Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL

 
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Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL
Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales.
             Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire.
   Colonial wars and commemoration: the case of Western defeats. Power stakes on places of
                                         memory

Frédéric Lasserre
Professeur, département de Géographie, Université Laval Directeur du Conseil québécois
d’Études géopolitiques (CQEG)
Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Catinca-Adriana Stan
Professeure, département d'Études sur l'enseignement et l'apprentissage Université Laval
catinca-adriana.stan@fse.ulaval.ca

Résumé : Dans le cadre des guerres d’expansion coloniale, les armées occidentales ont
parfois connu la défaite. Au-delà de l’événement, la mémoire de ces batailles a été investie
d’un sens politique par des acteurs, dans le passé comme de manière contemporaine. Ces
batailles ont été vécues différemment dans les sociétés des protagonistes, et les pratiques
de commémoration anciennes et présentes comportent de grandes différences, selon leur
histoire propre, mais aussi les enjeux géopolitiques contemporains du contrôle des lieux de
mémoire. Comment ces événements ont-ils été mobilisés dans la construction de la
mémoire historique ? La recherche repose sur l’analyse d’un corpus de sources
bibliographiques, médiatiques et numériques. L’article, après un retour théorique, présente
le traitement mémoriel des sites de six batailles pour proposer une typologie, qui souligne
l’importance mais aussi la diversité des enjeux de pouvoir sur les processus de traitement
mémoriel de ces sites de batailles passées.
Mots-clés : histoire, mémoire, commémoration, discours, monument, représentation,
bataille, période coloniale.
Summary: in the frame of expansion colonial wars, Western armies have at times been
defeated. Beyond the event record, the memory of these battles embodied a political
meaning for actors, in the past as well as nowadays. These battles were perceived
differently in the societies of the protagonists, and ancient and present practices of
commemoration present great differences, according to their own history, but also the
contemporary geopolitical stakes of the control of places of memory. How were these
events mobilized in the construction of historical memories? The research is based on the
analysis of a body of bibliographic, media and digital sources. The article, after framing
Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL
the theoretical approach, presents the memory building processes for six battles, then
proposes a typology that emphasizes the importance but also the diversity of the power
stakes on the process of memory writing for these sites of past battles.
Keywords : history, memory, commemoration, narratives, monument, representation,
battle, colonial period.

        Nous assistons aujourd’hui à une résurgence des discours sur le passé, qui échappe
aux seuls historiens autant par l’éventail des usages publics de l’histoire (Habermas, 1988),
que par la légitimation du témoin, celui qui a traversé une expérience directe ou indirecte
en lien avec le passé raconté : on peut penser, par exemple, à la prolifération des discours
sur l’autochtonie des Albanais au Kosovo (Lasserre et al, 2016), ou la promulgation récente
de lois mémorielles en Pologne et en Ukraine (Clarini, 2018). Certes, la mémoire et
l’histoire entretiennent des relations tendues depuis la fin du Moyen Âge, quand l’historien
commence à ne plus raconter sous forme de chroniques l’histoire immédiate qui l’englobe
ou qui le concerne, mais l’histoire refroidie, lointaine, à l’aide d’une discipline historique
qui se professionnalise (Dosse, 1998) et qui a désormais recours à l’analyse méthodique
des traces du passé. L’avènement du discours mémoriel brouille l’intelligibilité de
l’histoire et en vient à produire une multitude de récits parfois directement concurrents
(Joutard, 2013), tandis que ce poids croissant de pratiques mémorielles vient renforcer
l’importance politique d’une commémoration ancrée sur les lieux de mémoire, et donc
traduisant des enjeux de contrôle de ces lieux et de leur valorisation (Lazzarotti, 2001 ;
Foucher, 1991).
        Pour illustrer ces enjeux mémoriels, nous proposons ici d’examiner le traitement
commémoratif de six batailles livrées dans le cadre des conquêtes coloniales (donc avant
l’épisode des guerres de libération menées au XXe siècle), afin de souligner les enjeux
historiques, mais aussi géopolitiques de ces monuments. Les victoires des peuples conquis
durant la phase de conquête coloniale1 sont peu nombreuses, comme l’a confirmé une
recherche documentaire. Celles qui ont été retenues reflètent des affrontements à
différentes périodes, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’en 1921. Il s’agit d’engagements de
plus de 1 000 combattants (excluant donc la guérilla), dans lesquels les conquérants
occidentaux pensaient disposer d’une supériorité matérielle déterminante, et faisant l’objet
d’un traitement mémoriel en tant que batailles, c’est-à-dire des affrontements militaires
significatifs. Enfin, ces batailles, qui parfois ont eu des répercussions sociales importantes,
sont l’objet de pratiques mémorielles très diverses2, reflets d’enjeux géopolitiques propres

