et peuples conquis in fine malgré ces défaites occidentales. 2.1. Wabash : une tragédie américaine largement oubliée Ainsi, les batailles de Wabash et de Little Big Horn, à des degrés divers, étaient bien retracées dans l’historiographie américaine, mais du point de vue américain : la bataille de Wabash était plus connue sous le nom de St.Clair’s Defeat, du nom du général qui commandait les forces américaines lors du désastre militaire6. La bataille de Wabash est l’objet de peu d’attention mémorielle : on relève ainsi quelques panneaux à vocation historique installés par la Société Historique de Fort Recovery, ou par l’association privée Ohio Historical Society, qui viennent en écho à la victoire de Fort Recovery de 1794 (fig. 1 à 3), mais elle est largement tombée dans l’oubli (Feng, 2014 ; Calloway, 2015). 6 St. Clair’s Defeat. www.ohiohistorycentral.org/w/St._Clair%27s_Defeat, c. le 3 oct. 2018; Feng 2014. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 1. Panneau historique, St Clair’s Defeat, 1954. Source : Dale K. Benington, 5 juin 2009. Avec la permission de HMdb (Historical Markers database), www.hmdb.org/Marker.asp?Marker=19950 Fig. 2. Autre panneau explicatif, St. Clair’s Defeat, 2003. Source : Dale K. Benington, 5 juin 2009. Avec la permission de HMdb, www.hmdb.org/PhotoFullSize.asp?PhotoID=68673 Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 3. Panneau historique, Wayne’s Victory, écho à St. Clair’s Defeat, 2003. Source : Dale K. Benington, 5 juin 2009. Avec la permission de HMdb, www.hmdb.org/marker.asp?marker=20333 En revanche la bataille de Fort Recovery, victoire américaine en juillet 1794, est célébrée depuis 1913 avec l’inauguration d’un monument à la mémoire des soldats américains tués, décidé en 1908 par le président Taft7 et financé par le Congrès (Keller et al, 2011) (fig. 4)8, puis la construction d’un musée9, et même l’organisation de célébrations commémoratives (Kincald, 2013) le jour du Souvenir (Memorial Day10). Le 11 septembre 2016, la date n’étant pas fortuite, a été inaugurée la place des Vétérans de Fort Recovery11 non loin du monument inauguré en 1913. La perspective est résolument américaine : la défaite est mentionnée sous le nom du général américain (St. Clair’s Defeat), la victoire souligne celle de son collègue Wayne et l’effacement de la « pire défaite » de l’armée américaine (Edel, 1997) grâce à la victoire du fort Recovery (= récupération, rétablissement). A travers ces lieux et cérémonies, il s’agit de commémorer la lutte difficile, puis la victoire finale des États-Unis dans la guerre indienne du Nord-ouest (1790- 7 Village of Fort Recovery, www.fortrecovery.org/Monument-Park.html, c. le 28 fév. 2019. 8 Monument Park, Village of Fort Recovery, www.fortrecovery.org/Monument-Park.html, c. le 9 oct. 2018. 9 Fort Recovery State Museum, situé à Fort Recovery, Ohio. www.fortrecoverymuseum.com/, c. le 5 oct. 2018. 10 Jour férié aux États-Unis, le dernier lundi de mai, pour rendre hommage aux membres des Forces armées des États-Unis morts au combat toutes guerres confondues. 11 Ed Gebert, Sacrifices remembered. Fort veterans plaza dedication set for Sept. 11. Daily Standard, 1er sept. 2016, www.dailystandard.com/archive/2016-09-01/stories/30284/sacrifices-remembered, c. le 9 oct. 2018. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
1794), soulignée par le traité de Greenville de 1795 qui permit l’annexion d’une grande partie de l’Ohio. Fig. 4. Monument aux morts américains, batailles de Wabash et de Fort Recovery. 1913. Source : Johnson Mechanical, avec permission, www.johnsonmechanical.net/ft-recovery-oh- heating-air-conditioning-contractor/ Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
