RÉCITS DU "MONDE D'APRÈS" : FAIRE ENTRER LE SOIN DANS LES RAPPORTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES - Une approche relationnelle par l'artisanat ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
RÉCITS DU "MONDE D’APRÈS" : FAIRE ENTRER LE SOIN DANS LES RAPPORTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES. Une approche relationnelle par l’artisanat. Estelle Vanwambeke
Estelle Vanwambeke RÉCITS DU "MONDE D’APRÈS" : FAIRE ENTRER LE SOIN DANS LES RAPPORTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES. Une approche relationnelle par l’artisanat. Une publication d'Oxfam-magasins du monde –novembre 2020 - dernière actualisation janvier 2021 Éditeur responsable : Pierre Santacatterina - Rue provinciale, 285 - 1301 Bierges © 2020 Oxfam-Magasins du monde 3
Table des matières Introduction.................................................................................................................................................................... 6 Partie 1. Fabriquer le monde d´après : comment s´orienter dans l’Anthropocène?................................................................................................ 7 1. Crise narrative dans l´Anthropocène.............................................................................................................................7 2. Renouer avec ce qui nous tient en vie...........................................................................................................................8 3. Replacer le soin au cœur d´une politique de l´interdépendance............................................................................ 10 4. Habiter l´urgence se raconte dans l´épaisseur du présent..................................................................................... 12 5. Le futur : un chemin de traverse plus qu´une destination....................................................................................... 14 Partie 2. Penser l´économie de demain depuis l´artisanat............................................................ 17 1. L´alternative relationnelle de l´artisanat .................................................................................................................. 17 2. Imaginer des gestes barrières contre les mécanismes précarisants de l´économie mondiale.......................... 20 I. Favoriser une diversité d´économies locales pour réduire la dépendance aux circuits internationaux.......... 22 II. Vers une plus grande responsabilité juridique des acteurs économiques......................................................... 23 III. Maintenir les liens vivants........................................................................................................................................ 25 3. L´artisanat au cœur d´un nouveau récit économique mondial................................................................................ 26 I. Vers une économie centrée sur les valeurs artisanales........................................................................................ 27 II. Garantir la non-reproduction des conditions de discrimination.......................................................................... 27 Conclusion................................................................................................................................................................... 28 Bibliographie............................................................................................................................................................... 30 4 RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT
Introduction La crise sanitaire globale de 2020 a révélé combien nous faire entendre d´autres histoires du sommes les habitants d´un monde déboussolé. Les monde jusque-là étouffées, et d´en repères qui traçaient jusque-là nos cartes du monde écrire de nouvelles plus solidaires se sont ébranlés instantanément et simultanément aux socialement, et avec toutes les quatre coins du monde. Quel que soit le lieu où nous formes de vie. habitons, nos vies humaines se sont rencontrées de manière inédite dans un destin commun : la suspension Cependant, l´humain en quête de d´activités « non essentielles » à la vie, le confinement. récit lance aussi « un sérieux défi Les distinctions entre Nord et Sud, Est et Ouest s´en narratif, qui ne peut pas être oppor- retrouvent brouillées, au point que le Nord n´apparaît tuniste »,7 au risque d´aggraver plus vraiment comme une destination à suivre, puisque « l´inflation » du discours. l´expérience de la crise est, cette fois-ci, globale. Prenant en considération ce défi, comment imaginer et raconter le La crise systémique engendrée par chroniques, analyses et autres monde « d´après » la crise de 2020 ? la pandémie de Coronavirus aura lettres ou journaux de confinement2 Sur quelles bases ? Cette étude ainsi représenté le scenario le plus se sont arraché l´audience sur la propose d´analyser, en première tangible pour figurer les évolutions toile, tous domaines de connais- partie, combien la crise des récits futures de nos modes de vie à sance confondus, pour tenter de du monde est liée à celle de nos l´heure de l´Anthropocène, carac- démêler le présent qui nous modes de vie, et l´importance de térisé par une précarité grandis- échappe. Des appels à témoigner, placer le soin et l´imagination au sante des écosystèmes. écrire et dessiner3, des invitations cœur des projets politiques et éco- à organiser « un gigantesque Déca- nomiques ; pour ensuite s´intéresser Elle aura également révélé une crise méron virtuel », ont été lancés