1
  Ce critère conduit à l’élimination de batailles comme la défaite russe de Tsushima face à la marine japonaise
en 1905 : il ne s’agissait pas d’une tentative de conquête de la part de l’Empire russe, mais d’un conflit entre
deux ambitions impériales en Asie.
2
  Parmi les batailles qui ne sont pas étudiées ici, citons : les engagements de type guérilla dans le Maine
pendant la guerre du Roi Philippe (1675-78) entre Anglais et Amérindiens en Nouvelle-Angleterre, avec de
faibles effectifs et sans pratique commémorielle contemporaine (Schultz et Tougias 1999) ; la campagne de
Harmar, (1790), davantage une série d’engagements limités entre Américains et Amérindiens qu’une bataille
rangée ; la bataille de Barranco del Lobo (1909) pendant la guerre du Rif, militairement et politiquement
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différents : c’est cette diversité qui nous intéresse ici. Ces batailles sont souvent peu
connues, et leur héritage mémoriel, social et politique, peu étudié dans la littérature, surtout
dans une approche comparative. Pourtant, elles ont été instrumentalisées tout autant que
les guerres de libération, et cela de diverses manières, dans la construction de discours
politiques et de lieux de mémoire. Quels discours ont-elles permis de construire ? Quelles
disparités dans les modes de commémoration peut-on observer, et quelles tensions
contemporaines cela traduit-il ? La première partie de cet article abordera, de manière
théorique, la construction des discours mémoriels ainsi que les enjeux politiques liés à la
commémoration. Dans une deuxième partie, nous analysons le traitement mémoriel des six
batailles, afin de saisir la manière dont les sociétés fabriquent, s’approprient et
instrumentalisent ces événements, pour enfin proposer une typologie de ces batailles afin
de souligner la diversité des enjeux politiques et de l’instrumentalisation politique de ces
lieux de mémoire. Compte tenu de la quasi-inexistence d’études sur ce sujet, cet article
traduit une démarche exploratoire et comparative, basée sur l’analyse de la littérature
scientifique et médiatique et sur un corpus de sources bibliographiques, médiatiques et
numériques. Certains éléments de cet article ont été présentés dans Lasserre 2016.

1. L’AVÈNEMENT DU DISCOURS MÉMORIEL ET DE L’ENJEU
   POLITIQUE DES LIEUX DE MÉMOIRE
        1.1.Histoire et représentations
        L’histoire est souvent écrite par les vainqueurs, qui imposent alors leur
interprétation des événements et leur vision des vaincus (Goody, 2006). Ce constat
souligne le poids des représentations dans le discours historique dominant, non qu’il soit
forcément délibérément biaisé, mais parce que les historiens se heurtent à la difficulté de
se détacher de leurs propres représentations et préjugés, quand le discours historique n’est
pas délibérément manipulé par les pouvoirs publics (Stan, 2013). Le discours historique
est rédigé par des narrateurs ou chercheurs humains, donc dotés de représentations propres
qui viennent teinter tout discours, fût-il animé d’une quête scientifique (Lasserre, Gonon
et Mottet, 2016), mais aussi parce qu’il représente un enjeu politique : définir le discours
historique permet de légitimer la lecture et les conditions du vainqueur, et cet enjeu3 permet
de comprendre l’importance accordée souvent au contrôle des recherches historiques et
archéologiques (Lasserre, 1996 ; Payot, 2010).
       Ce fait est important à garder à l’esprit, dans un contexte de « poussée mémorielle »
(Joutard, 2013), de désir croissant, des pouvoirs publics comme du public, de célébrer des
événements du passé, car, si ce besoin de mémoire intervient en partie en réaction face à

moins importante qu’Anoual étudiée ci-après (de Madariaga 2011); la bataille de Dembeguina entre troupes
italiennes et éthiopiennes en 1935, évoquée ici mais pas étudiée : sans lendemain militaire, la bataille n’est
pas commémorée.
3
  C’est cet enjeu qui pousse le gouvernement chinois à survaloriser les vestiges laissés par des pêcheurs
supposés chinois sur les îlots disputés en mer de Chine du Sud (Lasserre 1996); ou qui permet de comprendre
les difficultés majeures rencontrées par le projet de rédaction d’un manuel d’histoire commun aux États des
Balkans (Koulouri 2006).
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un discours historique jugé désincarné, détaché des réalités perçues des populations, voire
entaché d’erreurs et d’oublis, la célébration d’événements du passé qui en découle n’est
pas davantage garante d’une objectivité, aussi chimérique que le discours historique passé :
toute commémoration, tout discours mémoriel est aussi affecté par le biais fondamental de
la mémoire, faite de sélection, d’oublis et de distorsions. La commémoration est ainsi une
activité sociale et politique de re-construction du passé (Wyllie, 2014).
        Sur le plan épistémologique, on assiste à un double intérêt des historiens, d’une part
pour davantage prendre en compte les perceptions, les vécus des individus, et étudier quels
sont les lieux, les événements spécifiques qui aujourd’hui, de manière très subjective, sont
inscrit dans la mémoire collective4 ; et d’autre part de prise en compte du fait que l’histoire
est un discours, forcément orienté, en général écrit par les vainqueurs (Veyne, 1971 ;
Goody, 2006).
       Ce souci de mémoire se nourrit donc d’une réaction par rapport à une histoire qui a
pu gommer, du moins le perçoit-on, la perception de groupes minoritaires. Mais il se nourrit
également d’un nouveau rapport au temps et à la manière dont on peut s’insérer, en tant
que groupe historiquement marginalisé, dans le temps long de l’histoire (Hartog, 2003).
        1.2. Mémoire et histoire, une relation complexe
        Si nous sommes aujourd’hui dans l’abus de la mémoire (Todorov, 1995 ; Lefebvre,
2000 ; Nora, 2011), qui s’exprime souvent par une mémoire manipulée, mémoire
empêchée ou abusivement convoquée (Ricœur, 2000) lors des commémorations des
événements passés, c’est aussi parce que ces rites sociaux permettent de produire un effet
mémoriel du passé. En effet, « assister, c’est prendre part. […] Être spectateur est donc une
manière authentique de prendre part » (Gadamer, 1976 : 51). Les individus qui célèbrent
ont donc l’impression de faire partie de l’histoire de leur communauté et de s’inscrire dans
une continuum passé présent. Pourtant, plusieurs aspects distinguent la mémoire de
l’histoire.
       La mémoire n’est pas soumise à l’impératif de la vérité et à l’exigence critique.
N’entretenant qu’un lointain rapport avec la réalité du passé (Bonniol, 2008), elle est
souvent orientée et instrumentalisée en fonction des débats politiques et sociaux
contemporains. La mémoire n’est pas l’Histoire, c’est même souvent le contraire, selon
Paul Garde (Tertrais 2017). La mémoire divise et l’Histoire seule réunit (Nora, 2006).
        La mémoire collective désigne l’inscription dans l’histoire d’un groupe concerné.
Selon la définition du sociologue français Maurice Halbwachs, la mémoire est collective
non seulement parce que plusieurs personnes partagent les mêmes représentations sur le
passé, mais aussi parce que la société structure la mémoire et les souvenirs des individus.
Il s’agit des cadres sociaux de la mémoire (Halbwahcs, 1994). Il y a donc une mémoire
collective et une multiplicité de mémoires individuelles, reliées par les cercles

