SOCIOLOGIE LE VOTE LE PEN - JEAN-SERGE ELOI UNIVERSITÉ DU TEMPS LIBRE DE BIARRITZ 2019/2020 - Jean ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
S SOCIOLOGIE LE VOTE LE PEN Permanences et transformations JEAN-SERGE ELOI UNIVERSITÉ DU TEMPS LIBRE DE BIARRITZ 2019/2020
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 2 UTLB 2019/2020 LE VOTE LE PEN 1 Permanences et transformations INTRODUCTION Pourquoi s’intéresser au vote Le Pen plutôt qu’à un autre ? D’abord parce qu’il s’agit d’un vote récent dans l’histoire électorale de notre pays. Son émergence, « apparition surprise »,2 date des élections européennes de 1984 (les suffrages de l’extrême droite sont multipliés par 31,2 entre les législatives de 1981 et les européennes de 1984) et depuis son influence a grandi au point d’assurer la participation de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. Après ses succès aux élections européennes (2014) et régionales (2015), le Front national revendique le titre de premier parti de France. Les sondages sont même allés, un temps, jusqu’à pronostiquer l’arrivée en tête de Marine Le Pen, au soir du premier tour de l’élection présidentielle d’avril-mai 2017, ce qui ne se confirmera pas même si elle réalise un score (21,53 %) qui lui permet d’arriver en deuxième position et de se qualifier pour le second tour. Quelles sont les zones d’implantation du Front national et en quoi ces territoires forment-ils un espace du retrait qui fait entendre les grondements de la France périphérique ? Si l’on considère les caractéristiques sociales et politiques de l’électorat du Front national, on peut se demander pourquoi les femmes, qui jusque-là s’étaient montrées rétives à ce vote, ne répugnent plus, désormais, pour un nombre grandissant d’entre elles, à lui accorder ses suffrages. En constatant que l’envol du FN et l’effondrement du PCF sont concomitants, est-on, pour autant, autorisé à faire du gaucho-lepénisme un outil pertinent d’analyse du vote à l’extrême droite ? Après avoir rappelé quelle géographie électorale le vote FN dessine, on montrera que ses zones d’influence renvoient à un espace du retrait d’où émanent les protestations de la France périphérique lors des consultations électorales. Enfin, l’examen des caractéristiques sociales et politiques de l’électorat du Front national montre que si les femmes y sont de plus en plus nombreuses, on doit remarquer la prédominance électorale du FN dans le monde ouvrier, ce qui conduit certains politistes à parler d’ouvriéro-lepénisme, de préférence à gaucho-lepénisme. 1 - Ce texte est une version remaniée et augmentée d’une intervention devant le Cercle Condorcet le 7 juin 2017. 2 - Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Seuil, 2013.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 3 UTLB 2019/2020 I. LA RÉPARTITION TERRITORIALE DES VOTES LE PEN L’implantation du Front national (FN) devenu Rassemblement national (RN) ne se répartit pas de manière homogène sur le territoire. Certains départements s’abandonnent plus facilement que d’autres, plus réfractaires. Il apparaît cependant que la France qui connaît la dynamique frontiste la plus affirmée fait entendre les grondements d’un pays de grande fragilité sociale. A. ZONES D’IMPLANTATION ET TERRITOIRES RÉFRACTAIRES Urbain à ses débuts, le vote FN est devenu progressivement rural au point de révéler l’opposition d’une France urbaine et d’une France rurale. Une deuxième fracture, géographique, oppose l’est et l’ouest du pays puisque la géographie du vote Le Pen fait apparaître ses zones fortes à l’est d’une ligne Le Havre-Perpignan. Le 21 avril 2002, on retrouve la France lepéniste à l’est de cette ligne, avec deux avancées, l’une le long de la vallée de la Garonne, l’autre dans l’intérieur de la Normandie et particulièrement l’Orne. 1. De la France des inquiétudes urbaines aux zones rurales Les zones d’enracinement majeur se situent dans la France des inquiétudes urbaines : la bande urbaine méditerranéenne (de Nice à Perpignan), l’axe Saint-Étienne-Lyon, la grande périphérie parisienne, le triangle Metz-Strasbourg-Mulhouse, la conurbation Lille-Arras-Cambrai. On doit y ajouter des zones intermédiaires conquises dans les années 1990 : des zones de la Somme aux Ardennes, de la Meuse à l’Yonne, de la Haute-Saône à la Haute-Savoie ou encore la vallée du Rhône. Ce sont essentiellement des régions « rurbaines », voire rurales, gagnées par les inquiétudes urbaines et les malaises de la société. L’examen de la carte d’implantation électorale du Front National révèle qu’à partir de l’existence de quatre pôles initiaux, précédemment évoqués (Alsace-Lorraine, région parisienne, région lyonnaise, basse vallée du Rhône), l’implantation électorale du Front national suit les axes de circulation. La cartographie du vote FN aux élections européennes de 2014 contredit les représentants de ce parti qui affirmaient sur les plateaux de télévision que leur conquête du territoire était désormais complète. En effet, la répartition géographique du FN est restée stable, on retrouve l’axe Le Havre-Perpignan, mais les écarts entre les départements qui