pour singulièrement, en deuxième par- des récits dans la fabrique d´un imaginer un monde nouveau.4 tie, aux modes d´habiter, de penser devenir collectif. Imaginer et faire le et de faire le monde inspiré par récit d´un « monde d´après » est Certes, pour fabriquer un nouveau l´artisanat, pouvant stimuler la apparu comme un instinct de survie, monde, « peut-être faut-il en avoir construction de nouveaux récits qui s´est manifesté par une « pous- perdu un, ou être soi-même perdu », sociaux et sociétaux désirables et sée de fièvre » narrative dans les comme le suggère Ursula Le Guin5, vivables durablement. discours officiels et non officiels1. et peut-être cette crise représente- Une profusion de textes d´opinion, t-elle notre « dernière chance »6 de 1 C´est ce que suggère Christian Salmon, écrivain et éditorialiste à Mediapart, dans son article « Coronarration ou les paroles gelées » publié le 03 avril 2020 sur AOC. https://aoc.media/opinion/2020/04/02/coronarration-ou-les-paroles-gelees/ 2 Un grand nombre de médias (narrateurs “officiels”) ont diffusé, durant la période de confinement, des lettres et carnets d´auteurs et autrices connues. Voir, entre autres nombreux exemples, les journaux de confinement du journal Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/18/le-journal-du-confinement-de-leila-slimani-jour- 1-j-ai-dit-a-mes-enfants-que-c-etait-un-peu-comme-dans-la-belle-au-bois-dormant_6033596_3232.html, ou les lettres d´intérieur sur la radio publique française France Inter : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur-par-augustin-trapenard 3 Voir par exemple l´appel à textes inspirés de l´écoféminisme « Dreaming the Dark » sur le thème « Demain le monde après la pandémie », et assorti d´une série de podcast diffusés sur Radiopanik : https://www.facebook.com/dreamingthedark/ 4 En mars 2020 la revue culturelle colombienne Arcadia dressait une liste de livres « pour aider à penser (et passer) la crise » (https://www.revistaarcadia.com/libros/articulo/ algunos-libros-para-pensar-y-pasar-el-coronavirus/81150/ ), et lançait une invitation à organiser un grand « Décaméron virtuel » , en lieu et place de la Foire annuelle du Livre qui a été annulée, en référence à l´ouvrage de Bocacce publié en 1884, où sept femmes et trois hommes fuient une épidémie et passent des heures « à se raconter toute sorte d´histoires splendides » dans leur refuge à Fiesole: https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Texte_entier. 5 Ursula Le Guin (1981), Faire des mondes, publié dans l´ouvrage « Danser au bord du monde », aux Editions de L´Eclat, 2020, pp. 67-68. 6 En référence a l´interview de Olivier De Schutter diffusée dans le magazine Alteréchos le 15 avril 2020 : https://www.alterechos.be/cette-crise-est-vraiment-notre-derniere- chance/ 7 Christian Salmon, Op. Cit. RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT 5
Partie 1. Fabriquer le monde d´après : comment s´orienter dans l’Anthropocène? En cette période exceptionnelle de crise systémique, thropisation11 prédatrice sur les l´appel de tous bords (politique, médiatique, associatif, écosystèmes, et de rendre compte activiste …) à imaginer le « monde d´après » semble de l´interdépendance des vulnéra- traduire, d´une part, la nécessité de rompre avec le temps bilités humaines et non-humaines. « suicidaire »8 de l´Anthropocène, dicté par la course Paradoxalement, à force de chercher aux progrès techniques et scientifiques et l´injonction à s´affranchir de la nature pour à l´immédiateté (de consommer, de produire), et d´autre mieux la maîtriser et l´exploiter, part de prendre le temps, paradoxalement, de penser et l´humanité en est devenue plus d´agir dans l´urgence, pour faire advenir les changements dépendante. « Plus nous devenons nécessaires sans aggraver les vulnérabilités révélées. autonomes, plus nous devenons dépendants » signale Edgar Morin12. À mesure que nous dégradons nos 1. Crise narrative l’ampleur d’une force géologique à milieux, nous dégradons nos dans l´Anthropocène part entière, capable de modifier propres conditions d´existence et, radicalement l’évolution biogéochi- ce faisant nous renforçons nos Au commencement de l’année 2020, mique de la planète Terre. La nais- dépendances envers les autres le Coronavirus met en crise nos sance de cette ère nouvelle est vivants pour notre survie. modes de vies et leurs récits. Éton- datée à la période de l’après seconde namment, il laisse entrevoir un ter- guerre mondiale, et plus particuliè- Aussi puissante soit sa capacité rain possible pour rompre définiti- rement aux années 1950, où l´on d´agir sur la planète, l´espèce hu- vement avec une manière obsolète assiste à une course sans précédent maine semble pourtant incapable de d´être au monde, et faire enfin place pour les avancées techniques et prendre la mesure de l´urgence à à un « monde d´après » un tant soit technologiques, à une accélération réparer la précarité qu´elle a engen- peu habitable durablement pour effrénée du modèle de production- dré. « On en arrive à ce paradoxe de l´ensemble des vivants, qu´ils soient consommation industrielle, ainsi l’Anthropocène qu’au moment où humains – et indépendamment de qu’à une forme de mondialisation l’humanité devient une force tellu- leurs situations géographique, éco- des impacts des sociétés humaines rique capable d’influencer l’avenir de nomique et sociale – ou non hu- sur la biosphère planétaire9. la planète, elle semble impuissante mains. La temporalité dont il est à influencer son propre avenir » question dans cet engouement Si l’usage planétaire du terme « An- s´étonne la juriste Mireille Delmas- narratif est celui de l´Anthropocène, thropocène » fait l’objet de nom- Marty13, « alors qu’à l’heure de la ou Capitalocène, c´est à dire de ce breuses critiques sur ce qu’il re- «grande accélération», il resterait nouvel âge planétaire où il est re- couvre et ce qu’il néglige10, il a peu de temps pour éviter ce que cer- connu que les effets des actions l’avantage d´alerter l´humanité sur tains appellent déjà «le grand effon- humaines ont atteint l’échelle et les effets dévastateurs d´une an- drement» de la planète ». 