Spinoza: "Je suis Charlie"

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Spinoza: "Je suis Charlie"
Spinoza: "Je suis Charlie"

                                  Ils étaient entre 3 et 4 millions de manifestants en France,
                            issus d'un mouvement spontané après l'assassinat du cœur de la
                            rédaction de Charlie-Hebdo par des fanatiques prétendant venger le
                            Prophète. En criant "On a tué Charlie", ils clamaient leur but de
                            faire taire une parole libre, capable de saper la domination des
                            idéologies sur les peuples, principalement des religions. La cible
                            centrale: les athées. Le "Ich bin ein Berliner" de Kennedy, le "Nous
                            sommes tous des juifs Allemands" de ceux qui réagissaient à
                            l'expulsion de Cohn-Bendit, traduisaient leur empathie. Ils "se
                            mettaient à la place" de ceux qui souffraient. De même les posters
                            "Je suis Charlie" signifiaient clairement à la fois leur compassion à
                            l'égard des victimes, mais aussi leur adhésion à la liberté de leur
                            parole, même s'ils la sentaient parfois agressive envers leurs
                            convictions. Car si musulmans, chrétiens, flics, hommes politiques
de tous bords voyaient leurs travers mis à jour dans Charlie- Hebdo, leurs provocations
verbales et vestimentaires tournées en dérision, tous pouvaient se reconnaître dans son combat
pour une société laïque, tolérante mais imperméable au racisme et aux idéologies inhumaines.
Clairement, "Je suis Charlie" était aussi une profession de foi contre les incendiaires de
mosquées et de synagogues, les profanateurs de cimetières, les harcèlements individuels qui ne
sont guère le fait des athées.

      Mais, dans leur perversité, les tueurs ont lancé un fumigène en s'attaquant aux policiers,
n'épargnant pas les musulmans et les juifs dans un magasin casher. Cette diversion a d'ailleurs
partiellement réussi. Car sont immédiatement apparus quelques posters ambigus. Ainsi "Je
suis Juif" traduisait-il l'empathie d'un goy ou une simple revendication identitaire? J'aurais
volontiers personnellement brandi une telle pancarte le jour de l'attentat de la rue des rosiers,
mais dans les conditions présentes, je l'ai ressentie comme une indécence. C'est sans doute ce
qu'ont également perçu certains manifestants, s'affichant en contre-feu comme "Je suis Charlie,
je suis Juif, je suis Flic, Je suis Musulman". Comme on peut difficilement être ça tout à la fois,
elles corrigeaient donc le tir en renvoyant au domaine de l'empathie. J'ai aussi ressenti comme
une provocation indécente la présence de Netanyahou dans ce défilé de chefs d'État douteux.

      Dans les réponses médiatisées, on comprend que l'État va renforcer la police, protéger les
écoles juives et les mosquées contre les exactions d'intégristes de tout bord, apprendre aux
enfants à respecter les croyances. Tout est centré autour du conflit des religions. Mais les
athées? Ils ont disparu des écrans. Existent-ils? Combien de divisions? aurait dit Staline. Ils
doivent être pourtant particulièrement dangereux, puisqu'on s'est cru obligé d'aller les tuer dans
leur conférence de rédaction. Pourtant, être contre les religions, toutes les religions, ne les
pousse pas à tuer au nom de leur athéisme…

     Que dis-je? Mais si! Staline a été impitoyable, aussi bien contre les juifs que contre les
orthodoxes. Et les révolutionnaires français, à vrai dire pas spécialement athées, puisqu'ils
croyaient en la puissance spirituelle d'un Être Suprême? En fait, ce n'étaient toujours que
guerres de religion, avec leurs icônes et statues de saints, Lénine, Marx, Staline.
Je suis Charlie

     Pourquoi le dis-je simplement, et n'affirme pas ne pas être "Je ne suis pas Charlie" ?
     D'abord, la caricature ne fait qu'évoquer un Mahomet désolé d'être "aimé par des cons",
ce que viennent d'illustrer les tueurs. Le blasphème n'est que dans leur tête. Enfin, proclamer
"Je ne suis pas Charlie" est refuser l'empathie immédiate à l'égard de ceux qui n'ont fait
qu'exprimer une liberté.