4
  Un exemple majeur de ce changement d’approche historique est le travail considérable de Pierre Nora
incarné dans Les Lieux de mémoire, en plusieurs tomes publiés de 1984 à 1992.
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concentriques de la mémoire : mémoires individuelles, mémoires familiales, mémoires de
groupe, mémoires nationales (Halbwachs, 1994). La mémoire donc joue à la fois le rôle de
faculté de réactiver, mais aussi et surtout de tradition partagée (Comet, Lejeune et Maury-
Rouan, 2008 : 20).
        Les événements qui font l’objet d’un discours mémoriel sont souvent, à l’origine,
des événements violents et controversés. Ce que nous célébrons sous le titre d’événements
fondateurs, ce sont pour l’essentiel des actes violents légitimés après coup par un État de
droit précaire, légitimés, à la limite, par leur ancienneté même, par leur vétusté. Les mêmes
événements se trouvent ainsi signifier pour les uns gloire, pour les autres humiliation
(Ricœur, 2000 : 99)
        Les sociétés commémorent souvent des événements qui constituent déjà des enjeux
du présent, dans une quête qui va au-delà de la reconnaissance formelle des blessures
qu’elles ont subies dans le passé. Au nom de la justice sociale, elles demandent une
réparation du passé. Or, comme le souligne Tzvetan Todorov, « Le devoir de mémoire est
le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi. […] La victime dont il est
ici question, c’est la victime autre, autre que nous » (Todorov, 1995 : 108).
        1.3. Les lieux de mémoire : des enjeux politiques forts
        Ce discours mémoriel, reflet du choix d’un acteur de se souvenir d’un événement
particulier, traduit donc un choix à la résonance politique – qui sont les vainqueurs,
comment chercher une légitimité politique dans tel ou tel événement historique (Nora
1984). Il peut s’incarner dans des lieux, dits lieux de mémoire pour reprendre l’expression
largement diffusée de Pierre Nora et aujourd’hui communément employée (Lazzarotti,
2012). Les monuments aux morts ou visant à célébrer des batailles en sont de bons
exemples : ils supposent qu’un acteur, souvent le vainqueur mais pas toujours comme on
le verra, érige un monument en mémoire de ses morts et pour marquer qu’en ce lieu,
l’ennemi a été vaincu, ou parfois que ses troupes sont tombées héroïquement dans la défaite
aux mains d’ennemis barbares. Un abondant héritage européen de monuments aux morts
s’est développé à partir de la fin du XIXe siècle, puis a connu son essor après la Première
Guerre mondiale : ces monuments avaient alors la double fonction sociale de porter un
deuil collectif, national, et politique ainsi que de resserrer la société autour de symboles
collectifs, nationaux (Pignard, 2014 ; Aubry et de Oliveira, 2014). Les lieux de mémoire,
en particulier les monuments commémoratifs aux morts, n’échappent pas à la politisation
possible du patrimoine (Gadamer, 1996 ; Belot, 2017 ; Even-Zohar, 2017 ; Gensburger et
Lefranc, 2017), ne serait-ce que parce qu’ils renvoient à une « volonté politique de
mémoire » (Namer, 1983, p.5) et sont pensés à l’aune quasi exclusive de l’usage politique
du passé (Lavabre, 2014), par exemple pour étayer une revendication de souveraineté (Têtu
et al, 2018). « Le monument aux morts est ainsi un « lieu discursif », dans la mesure où il
produit un territoire et une identité : ce lieu permet dès lors, par sa mise en visibilité par le
biais de la ritualisation de la commémoration, au territoire de devenir un mythe » (Tratnjek,
2009). Ces monuments constituent un outil de « propagande politique dans l’invention de
l’histoire » (Koleva, 2018, p.181), une « idéologie identitaire en vertu d’une mise en scène
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plus ou moins habile » (Bédard, 2002, p.53) et servent à une instrumentalisation du passé,
ancrée dans un lieu du quotidien, au profit d’une politique (Lazzarotti, 2001). En incarnant
le choix d’un acteur de commémorer certains événements, d’établir un monument à un
endroit spécifique, pour traduire un discours qui lui est propre et qui traduit une lecture
souvent politique d’un événement, ils traduisent bien un enjeu de pouvoir sur un territoire
comme marqueur des conséquences sociales et politiques de cet événement : ils incarnent
de ce fait des enjeux géopolitiques (Tratnjek, 2011 ; Ginet et Wiesztort, 2013 ; Greani,
2017 ; Grumel-Jacquignon, 2018). La tension autour de ces monuments explique aussi que
certains monuments soient délibérément détruits par d’autres acteurs par la suite (Denis,
2006).
        Dès lors, le lieu de mémoire commémorant une bataille est investi d’une forte
valeur politique dans la mesure où il souligne l’issue d’un affrontement militaire, ou encore
parce qu’il souligne le rôle de tel ou tel acteur dans le conflit. Plus encore, ce lieu hautement
symbolique devient un élément structurant de l’espace public. Il constitue un repère
signifiant où peuvent s’affirmer des positions politiques ou sociales (Sniter, 2004).
Le lieu de mémoire peut, de plus, être investi d’une valorisation touristique, laquelle peut
avoir une fonction politique. Au-delà de la valorisation économique, très présente à partir
du début des années 1990 pour les monuments de la Première Guerre mondiale en France
par exemple (Hertzog, 2014), la mise en tourisme de lieux de commémoration, dans le
cadre de l’essor du tourisme dit de mémoire (Jacquot et al, 2018) peut viser la confirmation,
la caution des motivation politiques de l’aménagement du site (Lazzarotti, 2001) ou encore
une réconciliation idéalisée entre les peuples (Hertzog, 2012).