8 En référence à la conférence donnée par Edgar Morin à l´occasion du festival « Agir pour le Vivant » aux Rencontres d’Arles du 28 août 2020, imaginé par les éditions Actes Sud. Voir : https://vimeo.com/452497372 9 Estelle Vanwambeke (2019), “Comprendre et composer (avec) l’anthropocène”, analyse pour Oxfam : https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2019/09/09/comprendre- et-composer-avec-lanthropocene/#.X8iojs30nIU 10 Estelle Vanwambeke, Ibidem. 11 L´anthropisation est le processus par lequel les populations humaines, par la construction de leur habitat, modifient ou transforment la biogéochimie planétaire. 12 Edgar Morin, Ibidem. 13 Mireille Delmas Marty, “Repenser le droit à l’heure de l’Anthropocène », Revue AOC du 22.07.19. Lien URL : https://aoc.media/analyse/2019/07/22/repenser-le-droit-a-lheure- de-lanthropocene/ RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT 7
Face à cette contradiction, les le philosophe et anthropologue Pour la juriste, s’orienter durable- manières de raconter Bruno Latour nomme les ment dans l’Anthropocène engage l´Anthropocène et ses écueils de- «globalisateurs» 16 , et de de sortir de « l´humanisme viennent un chantier de travail à l´agrandissement des précarités. d´émancipation » qui s´est construit part entière. Aussi nécessaires autour du mythe de l’Homme mo- soient-ils, les récits-catastrophes Conséquemment, il est nécessaire derne comme un être autonome et ne semblent pas suffisants pour d’élargir et de pluraliser les récits séparé de la nature, et de renouer réorienter les peuples vers des de l’Anthropocène sans céder face avec un « humanisme des interdé- usages plus soutenables du monde. à la peur, la colère et l’indignation, pendances », inspiré de principes Les récits alarmistes tendent au en convoquant des scénarios suf- de solidarité sociale entre humains contraire à moraliser la responsa- fisamment forts pour appeler « une et de solidarité écologique avec les bilité humaine dans la crise écolo- politique des solidarités et une non-humains, ayant pour valeur gique actuelle, sans différencier éthique des différences », propose centrale la reconnaissance des les responsabilités, engendrant le Delmas-Marty, capable d’être tra- interdépendances et les devoirs risque de paralyser la prise de duite dans le domaine du droit inter- humains qui en découlent envers conscience et la volonté d’agir des national, pour situer les justes res- les écosystèmes, dans le respect individus, au moment où l´on en a ponsabilités environnementales et des biens communs planétaires, le plus besoin14. A l´heure où les historiques de l´Anthropocène, en inappropriables et inaliénables 1819. «infox» circulent en masse, et où prenant notamment en considéra- elles sont parfois même impuné- tion les rapports de domination et ment véhiculées par les plus puis- les inégalités entre les peuples. Une 2. Renouer avec ce sants chefs d´Etats et autres nar- politique où l’on serait « tous inter- qui nous tient en vie rateurs officiels, il devient difficile dépendants, tous solidaires, tous de discerner ce qui relève de la différents », et capables de mobili- On observe ces dernières années un fiction et de la réalité, et le réflexe ser des envies et des capacités grand retour de Gaïa dans les récits de déni devient viral. « De même d´agir orientés vers une plus grande écologiques, sous différentes fi- que l’inflation monétaire ruine la solidarité sociale et environnemen- gures. La philosophe Isabelle Sten- confiance dans la monnaie, l’infla- tale. Une « énorme insurrection de gers préfèrera par exemple parler du tion de récits ruine la crédibilité des l’imaginaire » est nécessaire, selon « réveil » ou de « l’intrusion de Gaïa » narrateurs officiels » que sont les l’autrice, pour figurer ce nouvel que d’Anthropocène, pour penser journalistes, femmes et hommes horizon politique de solidarité inter- notre époque cousue de troubles20. politiques, experts et scientifiques, générationnelle, interculturelle et Gaïa fait référence à la notion de alerte Christian Salmon15. Malheu- inter-espèces, et cela exige d’envi- Terre considérée comme un être reusement, cette surenchère des sager une nouvelle boussole pour supérieur dans lequel croyaient les discours va souvent à contresens s’orienter : « sans pôle Nord, mais Grecs de l’Antiquité, et avec qui ils des enjeux écologiques pressants, avec un centre d’attraction où se entretenaient un rapport de respect, avertit Salmon, mais plutôt dans le rencontrent les principes régula- non pas d’aliénation ni d´exploitation. sens du libre-échange, de ceux que teurs d’une bonne gouvernance. »17 Gaïa, «Gain», était une sorte de Terre 14 Estelle Vanwambeke, Ibidem. 15 Christian Salmon, Ibidem. 