      J'avais reçu une culture catholique tout à fait banale. Dans la famille je n'ai jamais vu
personne en prières. On n'allait à la messe que pour les baptêmes, communions, mariages et
enterrements. J'allais à l'école communale. Pour des raisons pratiques, on me mettait en
colonie de vacances avec les Cœurs Vaillants. J'ai de très bons souvenirs de jeunes
séminaristes qui nous encadraient et jouaient au foot en relevant leur soutane. Mais quand j'ai
eu 8 ans, j'entends encore ma mère me présenter à un responsable du mouvement laïque des
Éclaireurs de France en lui disant: "Je voudrais qu'il soit louveteau chez vous, parce qu'il est
totalement perturbé au catéchisme par des histoires d'enfer". Je fus donc Louveteau, puis
Éclaireur, dans un esprit totalement imprégné d'humanisme collectif laïque. Le Salut de
l'Éclaireur, c'était les trois doigts médians serrés symbolisant l'union, tandis que le pouce
reposant sur le petit doigt replié rappelait que "le plus fort protège le plus faible". Certains
allaient à la messe, d'autres au temple. Je n'ai jamais entendu chez les éclaireurs la moindre
diatribe anticléricale. Nous avions même des sorties communes avec les scouts. J'avoue que
dans les jeux, la compétition était parfois un peu rugueuse.

      On préférait les activités positives aux jouissances passives. La télé et les jeux vidéo
n'existaient pas. Le Livre des Brevets donnait la liste de critères pour pouvoir coudre sur sa
manche un insigne attestant qu'on savait coudre, tricoter, jouer d'un instrument, se débrouiller
dans une langue étrangère, construire un meuble ou un circuit électrique. Puis ce fut la guerre,
l'occupation. Nous vîmes arriver des Éclaireurs Israélites. Interdits et pourchassés, ils se
réfugiaient chez nous à Clermont-Ferrand. De merveilleux copains, immédiatement intégrés.
Ils nous impressionnaient par leurs talents et leur dynamisme. Je me souviens encore de leurs
noms: Altabert, Schwadron, Altabef… Nous chantions, nous montions des pièces de théâtre. À
16 ans en 1943 je devins Routier, Nous avons monté un spectacle de marionnettes avec
Dominique Gimet, la sœur d'un de nous, qui y gagna une grande réputation. Mais aussi nous
portions des messages clandestins. L'un de nous traversa la foule un jour à vélo à la sortie des
usines Michelin, lançant des tracts appelant à la résistance, et je fourrais avec jubilation la
feuille polycopiée de l'Espoir dans la boite à lettres d'un copain de lycée dont la sœur sortait
avec des miliciens.

       Déjà, au moment de ma première communion, je me sentais un peu intrus. Une sorte de
traitre potentiel à la cause. Malgré mes efforts, je n'arrivais pas vraiment à croire comme les
autres. Je m'en sentais coupable, un déserteur. Vers 15 ans, en vacances, un "grand" de 17
ans, méridional volubile, tenait un discours anticlérical convaincant. Il m'autorisait la rupture.
Mais me déclarer athée ne me satisfaisait pas. À cause du a-privatif. Il n'y avait donc que le
néant, rien, aucune espérance? L'athéisme ne suscitait aucun enthousiasme, aucun dynamisme.
Je le voyais sans but, purement négatif. Pourtant tout n'était pas un rêve, j'existais, le monde
existait indubitablement. "Toto" Guérin, mon professeur de philo était disait-on un curé
défroqué. Pour lui, l'éternité, continuer à vivre et à agir dans l'esprit des autres. Face à
l'incroyable diversité et complexité de l'univers, il me semblait aussi prétentieux de dire que
Dieu n'existait pas que d'y croire en sombrant dans l'obscurantisme religieux. Alors peu à peu,
ma culture me donna la solution. Je me déclarai "a-gnostique". Car lorsqu'on ne comprend
pas, la seule attitude scientifique est de se taire et de chercher à mieux comprendre le monde.
Même s'ils étaient parfois à la limite du bon goût, les dessins de Charlie-Hebdo me plaisaient
bien. Jamais gratuitement méchants ou injurieux, ils autopsiaient avec une acuité scientifique
les dérives du culte de l'argent comme des idéologies politiques ou religieuses.
Pourquoi l'idée de Dieu et de religion est-elle aussi universelle?