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 4 UTLB 2019/2020 plébiscitent le FN et ceux qui le refusent ont augmenté. Si en 2002, au premier tour de la présidentielle, la fourchette allait de 6,2 % à Paris à 27 % dans le Vaucluse, elle est, en 2014, de 9,3 % à Paris et de 40 % dans le Pas- de-Calais.3 Le vote FN a progressé plus rapidement sur la façade nord-ouest du pays dans tous les départements de Haute et de Basse-Normandie, de Picardie et du Pas-de-Calais comme si l’influence d’Hénin-Beaumont gagnait par capillarité. En revanche, le score du FN progresse plus lentement que la moyenne dans les quatre départements bretons ainsi que dans une zone qui s’étend de la Savoie au Puy-de-Dôme et de la Saône-et- Loire au Gard ainsi qu’en Alsace et en Moselle. Dans ces régions, le FN était soit peu implanté, soit en régression entre 2002 et 2012. Comparativement aux autres régions, l’économie s’y porte mieux, le chômage y est moins élevé, la proportion des jeunes sans diplôme plus faible et les inégalités de revenus moins prégnantes.4 En 2002, le FN fait une percée dans le monde rural (voir l’Alsace) et chez les agriculteurs (voir Lot et Garonne). Le vote Le Pen a connu ses premiers succès dans une France urbaine qui apparaissait plus sensible aux thèmes de l’insécurité et de l’immigration. En 2002 cependant, c’est dans les campagnes qu’il progresse le plus par rapport à 1995. En 2014, 28 % de habitants des communes rurales ont voté FN contre 9% des parisiens. 2. France urbaine versus France rurale Au soir du 23 avril 2017, la France apparaît traversée par une double fracture, celle qui sépare la France urbaine de la France rurale et celle qui oppose la France de l’est à la France de l’ouest. En ce qui concerne la première, au tout début de la soirée électorale, alors que seuls les résultats des petites communes sont disponibles Marine le Pen est largement en tête (+ 4 points par rapport à Emmanuel Macron). Puis quand commencent à remonter les résultats des plus grandes villes, la tendance s’inverse et elle est distancée de 2,5 points par Emmanuel Macron. L’exemple le plus significatif est celui de Paris où Marine Le Pen ne franchit pas la barre des 5 % (+4,99%), le score de Macron se situe à 34,83 % soit plus de 11 points au-dessus de son résultat national. On peut multiplier les exemples : 16,26 % dans le Rhône mais 8,86 à Lyon, 16,71 en Haute-Garonne, mais 9,37 à Toulouse, 18,26 en Gironde mais 7,39 à Bordeaux, 14,12 % en Ille-et-Vilaine mais 6,70 à Rennes. 3 - Hervé Le Bras, « La carte du vote FN ou la France partagée en deux », Libération, 30 mai 2014. 4 - Ibid
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 5 UTLB 2019/2020 Même dans les départements où elle est arrivée en tête, les villes lui résistent : 24,89 dans le Bas-Rhin, mais 12,17 à Strasbourg, 25,70 dans l’Hérault mais 13,32 à Montpellier, 28,33 dans le nord mais 13,83 à Lille. La tendance qui avait vu le jour en 1995 se poursuit. Le vote FN plutôt urbain en 1988, est devenu, depuis 1995, progressivement rural et périurbain : il émane d’une France qui se sent éloignée des centres de décision et qui assiste au déclin de ses activités, à la raréfaction de ses emplois et à la dégradation des services publics.5 3. À l’est d’une ligne Le Havre-Perpignan La deuxième fracture est géographique. Marine Le Pen est en tête dans le nord-est de la France de la Seine-Maritime à l’Ain (sauf Île de France et Côte d’or), sur le pourtour méditerranéen depuis les Pyrénées Orientales jusqu’aux Alpes-Maritimes en remontant vers l’Ardèche et la Drôme, avec une excroissance qui inclut Tarn, Tarn et Garonne, Lot et Garonne. Cette carte comprend les deux départements de la Corse. En 2017 les zones fortes de Marine Le Pen se situent toujours à l’est d’une ligne Le Havre-Perpignan. Sa dynamique est très forte de l’Eure à la Meurthe et Moselle et aux Vosges en passant par les Hauts de France, l’ancienne Champagne-Ardenne et le nord de la Bourgogne. Le vote Marine Le Pen fait cependant quelques incursions à l’ouest de cet axe.6 En 2002 une percée s’était produite le long de la Garonne, dans le département du Lot et Garonne. Deux France éloignées l’une de l’autre se font face. Pour Hervé le Bras et Emmanuel Todd, la progression du FN a été permise par la rupture du tissu social dans les régions d’habitat groupé. Le déclin de la vie collective, de la sociabilité et des rapports directs de voisinage du fait de l’étalement urbain alimente l’angoisse de ces populations. L’agglomération des populations a favorisé l’immigration et l’insécurité. On retrouve les deux thèmes du fonds de commerce initial du Front national. De plus, Marine Le Pen a abandonné le libéralisme et l’anti-étatisme de son père pour leur substituer un discours qui met en avant la protection sociale et le renforcement du rôle de l’État. Si la première clientèle du Front rassemblait artisans et commerçants de petites villes naguère séduits par le poujadisme dont Jean-Marie Le Pen avait été un député, aujourd’hui son électorat se recrute parmi des personnes plus pauvres et plus isolées vivant loin des grandes agglomérations. L’influence électorale 5 - Patrick Roger, « La France traversée par une double fracture », Le Monde, 25 avril 2017 6 - Ibid
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 6 UTLB 2019/2020 du FN augmente en effet à mesure que l’on s’éloigne des centres de pouvoir et de richesse. B. ESPACE DU RETRAIT ET GRONDEMENT DE LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE En France aujourd’hui, on ne voterait plus comme on travaille (ce qui expliquait le recours aux Professions et Catégories Socioprofessionnelles), mais comme on habite. Si, partout dans le pays, le vote FN régresse dans les villes centres des agglomérations, en revanche il est surreprésenté dans les territoires périurbains (ce sont des communes dont au moins 40 % des actifs résidents travaillent dans le pôle ou dans les communes attirées par celui-ci). 15 % des Français habitent ces territoires, ils peuvent être chômeurs, pauvres ou riches, agriculteurs, ouvriers, techniciens ou cadres. 