16 Bruno Latour (2020), Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/849 17 Mireille Delmas Marty, “Vivre ensemble dans un monde déboussolé », Revue AOC du 23.09.20. Lien URL : https://aoc.media/analyse/2020/09/22/vivre-ensemble-dans-un- monde-deboussole/ 18 Delmas-Marty explique que l’humanisme d’interdépendance est apparu en droit international depuis Stockholm (1972) et a gagné en force depuis le « sommet de la Terre » à Rio (1992). « En affirmant que “la terre forme un tout marqué par les interdépendances”, le droit international reconnaît les interdépendances entre les humains et les autres composantes de l’écosystème. Il en tire les conséquences en 2015 en termes d’objectifs communs, comme les 17 objectifs du développement durable (ODD, 25 sept 2015 ou les 3 objectifs de l’accord climat, (15 déc. 2015). S‘ajoutent divers projets (déclaration des droits de la Terre Mère, déclaration des droits de l’humanité, pacte sur l’environnement) dont le point commun est de reconnaître les interdépendances et d’en déduire des devoirs humains envers l’écosystème ». 19 Mireille Delmas Marty, Op. Cit. 20 Isabelle Stengers, Portail des Humanités Environnementales, entretien avec Olivier Taïeb du 15 décembre 2013 : http://humanitesenvironnementales.fr/fr/les-ressources/les- grands-entretiens?page=2 8 RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT
Mère, qui mettait en commun dans dernité a opposé à l´ « exception- munir de risques présents et à ve- une même société, et à même ni- nelle » culture humaine. Bruno nir, tels qu’inondations, incendies veau d´égalité, l´ensemble des « ter- Latour reprendra d´ailleurs cette de forêts ou nouvelles pandémies riens », qu´ils soient animaux, hypothèse de Gaïa pour démontrer par exemple. plantes ou humains. Cette figure combien l´existence humaine tient de nature dotée d´une puissance debout dans la mesure où elle tient Gaïa est une figure de nature qui d’agir (et non pas reléguée au statut à / est tenue par d´autres vivants. engage à accepter l´interdépendance de décor) va à contrecourant du « Être vivant » dépend en effet de de l´ensemble des espèces vivantes discours de modernité. Elle permet conditions favorables à notre exis- dans la vie et dans la mort, et à re- de faire apparaitre d’autres récits tence qui sont elles-mêmes assu- connaître un pouvoir d´agir aux non- que le progrès avait négligés, racon- rées par d´autres vivants, et plus humains, tout autant qu´aux hu- tant une pluralité d’assemblages et exactement par leurs déjections mains. Ce faisant, elle a le mérite d´agencements possibles entre involontaires (rejets de bactéries, de complexifier le récit moderne espèces du vivant. de végétaux, de vertébrés et d’inver- d´un exceptionnalisme humain par tébrés qui assurent le maintien de rapport au reste du monde vivant, L´emploi de Gaïa associé aux enjeux l´oxygène, aèrent et fertilisent les tout en soulignant le caractère ra- environnementaux contemporains sols, etc.)22. pide des changements écologiques. est une conséquence du travail des Elle permet, en cela, de renouer scientifiques James Lovelock et Lynn Gaïa est, en ce sens, ce qui relie, l’éthique au politique, et de faire Margulis. Lovelock reprend ce terme tient et fait tenir les êtres vivants entrer les non-humains dans le dans les années 70, pour proposer conjointement. C´est un ensemble domaine politique, à l´instar des une définition de la Terre bien plus de matières et de relations nouant initiatives citoyennes demandant la complexe que cette sphère en appa- les humains entre eux et à leurs reconnaissance d’une personnalité rence homogène qu’il est possible milieux. Elle n´est donc pas exté- juridique à une forêt, une montagne d’observer par satellite. Il définit en rieure. Autrement dit, humains et ou un lac comme l´Erié dans l´Ohio effet la Terre en tant qu´atmosphère- environnement sont reliés dans une aux USA24, ou le fleuve Whanganui biosphère contrôlée, c´est à dire relation d´interaction dynamique où reconnu entité vivante par le Parle- « l’ensemble total des organismes chacun influence et transforme ment néo-zélandais en 2017 ; à la vivants qui constituent la biosphère l´agir de l´autre23. Le pétrole par manière également de cette com- et pouvant agir comme une seule exemple, considéré déterminant munauté de femmes et d’hommes entité pour réguler la composition pour soutenir les modes de vie et qui se sont organisés à Bruxelles chimique, le pH en surface et possi- les échanges mondiaux dans dans le cadre d’une recherche-ac- blement le climat »21. l´Anthropocène, n´est devenu « res- tion pour aménager leur quartier en source » qu´à partir de l´invention s´appuyant sur les qualités et tra- Cette interprétation a inspiré le tra- humaine du moteur à explosion. jectoires de l´eau25 ; à l´image enfin vail de nombre de chercheuses et Néanmoins, les changements cli- de ces scientifiques, citoyen·ne·s chercheurs contemporains sur les matiques qui ont découlé de son et artistes qui esquissent les formes questions climatiques et écolo- exploitation massive obligent et le fonctionnement que pourrait giques pressantes. Elle permet aujourd´hui l’humanité et l’ensemble prendre un parlement pour La Loire notamment de dépasser la défini- des vivants à de nouvelles adapta- en France, où la faune, la flore et les tion limitante de nature que la mo- tions de leurs milieux pour se pré- différentes composantes maté- 21 Lynn Margulis, J.E. Lovelock, Biological modulation of the Earth’s atmosphere, Icarus Volume 21, Issue 4, April 1974, Pages 471-489 22 Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime climatique, Paris, Editions La Découverte, 2015. 23 Pour aller plus loin sur la notion de « milieu humain », lire l´étude de Patrick Beaucé sur le cheminement du géographe Augustin Berque à propos du travail du philosophe Watsuji Tetsurô sur le Fudô, le milieu humain. sest entre les femmes et les hommes,e cette ique , iment (la taxe carone)iques et 24 Voir : https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/02/22/les-habitants-de-toledo-dans-l-ohio-appeles-a-donner-un-statut-juridique-au-lac-erie-pour-sa- survie_5426743_3244.html 25 En référence au projet de recherche-action Brusseau : https://brusseau.be/ RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT 9