2. LE SOUVENIR DES BATAILLES DU PASSÉ : QUELS DISCOURS POUR LES DÉFAITES
OCCIDENTALES ?
        Les guerres de libération qui ont abouti à la fin des empires coloniaux européens au
cours de la seconde moitié du XXe siècle ont été largement décrites, et leur mémoire
racontée par l’historiographie tant des anciennes puissances coloniales que des pays
devenus indépendants (Cooper, 1994 ; Triulzi, 2006 ; Kössler, 2007 ; Cabecinhas et Feijó,
2010 ; Cardina et Sena Martins, 2018). Sur le plan historique, le traitement des guerres de
libération est clairement distingué de l’étude des guerres de conquête (Charnay, 1984 ;
Pascal, 2009). Ces guerres de décolonisation ont mis un terme à l’occupation coloniale, qui
a commencé souvent par une guerre de conquête. Il s’agit ici d’examiner le traitement
mémoriel de six batailles livrées dans le cadre de la conquête coloniale5, au cours
desquelles le belligérant occidental a connu une défaite, bien souvent sans effet politique
déterminant sur l’issue générale du conflit (tableau 1) puisque seule la première guerre
italo-éthiopienne a finalement été remportée par l’Empire éthiopien en 1896, l’Italie
triomphant lors du 2e conflit italo-éthiopien de 1935-1936.

5
  Comprise ici comme le processus de conquête des territoires par des puissances occidentales, en
Amérique du Nord mais aussi en Afrique.
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Six batailles sont abordées dans cet article : il ne s’agit pas d’une liste exhaustive,
mais de plusieurs cas diversement connus et commémorés.
        En Amérique du Nord, Little Big Horn demeure une bataille des guerres
amérindiennes relativement connue. Livrée en juin 1876 entre le 7e régiment de cavalerie
commandé par le colonel Custer et une coalition de Sioux, Cheyennes et Arapahos, elle
s’est soldée par la destruction du 7e régiment. Défaite majeure mais sans portée politique,
elle eut un profond retentissement dans l’opinion publique américaine, et conduisit au
massacre de Wounded Knee par le même 7e régiment de cavalerie en 1890, dernière bataille
des guerres amérindiennes aux États-Unis. Cette bataille est bien plus connue dans
l’opinion publique que la bataille de la rivière Wabash, dans le cadre de la guerre indienne
du Nord-ouest (Northwest Indian War), réputée la « pire défaite américaine » contre des
combattants amérindiens (California Indian Education, 2008 ; Calloway, 2015). Le 4
novembre 1791, les Amérindiens de la coalition des Miamis, Shawnees et Delawares ont
détruit le campement des troupes américaines commandées par le général St. Clair. Cette
victoire amérindienne faisait suite à une autre défaite américaine, la campagne de Harmar
(19-22 octobre 1790) au cours de laquelle une rapide succession d’engagements militaires
a conduit au retrait des troupes américaines avancées en Ohio, commandées par le général
Harmar. La bataille de Wabash, n’eut pas, là encore, de portée politique durable : le 20
août 1794, la bataille de Fallen Timbers mit un terme à la guerre indienne du Nord-ouest
avec une victoire américaine.
       En Afrique, la bataille d’Isandlwana en janvier 1879, dans le cadre de la guerre
anglo-zouloue, a abouti à la destruction de deux détachements britanniques. Malgré leur
net désavantage technologique, les troupes zouloues ont infligé une sévère défaite à des
troupes britanniques trop confiantes et mal commandées. Cette victoire zouloue n’a pas
empêché la victoire britannique finale le 4 juillet 1879 à la bataille d’Ulundi.
        La bataille d’Adoua a eu lieu à la fin de la première guerre italo-éthiopienne (1887-
1896). Le désastre militaire força l’Italie à renoncer à ses projets de conquête de l’Éthiopie
jusqu’en 1935, lorsqu’elle envahit à nouveau l’empire éthiopien pour cette fois-ci parvenir
à le subjuguer (2e guerre italo-éthiopienne, 1935-1936).
       La bataille d’El Herri n’a pas eu de conséquence politique durable mais débuta une
longue guerre. Marquant une défaite française face à la confédération Zayan qui refusait le
protectorat français établi sur le Maroc en 1912, elle n’a pas empêché les troupes coloniales
de vaincre la révolte (1914-1921), malgré la poursuite d’une guérilla dans les zones de
montagne jusque dans les années 1930.
       La bataille d’Anoual a marqué une cinglante défaite espagnole dans la guerre du
Rif (1920-1926), là encore au Maroc, contre la république berbère du Rif. Suite à la défaite
d’Anoual, les Espagnols perdirent tous les territoires qu’ils avaient difficilement conquis
dans le nord marocain depuis 1909. Malgré le recours à des armes chimiques, l’armée
espagnole ne parvint pas à soumettre l’adversaire, une réalité politiquement d’autant plus
douloureuse que la campagne de conquête marocaine débutée en 1909 avait comme