1. Un défaut d’urbanité L’urbanité repose sur l’articulation entre densité et diversité des objets de société : densité de populations, de bâtiments, d’activités, diversité de ces mêmes composantes. L’urbanité, comme modes de pensée associés au fait de vivre en ville, diminue quand on s’éloigne du centre : on parle alors de gradients d’urbanité. Si la banlieue n’est déjà plus le centre, elle se situe dans la continuité du centre. Viennent ensuite le périurbain, l’hypo-urbain et l’infra-urbain. Le périurbain n’est déjà plus dans la continuité, mais il est fortement relié à l’agglomération. Cette dernière sert toujours de référence à l’hypo urbain alors que l’infra urbain ne procure aucune accessibilité à la ville (peut être à une heure de route). « L'espace du lepénisme (…), c'est l'espace du retrait, imposé ou volontaire, vis-à-vis de l'espace public. Inversement, l'urbanité, ce mélange de densité et de diversité, se comporte, vis-à-vis du Front national, comme un bouclier renforcé. Cette élection montre donc une radicalisation de l'espace de l'extrême droite : l'adhésion ou le refus dessinent des espaces de plus en plus étanches les uns aux autres".7 Les éléments de différenciation sont liés au choix de résidence et ce choix peut se révéler en partie contraint. Cependant, la classe moyenne, qui dispose de la capacité d’acheter, s’installe dans le périurbain. À la limite de la banlieue et du périurbain se dessine une aire grossièrement circulaire, « l’anneau des seigneurs », lieu de résidence de hauts revenus. C’est dans l’hypo-urbain que les pauvres s’installent. Le vote FN est surreprésenté chez les riches et les pauvres du périurbain. L’exposition à l’altérité constitue leur dénominateur commun. 7 - Jacques Lévy Le Monde, 24 avril 2012.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 7 UTLB 2019/2020 Au Nord et à l’Est, ces zones urbaines situées à l’écart des agglomérations manifestent une forte adhésion à la candidate du Front national. Au sud et à l’ouest, le périurbain est davantage tenté de soutenir le FN, mais ce soutien reste à un niveau inférieur à la moyenne nationale. Ce sont alors les marges « hypo-urbaines », à l’extérieur des aires urbaines, qui constituent les zones de force de l’extrême droite. 2. Les grondements de la France périphérique La notion de France périphérique renvoie aux travaux, souvent controversés, de Christophe Guilluy.8 Si les métropoles produisent les deux tiers du PIB de la France, elles ne regroupent que 40 % de la population. La majorité de la population, notamment les classes populaires, vit à l’écart des territoires les plus dynamiques, des zones périurbaines les plus fragiles des grandes villes jusqu’aux espaces ruraux en passant par les villes petites et moyennes. La France périphérique ne se ramène ni à la France rurale ni à la France périurbaine, elle échappe aux catégories de l’INSEE, mais la grande majorité des classes populaires y vit, « loin des territoires qui comptent ». Cette population, éloignée des centres urbains par le déclin de la grande industrie, est passée de l’habitat collectif à l’habitat individuel. Critique de la mondialisation, elle rejetterait le multiculturalisme. C’est cette France périphérique qui gronderait lors des élections et le vote en faveur du FN serait le symptôme de cette protestation. Le vote FN, surreprésenté dans les espaces du périurbain subi, gagnerait les petites villes et les zones rurales. Il est l’indice d’une fragilité sociale des habitants de cette périphérie qui payent en déplacements leur éloignement du centre urbain. Dans un contexte d’insécurité sociale, ces populations deviendraient très réactives aux flux migratoires affectant leur commune. Pour l’auteur, ces populations ont quitté les banlieues « pour éviter la cohabitation avec les populations immigrées ». Même si ses travaux peuvent s’inscrire dans ce courant de la géographie qui tente de réinvestir le champ de la sociologie électorale, nombre de géographes reprochent à Christophe Guilly des généralisations hâtives ainsi qu’une géographie et une sociologie approximatives. 8 - Christophe Guilly, Fractures françaises, Paris, Flammarion, 2013 ; La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion 2014.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 8 UTLB 2019/2020 II. LES CARACTÉRISTIQUES SOCIALES DES ÉLECTEURS DE LE PEN L’électorat de Le Pen n’apparaît pas homogène. Il se compose de deux fractions qui n’ont pas les mêmes caractéristiques sociales et politiques. Extrémisme de droite, autoritaire et xénophobe, le vote Le Pen cherche à mobiliser les « Français d’abord ». Il comprend un électorat bourgeois et politisé (de droite) et un électorat populaire (ouvrier et masculin), plus protestataire, « ni de gauche, ni de droite », trouve son ressort dans l’absence d’instruction, la précarité économique et l’isolement social.9 Il n’est donc pas étonnant que des jeunes en mal d’insertion sociale fassent confiance au FN. Quant aux femmes, longtemps rétives à voter Le Pen, elles se rapprochent du comportement électoral masculin. On remarquera enfin que le FN est désormais le parti du monde ouvrier à défaut d’être celui de la classe ouvrière. A. ÂGE, GENRE ET FN Parmi les caractéristiques sociales de l’électorat Front National, désormais Rassemblement National (RN) on peut retenir celles qui tiennent à l’âge et au genre 1. Les jeunes et le FN . En 1995, Le Pen faisait son meilleur score chez les jeunes, mais en 2002 son électorat, plus sensible à la thématique sécuritaire, vieillit. En 2012, la candidate du FN a en outre obtenu son meilleur résultat dans la pyramide des âges chez les 35-49 ans, sans doute les plus touchés par la crise économique et les plus inquiets pour leur avenir, avec 24%, contre seulement 9% parmi les 65 ans et plus. En 2017, le premier tour de la présidentielle confirme que la tranche d’âge qui a le plus voté pour Marine Le Pen est celle des 35-49 ans (29 %). 