2.2 Little Big Horn : commémorer la tragédie humaine au-delà des victimes de l’armée américaine D’innombrables livres et films américains ont retracé l’histoire de la bataille de Little Big Horn12, souvent pour dépeindre la résistance héroïque du général Custer13, d’où le nom de la bataille qui a longtemps coexisté avec celui de Little Big Horn, Custer’s Last Stand, ou avec le nom amérindien de Greasy Grass14. Ce n’est que plus récemment qu’on y dépeint la tragédie humaine de l’affrontement, et non le seul martyre du 7e régiment de cavalerie. Un cénotaphe, de style classique (Aubagnac, 2014; Aubry et de Oliveira, 2014 ; Pignard, 2014), en mémoire des seuls morts du régiment américain avait été érigé par le Département de la Guerre en 188115 (Fig. 5), comme pour la commémoration de la bataille de Wabash, sur le site préservé dès 1879 par la création du parc national (National Monument). Le Service des Parcs Nationaux (National Park Service) devint propriétaire du site de la bataille suite au transfert du département de la Guerre le 1er juillet 1940 (Janiskee, 2008). Le 22 mars 1946, le parc historique fut appelé Custer Battlefield National Monument, avec donc une perspective très axée sur la tragédie du régiment américain. Suite à un long travail sur l’opinion publique, mené notamment par le groupe de pression American Indian Movement et à une évolution des représentations sociales et politiques (Reece, 2005), le 10 décembre 1991, un décret signé du président George H.W. Bush transforma le nom en Little Bighorn Battlefield National Monument, éliminant la référence directe à la seule épopée de Custer et optant pour un nom connu et neutre, entre le nom amérindien Greasy Grass et le nom centré sur la tragédie du 7 e régiment, Custer’s Last Stand. Le décret de 1991 prévoyait également l’édification d’un monument à la mémoire des combattants amérindiens, proche du mémorial au 7e régiment (Janiskee, 2008). En 2003, le Service des Parcs Nationaux a inauguré16 un monument d’inspiration nettement amérindienne, en mémoire des combattants amérindiens tués lors de l’affrontement17 (fig. 6), signe du changement radical décidé en 1991 dans l’approche de la commémoration de la bataille, plus inclusif et rendant hommage aux morts des deux camps. « Avec un nouveau mémorial indien, le site de Custer’s Last Stand [sic] attire les descendants des vainqueurs 12 Parmi ces nombreux films, on peut relever General Custer at the Little Big Horn (1926) de H. Fraser; Custer’s Last Stand (1936), d’E. Clifton; They Died with Their Boots On (1941), de R. Walsh; Little Big Horn (1951), de C. Warren; Sitting Bull (1954), de S. Salkow et R. Cardona; Glory Guys (1965), d’A. Lavende; Custer of the West (1967) de R. Siodmak; Little Big Man (1970), avec D. Hoffman, d’A. Penn; et Crazy Horse (1996) de J. Irving. 13 Le lieu de sa naissance est également commémoré en Ohio depuis 1910, voir Custer Monument, www.ohiohistory.org/visit/museum-and-site-locator/custer-monument, c. le 3 oct. 2018 et https://en.wikipedia.org/wiki/George_Armstrong_Custer_Equestrian_Monument, c. le 4 oct. 2018. 14 ‘Custer’s Last Stand’: the battle of Little Big Horn, 1876. California Indian Education, nd, www.californiaindianeducation.org/native_american_history/historic_indian_battles.html, c. le 5 oct. 2018. 15 7th US Cavalry Memorial, www.nps.gov/libi/learn/historyculture/7th-us-cavalry-memorial.htm, c. le 5 oct. 2018. 16 Little Bighorn Reborn. www.smithsonianmag.com/travel/little-bighorn-reborn-79240914/, c. le 9 oct. 2018. 17 Little Big Horn Battlefield, www.nps.gov/libi/index.htm, c. le 3 oct. 2018. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
comme des vaincus »18. De style très différents, les deux monuments se trouvent à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, dans le parc national, de part et d’autre de la route conduisant au musée. Une ouverture dans le mur situé à l'extrémité sud du mémorial amérindien offre aux visiteurs une vue directe sur le monument de 1881 : les deux monuments sont donc conçus pour se compléter plutôt que pour rivaliser, et souligner le thème du mémorial, « La paix par l’unité ». Ce nouveau monument n’a pas été du goût de tous : des protestations se sont élevées, faisant valoir le coût bien supérieur du monument moderne en mémoire des Amérindiens (2,3 millions $) (Reece, 2005), ou exprimant la frustration de voir un monument aux morts amérindiens érigé près des tombes des soldats américains (Brooke, 1997 ; Reece, 2005). Fig. 5. Monument aux morts américains, Little Big Horn, 1881. Source : TripAdvisor, avec permission. 18 Little Bighorn Reborn, op. cit. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 6. Monuments aux morts amérindiens, Little Big Horn, 2003. Source : Wikipédia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Indian_Monument_at_Little_Bighorn_Battlefield_National_Mon ument.JPG 2.3. Isandlwana : mémoire et tourisme La bataille d’Isandlwana, à l’instar de celle de Little Big Horn, a profondément bouleversé l’opinion, ici britannique (Lock et Quantrill 2002), un sentiment qui s’est notamment traduit dans la peinture (fig. 7 et 8)19 puis, plus tard, dans la filmographie sur l’affrontement20. Le public britannique victorien s’est trouvé « abasourdi par la nouvelle que des "sauvages brandissant des javelots" avaient vaincu l’armée britannique bien équipée » (David 2011). La bataille de Rorke’s Drift, livrée à proximité les 22 et 23 janvier 1879 lorsqu’une petite garnison britannique (150 hommes) retranchée dans une mission et un poste de commerce, a résisté à l’assaut d’un fort contingent zoulou (entre 3 000 et 4 000 hommes), a connu un fort écho dans l’opinion britannique blessée, malgré son faible impact stratégique : elle incarnait la résistance dans l’adversité et a inspiré le film Zulu de Cy Enfield (1964). 19 Plusieurs tableaux de Charles Edwin Fripp, dont The Battle of Isandlwana, 1885, National Army Museum, Londres, www.nam.ac.uk/online-collection/detail.php?acc=1960-11-182-1, c. le 3 oct. 2018 ou James McConnel, The Battle of Isandlwana, 1973, https://bookpalace.com/acatalog/info_McConnellZulu2LL.html, c. le 4 oct. 2018. 20 Mentionnons ainsi Zulu, de Cy Endfield (1964); Zulu Dawn, de Douglas Hickox (1979); voir ci-dessous. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 7. The defence of Rorke’s Drift, Alphonse de Neuville, 1879 Source : Google Art project – et Wikipédia Commons. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 8. La bataille d’Isandlwana, Charles Edwin Fripp, 1885. Source : Wikipedia commons, https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_d%27Isandhlwana#/media/File:Isandhlwana.jpg La mémoire est un enjeu politique fort dans l’Afrique du sud post-apartheid, en témoigne la transformation de la célébration du 16 décembre, commémoration afrikaner de la victoire contre les Zoulous lors de la bataille de Blood River (16 déc. 1838), en jour de la Réconciliation à partir de 1994 (Monareng, 2015). De nombreux monuments mémoriaux ont été érigés par les autorités militaires britanniques entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe sur le site de la bataille d’Isandlwana (fig. 9 à 11), et une stèle de la fin du XIXe s. se trouve également sur le site de Rorke’s Drift (fig. 12), en mémoire des seuls soldats britanniques tués, ce qui paraissait d’autant moins politiquement acceptable dans une Afrique du Sud elle aussi sensible au mouvement de poussée mémorielle, et en pleine mutation socio-politique suite à l’abolition de l’apartheid en 1991. Pour des raisons politiques, l’Afrique du Sud post-apartheid ne pouvait n’exposer que des monuments aux morts blancs sur ce site. Il n’a donc jamais été question d’éliminer les monuments britanniques, mais de les compléter avec un mémorial pour les Zoulous dans les deux parcs de l’État du KwaZulu Natal. Il s’agit là d’un choix politique qui n’allait pas de soi, car les monuments commémoratifs, enjeux géopolitiques, sont parfois délibérément détruits, comme en Namibie où le gouvernement a éliminé la statue du cavalier allemand, hommage aux soldats allemands morts lors de la répression coloniale de 1904-1908, pour la remplacer par une statue aux victimes du massacre des populations locales (Becker, 2018). En 1999, un nouveau monument en mémoire des combattants zoulous morts a ainsi été inauguré par les autorités de l’État du KwaZulu21 sur le site d’Isandlwana (fig. 13), puis un autre sur le site de Rorke’s Drift en 2005 (fig. 14). Les monuments aux morts britanniques sont de style très classique, colonnes cénotaphes honorant le souvenir des soldats tués, tandis que les monuments contemporains sont d’inspiration résolument africaine. À Isandlwana, le monument moderne est situé sur le champ de bataille, non loin des multiples cénotaphes britanniques; à Rorke’s Drift, il a été placé non loin du cénotaphe britannique et du musée, sur le terrain de l’église autrefois assiégée. 21 Isandlwana Monument, http://gertswartsculptor.homestead.com/Isandlwana.html#anchor_9, c. le 7 oct. 2018. Le monument a été vandalisé à deux reprises par, semble-t-il, des voleurs intéressés par le métal. Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
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