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objectif politique non avoué de dépasser l’humiliation de la défaite lors de la guerre
         hispano-américaine de 1898 qui avait abouti à la perte du reste de l’empire des Amériques
         (Cuba, Porto Rico) et des Philippines (Martínez Gallego et Laguna Platero, 2014). La
         France, après avoir vaincu l’essentiel de la révolte des Zayans, intervint aux côtés de
         l’Espagne en 1924, aboutissant à la défaite de la république du Rif en 1926.
                 Ces batailles sont très diverses. De par les effectifs engagés tout d’abord : environ
         2 200 combattants à Little Big Horn, contre au moins 26 000 à Anoual et 117 000 à Adoua,
         bataille majeure avec présence de nombreuses pièces d’artillerie de part et d’autre. Diverses
         de par les conséquences militaires et politiques aussi : la bataille d’Isandlwana ne parvint
         pas à enrayer l’invasion britannique du royaume zoulou, vaincu quelques mois plus tard.
         La bataille de la rivière Wabash n’empêcha pas le triomphe américain trois ans plus tard,
         tout comme la bataille de Little Big Horn ne dissuada pas l’armée américaine de continuer
         à investir le territoire amérindien à l’ouest des États-Unis. En revanche, la bataille d’Anoual
         accula l’armée espagnole à se retrancher sur ses positions de Melilla et Ceuta pendant des
         années, et força Madrid à solliciter une intervention française en 1924. La bataille d’Adoua
         mit un terme aux projets de conquête italiens pour 39 ans. Intervenant quelques années
         après la guerre égypto-éthiopienne (1875-1876), le conflit renforça la méfiance de
         l’Éthiopie envers l’étranger et aboutit à une politique étrangère plutôt isolationniste
         (Lasserre 2010). Le tableau suivant illustre les forces en présence et les conséquences des
         six batailles.
                    Tableau 1. Six défaites occidentales dans le cadre de guerres de conquête coloniales

Nom de la                                           Belligérant                    Belligérants                        Issue de la
                         Cadre           Date                       Effectifs                         Effectifs          bataille
bataille                                            occidental                       locaux

                         Guerre                                                   Coalition des                        Les troupes
Rivière Wabash
                      indienne du       4 nov.                                      Miamis,                            américaines
aussi St. Clair’s                                   États-Unis        1 400                             1 000
                      Nord-ouest         1791                                     Shawnees et                         sont écrasées
Defeat
                       1790-1794                                                   Delawares

                                                                   630 morts                          25 morts
Little Big Horn                                                                                                          Le 7e
                                                                                  Coalition des
aussi Custer’s         Guerre des                                                                                     régiment de
                                        25 juin                                     Sioux,
Last Stand             Black Hills                  États-Unis         700                              1 500         cavalerie est
                                         1876                                     Cheyennes et
aussi Greasy           1874-1890                                                                                        dispersé
                                                                                   Arapahos
Grass
                                                                                                      60 à 100
                                                                   268 morts
                                                                                                       morts
                                                                                                                       Destruction
                     Guerre anglo-                                                                                          des
                                      22 janvier      Empire                        Royaume
Isandlwana             zouloue                                        1 837                            20 000         détachements
                                        1879        britannique                      zoulou
                        1879                                                                                           britanniques

         Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
         occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
         le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL
1 300
                                                                                                         1 000 morts
                                                                         morts
                   1ère guerre italo-                                   17 700                             100 000            Défaite
                                         1er mars      Royaume                            Empire                             italienne
Adoua                éthiopienne                                      56 pièces                           42 pièces
                                          1896          d’Italie                         éthiopien                           majeure
                      1894-1896                                       d’artillerie                        d’artillerie
                                                                         6 394
                                                                        morts,
                                                                                                         3 867 morts
                                                                         3 000
                                                                      prisonniers
El Herri
aussi Elhri
aussi Amtwi n         Guerre des                                                                                              Défaite
                                         13 nov.                                      Confédération                          française
Lhri en                Zayans                            France          1 230                               5 000
                                          1914                                        berbère Zayan                         importante
amazigh               1914-1921
aussi Affaire de
Khénifra
                                                                       620 morts                           182 morts
                                                                                                                              Défaite
                                                                                                           3 000 à
                                        22 juillet –                    23 000                                              stratégique
                    Guerre du Rif                      Royaume                        République du        18 000a
Anoual                                    9 août                      100 pièces                                            des troupes
                     1920-1926                         d’Espagne                          Rif             23 pièces
                                           1921                       d’artillerie                                          espagnoles
                                                                                                          d’artillerie
                                                                       13 363
                                                                                                          800 à 1 000
                                                                       morts ou
                                                                                                            morts
                                                                       blessés
         Sources : Sugden, J. (2000), Blue Jacket : Warrior of the Shawnees, Lincoln, University of Nebraska Press;
         Edel, W. (1997) Kekionga! : the worst defeat in the history of the U.S. Army, Westport, Praeger;
         Buffenbarger, T (2011). St. Clair's Campaign of 1791: A Defeat in the Wilderness That Helped Forge Today's
         U.S. Army. U.S. Army Heritage and Education Center; Eckert, A. (1995), That Dark and Bloody River, New
         York : Bantam; Thomas, R. (2016), Indian Casualties of the Little Big Horn Battle,
         www.littlebighorn.info/Articles/IndianCasualties.pdf; Philbrick, N. (2010). The Last Stand: Custer, Sitting
         Bull, and the Battle of the Little Bighorn, Viking; Urwin, G. (2019). Battle of the Little Bighorn, Encyclopedia
         Britannica, www.britannica.com/event/Battle-of-the-Little-Bighorn; Knight, I. (2002). Isandlwana 1879:
         The Great Zulu Victory, Londres : Osprey; Knight, I. (2003). The Anglo-Zulu War. Osprey; Lock, R., &
         Quantrill, P. (2015). Zulu victory: the epic of Isandlwana and the cover-up. New York : Frontline Books;
         Pollard, T. (2002). The Mountain is their Monument. In Doyle, Peter; Bennett, Matthew R. Fields of Battle.
         Kluwer Academic Publishers, p. 118-131; Morris, D. (1998). The Washing of the Spears: A History of the
         Rise of the Zulu Nation under Shaka and Its Fall in the Zulu War of 1879. Johannnesbourg : Da Capo Press;
         Snook, M. (2006). Like Wolves on the Fold: The Defence of Rorke's Drift. Londres : Greenhill Books; Brown,
         P. et Yirgu, F. (1996) The Battle of Adwa 1896, Chicago: Nyala; Jonas, R.A. (2011) The Battle of Adwa:
         African Victory in the Age of Empire, Bellknap Press; Pando, J. (1999). Historia Secreta del Annual. Madrid:
         Temas de Hoy; La Porte Fernández-Alfaro, P. (2003). El desastre de Annual y la crisis de la Restauración
         en España (1921-1923), Universidad Complutense de Madrid, Servicio de Publicaciones; Francisco, L. M.
         (2014). Morir en África: la epopeya de los soldados españoles en el Desastre de Annual. Barcelona: Crítica;
         Etat-major des armées- Service historique (1939). Les armées françaises dans la Grande guerre. Tome IX.
         9,3; Voinot, L. (1939). Sur les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc. Charles-Lavauzelle et Cie;
         Drouin, J. (1975). Un Cycle oral hagiographique dans le Moyen-Atlas marocain. Paris : Publications de la
         Sorbonne.

         Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
         occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
         le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire - Corpus UL
a
 Grandes divergences dans les sources.. F. Caballero Poveda (1984). La Campaña del 21 en cifras reales (I)
et (II), Ejército, no 522 et 523 ; D. Bloxham, A. Dirk Moses (2010). The Oxford Handbook of Genocide
Studies, Oxford Univ. Press.

        Il existe un discours, une pratique mémorielle visant à commémorer ces batailles
de l’époque des guerres de conquête coloniales, qui n’avaient souvent pas connu, pendant
longtemps, d’attention particulière dans le discours des historiens, ou encore étaient l’objet
d’un discours mémoriel élaboré par les seuls Occidentaux. Les monuments occidentaux
remontent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle ; les commémorations
pratiquées par les pouvoirs publics des pays issus de l’indépendance ou par des associations
autochtones ou locales, sont beaucoup plus récentes et remontent aux années 1980. Ces
pratiques sont très diverses, dans leur visibilité et dans les enjeux politiques contemporains
qu’elles traduisent. Ce discours mémoriel prend plusieurs formes : monuments aux morts
certes, qui rassurent d’une part les endeuillés en leur promettant de garder intact le nom de
leurs disparus, et d’autre part rassemblent la société post-conflit, surtout en cas de défaite,
pour invoquer la solidarité nationale (Pignard, 2014) ; mais aussi films, livres, stèles,
célébrations publiques, valorisation touristique... A travers la diversité de la forme de la
commémoration se lit aussi la représentation des héritiers des belligérants, Occidentaux et
peuples conquis in fine malgré ces défaites occidentales.

2.1. Wabash : une tragédie américaine largement oubliée
        Ainsi, les batailles de Wabash et de Little Big Horn, à des degrés divers, étaient
bien retracées dans l’historiographie américaine, mais du point de vue américain : la
bataille de Wabash était plus connue sous le nom de St.Clair’s Defeat, du nom du général
qui commandait les forces américaines lors du désastre militaire6. La bataille de Wabash
est l’objet de peu d’attention mémorielle : on relève ainsi quelques panneaux à vocation
historique installés par la Société Historique de Fort Recovery, ou par l’association privée
Ohio Historical Society, qui viennent en écho à la victoire de Fort Recovery de 1794 (fig.
1 à 3), mais elle est largement tombée dans l’oubli (Feng, 2014 ; Calloway, 2015).

6
  St. Clair’s Defeat. www.ohiohistorycentral.org/w/St._Clair%27s_Defeat, c. le 3 oct. 2018; Feng 2014.
Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 1. Panneau historique, St Clair’s Defeat, 1954.
        Source : Dale K. Benington, 5 juin 2009. Avec la permission de HMdb (Historical Markers
database), www.hmdb.org/Marker.asp?Marker=19950

        Fig. 2. Autre panneau explicatif, St. Clair’s Defeat, 2003.
      Source : Dale K. Benington, 5 juin                  2009.   Avec    la   permission    de    HMdb,
www.hmdb.org/PhotoFullSize.asp?PhotoID=68673

Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 3. Panneau historique, Wayne’s Victory, écho à St. Clair’s Defeat, 2003.
      Source : Dale K. Benington,             5    juin   2009.   Avec    la   permission    de   HMdb,
www.hmdb.org/marker.asp?marker=20333

         En revanche la bataille de Fort Recovery, victoire américaine en juillet 1794, est
célébrée depuis 1913 avec l’inauguration d’un monument à la mémoire des soldats
américains tués, décidé en 1908 par le président Taft7 et financé par le Congrès (Keller et
al, 2011) (fig. 4)8, puis la construction d’un musée9, et même l’organisation de célébrations
commémoratives (Kincald, 2013) le jour du Souvenir (Memorial Day10). Le 11 septembre
2016, la date n’étant pas fortuite, a été inaugurée la place des Vétérans de Fort Recovery11
non loin du monument inauguré en 1913. La perspective est résolument américaine : la
défaite est mentionnée sous le nom du général américain (St. Clair’s Defeat), la victoire
souligne celle de son collègue Wayne et l’effacement de la « pire défaite » de l’armée
américaine (Edel, 1997) grâce à la victoire du fort Recovery (= récupération,
rétablissement). A travers ces lieux et cérémonies, il s’agit de commémorer la lutte
difficile, puis la victoire finale des États-Unis dans la guerre indienne du Nord-ouest (1790-