16 % des plus de 65 ans (les générations 68 ?) avaient voté en 2014 pour le FN et en 2017, les 65-69 ans votent pour la candidate du FN à 19 % et ceux de 70 et plus à 10 %. Toujours en 2017, la dynamique électorale de Marine Le Pen est particulièrement forte chez les jeunes (+ 4 points). 2. Les femmes et le FN. Les femmes ont longtemps été réfractaires au vote Le Pen : en 2007 encore, lors des élections présidentielles, elles semblaient faire de la résistance. Jean-Marie Le Pen entendait confiner les femmes dans le rôle 9 - Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 9 UTLB 2019/2020 de mère. Il fallait, à ses yeux, qu’elles aient des enfants et qu’elles les élèvent au foyer sous l’autorité des hommes. En 1978, il déclarait : « Pour sauver nos sociétés et notre avenir, notre vie individuelle et collective, il faut que les femmes aient des enfants, qu’elles acceptent que ces enfants servent éventuellement et peut-être meurent pour défendre la liberté de la patrie, il faut qu’il y ait une autorité et nous pensons que l’autorité la plus qualifiée dans le ménage, c’est celle de l’homme ». C’est la femme dans son rôle de génitrice qu’il célèbre et l’homme dans celui du pater familias. Vingt ans après, Marie-France Stirbois, député européenne du FN et ex-députée de Dreux, se montre tout aussi réservée sur les bienfaits du féminisme. À l’Université d’été du FN en 2001, elle y dénonçait une « idéologie sectaire » et de « débauche » qui ne pense qu’à faire « du prosélytisme lesbianique ». Pour elle, la parité « humilie les femmes » et le message qu’elle leur adresse serait plutôt, parodiant Sacha Guitry : « Soyons contre les hommes, oui, tout contre ! Ne soyons ni leurs égales, ni leurs supérieures, ni encore leurs inférieures. Soyons leurs indispensables compléments qui sachent les réconforter, les soutenir mais aussi parfois les devancer ».10 De plus, le Front National a longtemps proposé de supprimer le remboursement de l’avortement par la Sécurité Sociale et d’instaurer un revenu maternel pour les faire sortir de l’activité. Le Front national et son président apparaissaient hostiles à ce que les femmes considèrent comme des droits. L’arrivée sur le devant de la scène de Marine Le Pen a eu pour objectif de s’adresser aux femmes sans paraître remettre en question les acquis du féminisme. Un sondage de mars 2012 indiquait que Marine Le Pen arrivait en seconde position (15 % des sondés) pour « promouvoir l’égalité des sexes » derrière François Hollande et le parti socialiste. Pourtant Marine Le Pen dénonce la parité, sorte de « racisme inversé », dont les premières victimes sont les « hommes blancs et hétérosexuels ». Elle s’oppose aux IVG « de confort » pour lesquelles elle maintient la proposition de déremboursement. Le planning familial n’est qu’un « centre d’incitation à l’avortement », l’objectif est, depuis 2010, de faire baisser jusqu’à l’annuler le nombre des avortements. Elle préconise la création d’un revenu parental, équivalant à 80 % du SMIC, versé pendant trois ans à partir du deuxième enfant. Renvoi des femmes au foyer ? Pour le FN, il s’agit de montrer que la femme qui s’arrête de travailler pour élever ses enfants n’est pas improductive pour la société. Il faut donc lui garantir un statut juridique et social. En 2012, l’électorat de Marine Le Pen s’est féminisé, de façon notable, par rapport à celui de Jean-Marie Le Pen. La part des femmes y est 10 - Nonna Mayer, op cit.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 10 UTLB 2019/2020 désormais supérieure (53 %) à celle des hommes (47 %) alors que l’électorat de son père était constitué à 64% d’hommes et à seulement 36% de femmes. En pénétration, Marine Le Pen a attiré autant d’hommes que de femmes (18%), alors que Jean-Marie Le Pen avait réalisé, en 2007, 14% parmi les premiers et 7% parmi les secondes. Le fait que les idées du FN soient désormais portées par une femme a visiblement facilité la « dédiabolisation » de ce mouvement politique auprès d’une partie des électrices. Seule femme parmi les principaux candidats, elle renvoie l’image d’une jeune mère active, divorcée, qui connaît les problèmes des femmes qui travaillent. Lorsqu’elle dénonce la baisse du pouvoir d’achat, son propos ne peut que rencontrer un écho chez des femmes souvent exposées au sous-emploi, à la précarité et à la pauvreté. « Femme de son temps », elle ne connaît pas les 35 heures et subit la « double peine » : travail prenant et vie de famille. Cependant, dans toutes les élections intermédiaires depuis 2012 (européennes, départementales, régionales), l’écart est revenu. Selon Nonna Mayer, le résultat de la présidentielle de 2017 devait se jouer sur la capacité de Marine Le Pen à mobiliser de nouveau l‘électorat féminin. En 2017, les femmes se montrent cependant un peu moins tentées que les hommes par le vote Marine Le Pen (20 % contre 24 %). B. GAUCHO-LEPÉNISME OU OUVRIERO-LEPENISME ? L’apparition du Front national a correspondu au recul, voire à l’effondrement du parti communiste, et beaucoup d’observateurs ont conclu, sans doute hâtivement, que des électeurs en grand nombre avaient abandonné le parti communiste pour le vote Front national. En effet, l’implantation des deux partis ne coïncide pas : le PCF était fort dans le nord et le nord-ouest du massif central, le Front national dans l’extrême est et la région lyonnaise.11 1. Le gaucho-lepénisme Pascal Perrineau a pu parler de « gaucho-lepénisme» pour désigner la progression, à partir de 1995, dans des catégories d’électeurs jusque-là acquises à la gauche et non au seul parti communiste. Aux élections régionales de 2015, 63 % des électeurs frontistes se classent à droite, un petit tiers au centre et seulement 5 % à gauche. Au premier tour de la présidentielle de 2017, 9 % des électeurs de Marine Le Pen s’étaient tournés vers un candidat de gauche en 2012. Le phénomène, loin d’être majoritaire, n’en est cependant pas, pour autant, négligeable.12 11 - Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Seuil, 2013. 