Ryanair s'embourgeoise - Emmanuel Combe

 
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Ryanair s'embourgeoise - Emmanuel Combe
ÉCONOMIE

                        Ryanair
                    s’embourgeoise
     Touchée par les annulations de vols massives, bousculée par ses pilotes
     et poussée par ses clients, la compagnie low cost irlandaise, devenue en
      trente ans un géant de l’aérien, est contrainte de changer de modèle.
                                                    par Corinne Scemama

     M                     arre du travail
                           exténuant, marre
                           d’être traité de
                           paon par le pa-
                           tron, marre aussi
     de payer sa formation, ses visites mé-
     dicales et même… son café à bord !
     Pour ce commandant de bord qua-
     dragénaire, c’en est trop : après quinze
                                                carrière chez Air France - KLM.
                                                Comme lui, des centaines de pilotes
                                                se sont résolus à rejoindre des cieux
                                                plus cléments, ceux des géants euro-
                                                péens, des transporteurs asiatiques
                                                ou du Golfe, ou encore de la low cost
                                                long-courrier Norwegian (voir l’enca-
                                                dré page 72).
                                                        Rien ne va plus comme avant
                                                                                        l’automne dernier, rattrapée par la
                                                                                        dureté de son modèle. La vague des
                                                                                        20 000 annulations de vols en sep-
                                                                                        tembre – « on a merdé sur les plan-
                                                                                        nings des navigants », a convenu dans
                                                                                        son langage fleuri Michael O’Leary,
                                                                                        le fantasque PDG du groupe – a fait
                                                                                        tache et écorné encore davantage son
                                                                                        image. Une période de pagaille et
     ans de bons et loyaux services, il         chez Ryanair. Deuxième compagnie        d’indignation générale, suivie par la
     quitte la compagnie low cost irlan-        européenne, avec 129 millions de pas-   rébellion des pilotes qui ont exigé,
     daise Ryanair pour poursuivre sa           sagers, elle a passé un sale moment à   sous peine de grève, la reconnaissance

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                                                               24
                                                            JANVIER
                                                              2018
Ryanair s'embourgeoise - Emmanuel Combe
La bataille du ciel européen
                                                                                                                        Classement des cinq premières compagnies
                                                                                                                        (en millions de passagers)

                        de leurs syndicats et des augmenta-
                        tions de salaires. En cédant pour la
                                                                     Europe, elle a fait trembler les com-
                                                                     pagnies classiques. Surtout, l’irlan-
                                                                                                                                  1
                        première fois à son personnel en             daise a montré qu’elle était prête à                                           130
                        trente-trois ans d’existence, l’irlan-       tout pour parvenir à ses fins. « Elle est
                        daise fait un pas de géant, quatre ans       opportuniste et joue avec efficacité
                        après avoir donné un coup de canif à
                        l’orthodoxie low cost – les coûts le
                                                                     sur les ambiguïtés de la loi », affirme
                                                                     Emmanuel Combe, spécialiste du
                                                                                                                            2
                        plus bas possible pour des billets à         low cost. Elle n’a pas hésité, par                                        129
                        prix cassés – en lançant un pro-             exemple, à réclamer des subventions,
                        gramme premium à l’intention des
                        hommes d’affaires. Ces inflexions
                                                                     notamment en France, pour s’instal-
                                                                     ler dans les petits aéroports secon-
                                                                                                                               3
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                        semblent aujourd’hui inévitables.            daires, comme Beauvais ou Bergerac.
                        Ryanair doit faire évoluer son modèle,       Pour faire des économies, elle a aussi
                        même si elle affiche toujours une            appliqué le droit irlandais en matière                4
                        croissance vigoureuse, une rentabilité       sociale, quels que soient la nationa-                             98,7
                        insolente – 1,3 milliard d’euros de bé-      lité de son personnel et le pays d’acti-
                        néfices – et l’ambition de transporter       vité. Avec l’art consommé d’être
                        200 millions de voyageurs en 2024.           « borderline » en permanence. Ce
                                                                                                                         5
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                                Jusqu’ici, la low cost agile a       cocktail détonant, mêlant l’exploita-            Sources : compagnies.
                        vaincu tous les obstacles sans rien          tion des failles de la réglementation
                        céder. A sa création, en 1984, « Ryan-       et une gestion au cordeau, a fait des
                        air a révolutionné le transport aérien       merveilles. D’autant que la recette         « majors », comme Air France - KLM,
                        mondial », affirme Jean-Louis Baroux,        s’est accompagnée d’un zeste de             British Airways ou Lufthansa.
                        fondateur d’APG, organisme de re-            provocation : le bouillant Michael                  Pourtant, aujourd’hui, Ryan-
L. COUSIN/HAYTHAM-REA

