See the erratum for this article Le Messager de la catastrophe L'annonce de la mort, de la tragédie ancienne à Intérieur de Maeterlinck ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 10/17/2021 1:01 p.m. Frontières --> See the erratum for this article Le Messager de la catastrophe L’annonce de la mort, de la tragédie ancienne à Intérieur de Maeterlinck Yves Jubinville La mort prononcée Article abstract Volume 14, Number 2, Spring 2002 Foreshadowing death is a recurrent theme in classical tragedy as in modern and contemporary drama. This article sheds light on the dramatic function of URI: https://id.erudit.org/iderudit/1073965ar the Messenger within the tragedy portrayal system. Favoring a historical and DOI: https://doi.org/10.7202/1073965ar sociocritical approach, the analysis delves into the examination of the vicissitudes of the Messenger figure in modern theatre. Revived by the symbolist author Maurice Maeterlinck in the play Interior (1894), the theme of See table of contents heralding death unfolds with the aid of an explicit classical intertext all the while bringing about the transition towards modern expression. A glance into a recent production of this text, from Québec director Denis Marleau, wraps up Publisher(s) this study by suggesting that theatre may be one of the last places in which death rises to the dimensions of collective and symbolic speech. Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (print) 1916-0976 (digital) Explore this journal Cite this article Jubinville, Y. (2002). Le Messager de la catastrophe : l’annonce de la mort, de la tragédie ancienne à Intérieur de Maeterlinck. Frontières, 14(2), 20–23. https://doi.org/10.7202/1073965ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2002 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
A R T I C L E Le Messager Résumé L’annonce de la mort est un motif récur- rent dans la tragédie antique ainsi que de la catastrophe dans la dramaturgie moderne et contem- poraine. Le présent article met en lumière L’annonce de la mort, de la tragédie ancienne la fonction dramaturgique du person- à Intérieur de Maeterlinck nage du Messager dans le système de re- présentation tragique. Privilégiant une approche historique et sociocritique, l’analyse se prolonge dans l’examen des avatars de la figure du Messager dans le génère, pour enfin suivre les transforma- Yves Jubinville, Ph.D., théâtre moderne. Repris par l’auteur sym- professeur, Département de théâtre, UQÀM. tions du personnage de Eschyle à Euripide. boliste Maurice Maeterlinck dans la pièce La deuxième partie de l’analyse s’inté- Intérieur (1894), le thème de l’annonce de L’annonce de la mort est un moment clé resse aux avatars du Messager dans la dra- la mort se déploie à la faveur d’un dans la vie sociale que le théâtre, à ses maturgie moderne. La pièce Intérieur du intertexte antique explicite tout en opé- débuts, a tenté de mettre en scène. Est-ce symboliste français Maurice Maeterlinck2 rant la transition vers son expression mo- parce que cet instant introduit une tempo- retient l’attention par l’exemple unique derne. Un coup d’œil sur une production ralité singulière marquant une rupture dans qu’elle présente d’une fable dramatique cons- récente de ce texte par le metteur en le déroulement des choses quotidiennes ? truite autour du scénario de l’annonce de scène québécois Denis Marleau clôt cette étude en suggérant que le théâtre serait En anticipant le deuil qui va mobiliser le la mort. Un scénario qui, tout en portant les peut-être l’un des derniers lieux où la corps social et programmer l’action collec- traces abondantes d’un intertexte tragique, mort s’élève aux dimensions d’une parole tive, l’annonce de la mort s’inscrit d’emblée signale par ailleurs un changement impor- collective et symbolique. dans le mouvement d’une action ritualisée tant dans l’iconographie moderne de la mort, que la tragédie grecque n’a pas manqué que traduit à sa manière la production Mots clés : tragédie – messager – d’intégrer à son récit et dont on retrouve récente de la pièce par