12 - Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, Paris, Seuil, 2017.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 11 UTLB 2019/2020 Utilisé par Pascal Perrineau, pour la première fois, en 1985, le terme est contesté, renvoyé à un « fantasme » ou un « mythe », traité comme un « phénomène résiduel ». De nombreux politistes minorent le phénomène alors qu’il s’amplifie. Il est vrai qu’il remet en cause la façon dont la gauche se définit, dans une opposition radicale à l’extrême droite. Dans les années 1930 déjà, les itinéraires d’hommes comme Marcel Déat et les néo- socialistes ou du communiste Jacques Doriot illustrent ce type de convergence. Il ne serait alors plus possible d’analyser la progression du FN en termes strictement « d’extrême droite », de « droitisation » ou encore de « radicalisation de la droite ». Le problème du Front national se pose donc à l’ensemble de l’échiquier politique français et non plus à la seule droite. L’incapacité de Jean-Luc Mélenchon à donner une consigne de vote lors du deuxième tour des présidentielles de 2017 témoigne de la porosité entre une partie de son électorat et celui de Marine Le Pen. Les électeurs « gauchos-lepénistes » ne forment pas un bloc homogène du point de vue des facteurs qui ont présidé à la transformation de leur identité politique. Pascal Perrineau distingue, en effet, les « gaucho-lepénistes » d’origine (il s’agit d’électeurs dont la famille était à gauche), les « gaucho-lepénistes » de l’instant (électeurs continuant à revendiquer leur appartenance à la gauche), et les « gaucho-lepénistes » de destination (électeurs frontistes qui, dans un duel classique gauche/droite au deuxième tour, finissent par choisir de voter pour le candidat de gauche). En 2012 les premiers représentaient 27 % de l’électorat frontiste, les deuxièmes 10 % et enfin les troisièmes 17 %.13 Le « gaucho-lepénisme » étant avant tout un phénomène politique, il ne peut se rapporter à une pure logique sociale qui ferait de l’ouvrier de droite et conservateur un rallié potentiel au FN. En effet, Michel Verret avait remarqué en son temps qu’un tiers de la classe ouvrière votait à droite. En fait, le premier parti ouvrier serait celui de l’abstention. En 2002, la base jusque-là plutôt urbaine du Front national devient, sinon rurale, du moins plus territorialement diffuse. Le FN se présente alors comme le parti des pauvres et des laissés pour compte. Les progrès du FN dans les milieux populaires s’accompagnent d’une chute de l’intérêt pour l’immigration qui ne concerne pas que les milieux populaires périurbains car l’hostilité aux maghrébins et la fixation sur l’islam montent d’un cran dans les classes moyennes.14 En 1997 comme en 1995, le vote Le Pen obtient son score le plus élevé chez les ouvriers (près du quart des suffrages exprimés). En 2012, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus les scores de Marine Le Pen sont 13- Pascal Perrineau, op cit. 14 - Hervé Le Bras, « La carte du vote FN ou la France partagée en deux », Libération, 30 mai 2014.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 12 UTLB 2019/2020 importants : 8% chez les cadres et professions libérales (soit le même niveau que son père en 2007), 14% chez les professions intermédiaires (+5), 19% chez les employés (+7) et 28% parmi les ouvriers (+7). On retrouve ce même profil tranché en 2014 : 11 % des cadres supérieurs et des professions libérales ont accordé leurs suffrages au Front National, 36 % des employés et 46 % des ouvriers.15 En 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen arrive en tête du vote ouvrier (37%). Pour certains observateurs, le vote FN n’est pas corrélé à la présence d’ouvriers, mais à celle des sans diplômes.16 Si le FN rencontre un large écho chez les ouvriers, c’est parce que ces derniers sont faiblement diplômés. Le contraste est sans doute plus affirmé pour les niveaux éducatifs : alors que 7 % de ceux qui ont étudié plus de deux ans après le baccalauréat, 17 % pour ceux qui ont fait deux années d’études après le bac, 26 % pour ceux qui se sont arrêtés au bac mais 30 % de ceux qui n’ont pas le bac.17 Une exception : la région parisienne où les sans diplômes sont nombreux, mais encadrés par des diplômés du supérieur.18 On notera aussi que les ouvriers diplômés du supérieur avaient moins l’intention de voter, en 2017, pour Marine Le Pen et davantage pour Emmanuel Macron. 2. Il vaut mieux parler d’ouvriéro-lepénisme Le « gaucho-lepénisme » qui désigne la progression, à partir de 1995, du vote FN dans des catégories d’électeurs jusque-là acquises à la gauche demeure certes minoritaire mais il progresse.19 Aux élections régionales de 2015, 63 % des électeurs frontistes se classent à droite, un petit tiers au centre et seulement 5 % à gauche. En 2017, La France de la plus forte dynamique électorale de Marine Le Pen est composée de départements où les ouvriers et les employés (deux catégories peu qualifiées) sont nombreux. Leurs enfants ont de faibles chances d’ascension sociale. C’est sur ce terrain social 15 - Ibid 16 - On peut faire remarquer que le niveau élevé des diplômes des enseignants explique la faible attractivité du vote Le Pen dans cette profession. Pourtant les médias avaient annoncé une progression de l’influence du FN dans ce milieu, mais la bulle médiatique s’est dégonflée. Les intentions de vote pour Marine Le Pen, à la veille de la présidentielle, étaient d’environ 8% (Laurent Frajerman, « Le vote FN des enseignants, une bulle médiatique ? », The conversation, 17 avril 2017). 