7
  Village of Fort Recovery, www.fortrecovery.org/Monument-Park.html, c. le 28 fév. 2019.
8
  Monument Park, Village of Fort Recovery, www.fortrecovery.org/Monument-Park.html, c. le 9 oct. 2018.
9
  Fort Recovery State Museum, situé à Fort Recovery, Ohio. www.fortrecoverymuseum.com/, c. le 5 oct.
2018.
10
   Jour férié aux États-Unis, le dernier lundi de mai, pour rendre hommage aux membres des Forces armées
des États-Unis morts au combat toutes guerres confondues.
11
   Ed Gebert, Sacrifices remembered. Fort veterans plaza dedication set for Sept. 11. Daily Standard, 1er
sept. 2016, www.dailystandard.com/archive/2016-09-01/stories/30284/sacrifices-remembered, c. le 9 oct.
2018.
Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
1794), soulignée par le traité de Greenville de 1795 qui permit l’annexion d’une grande
partie de l’Ohio.

        Fig. 4. Monument aux morts américains, batailles de Wabash et de Fort Recovery.
1913.
         Source : Johnson Mechanical, avec permission, www.johnsonmechanical.net/ft-recovery-oh-
heating-air-conditioning-contractor/

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2.2 Little Big Horn : commémorer la tragédie humaine au-delà des victimes de
l’armée américaine
        D’innombrables livres et films américains ont retracé l’histoire de la bataille de
Little Big Horn12, souvent pour dépeindre la résistance héroïque du général Custer13, d’où
le nom de la bataille qui a longtemps coexisté avec celui de Little Big Horn, Custer’s Last
Stand, ou avec le nom amérindien de Greasy Grass14. Ce n’est que plus récemment qu’on
y dépeint la tragédie humaine de l’affrontement, et non le seul martyre du 7e régiment de
cavalerie. Un cénotaphe, de style classique (Aubagnac, 2014; Aubry et de Oliveira, 2014 ;
Pignard, 2014), en mémoire des seuls morts du régiment américain avait été érigé par le
Département de la Guerre en 188115 (Fig. 5), comme pour la commémoration de la bataille
de Wabash, sur le site préservé dès 1879 par la création du parc national (National
Monument).
        Le Service des Parcs Nationaux (National Park Service) devint propriétaire du site
de la bataille suite au transfert du département de la Guerre le 1er juillet 1940 (Janiskee,
2008). Le 22 mars 1946, le parc historique fut appelé Custer Battlefield National
Monument, avec donc une perspective très axée sur la tragédie du régiment américain.
Suite à un long travail sur l’opinion publique, mené notamment par le groupe de pression
American Indian Movement et à une évolution des représentations sociales et politiques
(Reece, 2005), le 10 décembre 1991, un décret signé du président George H.W. Bush
transforma le nom en Little Bighorn Battlefield National Monument, éliminant la référence
directe à la seule épopée de Custer et optant pour un nom connu et neutre, entre le nom
amérindien Greasy Grass et le nom centré sur la tragédie du 7 e régiment, Custer’s Last
Stand. Le décret de 1991 prévoyait également l’édification d’un monument à la mémoire
des combattants amérindiens, proche du mémorial au 7e régiment (Janiskee, 2008). En
2003, le Service des Parcs Nationaux a inauguré16 un monument d’inspiration nettement
amérindienne, en mémoire des combattants amérindiens tués lors de l’affrontement17 (fig.
6), signe du changement radical décidé en 1991 dans l’approche de la commémoration de
la bataille, plus inclusif et rendant hommage aux morts des deux camps. « Avec un nouveau
mémorial indien, le site de Custer’s Last Stand [sic] attire les descendants des vainqueurs

12
   Parmi ces nombreux films, on peut relever General Custer at the Little Big Horn (1926) de H. Fraser;
Custer’s Last Stand (1936), d’E. Clifton; They Died with Their Boots On (1941), de R. Walsh; Little Big
Horn (1951), de C. Warren; Sitting Bull (1954), de S. Salkow et R. Cardona; Glory Guys (1965), d’A.
Lavende; Custer of the West (1967) de R. Siodmak; Little Big Man (1970), avec D. Hoffman, d’A. Penn; et
Crazy Horse (1996) de J. Irving.
13
    Le lieu de sa naissance est également commémoré en Ohio depuis 1910, voir Custer Monument,
www.ohiohistory.org/visit/museum-and-site-locator/custer-monument, c. le 3 oct. 2018 et
https://en.wikipedia.org/wiki/George_Armstrong_Custer_Equestrian_Monument, c. le 4 oct. 2018.
14
   ‘Custer’s Last Stand’: the battle of Little Big Horn, 1876. California Indian Education, nd,
www.californiaindianeducation.org/native_american_history/historic_indian_battles.html, c. le 5 oct. 2018.
15
   7th US Cavalry Memorial, www.nps.gov/libi/learn/historyculture/7th-us-cavalry-memorial.htm, c. le 5
oct. 2018.
16
   Little Bighorn Reborn. www.smithsonianmag.com/travel/little-bighorn-reborn-79240914/, c. le 9 oct.
2018.
17
   Little Big Horn Battlefield, www.nps.gov/libi/index.htm, c. le 3 oct. 2018.
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comme des vaincus »18. De style très différents, les deux monuments se trouvent à quelques
dizaines de mètres l’un de l’autre, dans le parc national, de part et d’autre de la route
conduisant au musée. Une ouverture dans le mur situé à l'extrémité sud du mémorial
amérindien offre aux visiteurs une vue directe sur le monument de 1881 : les deux
monuments sont donc conçus pour se compléter plutôt que pour rivaliser, et souligner le
thème du mémorial, « La paix par l’unité ».
       Ce nouveau monument n’a pas été du goût de tous : des protestations se sont
élevées, faisant valoir le coût bien supérieur du monument moderne en mémoire des
Amérindiens (2,3 millions $) (Reece, 2005), ou exprimant la frustration de voir un
monument aux morts amérindiens érigé près des tombes des soldats américains (Brooke,
1997 ; Reece, 2005).