le metteur en scène Maerterlinck – annonce de la mort des traces jusque dans le théâtre moderne québécois Denis Marleau. Son travail des et contemporain ; ritualisée d’abord parce dernières années l’a amené d’ailleurs plusieurs Abstract Foreshadowing death is a recurrent qu’associée à une parole publique. fois à fréquenter ces rivages mortuaires. theme in classical tragedy as in modern Dans les sociétés anciennes, sans doute and contemporary drama. This article plus qu’aujourd’hui, le fait d’annoncer la MÉMOIRE D’OUTRE-SCÈNE sheds light on the dramatic function of mort relevait de la vie collective et requérait L’annonce de la mort dans la tragédie the Messenger within the tragedy por- l’élaboration d’un scénario où le groupe grecque arrive ou bien au début, ou bien à trayal system. Favoring a historical and cherchait réparation en dévoilant sa la fin de la fable dramatique. Parole péri- sociocritical approach, the analysis delves douleur et son espoir de renaissance. Au phérique, dira-t-on. Parole qui habite le into the examination of the vicissitudes of théâtre, n’en déplaise à l’interprétation seuil de la fiction à plus d’un titre. D’abord the Messenger figure in modern theatre. traditionnelle de la tragédie, le rituel, quel parce qu’elle est prononcée hors de Revived by the symbolist author Maurice qu’il soit, voit toutefois sa fonction l’espace-temps réservé aux délibérations des Maeterlinck in the play Interior (1894), the theme of heralding death unfolds détournée ou, pour dire autrement, principaux actants. Le Messager de la tra- with the aid of an explicit classical déplacée. Devenue imitation et non plus gédie, sauf en de très rares exceptions, n’in- intertext all the while bringing about the action réelle, l’annonce de la mort au théâtre tervient qu’une seule fois ; il n’a donc pas transition towards modern expression. A cesse d’opérer la catharsis puisqu’elle par- d’identité dramatique à part celle que lui glance into a recent production of this ticipe désormais d’un système fictionnel qui prête la situation momentanée de l’an- text, from Québec director Denis Marleau, met à distance en donnant à voir les méca- nonce, laquelle marque un temps d’arrêt wraps up this study by suggesting that nismes sociaux engagés dans toute action dans le mouvement dramatique. theatre may be one of the last places in verbale. Scène typique : arrive le Messager which death rises to the dimensions of La présente étude tente de saisir accueilli aux portes du palais par la garde collective and symbolic speech. l’annonce de la mort à la jonction de la vie royale. Il demande à être entendu. Le roi le Key words : tragédie – messenger – sociale et du théâtre, là où se donne à voir reçoit en audience ; celle-ci prendra soit la Maeterlinck – foreshadowing death son fonctionnement dans la production forme de l’interrogatoire, soit (le plus sou- d’un récit exemplaire. La tragédie grecque1 vent) celle du compte-rendu, d’où son fournira le point de départ d’une analyse caractère non dramatique. Tout ce temps, qui sera centrée tout autant sur l’annonce l’action semble en effet en suspension (mais elle-même que sur la figure du Messager de non exempte de tension comme on le verra la mort. Motif récurrent de la tragédie, on plus loin), quoique l’annonce aura pour verra comment se forme le dire du Mes- conséquence de la relancer dans une direc- sager, quelles sont les conditions de son tion nouvelle, inattendue, comme si la énonciation et le dispositif scénique qu’il tragédie épousait par là le rythme naturel FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2002 20