17 - Ibid 18 - Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, op cit. 19 - Pascal Perrineau « La dynamique du vote Le Pen. Le poids du gaucho- lepénisme » in Pascal Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote de crise. L’élection présidentielle de 1995, Paris, Presses de Sciences PO, 1995.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 13 UTLB 2019/2020 d’inquiétudes et de souffrances des milieux populaires sans perspectives d’avenir que le vote Le Pen a pu prospérer : Aisne, Ardenne, Haute-Marne, Pas de Calais, Somme, Vosges. Cette France populaire et pessimiste s’oppose à une France plus « col blanc » et plus optimiste bien représentée dans l’électorat d’Emmanuel Macron. Le vote lepéniste apparait de plus en plus lié à certains territoires dont la sociologie fait apparaître un cadre favorable à la pénétration des idées du FN. Sur ces terres, la dynamique frontiste s’abreuve auprès de plusieurs courants de droite, de gauche et d’ailleurs. La droite perd le plus, par rapport à 2012, dans les départements où les scores frontistes sont les plus élevés, où le vote Macron est le plus contenu ainsi que celui pour la « gauche de la gauche ». Il vaut mieux parler d’ « ouvriéro-lepénisme » car ce sont des ouvriers qui se tournent vers le FN.20 Aujourd’hui les ouvriers les plus ouvriérisés (père ou conjoint ouvrier) donnent un tiers de leurs voix au Front National. Autrefois, la fraction la plus ouvrière des ouvriers accordait ses suffrages au parti communiste. La gauche aurait perdu les catégories populaires. Les partis de gauche n’ont plus de fonction tribunicienne qui consistait, pour le parti communiste principalement, à être la voix de la classe ouvrière. Fabien Engelman, ancien syndicaliste CGT, aujourd’hui maire d’Hayange, incarne la façon dont certaines valeurs de gauche (défense des services publics, rejet des licenciements, attachement à la laïcité) peuvent s’investir au FN qui les a préemptées. Il n’est pas étonnant que l’impact dans le monde ouvrier soit particulièrement important. C. LA PRÉFÉRENCE DES OUVRIERS POUR LE FN (2017) Malgré une diminution des effectifs ouvriers dans le corps électoral, parallèle à une baisse de la population active ouvrière, cette catégorie joue encore un rôle important dans les campagnes électorales. En effet, le statut de premier parti de la classe ouvrière représente un enjeu symbolique important et constitue un attribut d’image non négligeable. Les ouvriers représentent encore 13 % de la population française et les personnes qui vivent dans un foyer dont le chef de ménage est ouvrier représentent 18 % de la population.21 20- Nonna Mayer, Ces français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002. 21- Jérôme Fourquet, « Radiographie des votes ouvriers », Fondation Jean Jaurès, 27 mars 2017,
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 14 UTLB 2019/2020 1. Un rapport de force électoral favorable au Front National Le vote ouvrier ne constitue pas un bloc homogène. En effet, au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 37 % des ouvriers ont voté pour Marine Le Pen, soit sensiblement moins que ce qu’annonçait le sondage utilisé au mois de mars (43 %) par Jérôme Fourquet pour la Fondation Jean Jaurès. C’est la catégorie sociale où elle obtient son meilleur score. Le vote ouvrier pour les autres candidats se répartit de la manière suivante : Jean-Luc Mélenchon (24 %), Emmanuel Macron (16%), Benoît Hamon (5 %) François Fillon (5 %), Nicolas Dupont-Aignan (5%), Nathalie Artaux (4%). Les quatre autres candidats ne recueillant que 4 % des suffrages exprimés. Même si la pluralité des opinions politiques du monde ouvrier est avérée, la domination absolue de la gauche, en 1981 elle obtenait 66 % des voix de la catégorie, appartient au passé, sauf à réintégrer les voix se portant sur Emmanuel Macron dans le camp de la gauche, ce qui serait pour le moins hasardeux. Même dans cette hypothèse, le total des voix de gauche (Mélenchon, Hamon, Macron, compte tenu pour ce dernier de la réserve qui vient d’être avancée) ne représente que 45 % des voix ouvrières soit plus de 20 points de moins qu’en 1981. On peut mettre en avant deux grands facteurs de désaffection des ouvriers pour la gauche : les mutations industrielles et l’exercice du pouvoir. Le déclin de l’industrie, celui de l’industrie lourde notamment, a affaibli le Parti communiste alors que l’exercice du pouvoir a sanctionné le Parti socialiste depuis la fin des années Mitterrand. Si François Hollande voyait se porter sur son nom 21 % des votes ouvriers, Benoît Hamon « décroche » nettement dans la mesure où les intentions de vote en sa faveur ne représentent plus que 12 % des suffrages ouvriers (le score électoral du candidat socialiste ne fut que de 5% en milieu ouvrier). Ce reflux du vote socialiste chez les ouvriers ne semble pas profiter pour autant à Jean-Luc Mélenchon dont le score régresse en 2017, de 18 % à 15,5 %. La perte d’influence électorale de Benoît Hamon en milieu ouvrier a fini par profiter à Jean-Luc Mélenchon qui attire sur son nom 24 % des suffrages ouvriers exprimés. Si la gauche de gouvernement a « désespéré Billancourt », ce n’est qu’en partie au profit d’une ligne plus à gauche. Parallèlement, la proportion d’ouvriers qui vote pour Jean-Marie Le Pen puis pour sa fille est passée de 17 % en 1988 à 37 % en 2017, avec une progression de près d’un tiers entre 2012 et 2017. Pour mémoire, on rappellera que la part des ouvriers qui avaient voté pour le Parti communiste aux élections législatives de 1962 et celle qui s’était portée sur Jacques Duclos à la présidentielle de 1969 s’élevaient à 33 %. Marine Le
