Stratford Festival of Canada - Gilles Marsolais - Érudit
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 07/10/2022 10:21 p.m. Jeu Revue de théâtre Stratford Festival of Canada Gilles Marsolais Théâtre et guerre Number 117 (4), 2005 URI: https://id.erudit.org/iderudit/24683ac See table of contents Publisher(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (print) 1923-2578 (digital) Explore this journal Cite this article Marsolais, G. (2005). Stratford Festival of Canada. Jeu, (117), 61–72. Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 2005 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
I GILLES M A R S O L A I S I Stratford Festival of Canada Cela commence comme un conte de fées la fin des années 30, Tom Patterson, un adolescent de la calme petite ville de A Stratford en Ontario, rêve d'y établir un festival shakespearien. Il ne s'intéresse pas vraiment au théâtre, mais sait que sa ville porte le même nom que la ville natale de Shakespeare et qu'elle est traversée par une rivière, l'Avon, comme celle de la célèbre ville anglaise. Devenu soldat, il vit plus de quatre ans de guerre en Angleterre et songe un moment à se rendre à Stratford, mais un ami lui dit que le théâtre y est « ugly », ce qui l'en dissuade. À son retour au Canada, il devient journaliste, mais rêve toujours de créer un festival shakespearien. Obstiné, il obtient du Conseil municipal, en 1951, une subvention de 125 $ pour réaliser son rêve. Avec ses 125 $, il se rend à New York où joue Laurence Olivier ; il voudrait l'intéresser à son projet, mais n'ar- rive même pas à lui parler. On lui suggère alors d'appeler Tyrone Guthrie, le plus grand metteur en scène shakespearien de son époque, qui, dans un échange télépho- nique plein de friture (c'est en 1951 !), s'engage à venir au Canada, sans même dis- cuter d'un cachet : une fois rendu, il Tom Patterson (en haut), accepte avec plaisir les 500 $ qu'on fondateur du Festival de peut lui offrir. C'est qu'il rêve de- Stratford, et Tyrone Guthrie, puis toujours de travailler dans un premier directeur artistique. théâtre avec un thrust stage1, selon Photos : Stratford Festival le modèle des théâtres élisabé- Archives. thains, et il y voit la chance de réa- liser son rêve. Il fait appel à Tanya Moiseiwitsch, scénographe et dessi- natrice de costumes de grand re- nom, qui accepte sans discussion d'argent de créer avec lui la célèbre scène autour de laquelle le théâtre sera bâti par la suite: cet ordre de construction constitue un fait raris- sime dans les annales de l'architec- ture théâtrale. Mais il faut des vedettes pour atti- rer le public dans une petite ville isolée, à deux heures de route de Toronto. Patterson, qui n'est jamais 1. On appelle thrust stage ou apron stage une scène qui s'avance au milieu des spectateurs. 11111117-2005.41 61
allé dans les coulisses d'un théâtre, se rend en Angle- terre rencontrer Alec Guinness qui le reçoit dans sa loge. Guinness accepte de venir jouer au Canada, sans savoir ni quoi ni durant combien de temps ; il préfère venir à Stratford pour 3 500 $ plutôt que de faire un film qui lui aurait rapporté infiniment plus. Ce- pendant, le contrat d'Irène Worth, la « vedette fémi- nine », stipule qu'on devra lui fournir un chauffeur, une coiffeuse et une manucure ; une fois sur place, elle échangera le tout contre une bicyclette ! C'est une course folle contre la montre au début de 1953. À défaut de pouvoir construire un théâtre, on dresse une immense tente qui peut accueillir plus de ,.i_l______________________-___________________l 1 500 spectateurs, on recrute des acteurs anglais et La tente dressée en canadiens, on met sur pied une équipe technique, une administration (on a réussi à 1953 pour accueillir trouver de l'argent), un service de presse, une billetterie, etc., sous la gouverne de Tom 1 500 spectateurs. Photo : Patterson, devenu par la force des circonstances directeur général de l'entreprise. Les Stratford Festival Archives. répétitions ont lieu dans une grange torride, car la tente n'est pas encore prête. Les derniers jours sont frénétiques, mais le 13 juillet 1953 Alec Guinness en Richard III peut proclamer : « Now is the winter of our discontent/ Made glorious summer by this sun of York2. Six semaines plus tard, le rêve de Tom Patterson, qui de son pro- pre aveu « ne