du monde provoquant la vie en produisant qui sait devoir se tenir à tout moment sur des combats au terme desquels meurt le la mort. le fil du rasoir, n’oubliera donc pas toutes chef des armées. Plus que de simplement Le statut pour le moins ambigu du Mes- les précautions oratoires d’usage visant à publier oralement la mort du héros, le Mes- sager dans la tragédie ancienne tient aussi disposer favorablement son interlocuteur et sager livre ses dernières volontés au public sans doute au fait que son entrée en scène le public. Preuve du risque qu’il court, celui assemblé en témoin afin que le roi se sente s’effectue après le chœur avec qui il entre qui vient avec une bonne nouvelle ne lié par la promesse de les honorer6. La res- forcément en dialogue. La parole du chœur demandera rien de moins que la liberté5. semblance est frappante à plusieurs égards s’adresse, comme on le sait, directement au On devine la tension dramatique que cela entre le dire du Messager et le discours de public ; celle du Messager s’enchaîne au pouvait engendrer sachant qu’un premier l’histoire. D’abord parce qu’à l’origine le drame en cours mais ne produit pas moins message en cache parfois un second de Messager fait œuvre de témoin et dit rendre un effet similaire de décrochage par sa moins bon augure. compte de ce qu’il a observé. Mais surtout durée et par les thèmes qu’elle développe : Narration, récit, compte-rendu : l’an- parce que sa propre parole, dans le rapport récit d’une bataille militaire, d’un duel entre nonce de la mort adopte dans la tragédie qu’elle entretient avec la loi et l’ordre, s’éla- chefs du même clan, de l’ago- bore dans le dessein de recons- nie du fils du roi combattant tituer la vérité du passé. Au héroïquement au nom de la risque d’annoncer la mort cor- cité. Aristote, en puriste de la respondrait donc le risque de tragédie au temps où ses jours faire l’histoire. étaient déjà comptés, voyait Une hypothèse séduisante, dans ces interventions du Mes- mais difficilement vérifiable, sager, comme dans tout récit, voudrait que le poète tragique une entorse aux règles de la tra- ait volontairement tracé ce lien gédie et la preuve que celle-ci d’analogie qui marque dans n’avait pas su s’affranchir com- l’histoire de la Grèce un point plètement de l’épopée, une tournant de son évolution forme jugée archaïque. Ambigu, morale et intellectuelle. Préfi- le Messager le serait-il enfin gurer l’historien naissant dans parce qu’il fait entendre une le discours du Messager de la parole venue d’ailleurs, d’un tragédie, ce serait prêter à ce temps révolu ? dernier une certaine noblesse Symboliquement, il est vrai en même temps qu’admettre le que celui-ci arrive sur scène au statut métèque de l’historien. terme d’un long voyage. Cela Ce raisonnement ramène la suppose qu’il est parti de loin, discussion là où l’institution de qu’il a un statut d’étranger, ce la tragédie antique rencontre que confirment les éditions l’esprit démocratique. L’exi- Otto Dix, Les Sept Péchés capitaux, 1933 Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe modernes dont le texte didasca- gence de vérité du Messager et lique dit ici et là « que [le Mes- de l’historien se mesure à leur sager] vient de la campagne3 ». capacité à faire entendre la voix De telles indications sont bien de l’autre, celle de l’esclave, de sûr sujettes à caution ; elles ser- l’exclu, voire de l’ennemi vent le plus souvent à combler vaincu, en d’autres termes, à l’absence chez le lecteur considérer le point de vue d’aujourd’hui d’un certain contraire comme légitime. savoir de la tragédie. Pour les Une scène célèbre des Anciens, il paraît probable que Perses, première tragédie l’apparition du Messager sur connue attribuée à Eschyle, scène fut réglée par une série illustre bien cette proposition. de codes et de conventions qui Aux portes du palais du roi dessinaient l’horizon de sens de Xerxès, dont le fils Darius est son récit. Parler d’étrangeté parti en guerre contre Athènes, signifie notamment que le Mes- la reine-mère Atossa reçoit du sager avait alors l’équivalent du Messager la nouvelle de la statut d’esclave et que son défaite de l’armée perse. Le énonciation était par le fait même con- grecque des formes multiples et variées. récit détaillé des combats, adressé au public trainte, pour ne pas dire risquée. Combien Posons surtout que le Messager lui-même athénien qui assistait au spectacle, était sans de fois en effet entend-on de la part du Mes- compose son texte en rapiéçant, en recol- doute reçu comme la preuve de sa