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 15 UTLB 2019/2020 Pen aurait une audience dans la classe ouvrière comparable, voire légèrement supérieure à celle du Parti communiste à sa grande époque. Le Front national ne dispose cependant ni du réseau de municipalités et d’associations ni du vivier de militants et de sympathisants qui portaient la voix du « parti » dans les usines et les quartiers ouvriers. Il n’y a donc pas de « contre-société » frontiste comme il pouvait en exister une communiste de 1950 à la fin des années 1970. On constate que la prééminence électorale du Front national dans la population ouvrière s’exerce avec la même intensité sur tous les segments de la condition ouvrière. 2. Tous les segments du monde ouvrier sont concernés Malgré une diversification du monde ouvrier depuis une trentaine d’années, la prédominance électorale du Front National s’exerce avec une force sensiblement égale sur toutes les catégories d’ouvriers qu’ils exercent en milieu industriel ou artisanal. Une faible différence s’est instaurée entre les ouvriers qualifiés (de 40 à 41 %) et les ouvriers non qualifiés qui votent un peu plus que les premiers pour Marine Le Pen (de 43 à 45 %). Cependant, la tendance au vote Le Pen est amplifiée chez les chauffeurs dont 50 % ont l’intention de voter pour la candidate du FN. Les chauffeurs sont plus isolés dans leur travail que les autres ouvriers et sont moins ouverts à une culture ouvrière de gauche, la conscience de classe (quand elle subsiste) y est plus faible qu’ailleurs ainsi que la syndicalisation. Alors que le total Benoît Hamon plus Jean-Luc Mélenchon atteint 27,5 % chez les ouvriers, il n’est que de 19 % parmi les chauffeurs. À l’isolement s’ajoute une proximité plus grande avec leur patron et il n’est pas rare de voir des chauffeurs salariés participer avec leurs employeurs à des mouvements réclamant une baisse des taxes sur le gazole ou un assouplissement de la réglementation. Cette convergence renvoie à une forme de corporatisme, au sens originel d’alliance de classe sur une base professionnelle, modèle auquel l’extrême droite est traditionnellement attachée. Enfin, le secteur des transports est largement ouvert à la concurrence internationale et au dumping social que le Front National ne cesse de dénoncer à travers sa critique de l’Europe libre-échangiste. Le libéralisme de l’Europe prend le visage du chauffeur bulgare ou polonais qui passe de nombreuses heures au volant pour des salaires inférieurs à ceux des Français, ce qui assure une compétitivité-prix importante aux entreprises est-européennes. C’est chez les ouvriers que l’adhésion à la clause « Molière » (votée dans plusieurs régions dirigées par la droite), qui impose la pratique du Français sur les chantiers qui dépendent de la commande publique, est la plus forte.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 16 UTLB 2019/2020 3. La fin de l’écart générationnel La montée du Front national et le déclin de la gauche en milieu ouvrier (notamment celui du Parti communiste) s’expliquait par le renouvellement des générations. La « génération héroïque », celle du Front populaire, et la « génération de la modernisation », celle de l’après- guerre, ont cédé la place à la « génération de la crise » née à la fin des « trente glorieuses » dans un contexte de déclin de l’industrie et d’augmentation rapide du chômage qui débouchera sur le chômage de masse. En 2002, alors que les jeunes ouvriers (18-34 ans) votaient moins que les 50 ans et plus pour l’ensemble des candidats de gauche (42 % contre 46%), ils accordaient plus leurs suffrages à Jean-Marie Le Pen que les 55 ans et plus (23 % contre 13 %). La « génération de la crise », qui est aussi celle de la « mondialisation », a grandi après le tournant de la rigueur pris par la gauche au pouvoir en 1983. Elle souffre de la désindustrialisation et elle est confrontée à la montée des enjeux migratoires et identitaires. Les moins de 30 ans voteraient donc plus massivement (46 %) pour le FN que les plus de 50 ans (41 %). La mise en évidence d’un écart générationnel invaliderait l’idée selon laquelle de nombreux électeurs de gauche, notamment communistes, seraient passés directement au vote Front national. Bien que le FN réalise parfois des scores importants sur d’anciennes terres communistes (par exemple dans le bassin minier du Pas-de-Calais), ses électeurs ouvriers sont en fait des enfants ou des petits- enfants d’ouvriers communistes. Les générations acquises à la gauche ont été remplacées par des générations qui n’hésitent pas à voter Front national. Jusqu’en 2002, les ouvriers les plus ouvriérisés, ceux ayant au moins un parent ouvrier, qui constituaient le « noyau dur » du vote communiste, votaient un peu plus FN que les ouvriers de « première génération ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le Front national séduit aussi ceux des ouvriers qui n’ont pas d’ascendance ouvrière. En 2017, 42 % des ouvriers sans parents ouvriers s’apprêtaient à voter pour le FN contre 43 % de ceux qui ont, au moins, un parent ouvrier. L’écart entre les générations a donc quasiment disparu et a désormais très peu d’influence. 4. Les disparités territoriales La majorité des ouvriers réside aujourd’hui dans des communes rurales ou dans des villes petites et moyennes. Ils sont ainsi éloignés des grandes métropoles dynamiques insérées dans l’économie internationale et constituent un arrière-pays moins compétitif. Cette fragilité s’est aggravée avec la crise économique : il n’y a qu’à constater la multitude de plans sociaux mis en œuvre dans de petites villes de province et la