                        présentation des transporteurs inter-        O’Leary s’est même amusé à annon-           air semble être parvenue aux limites
                        nationaux. Limitant les coûts du             cer sa volonté de faire payer les toi-      de son modèle. « Elle est certainement
                        personnel et de la distribution, elle a      lettes à bord ou de faire voyager les       allée trop loin dans la posture de hard
                        prouvé que l’on pouvait voyager à            passagers debout. Autant de publi-          discounter du transport aérien vis-
                        très petits prix (à partir de 9,99 euros).   cité gratuite qui a aidé la compagnie       à-vis des clients, des aéroports et du
                        En réussissant à élargir la clientèle        à se propulser au sommet, devant les        personnel », estime Stéphane

                                                                                                                                                                              71
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                                                                                       2018
Ryanair s'embourgeoise - Emmanuel Combe
ÉCONOMIE
           Albernhe, président d’Archery          reine du low cost pur et dur est indé-      qui craignent leur pouvoir de nui-
     Strategy Consulting. Le monde a              niable. « Elle a prouvé sa grande ca-       sance. Certes, chez Ryanair, ils sont
     changé, et les clients en ont assez          pacité d’adaptation », reconnaît Yan        plutôt bien payés – autour de
     d’être maltraités, tout comme les            Derocles, analyste chez Oddo                150000 euros brut –, et le passage de
     fournisseurs, parfois au bord de la          Securities. Ce saut quantique la rap-       copilote à commandant de bord est
     crise de nerfs lorsqu’ils découvrent         proche de sa concurrente de tou-            très rapide – trois ans au lieu de
     leur facture retournée, avec à la place      jours, EasyJet, présente depuis long-       quinze ou vingt ans ailleurs. Mais,
     de la somme due, biffée en rouge, un         temps à Orly, et surtout des majors         aujourd’hui, ce n’est plus assez pour
     total bien inférieur. D’où le ras-le-bol     européennes, pour-                                           les retenir. « Je me
     et la perte de confiance.                    tant honnies. Peu                                            levais tous les matins
          Pour y remédier, la compagnie,          importe, puisqu’elle            Une montée en                à 4 heures pour en-
     pragmatique, décide d’opérer en 2014         gagne le pari de l’em-          gamme réussie :              chaîner cinq vols dans
     un virage spectaculaire : elle lance         bourgeoisement : de-            depuis 2015,                 la journée. Il m’est
     « Always Getting Better », un pro-           puis 2015, les résul-           les résultats ont            même arrivé de m’en-
     gramme destiné à améliorer sa rela-          tats ont grimpé de              grimpé de 50 %               dormir », regrette un
     tion avec les passagers, restaurer son       50 % ! O’Leary en                                            navigant excédé, qui
     image et séduire la clientèle des            plaisante : « Si j’avais                                     dénonce également
     familles et des hommes d’affaires.           su qu’être gentil avec les clients ferait   les brimades : « Si on vous ajoute un
     Rapide comme l’éclair, elle ouvre            autant de bien à mes affaires ! »           vol au dernier moment et que vous le
     des lignes sur de grands aéroports,                   Mais l’effort n’a visiblement      refusez, vous risquez de le payer cher.
     comme Bruxelles ou Milan, tournant           pas suffi. Aujourd’hui, Ryanair doit ac-    Un collègue allemand s’est ainsi vu re-
     sans états d’âme le dos à ses principes      célérer sa mue. Après l’attention aux       fuser une mutation à Berlin, alors que
     low cost prônant le choix d’aéroports        clients, c’est à son modèle social          toute sa famille y vit », s’énerve-t-il. Et
     secondaires, comme Charleroi ou              qu’elle est forcée de s’attaquer. Et pas    que dire de toutes ces sommes à dé-
     Beauvais, afin de payer le moins de          seulement parce qu’elle ne devrait          bourser, des frais médicaux au par-
     taxes possible. Son offre « Business         plus utiliser le droit irlandais pour       king de l’aéroport ? Ce commandant
     Plus » propose des billets modifia-          régir son personnel, perdant à cette        de bord français a préféré claquer la
     bles, un embarquement accéléré et            occasion l’un de ses avantages compé-       porte plutôt que de continuer à subir
     les bagages en soute sans supplé-            titifs. Elle ne peut plus désormais trai-   ce régime « pain dur et eau plate » : il
     ment de prix. Même si elle affirme ne        ter ses employés à la hussarde et sur-      est parti chez Air France, même s’il a
     pas chercher de « passagers cham-            tout pas les pilotes, ces seigneurs du      dû accepter de redevenir copilote et
     pagne », la montée en gamme de la            ciel chouchoutés par les compagnies,        de baisser son salaire!
                                                                                                      Ceux qui s’empressent de sui-
                                                                                              vre son exemple n’ont que l’embarras
                                                                                              du choix. Avec la hausse du trafic
                                                                                              aérien mondial, la pénurie guette.
            Le boom du low cost long-courrier                                                 « Alors, les pilotes vont aux plus
                                                                                              offrants », affirme le cadre dirigeant