supério- sager qu’il hésite à livrer une nouvelle lant des morceaux de parole. De fait, celui- rité militaire ; mais le fait de présenter ainsi funeste par crainte de provoquer la colère ci se présente le plus souvent au roi comme le point de vue de l’ennemi sur scène parti- du maître. un porte-parole, un transmetteur ou média- cipait aussi d’un travail de la conscience Aux conditions sociales de cette parole teur, celui qui rapporte les mots d’un autre, dans lequel s’engage toute collectivité qui s’ajoute évidemment la difficulté de dire le voire de plusieurs, dans le but d’en consti- doit apprendre à intégrer l’altérité dans son meurtre, le crime ou le suicide sur une scène tuer une sorte d’archive, de mémoire. système de représentation et pour qui qui interdisait par convention la repré- Scène récurrente de la tragédie : venu du l’autre fait maintenant partie de soi. sentation de la mort4. Le même Messager, champ de bataille, le Messager fait le récit 21 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2002
RECEVOIR L’ANNONCE Cela étant dit, les rôles ne sont pas tou- un espace de réflexion et non pas d’action. DE LA MORT jours, même chez Eschyle, aussi bien res- Reprenant le thème d’un conflit dramatique Dans toutes les pièces auxquelles il est pectés. La scène fameuse du Messager en en suspension pendant l’annonce de la fait référence ici, l’annonce de la mort donne compagnie d’Œdipe, informé qu’il ne peut mort, Maeterlinck radicalise la proposition lieu à une performance. Locuteur attendu, avoir tué son père Polybe, car il n’en est jusqu’à retarder indéfiniment le moment où anticipé même, le Messager doit honorer pas véritablement le fils, en donne une le Messager prendra la parole devant le le privilège unique qui lui est donné de parfaite illustration. Ici, le rapport conven- père. Logique avec l’esprit du temps qu’im- s’adresser au roi en usant de toutes les res- tionné entre le serviteur et le maître est prègne déjà le naturalisme de Zola, où les sources de la rhétorique non pour tromper faussé parce que le premier ignore que sa individus sont privés de la volonté d’agir son interlocuteur mais pour souligner le bonne nouvelle est en vérité la mauvaise. parce que déterminés par leur milieu (sorte caractère cérémoniel et public de son dire. Plus grave encore, le Messager serait de retour inusité du destin tragique), l’auteur Pour le spectateur de la tragédie ancienne responsable des malheurs du roi de Thèbes dessine une scène traversée par des êtres- qui, faut-il le rappeler, ne voit défiler sur étant celui qui aurait, sans le savoir, sauvé parleurs figés dans l’instant précédant scène que trois acteurs s’échangeant les l’enfant de Laïos d’une mort certaine. Il l’action, une action qui, dans la logique for- rôles, il importe en outre que par sa perfor- s’agit là d’un cas peu fréquent où la melle du drame, provoque la volonté de mance le Messager puisse être différencié du biographie du Messager est révélée et l’autre parleur et fait ainsi progresser Prêtre ou du Devin dont les interventions donnée comme pièce maîtresse de la fable l’histoire. momentanées font écho à celle du Messa- dramatique. Cela a son importance si l’on À la différence de la dramaturgie de ger. Ceci n’exclut nullement ces jeux de ten- perçoit bien dans cette scène qu’à l’igno- Tchehkov, où la matière du dialogue s’ef- sion entre la parole prophétique de l’oracle, rance du serviteur correspond celle de son face peu à peu sous l’effet conjugué de la rendue par le Prêtre, et la nouvelle funeste maître, que la nouvelle précipite inexora- rêverie et de l’isolement social des person- du Messager. Le suspense dramatique se blement vers sa chute. L’identification nages, Maeterlinck en use pour créer une trouve augmenté du fait que l’annonce de d’Œdipe au Messager n’est pas fortuite. situation que l’on peut qualifier d’imagi- la mort est justement précédée par une Comme tout messager, l’Œdipe de la fable naire. L’anticipation de l’annonce, qui autre parole ; qu’elle transforme, dirait-on, est celui pour qui la vérité est synonyme