connaissait rien au théâtre », était devenu réalité3. Et maintenant La saison 2005 s'étend sur vingt-neuf semaines ; on y donne 700 représentations de quatorze productions réparties dans quatre salles. Le Festival attire annuellement quelque 600 000 spectateurs qui viennent du Canada, des États-Unis et d'Europe. Le budget dépasse les 52 M$ et l'impact économique du Festival rapporte quelque 55 M$ en taxes aux différents paliers de gouvernement, mais leurs subventions de 2 M$ représentent moins de 4 % du budget total 4 . En saison, le Festival emploie 900 personnes, dont 140 acteurs, tout en générant 3 000 emplois directs et indirects dans la région. Il s'agit en somme d'une très grosse entreprise. Pour comprendre l'évolution de cette aventure théâtrale, il faut lire le volume ma- gnifiquement illustré de Robert Cushman, Fifty Seasons at Stratford, publié à l'occa- sion du 50e anniversaire du Festival5. Même s'il répondait à une commande, l'auteur a gardé son entière liberté d'expression et il présente les bons, les moins bons et les 2. « Voici donc l'hiver de notre déplaisir/ Changé en glorieux été par ce soleil d'York. » 3. Tom Patterson est décédé le 23 février 2005 à l'âge de 84 ans. Les amateurs de petite histoire et d'anecdotes savoureuses liront avec plaisir son volume First Stage. The Making of the Stratford Festival, Firefly Books, Willowdale, 1999, 248 p. 4. Au Québec, une telle attitude serait vigoureusement dénoncée. À Stratford, on ne manque pas de souligner, dans les visites guidées, que la Royal Shakespeare Company est subventionnée à 45 % et que certains grands théâtres d'Allemagne le sont jusqu'à 80 %. C'est le peu de soutien de l'État qui oblige le Festival à maintenir les prix des billets élevés (de 24 à 114$), mais les étudiants, les moins de 30 ans et les aînés bénéficient de tarifs spéciaux. 5. Robert Cushman, Fifty Seasons at Stratford, Madison Press Books, Toronto, 2002, 224 p. 62 H1II117-2005.4I
mauvais coups de l'entreprise, ce qui tranche nettement avec les habituels pa- négyriques publiés en pareilles circonstances. Cushman y décrit le formidable élan donné par le premier directeur artistique, le visionnaire Tyrone Guthrie (1953-1955). Il présente comme l'âge d'or du Festival le directorat de Michael Langham (1956- 1967), quand l'entreprise n'était pas encore devenue une institution. Guthrie quali- fiait les productions de l'époque Langham comme « the most consistently interesting and exciting of our time6 ; Cushman souligne l'élargissement du répertoire, « more adventurous than at any other time since7 » (p. 73) réalisé par Jean Gascon (1968-1974), premier Canadien à diriger le Festival, qui fait de Molière le deuxième auteur mai- son. C'est Robin Phillips (1975-1980) qui consolide le système d'alternance pour les acteurs ; il encourage la dramaturgie cana- dienne et donne au Festival la structure que nous lui connaissons aujourd'hui : ce sont des années fastes pour Stratford. Les années de John Hirsh (1981-1985), devenu directeur après une crise majeure qui mit en jeu l'existence même du Festival, sont plutôt difficiles; Hirsh n'arrive pas à établir son autorité et laisse à son départ un lourd déficit. John Neville (1986-1989), célèbre acteur anglais vivant au Canada, parvient à effacer le déficit en enga- geant notamment « the younger, zippier adresses that Stratford has lacked recently8» (p. 157). Avec lui, la comédie musicale devient une partie intégrante du Festival. Cushman considère David William (1990-1993) comme un directeur de transition; on espérait à l'époque le retour de Robin Phillips, mais il ne Les premières vedettes à Stratford : revint pas. William remet le théâtre canadien au répertoire de la Alec Guinness et Irene Worth compagnie, en programmant notamment trois pièces de Michel Tremblay en 1990, dans All's Well That End Well de 1991 et 1992. Shakespeare en 1953. Photo : Peter Smith & Company/Stratford « You pig ! We have spent our life in this theatre. We have given our time, and we Festival Archives. care about art, not about money all the time. You have no morals. I don't know how you can sleep9. » (p. 191) C'est ainsi que Richard Monette apostropha le président du bureau des gouverneurs dans une assemblée publique durant la crise que traversa le Festival en 1979. Il ne se doutait sans doute pas qu'il