rielles et immatérielles du fleuve dans sa version anglaise (« care »), ring », c´est à dire soignante, seraient représentées26 27. dépasse la notion de guérison à « lorsqu´elle a pour but le maintien, laquelle il se trouve le plus couram- la perpétuation ou la réparation de ment associé dans la langue fran- notre monde », devenu particuliè- 3. Replacer le soin au çaise. Il traduit à la fois un intérêt rement vulnérable. cœur d´une politique (une préoccupation, un souci) et une de l´interdépendance attention portée aux autres qui sont Toutefois, face à cette interpréta- « dans le besoin ». Cette attention tion large du soin, Tronto en précise Penser l´interdépendance des s´accompagne d´un geste qui les contours en quatre « phases » conditions d´existence humaines et s´inscrit dans un processus actif. énoncées comme suit : 1) « se sou- non-humaines oblige à reconnaître Le soin est donc à la fois une dis- cier de » (caring about), à savoir corollairement l´interdépendance position et une pratique de mise en faire attention au besoin de care ; de nos vulnérabilités. Cela engage relation entre celles et ceux qui 2) « prendre en charge » (taking une éthique du soin, ou du « care » donnent le soin et qui le reçoivent. care of), qui consiste à assumer la en anglais, un champ de recherche responsabilité du care ; 3) « prendre particulièrement investi pour ana- Dans cette perspective, les politolo- soin » (care giving) qui correspond lyser et comprendre les fragilités gues Berenice Fisher et Joan Tronto au travail effectif qu´il est néces- engendrées ou aggravées du fait de suggèrent « que le care soit consi- saire de réaliser ; et 4) « recevoir le l´Anthropocène, et tenter de fabri- déré comme une activité générique soin » (care receiving), c´est-à-dire quer des réponses appropriées. qui comprend tout ce que nous fai- la réponse de la personne qui en sons pour maintenir, perpétuer et bénéficie.32 En effet, « nous sommes souvent réparer notre “monde”, de sorte que des êtres dépendants car fonda- nous puissions y vivre aussi bien que Idéalement, nous dit Tronto, un acte mentalement vulnérables », explique possible. Ce monde comprend nos de soin intégré, « c´est-à-dire bien la philosophe Fabienne Brugère pour corps, nous-même, et notre environ- accompli », doit recouvrir ces quatre qui « la référence à la vulnérabilité nement, tous les éléments que nous dimensions essentielles et interdé- devient essentielle dans une pers- cherchons à relier en un réseau com- pendantes. L´attention au prochain pective ontologique28 pour intégrer plexe, en soutien à la vie.”31 ne donne pas lieu au soin si elle la protection de la nature ou de n´est pas suivie d´un geste en ré- l´environnement dans des problé- Par ailleurs, pour Tronto, « la meil- ponse qui soit adapté à son besoin, matiques de la protection »29. leure manière de penser le care est et vice-versa, le geste apporté à sans doute de l´envisager comme autrui n´est pas « soignant » s´il La pensée du soin interroge l´idée pratique », un terme qui recouvre n´est pas prodigué avec une atten- selon laquelle les individus seraient selon l´autrice les dimensions insé- tion particulière permettant de entièrement autonomes et indépen- parables du soin : la pensée « constater l´existence d´un besoin dants, suivant un humanisme (l´attention), et l´action (le geste). et (…) la possibilité d´y apporter une d´émancipation30. Elle se fonde sur Dans cette définition, qui pour la réponse ». Il n´y a pas de mise en la reconnaissance de nos interdé- politologue s´étend aux non-hu- relation s´il n´y a pas de rencontre pendances dans la vie et dans la mains, une pratique peut être défi- entre le mot, le geste et le besoin vulnérabilité. Le soin, polysémique nie comme « de care », ou « ca- ressenti. Aussi la réception du soin 26 Pour en savoir plus: http://polau.org/actualites/auditions-parlement-loire-1/ 27 Pour aller plus loin sur le sujet : https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/02/22/quand-la-nature-est-reconnue-sujet-de-droit-cela-permet-de-reguler-des-activites- industrielles_5426799_3244.html 28 Adjectif pouvant se traduire par “existentiel(le)” (ndlr) 29 Fabienne Brugère (2011), L´éthique du “care”, Coll. Que sais-je ? Ed. Presses Universitaires de France, Paris, pp.66 à 82. 30 Cf. Partie 1, chap. 1 31 Joan Tronto (2009), Un monde vulnérable, pour une politique du care. Traduit de l´anglais par Hervé Maury. Ed. La Découverte, Paris, p.143. L’ensemble des citations et références qui suivent dans ce chapitre sont tirées des pages 142 à 184. 32 Ibidem, pp. 147-150. 10 RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT
par l´individu vulnérable est tout cela de se décentrer de nous- Comment répondre à la complexité aussi importante que l´attention même et de nos objectifs et ambi- grandissante de l´interdépendance portée aux conditions de la vulné- tions personnels. C´est une condi- de nos vulnérabilités humaines et rabilité, et à la réponse adaptée. tion indispensable du soin. non-humaines liées entre elles ? L´inattention aux besoins des Comment prendre en charge les Par exemple, un geste médical peut autres est, dans cette perspective, causes et les conséquences du ne pas être soignant, comme en un manquement moral. changement climatique sans aggra- attestent les récentes alertes mé- • Le second, la responsabilité sup- ver les vulnérabilités ? La pensée du diatiques concernant les violences pose de se poser la question « de soin et la prise en charge des vul- vécues par des femmes dans la pra- ce que nous avons fait, ou pas fait, nérabilités rencontre de nombreux tique obstétricale. De même, se qui a contribué à l´apparition de dilemmes, qu´il est tentant d´ignorer préoccuper de la faim dans le besoin de soin, et auquel nous de par leur complexité, à l´instar des monde, ou du changement clima- devons dès lors nous soucier ». globalisateurs35, avec en tête de file tique, peut ne pas changer le pro- • La compétence revient à Donald Trump36. blème s´il n´est pas suivi d´un geste, « s´assurer que le travail du soin d´une prise en charge, et si cette est accompli avec compétence ». Il est probable que si chaque indi- prise en charge n´est pas adaptée La compétence est à la fois ga- vidu reconnaissait et prenait soin aux besoins des personnes qui en rante et indicatrice de la réussite des relations qui le tiennent en vie, souffrent directement. C´est ce qu´a de l´acte de soin. il ne tolèrerait jamais les conditions notamment démontré le mouvement • La capacité de réponse enfin, sug- indécentes de vivre, de travailler et des Gilets Jaunes de 2018, gère de considérer l´autre dans son de mourir d´autres individus dont il lorsqu´une mesure prise par le gou- altérité, une manière de com- dépend (humains comme non-hu- vernement français pour réduire les prendre les besoins de l´autre sans mains), relégués aux périphéries des gaz à effets de serre (la taxe car- essayer de se mettre à sa place33. villes, à l´invisibilité de la nuit, ou à bone) risquait de renforcer les pré- l’autre bout de la chaîne de produc- carités pour une partie des ci- Prendre soin suppose enfin de se tion par exemple. Si nous faisions la toyennes et citoyens du pays. soucier des conséquences et du description et la somme des ser- résultat final, nous enseigne Bru- vices desquels nous dépendons L´adéquation entre le soin donné et gère suivant la proposition de pour vivre, travailler et mourir dans le besoin identifié est donc vitale Tronto, de « donner les moyens à l´Anthropocène, et si ces services dans une pratique intégrée du care. celle ou celui qui est soigné de devaient cesser, nos vulnérabilités Cela engage quatre éléments moraux répondre », et par conséquent de se révèleraient. « inextricablement liés » que Tronto reconnaître dans la personne des- et Fischer ont identifiés pour définir tinataire du soin une capacité de Les récits du monde d´après ne une pratique de l´éthique du Care, à réponse. « L´éthique du care sup- peuvent donc se soustraire à une savoir de l´attention, de la respon- pose une anthropologie de la vul- éthique du soin qui considère la vie sabilité autant que des compétences nérabilité, une ontologie ou un sur Terre comme un tissu et des capacités de réponse. monde, une prise en compte de la d´interdépendances humaines et dignité de la dépendance et une non-humaines (Gaïennes, pourrait- • Le premier, l´attention, implique philosophie du «prendre soin» »34, on dire) dans la vie et la mort. De d´être attentif/ve aux besoins des argumente-t-elle. cette façon, ils ouvrent la possibi- autres pour y répondre, et pour lité d’une politique et d’une écono- 33 Ibidem, pp. 173-182. 34 Fabienne Brugère, op. cit. , p.81. 35 Latour B. (2020), Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/849 36 Le 1er juin 2017, Donald Trump annonçait officiellement le retrait des Etats Unis de l’accord de Paris sur le climat. Signé en 2015 par 195 pays après de nombreuses négociations à la conférence COP 21, ce texte vise à limiter sous les 2°C l’augmentation de la température moyenne sur Terre. RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT 11
mie du care, qui fassent entrer dans les rapports politiques et écono- miques des aspects qui n´y sont traditionnellement pas inclus, comme l’écoute mutuelle des be- soins, la reconnaissance de l’autre dans sa différence, la redistribution de capacités et responsabilités de prendre soin. Qu´il s´agisse de politique, de gou- vernance ou de système écono- mique, une éthique du soin engage à éviter tout réflexe de standardi- sation des réponses aux problèmes sociaux et environnementaux qui s´annoncent. Les cinquante der- nières années ont démontré com- Image d’un jardin en mouvement de Gilles Clément, Parc Matisse , à Lille, gare Lille Europe. 8 hectares, création bien la massification (de la gouver- 1990. Artiste associé : Claude Courtecuisse, Paysagiste associé : Cabinet Empreinte, Eric Berlin. ©Copyleft nance, de la production, de la consommation), répondant à des position que développe la biologiste une attention sensible aux multiples objectifs d´efficience, a été aussi et philosophe Donna Haraway dans sens et détournements possible des efficace que désastreuse. En ren- son ouvrage « Staying with the mots pour créer des mondes habi- dant les marchés dépendants des Trouble. Making kin in the Chthu- tables. La notion d´« ensemble » est circuits internationaux, notamment lucene » de 201638. Pour Haraway, cruciale dans sa proposition, dans un secteur aussi essentiel à vivre avec le trouble consiste à puisqu´elle suggère des modes de la vie que l´alimentaire, leur vulné- « vivre et mourir bien ensemble sur vivre et de mourir qui s´appuient sur rabilité s’est aggravée 37. terre »39, dans ce monde possibles la reconnaissance de qu´elle préfigure dans son ouvrage l´interdépendance de