 L
       es compagnies low cost             En novembre, Air France lançait
       long-courrier ? Personne n’y       Joon. En juillet prochain, Level,                   d’une compagnie concernée. Et
       croyait, persuadé qu’un vol        la nouvelle filiale long-courrier                   même si David O’Brien, directeur
 de plus de cinq heures ne supportait     d’IAG, viendra se battre à Orly.                    commercial de Ryanair, affirme
 pas les conditions de voyage             Un engouement qui ne pouvait pas                    qu’« il existe une liste d’attente de
 spartiates des compagnies à bas          laisser indifférentes les reines du                 2 500 navigants désirant intégrer la
 coût. Aujourd’hui, les experts           low cost. Pour profiter de l’aubaine                compagnie », celle-ci est préoccupée :
 prédisent à ces transporteurs            sans investir, EasyJet vient de
                                                                                              avec 240 avions en commande, en
 un avenir radieux, porté par             signer un accord avec Norwegian,
 une hausse du trafic et des prix         permettant d’associer ses vols                      plus des 430 appareils déjà en ser-
 cassés pour traverser, par exemple,      court-courriers avec des destinations               vice, elle ne peut se permettre de bri-
 l’Atlantique. Après Norwegian            lointaines. Ryanair n’est pas en                    der sa croissance faute de pilotes.
 (33 millions de passagers), d’autres     reste : elle a annoncé le lancement                 C’est pourquoi le transporteur low
 comme French Blue, du groupe             d’une offre de vols vers l’Amérique                 cost a accepté de négocier en recon-
 Dubreuil (Air Caraïbes) ou Wow Air,      du Sud à partir de Madrid, avec                     naissant les syndicats et en leur pro-
 qui propose ce mois-ci des billets       l’espagnole Air Europa. De quoi
                                                                                              posant 100 millions d’euros supplé-
 à 99,99 euros vers l’Amérique            étendre au monde entier la bataille
 du Nord, tous s’y mettent.               rangée entre majors et low cost.                    mentaires : « Ils toucheront environ
                                                                                              20 % de salaire en plus, alors qu’ils
                                                                                              sont déjà très bien payés. Qui dit