en deviendrait le grand patron, quinze ans plus tard. Contrairement à ses prédécesseurs, Richard Monette participait aux productions de Stratford depuis trente ans, à titre de comédien et de metteur en scène, quand il en devint directeur ; le Festival était en difficulté financière, et on a dit souvent que Richard Monette l'avait sauvé. Je lui ai demandé s'il se per- cevait comme un «sauveur». Il n'a pas voulu répondre directement à la question, mais s'est dit très heureux d'avoir fait bondir le nombre de spectateurs de 400 000 à 600 000 annuellement. De plus, pour assurer la solidité financière de l'entreprise, il a créé une fondation qui a déjà accumulé 30 M$ et qui vise les 50 M$ d'ici 6. « de façon continue, les plus intéressantes et les plus excitantes de notre temps ». Ibid., p. 65. 7. « plus audacieux qu'en tout autre temps ». Ibid., p. 73. 8. « les actrices plus jeunes et plus piquantes qui manquaient à Stratford récemment ». 9. « Espèce de cochon ! Nous avons passé notre vie dans ce théâtre. Nous lui avons donné notre temps, et c'est l'art qui nous préoccupe, pas l'argent tout le temps. Vous n'avez pas de moralité. Je ne sais pas comment vous parvenez à dormir. » 11111117-2005.41 63
quelques années. Il a créé le Bermingham Con- servatory for Classical Theatre Training, qui as- sure la relève en donnant à de jeunes acteurs le complément de formation dont ils ont besoin pour joindre la compagnie10. Il a mis à l'affiche des spectacles « pour toute la famille » afin d'as- surer le renouvellement du public. Et il est très fier du nouveau Studio qui devrait être surtout un foyer de création. Il attribue le peu de soutien des pouvoirs publics au fait que les politiciens ne sont sensibles qu'aux votes des électeurs; selon lui, tant que les électeurs n'exerceront pas de pression sur les élus, les pouvoirs publics ne bougeront pas. Richard Monette a annoncé qu'il quittera la di- rection du Festival à la fin de la saison 2007. Il l'aura alors dirigé durant 14 ans, soit deux an- nées de plus que Michael Langham, alors que le Richard Monette, directeur mandat des autres directeurs a duré de 3 à 7 ans. C'est dire la place immense que du Festival de Stratford Richard Monette occupe dans l'histoire du Festival de Stratford. Le bureau des gou- depuis 1993. Photo :Cylla verneurs n'aura pas trop de deux ans pour lui trouver un successeur. Von Tiedemann, tirée de Fifty Seasons at Stratford, Compagnie annuelle de répertoire Toronto, Madison Press Le Festival n'a pas de compagnie permanente. Les acteurs y sont engagés annuelle- Books, 2002, p. 190-191. ment pour une période maximale de dix mois. Mais, comme plusieurs contrats sont souvent renouvelés, on peut avoir l'impression qu'il s'agit d'une compagnie perma- nente. William Hutt, par exemple, a joué à Stratford durant trente-neuf saisons. Williams Needles, qui fut du tout premier spectacle, détient le record de longévité avec quarante-six saisons. Martha Henry, l'une des premières diplômées de l'École nationale de théâtre, en est à sa trente et unième saison. Plusieurs piliers de la compagnie (Lucy Peacock, Brian Bedford, James Blendick, Barry MacGregor, Peter Donaldson...) y ont joué une vingtaine de saisons, alors que de nombreux autres en comptent plus de dix. Celui qui va régulièrement à Stratford peut voir grandir ces acteurs qui, visiblement, aiment leur métier et le pratiquent dans d'excellentes conditions, avec des séances régulières d'entraînement physique, de gymnastique, de voix, d'escrime, etc., sans être dérangés par la vie trépidante des grandes villes. On peut suivre un acteur dans l'approfondissement d'un rôle : William Hutt a joué Prospero dans la Tempête et le rôle-titre du Roi Lear durant une quarantaine d'années, devenant de plus en plus sobre et de plus en plus impressionnant dans ces deux personnages. Seule la com- pagnie de répertoire permet ce genre de recherche. 10. Il s'agit d'un programme intensif de formation de dix-neuf semaines qui se donne à l'automne et à l'hiver. Les acteurs qui ont déjà une formation y sont acceptés sur audition et leur stage est payé aux tarifs de l'Actors' Equity. 64