de appelait naturellement une solution épique, en fait vérifiable ce qui a déjà été pré-dit7. condamnation. adopte ici la forme dramatique au moyen En contrepartie de la performance exi- d’un dédoublement du personnage du Mes- gée du Messager, le corpus antique com- LE MESSAGER DE LA MORT sager. Le Vieillard et l’Étranger évoquent porte plusieurs scènes montrant que son DANS INTÉRIEUR bien sûr les échos du Messager traditionnel interlocuteur royal se doit de recevoir digne- DE MAURICE MAETERLINCK de la tragédie antique. Le premier rappelle ment la nouvelle de la mort. Aussi bien dire Jusqu’à la fin du XIXe siècle le théâtre l’image de la mémoire du témoin qui rend que le rapport de domination qui règle cet sera travaillé, hanté même, par les formes compte de la souffrance des hommes. Le échange (vouant aux gémonies l’annoncia- anciennes provenant de l’Antiquité. À chaque suivant confirme que l’annonce de la mort teur de la mort) apparaît aussi contraignant époque depuis le milieu du XVIIIe siècle, il n’est jamais confiée qu’à celui qui occupe pour l’un et l’autre dès le moment où n’est pas une réforme dramatique qui n’ait les marges du monde social, un tiers média- chacun y engage sa fonction sociale et non fait le souhait de redonner à cet art la teur qui s’avance parmi les vivants pour sa personne privée. La scène de l’annonce dignité et la grandeur que lui attribuaient mieux retourner ensuite dans le camp des de la mort est présentée en ce sens comme les Athéniens. Aux côtés d’innovations morts (socialement). La situation donne une épreuve à partir de laquelle se mesure radicales et souvent même à la faveur de lieu à des répliques savoureuses, pour ne la noblesse de caractère du roi et, par voie celles-ci, la tragédie antique trouvera ainsi pas dire énigmatiques. Comme s’il délibé- de conséquence, la légitimité de son pou- à revivre et à se renouveler sans cesse. rait à voix haute, le Vieillard lance ceci à voir. Craignant que le coup porté ne soit La dramaturgie de Maeterlinck, l’un des son partenaire : trop dur, le Messager rappelle ainsi à instigateurs du mouvement symboliste (sans Il vaut mieux ne pas être seul. Un Pelée, grand-père de Néoptolème (fiancé en être le théoricien), se présente comme malheur qu’on n’apporte pas seul est d’Hermione) assassiné (par Oreste), qu’il ne une ultime interprétation de la tragédie avant moins net et moins lourd… J’y son- doit en aucun cas, en dépit du malheur qui qu’elle ne rende son dernier souffle. L’auteur geais en venant jusqu’ici… Si j’entre s’abat sur lui, ignorer de venger sa lignée. n’en conserve de fait que des restes, des lam- seul, il me faudra parler dès le premier « Et dans ce cas, lui dit le Messager, écoute beaux à l’exemple de ce Vieillard qui, aux moment ; ils sauront tout en quelques ce qui s’est passé. Redresse-toi, et fais face8. » côtés de l’Étranger dans Intérieur, vient mots et je n’aurai plus rien à dire ; et Cette scène montre un rare exemple où annoncer à la famille tranquille la mort j’ai peur du silence qui suit les le discours du Messager prend un tour un d’une de leurs filles, trouvée dans l’étang à dernières paroles qui annoncent un peu plus directif. Dans Iphégénie en Tauride la levée du jour. L’esprit de la tragédie malheur… C’est alors que le cœur se le même poète (il s’agit d’Euripide) force s’impose ici comme un souvenir de lecture. déchire… Si nous entrons ensemble, je encore plus loin ce trait et outrepasse Maeterlinck écrit ce drame en allant à leur dis par exemple, après de longs clairement les conventions théâtrales et l’essentiel de l’action tragique, réduite à la détours : On l’a trouvée ainsi… Elle sociales du temps en représentant le Mes- scène d’annonce, tout en restant au seuil flottait sur le fleuve et ses mains sager frappant violemment à la porte du de son éclatement véritable. Tout se passe étaient jointes… Temple et commandant au roi Thoas d’agir comme si la pièce était le développement de telle façon après l’écoute de son mes- de ce motif tragique vu sous la loupe d’un On trouvera dans cette réplique l’autre