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 17 UTLB 2019/2020 fermeture de sites industriels comme Molex à Villemur-sur-Tarn, Continental à Clairvoix, New Fabris à Chatellerault ou bien encore SKF à la Roche-sur-Yon par exemple. Les ouvriers de cette France périphérique sont donc plus menacés par la mondialisation et les perspectives d’y retrouver un emploi y sont plus faibles. C’est ainsi que les ouvriers ruraux, comme ceux des petites villes sont nettement plus tentés par le vote pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2017 que leurs homologues de villes plus importantes et de l’agglomération parisienne. Alors que 49 % des ouvriers ruraux et 45 % de ceux qui résident dans des villes de moins de 20 000 habitants répondent à la veille de l’élection présidentielle, qu’ils voteront pour la candidate du FN, ils ne sont que 24 % à l’envisager pour ceux qui vivent dans l’agglomération parisienne. Ces résultats mettent en lumière l’influence des contextes locaux qui peuvent faire varier très sensiblement le comportement électoral au sein d’un même groupe social. Si les disparités territoriales s’observent à partir des villes, elles sont également perceptibles au niveau régional car l’importance du vote frontiste varie d’une région à l’autre. En effet, le chômage, la délinquance et le poids de l’immigration sont moins importants dans l’ouest que dans le quart nord-est ce qui explique sans doute la moindre pénétration du vote FN. Alors que les habitants du nord et de l’est se voyaient comme vivant dans des régions dynamiques, locomotives de l’économie nationale, aujourd’hui elles considèrent et notamment les populations ouvrières que leur région a « décroché » par rapport à celle des générations précédentes. Pour le dire autrement, c’est un sentiment de déclin qui prédomine. À l’inverse, les populations de l’ouest nourrissent aujourd’hui le sentiment, peu présent il y a cinquante ans, de vivre dans des populations préservées et dynamiques. Le sentiment majoritaire qui y prévaut renvoie à une élévation du niveau de vie par rapport à la génération précédente. Le climat psychologique est ainsi moins propice à la progression du vote pour le Front national. Les intentions de vote pour Emmanuel Macron sont plus importantes dans l’électorat ouvrier de l’ouest que dans celui du nord. Sur la façade méditerranéenne, qui reste peu industrialisée, l’audience frontiste en milieu ouvrier est un peu plus faible que la moyenne nationale ce qui signifie que le vote FN est porté en région PACA et Languedoc-Roussillon par d’autres groupes sociaux que celui des ouvriers. 5. Le vote FN est-il vraiment celui des ouvriers et des démunis ? En 2013, l’examen de la carte des difficultés sociales montre que ce sont les mêmes territoires où sévissent le chômage, l’absence de diplômes chez les jeunes, la pauvreté et le nombre plus important qu’ailleurs de
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 18 UTLB 2019/2020 familles monoparentales. Cette géographie est assez proche de celle du vote frontiste depuis 1984 mais il ne faut pas en déduire que le vote FN est automatiquement celui des pauvres et des laissés pour compte. Ces derniers se réfugient plutôt dans l’abstention et on ne peut guère conclure à un automatisme entre pauvreté et vote à l’extrême droite, même si en 2017, le vote Marine Le Pen augmente à mesure que l’on descend dans l’échelle des revenus. Le vote Front national se révèle en effet plus faible dans les villes, plus particulièrement dans les grandes agglomérations, que dans leurs périphéries. Dans les zones éloignées du centre, les populations se sentent abandonnées et rien ne leur donne l’impression que la situation peut changer. Dans les villes, au contraire, même les plus pauvres peuvent espérer une opportunité qui les sortira de la misère. L’air de la ville rend libre disait-on au Moyen-Âge.22 Une enquête proposant l’analyse localisée de trois bureaux de vote de la ville d’Avignon aux caractéristiques démographiques, géographiques et sociales différentes, montre que le FN profite surtout de l’abstention, mais qu’il reste impopulaire dans les milieux populaires.23 Il progresse surtout dans les zones urbaines et péri-urbaines qui votaient autrefois pour la droite républicaine. Les soutiens du FN appartiennent plutôt aux classes moyennes plus proches de la « spirale du déclassement » mise en évidence par Louis Chauvel.24 À Marseille, une analyse à l’échelle des bureaux de vote fait apparaître un clivage nord-sud qui renvoie à la persistance d’un vote de classe puissant. En effet, les classes populaires habitent au nord de la Canebière et les ouvriers y sont surreprésentés. L’abstention et le vote Mélenchon dominent. Au sud de la Canebière, dans les beaux quartiers où vivent les classes moyennes et supérieures, le vote Fillon est surreprésenté, voire hégémonique dans certains bureaux de vote. On doit remarquer un deuxième clivage centre/périphérie qui fait apparaître que les arrondissements du centre votent plutôt Macron et ceux de la périphérie Le Pen. Dans les arrondissements où l’on note la présence d’une forte proportion d’immigrés, les classes populaires rejettent le vote pour un parti perçu comme raciste et dangereux (les classes populaires sont en grande partie issues de l’immigration). En revanche, le vote FN est celui de petites classes moyennes natives. Dans les arrondissements qui 22 - Hervé Le Bras, « La France inégale. Qui vote FN ? Pas forcément ceux à qui l’on pense », The conversation, 9 avril 2017. 23 - Christèle Marchand-Lagier, Jessica-Sainty, « Sur le Front d’Avignon. Quelques leçons sur les élections régionales de 2015, La vie des idées.fr, 21 mars 2017. 24 - Louis Chauvel, La spirale du déclassement, Paris, Le Seuil, 2016.
Vous pouvez aussi lire