Stratford, c'est, de l'avis d'Albert Millaire, une « expérience fantastique » ; c'est ça, «le vrai théâtre». Il y a une hiérarchie d'emploi; il est rare qu'un jeune acteur y débute dans un premier rôle. L'excellente Lucy Peacock a d'abord joué de petits rôles, puis, au fil des saisons, elle a assumé des personnages de plus en plus importants, dont une saisissante Lady Macbeth en 2004; elle reprend les emplois de Martha Henry qui joue maintenant les personnages plus âgés. En 2005, son fils Harry a joué le jeune fils du roi dans Edward II. Comme il y a souvent des enfants dans les pièces élisabéthaines, on fait naturellement appel à ceux des acteurs de la compagnie, leur La longévité des comédiens assurant ainsi une vie « normale » durant la saison. En fait, Stratford est une grande du Festival de Stratford donne l'im- famille, avec les qualités et les difficultés qui lui sont inhérentes. pression d'une troupe permanente. Much Ado About Nothing, mis en Les acteurs jouent en moyenne trois rôles en alternance et peuvent assumer plusieurs scène par Richard Monette en 1998, doublures, car, à Stratford, on ne risque pas un spectacle, encore moins une saison, avec Martha Henry, Brian Bedford sur la santé ou la vie d'un acteur. Au moment où il jouait les grands rôles, Leo Ciceri et William Hutt. Photo : Cylla Von s'est tué dans un accident d'auto ; le choc a été terrible pour la compagnie, mais la Tiedemann, tirée de Fifty Seasons saison s'est déroulée tel que prévu. On garantit aux doublures une dizaine de re- at Stratford, Toronto, Madison présentations, généralement des matinées étudiantes. Press Books, 2002, p. 194. L'alternance permet de confier de petits rôles à des acteurs de premier plan. Ainsi, en 1991, Albert Millaire a joué un grand premier rôle, Malvolio dans la Nuit des rois, un important second rôle, Chrysalde dans l'École des femmes (en anglais, bien sûr) ainsi qu'un petit rôle dans Hamlet, celui du Roi de la troupe d'acteurs venus « di- vertir » la cour. Il était excellent dans les trois et donnait à son Roi une rare autorité; il jouait avec grand plaisir, dans le système d'alternance, un rôle qu'on n'aurait certainement pas osé lui offrir à Montréal. Une grande compagnie se distingue par la qualité des rôles de soutien et par le maniement des scènes de foule. À Stratford, on soigne tout particu- lièrement ces deux aspects du théâtre. Le cas d'Albert Millaire jouant un petit rôle n'est pas exceptionnel ; c'est la règle dans le système d'alternance. Et, s'il y a une fête ou une bataille dans une pièce, c'est une fête ou une bataille scéniquement crédible. Pour y arriver, on ne lésine ni sur le nombre d'acteurs ni sur le temps de répétition: on peut consacrer, par exemple, jusqu'à une heure de répétition par seconde de jeu pour monter un combat, et on répète les combats avant chaque représentation. S'il y a une foule, c'est une foule plausible et bien vivante. Je me souviens d'une production de Jules César où une foule bigarrée ponctuait de réactions spontanées (pour le spectateur!) le fameux discours H H l 17 2005.41 65
Synthèse des théâtres grec et élisabéthain, le Festival Theatre, construit en 1957, accueille 1 850 spectateurs de Marc-Antoine «Friends, Romans, countrymen 1 ' », faisant croire à un nombre dont aucun n'est à plus considérable de citoyens ; ils étaient en fait une dizaine. J'ai vu une production de la de 20 mètres de la scène. même pièce au Burgtheater de Vienne où plus de 150 figurants ne créaient pas la Photo : Stratford Festival moindre animation dramatique. Le nombre n'est rien si l'art n'y est pas. Archives. Une ville et ses théâtres Stratford est une belle ville cossue influencée par le style victorien. Au début du siècle dernier, le responsable des Parcs, Tom Orr, voulait doter sa ville d'un magni- fique ensemble de jardins et de parcs. Il en fit le combat de sa vie et, en 1952, il avait réalisé la majeure partie de son œuvre. Des photos aériennes montraient même une grande similitude entre les rives de l'Avon ontarienne et celle de l'Avon anglaise. L'aménagement du paysage impressionna les artistes anglais et exerça, par la suite, sur les festivaliers un attrait certain. La Ville a toujours entretenu ses parcs avec respect et fierté, prenant un soin jaloux des arbres, des fleurs, des pelouses, ainsi que des cygnes et des canards qui s'y prélassent. À la fin de sa vie, Tom Orr n'aimait pas tellement voir des dizaines de milliers de « touristes » profiter des jardins et des parcs qu'il voulait offrir aux seuls