sage. Nous sommes évidemment loin de poète, se posant doublement au point raison qui fait conclure à une dramaturgie l’image de l’esclave qui risque sa vie en por- d’origine du théâtre. des seuils, des coulisses. L’écriture repose tant à la cour la nouvelle de la mort. Voilà Aussi bien dire que nous sommes, avec ici non seulement sur le métadiscours des qui confirme le jugement d’Aristote selon Intérieur, dans les coulisses du drame tra- personnages qui interprètent sans cesse leur lequel Euripide serait, de tous les auteurs gique. Ceci pour deux raisons. Du début à propre situation d’énonciation, mais aussi tardifs, le fossoyeur de la tragédie. la fin de la pièce, les personnages occupent sur une rhétorique de l’ellipse. Celle-ci fait FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2002 22
à nouveau référence, par inversion, à la tra- la maison où une lumière éclaire à peine théâtre, devenu aujourd’hui l’un des seuls gédie antique qui insistait sur l’obligation les visages inquiets, des nouvelles de la lieux où la mort se dit publiquement, est faite au Messager de parler en ligne droite, jeune fille. La didascalie initiale, comme il peut-être décédé, mais que le Messager, à de prendre le chemin le plus direct qui con- arrive souvent chez les naturalistes et les l’instar des personnages de Maeterlinck, duit à la mort… L’image revient d’ailleurs symbolistes, donne à lire le roman de leur semble avoir choisi d’en retarder indéfi- fréquemment qui affirme la nécessité angoisse : niment l’annonce. d’annoncer la mort sans détour, alors même Un vieux jardin planté de saules. Au que pèse le danger de la sanction mortelle. Bibliographie fond une maison, dont trois fenêtres Chez Maeterlinck, preuve que nous ne som- ELIAS, Norbert (1987). Solitude des mou- du rez-de-chaussée sont éclairées. On mes plus au temps des Grecs, le Messager rants, Paris, Christian Bourgois. aperçoit assez distinctement une affirme sans ambages les vertus d’une parole MAETERLINCK, Maurice (1908). Théâtre famille qui fait la veille sous la lampe. circulaire, voyageuse. Le Vieillard dit à II, Bruxelles, Paul Lacomblez Éditeur. Le père est assis au coin du feu. La l’Étranger : RYCHNER, Arnaud (1996). « Pour une mère, un coude sur la table, regarde […] Noubliez pas que la mère sera là dans le vide. Deux jeunes filles, vêtues dramaturgie du silence : le retournement maelerlinckien », L’Envers du théâtre. Dra- et que sa vie tient à si peu de chose… de blanc, brodent, rêvent et sourient à maturgie du silence de l’âge classique à Il est bon que la première vague se la tranquillité de la chambre. Un Maeterlinck, Paris, José Corti, chapitre 2, brise sur quelques paroles inutiles… Il enfant sommeille, la tête sur l’épaule p. 283-329. faut qu’on parle un peu autour des gauche de la mère. Il semble que Les Tragiques grecs. Théâtre complet malheureux et qu’ils soient entourés. lorsque l’un d’eux se lève, marche ou (1999). Paris, Livre de Poche, coll. « La Les plus indifférents portent, sans le fait un geste, ses mouvements soient Pochotèque », 1998 p. savoir, une part de la douleur… Elle se graves, lents, rares et comme spirituali- divise ainsi sans bruit et sans efforts, sés par la distance, la lumière et le Notes comme l’air ou la lumière… voile indécis des fenêtres. 1. Toutes les citations sont tirées de Les Tra- giques grecs, 1999. Parler d’ellipse, c’est dire le silence qui Le vieillard et l’étranger entrent avec 2. Toutes les citations sont tirées de Maeter- entoure la mort dans cette pièce. Un cri- précaution dans le jardin. linck, 1908, p. 173-200. tique de l’œuvre en déduira que la drama- turgie de Maeterlinck en est une qui, sous Plutôt que d’un roman peut-être valait- 3. La didascalie dans l’Antigone de Sophocle l’intense bavardage auquel se livrent les per- il mieux parler de peinture ? C’est du moins dit : « Entre le Messager, qui vient de la sonnages, dévoile ou met en scène le silence l’option prise par Denis Marleau dans sa campagne. » Dans Œdipe-Roi, on peut lire : « Messager venant de la campagne. » qui grève les rapports sociaux (Rychner, mise en scène récente de la pièce, qui décu- 1996). Ainsi en va-t-il de ceux qui se plait l’immobilité de la scène et augmentait 4. Le Messager, à la Reine Atossa, dans Les noueraient désormais autour de la réalité de ce fait l’épaisseur de silence qui l’enve- Perses : « Ah ! La masse de nos malheurs est si grande que, même si j’y mettais dix jours, de la mort. Le contraste est certes frappant loppait. Marleau cherchait ainsi à mettre je ne viendrais pas à bout de t’en dresser le avec la tragédie antique et l’impression son spectateur dans la position de celui qui bilan. » qu’elle offre de mettre la mort à l’avant-plan. regarde un tableau. Un tableau abstrait, 5. Messager : Haute Dame, j’apporte des nou- À l’approche du XXe siècle, suivant la cependant, qui impose constamment des velles : pour toi toutes brèves à entendre, théorie de Norbert Elias, celle-ci subirait changements de perspective. Car la fixité pour moi toutes magnifiques à dire. La vic- plutôt les effets d’une logique de civilisa- de la scène familiale ne saurait signifier que toire est à nous ! On est en train d’en dres- tion qui procède par refoulement et dissi- tout mouvement est absent de ce théâtre. ser le trophée : toute une panoplie conquise mulation des affects dans le but de pacifier Le metteur en scène a bien vu que la pièce sur tes ennemis. l’univers social. Alors que le rapport à la était entièrement construite sur le contraste Alcmène : Ah ! comme je t’aime ! Avec de mort chez les Grecs passe par sa publici- entre l’attente immobile de la famille et la telles nouvelles, tu t’es ouvert aujourd’hui sation, force est de constater chez Maeter- circulation, les déplacements incessants du les portes de la liberté. (Les Enfants d’Héra- clès) linck, mais l’analyse vaut aussi pour de Vieillard et de l’Étranger sur la scène. Deux larges pans de la dramaturgie moderne, la espaces sont ainsi créés en écho à l’image 6. Dans Œdipe à Colonne, le Messager volonté claire de le mettre entre paren- des coulisses. Au centre, un théâtre marqué raconte les derniers moments de l’ancien roi avec ses enfants. Son témoignage cons- thèses, de le retirer à tout le moins de par le silence et la solitude ; tout autour, un titue l’archive de ses paroles destinées au l’espace public et de limiter son expression territoire infini de paroles littéralement en peuple de Thèbes. à la sphère privée. Si l’annonce de la mort suspension qui décontextualisent la matière 7. Voir dans cette scène d’Antigone de était chez Eschyle et Sophocle une parole dramatique au point que l’on finit par Sophocle : risquée, elle n’était jamais interdite. Dans oublier le drame en gestation. Le Messager : Hémon a péri, la main qui a la dramaturgie et la société modernes, qui Fidèle à Maeterlinck dans son ambition versé son sang… généralement ont tendance à intérioriser le de se placer en observation devant la tra- conflit pour en limiter les effets, elle prend gédie finissante, voire agonisante, Marleau Le Coryphée : La main de son père ou sa propre main ? l’aspect d’un dialogue de sourds qui con- instaure à son tour un climat de mort. Le fine chacun, dira Elias, à la « solitude des discours métathéâtral, partout présent dans Le Messager : Sa propre main, en fureur du mourants9 ». la mise en scène (ouverture de la scène sur crime de son père. les coulisses et les machines que squattent Le Coryphée : O devin, comme tu as vérifié VISION DU SILENCE : les deux principaux personnages), n’y est ta prophétie ! LA MORT DU THÉÂTRE certes pas étranger. Il contribue en tous cas 8. Extrait de l’Andromaque d’Euripide. C’est ainsi que dans cette pièce la vision à déplacer le propos de cette pièce qui traite 9. Titre de l’ouvrage de Norbert Elias, 1987. finale n’est pas celle de nos deux messa- de la mort vers la mort du théâtre. Par un gers de la mort mais plutôt l’image de la retournement habile et ironique, le spec- famille qui attend, derrière les fenêtres de tacle serait aussi l’occasion de dire que le 23 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2002
Vous pouvez aussi lire