      L'Homme sait que son esprit est la cause de ses actes. Il cherche donc une cause, un
responsable voire un coupable derrière tout évènement qu'il ne comprend pas. Aujourd'hui, on
ouvre une enquête avant de conclure au hasard. Dans les sociétés primitives, on attribuait par
analogie la cause d'un évènement inexpliqué à un esprit caché qui animait tout objet, doué d'un
pouvoir surnaturel. Derrière l'objet se cachait un dieu. Un bon faisait jaillir les sources, un
méchant soufflait les tempêtes. Sacré, craint ou vénéré, on lui vouait un culte. Idoles, images,
prières, ces manifestations collectives définissent une religion, fétichiste, polythéiste ou
monothéiste.

      De plus, l'Homme est fragile et vulnérable. Il est donc nécessairement un animal social.
Pour survivre dans une nature hostile, les hordes primitives avaient besoin d'actions
coordonnées, donc de se donner un chef et de construire une hiérarchie. On l'observe chez les
primates et dans de nombreuses populations animales. Le chef a un pouvoir absolu, jusqu'à ce
qu'un rival de son groupe l'assassine. Mais il n'est visiblement qu'un homme. Il devient
beaucoup plus puissant si son groupe peut le dire "choisi et guidé par les dieux, "de droit
divin". Faisant taire les querelles de l'Olympe, le monothéisme est clairement beaucoup plus
efficace. Les centres de décision sont "délocalisés", "dématérialisés" vers une holding
unique, anonyme et sans adresse, surnaturelle donc toute puissante. Mais les rênes sont en fait
tenues par des filiales concurrentielles, dont les intérêts divergents alimentent des guerres
féroces. Les religions ont toujours constitué la puissance de pouvoirs tout à fait temporels,
s'appuyant sur des mécanismes de pensée archaïques dont l'humanité n'arrive pas se défaire.

      Le monothéisme a mis longtemps à s'implanter. Le soleil a été un des premiers de ces
dieux uniques. Autour de lui ont longtemps gravité quelques dieux secondaires, reliquats du
polythéisme. C'était dans une mesure logique, car l'humanité a vite compris que de lui venaient
toutes les ressources de la terre [1]. Mais ce dieu était encore trop concret, presque tangible.
Avec la religion d'Abraham, Dieu devint un pur esprit, un et unique, éternel, omnipotent,
omniscient, omniprésent, juste et miséricordieux, non représentable et ineffable. Moïse révèle
cependant un nom, justement imprononçable, YHWH. Ce monothéisme juif deviendra celui du
christianisme et de l'islam. Avec le culte de la Vierge et des Saints et leurs auréoles dorées
irradiantes, le christianisme gardera un relent de polythéisme et l'empreinte du culte du soleil.

      Ces idées de puissances occultes dominant le destin des hommes sont la source des
religions, mais aussi d'une multitude de sectes. Elles sont finalement exploitées au profit
d'intérêts tout à fait concrets, même par des gens de bonne foi ou par des illuminés s'estimant
médiateurs de ces "esprits". Mais elles sont la source de désastres individuels et sociaux. Les
religions établies sont certes un rempart contre les sectes, mais elles suscitent des
comportements et des affrontements d'une toute autre ampleur. Leur intensité croissante,
spécialement entre celles se réclamant d'un même dieu, met désormais en péril la survie de
l'espèce humaine sur une planète dévastée. Leur base étant la croyance irrationnelle en ces
puissances, seule la raison pourrait être une réponse adéquate. Mais la croyance est une
certitude affective. "Le cœur a ses raisons que la raison ne connait point" disait Pascal.
Comment la raison pourrait-elle commander un phénomène affectif qui pousse à croire à
l'irrationnel?