Stratfordiens. Mais ceux-ci reconnaissent l'inestimable apport du Festival à la vie et à l'économie de leur ville; ils sont accueillants, très friendly mais toujours réservés. C'est donc au milieu d'un paysage bucolique, calme et reposant, que l'on dressa la tente en 1953, à l'endroit même où l'on construisit le Festival Theatre en 1957. Cette salle de spectacle est l'une des plus prestigieuses au monde. Tous les volumes d'ar- chitecture théâtrale et de scénographie s'y réfèrent; c'est l'héritage permanent de Guthrie et Moiseiwitsch. On s'en est souvent inspiré, comme en témoignent le Vivian Beaumont à New York et le théâtre du Festival de Minneapolis. Ce lieu en hémicycle est une synthèse des théâtres grec et élisabéthain ; aucun des 1 850 spectateurs qui en- tourent le plateau n'est à plus de 20 mètres de la scène. Cela favorise la communion 11. « Amis, Romains, concitoyens > 66 II1II117-2005.41
instantanée entre les acteurs et le public, comme elle existait au temps de Shakespeare. Le seul fait de s'avancer sur ce plateau, même devant des bancs vides, constitue une expérience théâtrale inoubliable; on s'y sent puissant, maître du monde, et l'on comprend quelle stimulation ce lieu exerce sur les acteurs et les met- teurs en scène. Se rappelant sa première visite au Festival Theatre, Robin Phillips déclarait : « J was over the moon. I thought it was the most extraordinary theatre and still d o n . » Le Royal Shakespeare Theatre du Stratford anglais, construit en 1932, ne soutient pas la comparaison : c'est une grande salle à l'italienne, froide à l'intérieur et banale à l'extérieur. Les excellents artistes qui s'y produisent mériteraient mieux et l'ami qui, dans les années 40, a dit au jeune Tom Patterson que ce théâtre était « ugly » n'avait pas tout à fait tort. Le Festival s'est doté de trois autres salles. Le théâtre Avon, d'abord loué à partir de 1956 puis acheté en 1963, est situé au cœur de la ville à une dizaine de minutes de marche du Festival Theatre. C'est une salle à l'italienne de 1 093 sièges où l'on pré- sente surtout des comédies musicales et des pièces réalistes. Les décorateurs, limités par les exigences du théâtre en hémicycle, s'en donnent à cœur joie dans cette salle très bien équipée où l'on multiplie les prouesses techniques. C'est là que sont présentés les spectacles « pour la famille », et les petits comme les grands en ont plein la vue. La salle Tom Patterson, d'abord appelée Third Stage, a été aménagée en 1971 dans un ancien club de badminton. C'est un théâtre de 487 places où les spectateurs sont placés des trois côtés d'un long apron stage. Le principe de l'encerclement y est con- servé, la communication y est excellente mais, à cause de la longueur du plateau, il y a quelques mauvaises places. Destiné au départ à la Young Company, le théâtre sert maintenant l'ensemble de la programmation. Il est situé au bord de la rivière, non loin du Festival Theatre. On a construit en 2002 le Studio, derrière le théâtre Avon, une petite salle de 260 places destinée principalement à la création. C'est un mini-théâtre de type élisabé- thain où le moindre soupir, le plus petit clignement d'yeux est perçu par les specta- teurs. On peut s'y permettre des audaces sans grever les budgets de production. Il est encore trop tôt pour évaluer l'apport de cette salle, mais on comprend le directeur Richard Monette d'en être très fier. La visite des ateliers a de quoi faire rêver les producteurs de théâtre 13 , et les archives conservent précieusement les documents sur la grande et la petite histoire du Festival. Stratford et le Québec francophone Le Festival a été créé au moment où le Canada rêvait de bilinguisme et de bicultu- ralisme. Dans les années 50, le TNM avait une section anglaise et, à sa fondation en 1960, l'École nationale de théâtre était bilingue ; elle est devenue « co-lingue » par la 12. «J'étais renversé. Je pensais que c'était le théâtre le plus extraordinaire et je le pense encore. » 13. On conserve 43 000 costumes, même s'il est rare qu'on utilise un costume deux fois. On les loue aussi bien aux studios d'Hollywood qu'aux troupes locales d'amateurs, à des prix variant selon les moyens des clients. 11111117-2005.41 67