l´espèce hu- sous le nom de « Terrapolis »40, un maine avec le reste du vivant (soit 4. Habiter l´urgence lieu où il importerait de prendre soin le 99,9 % restant !41 ), et la possibi- se raconte dans des différences écologiques, éco- lité de tisser des relations de coo- l´épaisseur nomiques et d´espèces qui tiennent pération « empouvoirantes »42, c´est du présent les êtres ensemble. à dire qui nous rendent respon- sables, capables de répondre L´urgence appelle à accepter et Les mots et les histoires n´étant pour, de, et avec les autres espèces habiter pleinement le trouble dans jamais innocents, Haraway en fait dans le contexte précaire de notre monde complexe. C´est la pro- un terrain de jeu politique. Elle prête l´Anthropocène (« response-able » 37 Olivier De Schutter, op. cit, explique la fragilité de systèmes alimentaires qui dépendent de flux mondiaux, que ce soit pour les denrées alimentaires ou pour la main-d’œuvre. Pour De Schutter, « relocaliser, reconquérir un peu d’autosuffisance alimentaire, c’est renforcer la résilience ». 38 Donna Haraway, Staying with the trouble. Making kin in the Chthulucene. Éd. Duke University press, 2016. 39 Ibidem, p.29. 40 Haraway décrit Terrapolis comme un lieu ouvert aux possibles, le jeu de Science Fiction et Fabulation Spéculative et Féministe (SF) des “respons(h)abilités” inter-espèces où il est possible de se sortir de l´histoire de l´exceptionnalisme humain, et de créer des récits de coopération entre espèces compagnes interdépendantes dans la vie et la mort. « Terrapolis est un mot bâtard composé d´un mycorhize de Grec et de radicelles de Latin et leur symbiotes », explique l´autrice, p. 11. 41 Une étude publiée en mai 2018 par trois chercheurs du Weizmann Institute of Science et du California Institute of Technology a en effet révélé́ que l’espèce humaine représente seulement 0,01% de la biomasse totale, loin derrière les végétaux (82%, comptant 450 milliards de tonnes de carbone), et les bactéries (13%). Voir: Estelle Vanwambeke (2019), Comprendre et composer (avec) l´Anthropocène, une analyse Oxfam. 42 Traduction française littérale du mot anglais “empowerment”, que l´on retrouve principalement dans les ouvrages féministes, en référence à la possibilité qu´ont les femmes (et ici tous les humains, femmes et hommes inclus) de s´émanciper, de retrouver une capacité de décider et d´agir sur une situation marquée par des dominations multiples (sexiste, raciste, capitaliste, etc.). 12 RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT
en anglais, suivant le jeu de mot de terme qu´elle invente en s´inspirant Dans son analyse, Pieron observe l´autrice). à la fois du monstre Cthulhu (une en effet que le temps considéré par figure célèbre de la littérature amé- Haraway dans le Chthulucene est Haraway s´intéresse également à la ricaine de sciences fiction, « incar- un temps vertical et épais (à la dif- distinction entre les deux sens du nation du cauchemar raciste et férence du temps horizontal et li- mot « urgence » dans la langue misogyne »44), et de l´araignée Pimoa néaire de l´Anthropocène), qui anglaise : « urgencies » et « emer- Cthulhu de Californie. Le Chthulu- s´écrit en tenant compte des mul- gencies ». Elle inscrit Terrapolis dans cène n´a pas pour fonction de se tiples formes de vies et de capacités l´« urgency », qui traduit la qualité substituer à l´Anthropocène ou au d´agir, humaines et non-humaines. ou le statut « d´être urgent », de ce Capitalocène, mais ouvre un nouvel Dans ce temps du Chthulucène, ver- qui ne souffre aucun retard et fait espace-temps narratif où il est pos- tical et épais, le passé et le présent advenir un besoin d´action, plutôt sible de raconter autrement l’ère dialoguent et se rencontrent, que le second, « emergency », qui dans laquelle nous vivons, en tis- entrent en tension46. connote à l´autrice « quelque chose sant des liens tentaculaires avec le qui s´approche de l´apocalypse et reste du vivant. Plus qu´un héritage encombrant dont ses mythologies », dans la mesure il faudrait se débarrasser ou qu´il où il traduit « une situation inatten- Davantage qu´un marqueur tempo- faudrait transformer, le passé pour due et difficile ou dangereuse, spé- rel, le Chthulucene est une propo- Haraway n´est pas quelque chose à cialement un accident, qui arrive sition pragmatique pour le passage balayer derrière nous, nous dit Pie- soudainement et requiert une action à l´action dans l´urgence et la pré- ron, mais plutôt « le sol sur lequel rapide pour le résoudre »43. L´urgence carité des temps présents. Le phi- nous nous appuyons, comme une au sens premier décrit ouvre, pour losophe Julien Pieron analyse à ce réalité qui n´est pas inerte, morte ou Haraway, d´autres temporalités dont titre que le temps du chthulucène disparue, mais qui peut de temps à il est possible de s´emparer, et qu´il n´est pas une suite d´événements autre refaire surface et venir affleu- est possible d´habiter. Elle ouvre la qui se succèdent en ligne, mais plu- rer dans nos vies présentes »47. possibilité de sortir de la paralysie tôt un volume, c´est-à-dire un es- pour s´occuper (répondre) de pace-temps « feuilleté » où chaque Ainsi, suivant l´invitation de Haraway l´actualité qui nécessite des ré- couche est une forme de sédiment à « habiter le trouble », « l´enjeu du ponses nouvelles, radicalement en contact avec d’autres, qui parfois temps gagne en intensité »48. Et multi-spécifique, anti-raciste, anti- déborde, entre en collision et fait « devenir » ne veut pas dire « passer sexiste et anti-capitaliste, qui plisser d´autres couches. Un peu à autre chose », mais « faire avec » prennent acte des vulnérabilités comme dans le compost, image (avec le trouble, et avec d´autres), grandissantes. chère à Haraway et qui donnera donner une existence nouvelle aux naissance à son personnage Camille événements présents, et les faire C´est conséquemment dans ces de SF (pour Science Fiction, Fabu- monter en puissance pour fabriquer temps d’ « urgencies » que Haraway lation Spéculative, Spéculation un devenir commun désirable pour situe la nécessité de réfléchir et Féministe…), individu hybride né·e l’ensemble du vivant, en tissant des d´agir dans l´Anthropocène, qu´elle du compost, mi humain-mi papillon, liens et des histoires tentaculaires proposera d´envisager plutôt habitant·e de Terrapolis dans le plutôt que des récits d´anticipation comme l´ère du « Chthulucene », un Chthulucène.45 binaires49. 43 Traduction libre. Citation originale en anglais: “An emergency is an unexpected and difficult or dangerous situation, especially an accident, which happens suddenly and which requires quick action to deal with it. ». Ibidem, p.37. 44 Florence Caeymax et al., (2019) Habiter le trouble avec Donna Haraway, Ed. Dehors. 45 Donna Haraway (2016), Staying with the trouble. Making kin in the Chthulucene. Éd. Duke University press, pp 134-168 46 Julien Pieron, (2019), habiter le trouble, habiter le présent, dans l´ouvrage collectif Habiter le trouble avec Donna Haraway, Ed. Dehors, p 275-297 47 Ibidem. p. 283. 48 Florence Caeymax et al., Ibidem, p.51 49 Donna Haraway, Ibidem, P. 38. RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT 13
Le temps du Chthulucene est en cela un temps qui accueille les réversibi- lités et les contradictions « sans cher- cher à les résoudre », qui tolère les cohabitations improbables, parfois fâcheuses, dans l´intention de rendre capable de réponse et d´action l´ensemble des individus et collectifs dans un devenir commun qui ne fait pas fi du passé, mais le regarde en face et compose avec lui. Un peu comme dans le réseau d’arbres connectés qu’a élaboré l’artiste russe Olga Kisseleva50, ou dans les jardins désobéissants du paysagiste Gilles Clément51, ces espaces de vie laissés Projet de recherche-action citoyenne Brusseau. Source : https://brusseau.be « au libre développement des espèces qui s’y installent », ou encore dans le lective sur notre présent, suivant un chemin de traverse qui peut être jardin de La Semeuse à Aubervilliers. une politique des solidarités et une emprunté pour déployer l´imagination Initié en 2010 par les artistes Marje- éthique du soin. entre la situation présente et le tica Potrč et RozO Architectes, ce monde suggéré ».55 dernier tisse des liens étonnants entre En effet, face aux alternatives infer- la biodiversité végétale et la diversité nales53 de l´Anthropocène, la fiction L’enjeu narratif, pour faire face aux culturelle de la ville.52 est considérée comme une nourriture crises en cascade, est de faire tom- de l´action. Elle opère par jeux de ber la fiction moderne capitaliste, détournement et transposition entre raciste et sexiste par une profusion 5. Le futur : un chemin plusieurs mondes et, ce faisant, « de nouveaux récits capables de figu- de traverse plus fraye le chemin d'un possible entre rer et faire advenir de nouveaux qu´une destination le nécessairement impossible et le modes de vie donnant lieux et voix à nécessairement existant »54. La mise des possibilités de solidarités et Face à l´urgence pour de nouveaux en tension d’un problème existant cohabitations entre espèces. C’est récits, la fiction fait l´objet d´une par un détour spéculatif (parfois le travail qu´entreprennent de nom- attention accrue, autant dans la minime et loin des scénarios de breux acteurs des mondes scienti- littérature que les sciences so- science-fiction futuriste) permet de fique, artistique, associatif et poli- ciales, politiques et environnemen- le voir sous un autre angle, de mieux tique, dans un exercice tales. Elle est perçue comme une le comprendre, et d’imaginer com- interdisciplinaire. ressource inventive pour relancer ment les choses « pourraient être ». les imaginations et retrouver une Dans la fiction ou la fabulation, « le Dans le cadre de clubs, ateliers, puissance d´agir individuelle et col- futur n´est pas une destination, mais colloques et autres laboratoires de 50 À ce sujet, voir l´article de Benjamin Leclercq publié le 30 novembre 2020 dans le magazine en ligne Usbek&Rica: https://usbeketrica.com/fr/intelligence-des-arbres-aussi- respectable-que-la-notre 51 Voir l´œuvre et les ouvrages de l´architecte, paysagiste et jardinier Gilles Clément : http://www.gillesclement.com/ 52 Voir: http://www.leslaboratoires.org/projet/la-semeuse/la-semeuse 53 Expression reprise de Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, développée dans leur ouvrage La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoutement, publié aux éditions La Découverte, 2005, 2007. 54 Yves Citton, À travers la fiction : forces de l’image, de l’exemple et de la merveille, Paris, revue VACARME No. 54 du 19 février 2011: https://vacarme.org/article1970.html 55 Estelle Vanwambeke, Soins de suite : sur les possibilités de repenser le soin et l’hospitalité dans l’anthropocène à travers la fiction, dans Anthropocène 2050, le blog de recherche de l´Ecole Urbaine de Lyon, 2020 : https://medium.com/anthropocene2050/soins-de-suite-sur-les-possibilit%C3%A9s-de-repenser-le-soin-et-lhospitalit%C3%A9- dans-l-anthropoc%C3%A8ne-a%CC%80-ec723710ec9c?source=rss———-1 14 RÉCITS DU MONDE D'APRÈS UNE APPROCHE RELATIONNELLE PAR L'ARTISANAT
Vous pouvez aussi lire