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                                                                   24
                                                                JANVIER
                                                                  2018
payer, au prix fort, un billet sur une
                                                                                                                   autre compagnie. Pourtant, elle vient
                                                                                                                   de réserver à nouveau sur le site de
                                                                                                                   Ryanair, parce que, explique-t-elle,
                                                                                                                   « le billet est moins cher qu’ailleurs, et
                                                                                                                   elle propose la desserte des petites
                                                                                                                   villes ». Une richesse que la low cost a
                                                                                                                   intérêt à conserver. Du coup, « le mo-
                                                                                                                   dèle bouge, mais doucement », selon
                                                                                                                   Didier Bréchemier. Elle tente donc de
                                                                                                                   combiner les deux stratégies : des
                                                                                                                   prestations de base et un service pre-
                                                                                                                   mium, de grands aéroports et les
                                                                                                                   marchés de niche sur des aéroports
                                                                                                                   secondaires : « Les deux sont complé-
                                                                                                                   mentaires », assure David O’Brien. A
                                                                                                                   la fois low cost et compagnie presque
                                                                                                                   classique ? C’est nouveau pour Rya-
                                                                                                                   nair, et peut-être difficile à gérer
                                                                                                                   quant à l’image. « Elle devrait créer
                                                                                                                   une deuxième marque, plus pre-
                                                                                                                   mium, à côté de Ryanair », suggère
                                       Provocateur Michael O’Leary, PDG
                                       du groupe : «Si j’avais su qu’être                                          Emmanuel Combe.
                                       gentil avec les clients ferait autant                                                En attendant, la compagnie
                                       de bien à mes affaires! »                                                   estime avoir passé le moment critique
                                                                                                                   et regagné la confiance de ses clients
                                                                                                                   en remboursant tous les vols annulés
                                                                                                                   et en offrant des billets aux déçus.
                           mieux ? » lance David O’Brien. Un in-      les majors dégradent leurs produits          « Début janvier, nous avons enregistré
                           vestissement nécessaire pour lutter        (en classe éco). La différenciation s’es-    3 millions de réservations, un record
                           contre ses concurrents, notamment          tompe, et les modèles convergent »,          absolu », se vante David O’Brien.
                           d’autres low cost comme Vueling ou         constate Emmanuel Combe.                     Alors la petite irlandaise devenue un
                           Wizz Air, qui veulent, selon l’un d’en-        Pour autant, cette évolution en          géant du ciel reprend son chemin, à
                           tre eux, « disrupter le disrupteur » (en   cours ne signifie pas la fin du système      l’affût de nouvelles opportunités. Elle
                           français, « gêner le gêneur »).            low cost. « On devrait assister davan-       a annoncé, le 17 janvier, la création de
                               Ces menaces l’incitent à lâcher du     tage à une adaptation au marché              quatre bases en France, à Toulouse,
                           lest, même si la transformation coûte      qu’à une vraie rupture », affirme un         Lyon, Nantes et Marseille (en plus de
                           cher. « Ryanair a toute la puissance       patron de compagnie. Pourquoi tout           Beauvais) et l’ouverture de 10 lignes
                           et les moyens pour faire évoluer           changer ? « Le modèle opérationnel           nouvelles en 2018 et 2019, pour doper
                           son modèle », assure                                         de Ryanair reste re-       son activité et trouver des relais de
                           Didier Bréchemier,                                           doutable », souligne       croissance après le choc du Brexit.
                           associé chez Roland            “On devrait                   Didier Bréchemier.         Conciliante, elle promet d’embaucher
                           Berger. Encore faut-il         assister davantage            Outre ses coûts infé-      1 000 personnes en contrat local et a
                           un capitaine crédible          à une adaptation              rieurs de 50 % à ceux      déjà rencontré le SNPL, syndicat de
                           pour mener la transi-          au marché qu’à                de ses concurrentes,       pilotes français plutôt musclé. Elle
                           tion. Michael O’Leary,         une vraie rupture”            l’irlandaise a la chance   reste cependant fidèle à elle-même en
                           l’homme de toutes les                                        de se trouver dans une     protestant contre le « muselage » des
                           provocations, peut-il                                        position monopolis-        aéroports d’Orly et de Roissy et en dé-
                           incarner ce changement ? Après avoir       tique sur 60 % de ses lignes. Une clien-     clarant vouloir « libérer Paris » : « Dès
MORO/FOTOGRAMMA/ROPI-REA

                           traité EasyJet de « fausse low cost » et   tèle captive qui plébiscite les prix bas.    qu’on s’y installera, on battra tous les
                           débiné les compagnies classiques,          Cette jeune femme de 27 ans s’est            records », crâne-t-on à la direction du
                           ce n’est pas certain. Aujourd’hui, les     certes mise en colère cet automne            groupe. Insolence, grande estime de
                           positions tranchées sont hors de pro-      lorsque son vol vers une petite ville de     soi et ton va-t-en-guerre. Chez Rya-
                           pos. Car, dans les faits, « les compa-     Pologne a été annulé : obligée de se         nair, on peut changer, mais on ne se
                           gnies à bas coût s’embourgeoisent, et      déplacer, elle a dû se ruiner pour           refait pas…

                                                                                                                                                                73
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