force de la réalité. C'est d'ailleurs avec l'École nationale que s'est établi le lien le plus institu- tionnel entre Stratford et le Québec. En effet, de 1961 à 1965, toute l'École faisait un stage de deux mois à Stratford, comme partie inté- grante de son année scolaire. C'était, pour les anglophones, un peu dépaysés à Montréal, une occasion de renouer avec leur milieu naturel et, pour les francophones, une immersion lin- guistique et culturelle de grande valeur. Nicole Leblanc, qui a participé à ces stages durant ses Costume conçu par Brian trois années de formation, en garde le souvenir Jackson pour le personnage ému d'une expérience humaine et théâtrale de M™ Arkadina dans The riche et stimulante. L'expansion de l'École et le Seagull {la Mouette) (1968), nombre croissant d'élèves et de professeurs interprété par Denise rendirent ce stage impossible à réaliser après Pelletier. 1965. Les comédiens du TNM furent invités deux fois, en 1956 et 1966, à jouer la cour du roi de France dans Henry V. En 1956, la pièce fut aussi présentée en Ecosse au Festival d'Edimbourg ; les critiques furent sévères pour les acteurs anglophones, mais très élogieux envers les francophones ! En 1956, le TNM donna en français quelques représentations des Trois Farces de Molière et revint en 1958 avec les Trois Farces et le Malade imaginaire. En 1966, Denise Pelletier, Jean Gascon et Jean-Louis Roux jouèrent en anglais la Danse de mort de Strindberg dans une mise en scène de Gascon. Les critiques Robertson Davies et Nathan Cohen dirent alors que cette production était « the greatest ever seen at Stratford14 ». Douce revanche pour ce spectacle de très haut niveau que le public montréalais avait boudé quelques mois plus tôt. Jean Gascon, premier directeur artistique du TNM, dirigea le Festival de 1968 à 1974; Denise Pelletier revint à Stratford en 1968 et s'y distingua dans le rôle d'Arkadina dans la Mouette. En 1972, Gascon invita le TNM à reprendre en anglais la Guerre, yes sir ! de Roch Carrier, mise en scène par Albert Millaire, qui avait connu beaucoup de succès à Montréal. Albert Millaire fut engagé trois autres fois comme metteur en scène : en 1990, il dirigea Pat Galloway dans Memoir, la pièce de John Murell sur Sarah Bernhardt; il monta Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay en 1992 et The Imaginary Invalid (le Malade imaginaire) en 1993. En 1991, il fit la saison complète comme comédien. Plusieurs autres artistes québécois furent engagés par le Festival. Louise Marleau joua Juliette en 1968, Luce Guilbeault fut Marguerite d'Anjou dans Henry VI en 1980 et Anne-Marie Cadieux joua dans un Pirandello en 1991. En 1996, Colombe Demers, 14. « la plus grande jamais vue à Stratford. » 68 11111117-2005.41
Franco-Ontarienne diplômée du Conservatoire d'art dramatique de Montréal, fit une saison complète à Stratford, interprétant avec aplomb trois rôles principaux; l'ex- ploit est d'autant plus remarquable qu'elle remplaçait presque au pied levé l'une des vedettes de la saison, Megan Follows, qui avait dû se désister pour cause de maladie. Jean-Louis Roux a fait quant à lui un retour à Stratford en 2005, comme metteur en scène et comédien, après quarante ans d'absence ! D'autres artistes québécois, auteurs, musiciens, scénographes et dessinateurs de cos- tumes furent aussi invités au Festival ; mentionnons, entre autres, Michel Tremblay, Jean Marc Dalpé, Nicolas Billon, Gabriel Charpentier, Robert Prévost, François Barbeau, Meredith Caron, David Gaucher... Le directeur Richard Monette vient du Québec et plusieurs artistes ont des noms français (Carrière, Dionne, Giroux, Goulet, Leblanc, etc.) et sont parfois originaires du Québec, mais n'ont pas fait carrière chez nous. Il va sans dire que des milliers de Québécois, surtout anglophones, viennent au Fes- tival chaque année. Une enquête révèle que 7 % du public est bilingue, 28 % a une connaissance moyenne (moderate) du français et que 30 % serait intéressé à voir une pièce présentée en français au Festival, ce qui ne s'est pas produit depuis 1958. L'année 2006 marquera un retour aux échanges institutionnels entre Stratford et le Québec. En effet, Lorraine Pintal dirigera le Dom Juan de Molière dans une copro- duction entre le TNM et le Festival. Colm Feore, qui s'est illustré tant au théâtre Un grand succès â Stratford : qu'au cinéma, sera Dom Juan. Souhaitons qu'il s'agisse là d'un nouveau départ pour les Belles-Sœurs, mises