Spinoza: "Mon dieu c'est la nature"

      C'est ce qu'a tenté de faire Spinoza dans "L'éthique", publié en 1677 un an après sa mort.
On le considère comme la source des Lumières au XVIIIe siècle. Opticien, il aurait pu dire:
"Vous cherchez un dieu, c'est comme chercher vos lunettes que vous avez sur le nez! ". Selon
lui, seul existe ce que vous pouvez toucher, voir, entendre, sentir, c'est-à-dire la nature,
l'univers. Celle dont il parle contient tout ce qui est substance matérielle, mais aussi tout
l'esprit qui y est toujours associé, celui des plantes, des animaux, des insectes et évidemment
de l'Homme, qui est apparu spontanément en elle. Rien n'existe hors de l'univers, nul esprit au
dessus de lui. Matière et esprit, corps et âme sont indissociables, ce sont un seul et même être
corps/esprit. La nature est unique, toute puissante, ubiquitaire, éternelle (hors du temps), car le
temps n'est qu'une invention humaine pour mesurer de façon relative ses modifications
internes. Spinoza eut l'audace de lui attribuer le nom de dieu. Il ne prêche donc pas un
athéisme. Mais sa vision est dynamique, la nature est un Être unique est parfait. Nous en
constituons une partie, nous sommes tous des avatars temporaires du dieu de Spinoza.

       Les conséquences de ce point de vue sont considérables. Tout être humain sait sans
contestation possible que la nature existe. Ses lois sont universelles. Elle ne demande ni culte,
ni églises, ni prières dans des processions pour avoir de bonnes récoltes, simplement un respect
intelligent et la compréhension des règles de son fonctionnement. Plus on la connaît, plus on
peut tirer d'elle de profit et de joie véritable. Pour Spinoza, l'amour de dieu c'est celui de la
nature et de sa connaissance. Il pousse donc à la recherche scientifique et à des comportements
adaptés à ses règles, aussi prégnants qu'une religion. Albert Einstein disait: "Je crois au Dieu
de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se
préoccupe du sort et des actions des êtres humains" [2]. Et il ajoutait: "S’il y a quelque chose
en moi que l’on puisse appeler "religieux" ce serait alors mon admiration sans bornes pour les
structures de l’univers pour autant que notre science puisse le révéler" [3].
       Il n'existe pas de morale surnaturelle. Récompenses et punitions divines n'existent ni sur
la terre, ni dans les cieux. Le dieu de Spinoza n'est bon au mauvais que dans l'esprit des
hommes, qui sont une part de son esprit. Ainsi l'humanité est entièrement responsable de ses
règles de conduite. Cette autonomie lui confère liberté et dignité. La nature ne choisit pas de
groupe, quel qu'il soit comme groupe élu, et n'autorise pas les massacres en son nom. Elle
n'interdit que ce que veut la raison issue de sa connaissance. Hormis cette limite naturelle, elle
autorise totalement la recherche de la joie et du bonheur. Elle n'exige ni mortifications, ni
renonciations, ni ascétisme et sacrifices. Elle ne connaît pas la haine. La connaissance
adéquate de soi-même et des autres hommes en tant que parties de dieu permettrait la
compréhension réciproque et une coopération capable d'éviter les conflits. Spinoza érige une
philosophie de l'amour et de la joie.

      Oui, il aurait dit: "Je suis Charlie". Des siècles auparavant, il avait compris comment
fonctionnent les fanatiques meurtriers. C'était en 1676: "De même, les enfants ou les
adolescents qui ne peuvent supporter d'une âme égale les reproches de leurs parents, se
réfugient dans la vie militaire, choisissent les inconvénients de la guerre et le despotisme d'un
tyran plutôt que les avantages du foyer et les sermons paternels, et subissent avec docilité
quelque fardeau que ce soit, pourvu qu'ils se vengent de leurs parents " [4].
Son internationalisme, son humanisme et celui de Zamenhof se rejoignent. Il n'écrivait ni
en néerlandais, ni en portugais, mais en latin, la langue internationale de l'époque.
Aujourd'hui, il publierait certainement en esperanto [5].

                                                                                                 Robert Molimard

1.- Molimard R. Le fisc et Dieu http://www.tabac-humain.com/actualites/
2.- Albert Einstein / 1879-1955 / Télégramme au rabbin Goldstein de New York, avril 1929)
3. - Albert Einstein, The Human Side: Glimpses from His Archives. Helen Dukas & Banesh Hoffmann ed. (2013) 1 vol 184p
4-Spinoza, l'Ethique, partie 4, chapitre XIII
5.- Centassi R., Masson H.: L'homme qui a défié Babel. L'Harmatan.(2003) 1 vol 339p
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