        Fig. 5. Monument aux morts américains, Little Big Horn, 1881.
        Source : TripAdvisor, avec permission.

18
   Little Bighorn Reborn, op. cit.
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Fig. 6. Monuments aux morts amérindiens, Little Big Horn, 2003.
          Source :                              Wikipédia                                 Commons,
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Indian_Monument_at_Little_Bighorn_Battlefield_National_Mon
ument.JPG

2.3. Isandlwana : mémoire et tourisme
        La bataille d’Isandlwana, à l’instar de celle de Little Big Horn, a profondément
bouleversé l’opinion, ici britannique (Lock et Quantrill 2002), un sentiment qui s’est
notamment traduit dans la peinture (fig. 7 et 8)19 puis, plus tard, dans la filmographie sur
l’affrontement20. Le public britannique victorien s’est trouvé « abasourdi par la nouvelle
que des "sauvages brandissant des javelots" avaient vaincu l’armée britannique bien
équipée » (David 2011). La bataille de Rorke’s Drift, livrée à proximité les 22 et 23 janvier
1879 lorsqu’une petite garnison britannique (150 hommes) retranchée dans une mission et
un poste de commerce, a résisté à l’assaut d’un fort contingent zoulou (entre 3 000 et 4 000
hommes), a connu un fort écho dans l’opinion britannique blessée, malgré son faible impact
stratégique : elle incarnait la résistance dans l’adversité et a inspiré le film Zulu de Cy
Enfield (1964).

19
   Plusieurs tableaux de Charles Edwin Fripp, dont The Battle of Isandlwana, 1885, National Army
Museum, Londres, www.nam.ac.uk/online-collection/detail.php?acc=1960-11-182-1, c. le 3 oct. 2018 ou
James McConnel, The Battle of Isandlwana, 1973,
https://bookpalace.com/acatalog/info_McConnellZulu2LL.html, c. le 4 oct. 2018.
20
   Mentionnons ainsi Zulu, de Cy Endfield (1964); Zulu Dawn, de Douglas Hickox (1979); voir ci-dessous.
Frédéric Lasserre et Catinca Adriana Stan, « Guerres coloniales et commémoration : le cas des défaites
occidentales. Enjeux de pouvoir sur des lieux de mémoire », L’Espace Politique, 36 | 2018-03, mis en ligne
le 1er juin 2019. URL : http:// journals.openedition.org/espacepolitique/5591.
Fig. 7. The defence of Rorke’s Drift, Alphonse de Neuville, 1879
        Source : Google Art project – et Wikipédia Commons.

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Fig. 8. La bataille d’Isandlwana, Charles Edwin Fripp, 1885.
          Source :                                 Wikipedia                                   commons,
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_d%27Isandhlwana#/media/File:Isandhlwana.jpg

        La mémoire est un enjeu politique fort dans l’Afrique du sud post-apartheid, en
témoigne la transformation de la célébration du 16 décembre, commémoration afrikaner
de la victoire contre les Zoulous lors de la bataille de Blood River (16 déc. 1838), en jour
de la Réconciliation à partir de 1994 (Monareng, 2015). De nombreux monuments
mémoriaux ont été érigés par les autorités militaires britanniques entre la fin du XIXe siècle
et le début du XXe sur le site de la bataille d’Isandlwana (fig. 9 à 11), et une stèle de la fin
du XIXe s. se trouve également sur le site de Rorke’s Drift (fig. 12), en mémoire des seuls
soldats britanniques tués, ce qui paraissait d’autant moins politiquement acceptable dans
une Afrique du Sud elle aussi sensible au mouvement de poussée mémorielle, et en pleine
mutation socio-politique suite à l’abolition de l’apartheid en 1991. Pour des raisons
politiques, l’Afrique du Sud post-apartheid ne pouvait n’exposer que des monuments aux
morts blancs sur ce site. Il n’a donc jamais été question d’éliminer les monuments
britanniques, mais de les compléter avec un mémorial pour les Zoulous dans les deux parcs
de l’État du KwaZulu Natal. Il s’agit là d’un choix politique qui n’allait pas de soi, car les
monuments commémoratifs, enjeux géopolitiques, sont parfois délibérément détruits,
comme en Namibie où le gouvernement a éliminé la statue du cavalier allemand, hommage
aux soldats allemands morts lors de la répression coloniale de 1904-1908, pour la
remplacer par une statue aux victimes du massacre des populations locales (Becker, 2018).
En 1999, un nouveau monument en mémoire des combattants zoulous morts a ainsi été
inauguré par les autorités de l’État du KwaZulu21 sur le site d’Isandlwana (fig. 13), puis un
autre sur le site de Rorke’s Drift en 2005 (fig. 14). Les monuments aux morts britanniques
sont de style très classique, colonnes cénotaphes honorant le souvenir des soldats tués,
tandis que les monuments contemporains sont d’inspiration résolument africaine. À
Isandlwana, le monument moderne est situé sur le champ de bataille, non loin des multiples
cénotaphes britanniques; à Rorke’s Drift, il a été placé non loin du cénotaphe britannique
et du musée, sur le terrain de l’église autrefois assiégée.

21
   Isandlwana Monument, http://gertswartsculptor.homestead.com/Isandlwana.html#anchor_9, c. le 7 oct.
2018. Le monument a été vandalisé à deux reprises par, semble-t-il, des voleurs intéressés par le métal.
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