en scène les relations entre Stratford et le Québec. par Marti Maraden en 1991. Sur la photo : Susan Wright (Germaine La saison 2005 Lauzon) dans son dernier rôle, Si j'en juge par les spectacles que j'ai vus (sept sur quatorze), la saison 2005 a été de puisqu'elle mourait tragiquement haute tenue. Seul The Brothers Karamazov d'après Dostoïevski, présenté au Tom la même année dans un incendie. Patterson, m'a laissé sur mon appétit. La pièce s'appuyait sur une adaptation plutôt Photo:Tom Skudra/Stratford Festival brouillonne qui faisait voir le drame par les yeux de Smerdyakov, le fils maudit, mais Archives, tirée de Fifty Seasons at son interprète n'avait pas le magnétisme pour rendre cette option pertinente. Tous les St. afford, Toronto, Madison Press comédiens restaient en scène durant le spectacle, n'obéissant pas toujours au même Books, 2002, p. 187. système de conventions et, en dépit de quelques bonnes interprétations, la pièce n'at- teignait pas les sommets souhaités. Le choix d'Edward II de Marlowe se justifie, car il s'agit du premier grand drame historique du théâtre élisabéthain. La pièce est assez rudimentaire sur le plan psychologique, mais elle est un feu roulant d'actions et de retournements qui font oublier l'inconsistance des personnages. Grâce à une solide mise en scène de Richard Monette et à des interprétations dynamiques, la pièce tient bien la route. Mais le spectacle, présenté sur le plateau exigu du Studio, gagnerait à être joué dans un espace plus vaste. Le Studio remplit mieux sa vocation avec le programme double comprenant The Measure of Love de Nicolas Billon et Ruth Draper on Tour, un arrangement de textes de Ruth Draper par Raymond O'Neill. Jean-Louis Roux fait une mise en scène tout _117 70.."4] 69
en délicatesse de la pièce de Billon, et les deux actrices, Diana Leblanc et Fiona Reid, réussissent à rendre présents des événements troublants vécus, quelques décennies plus tôt, dans un collège de religieuses. Pour sa part, Laly Cadeau est éblouissante dans les monologues de Ruth Draper, même si les textes ne s'élèvent pas toujours au- dessus du potinage. Into the Woods de Stephen Sondheim, d'après un livret de James Lapine, justifie la réputation d'excellence du Festival dans le domaine du spectacle musical. Cette sombre fable, présentée à l'Avon, est devenue un clas- sique du genre ; elle est menée tambour battant et défendue par un groupe dynamique de comédiens- chanteurs bien dirigés par Peter Hinton. Quelques effets techniques moins réussis n'atténuent pas la qualité de l'ensemble, et le public de tous les âges fait la fête avec les interprètes. La mise en scène à la fois fluide et rigoureuse de Miles Potter, le jeu inspiré de Seana McKenna (Lady), Jonathan Goad (Valentine) et Dana Green (Carol), la justesse des rôles de soutien (notamment Scott Wentworth dans une très brève mais bouleversante apparition), ont rapidement Spectacle de la saison 2005, «In dissipé mes doutes quant à la pertinence de monter Orpheus Descending de the Woods de Stephen Sondheim, Tennessee Williams. Comme l'ensemble du public, j'ai été captivé du début à la fin d'après un livret de James Lapine, par cette histoire poignante et horrible qui méritait bien l'ovation debout (loin d'être justifie la réputation d'excellence automatique à Stratford) que le public lui a réservée. du Festival dans le domaine du spectacle musical ». Sur la photo : Measure for Measure de Shakespeare en était à sa sixième production à Stratford, et Amy Walsh (Rapunzel) et Susan on comprend mal que cette pièce si actuelle sur le pouvoir, le sexe, la corruption et la Gilmour (the Witch). Photo : fausse vertu n'ait jamais été montée à Montréal. L'action située en Hongrie, comme David Hou. l'histoire originale dont Shakespeare s'est inspiré, s'ouvre sur une partouze dans un club interlope, brusquement interrompue par l'intervention des forces de l'ordre. Le cadre est donné pour le reste de l'action. Leon Rubin règle une mise en scène dynamique où s'illustrent plusieurs acteurs, dont Thom Marriot (le Duc), Jonathan Goad (Angelo) et Dana Green (Isabella), tous trois formés au Conservatory créé par Richard Monette ; ils font partie de la nouvelle génération des acteurs stratfordiens. La pièce, présentée au Tom Patterson, a soulevé l'enthousiasme bien justifié du public. The Tempest de Shakespeare, présentée au Festival Theatre dans une mise en scène sobre et rigoureuse de Richard Monette, marquait les adieux de William Hutt au rôle de Prospero et au théâtre. À l'âge de 85 ans, dans une forme splendide, il livrait son dernier message d'acteur, en symbiose avec Shakespeare qui signait dans cette pièce son testament d'auteur. Prospero, que William Hutt avait joué et approfondi durant quatre décennies, était à la fois charnel et métaphysique, rempli d'un humour 70 11111117-2005.41
insoupçonné. Les ovations à son entrée en scène et au salut final rendirent hommage, au-delà de sa remarquable interprétation, à toute la carrière de cet immense acteur. Ce fut pour moi, qui ai suivi l'évolution de cette carrière, un grand moment d'émotion. Il y avait aussi, en dehors de la programmation régulière, un spectacle-causerie- confidences, Shakespeare and Molière, où deux grands routiers du théâtre, Douglas Campbell et Jean-Louis Roux, partageaient leurs souvenirs et jouaient des extraits des deux dramaturges, dont certains en français. Les voir devenir progressivement crédibles en Roméo et Juliette, après le rire provoqué au début de la scène, valait le déplacement. Le spectacle était très chaleureux, et le public conquis n'a pas ménagé ses bravos aux deux « jeunes » acteurs. Aller à Stratford Je suis allé à Stratford pour la première fois en 1960. Je revenais tout juste d'Angleterre où j'avais été ébloui par le très haut niveau de jeu et l'éclat des mises en scène du Stratford anglais. J'y avais côtoyé un public de connaisseurs qui portait avec ses applaudissements Dans la mise en scène plus ou moins nourris un jugement sur de Richard Monette de la la qualité des productions. J'y avais dé- Tempête, William Hutt faisait couvert un extraordinaire interprète de en 2005 ses adieux au Shylock, que je croyais être un des personnage de Prospero, doyens de la compagnie; il s'appelait râle qu'il a défendu pendant Peter O'Toole et n'avait que 26 ans ! quatre décennies. Photo : Toute cette production du Merchant of David Hou. Venice était d'ailleurs remarquable. Pourtant, j'allais ressentir une émotion encore plus intense au Festival Theatre quand Douglas Rain s'est avancé sur Vapron stage pour dire la première ré- plique de King John : « Now, say, Cha- tillon, what would France with us f 15 » C'était pour moi, et ça demeure, le théâtre total, la communion la plus immédiate et la plus chaleureuse que l'on puisse créer entre les acteurs et le public, grâce à l'encer- clement de l'action par les spectateurs16. J'y avais vu aussi un magnifique Romeo and 15. « Eh bien, Châtillon, parlez : que nous veut la France? » 16. À l'époque, l'hémicycle du Festival Theatre était ouvert à environ 210 degrés, comme celui des théâtres grecs, et la salle contenait 2 250 spectateurs. Lors des rénovations du 50r anniversaire, on l'a réduit à 175 degrés, pour assurer à tous les sièges un angle de vue parfait. Les spectateurs étant de plus en plus grands et de moins en moins maigres, on a aussi élargi les allées et les sièges. Les deux mesures combinées ont diminué de 400 fauteuils la capacité de la salle. Fort heureusement, cela n'a pas affecté l'atmosphère du lieu, mais je reste nostalgique du coude à coude d'autrefois. 71
Juliet. J'ai réalisé beaucoup plus tard que le metteur en scène du Merchant of Venice anglais et du Romeo and Juliet ontarien était le même : Michael Langham. Si je devais décerner une médaille d'or au metteur en scène qui m'a le plus impressionné, c'est à lui que je la donnerais. Je suis revenu régulièrement à Stratford durant les années 60, moins souvent durant les années 70 et 80, et presque à chaque année depuis le début des années 90. J'y ai vu quelques mauvais spectacles (quelle compagnie n'en a jamais monté ?) ; j'en ai vu d'ordinaires, de bons, de très bons et d'extraordinaires. Le théâtre de Broadway, en comparaison, fait figure de parent pauvre et, pour les comédies musicales, malgré des moyens plus modestes, les spectacles du Festival sont souvent supérieurs aux grands shows américains. Les Américains, d'ailleurs, le reconnaissent volontiers: la revue Time envoie régulièrement un reporter à Stratford, ce qu'elle ne fait pour aucun fes- tival de théâtre aux États-Unis. Je comprends mal que des Québécois qui se disent passionnés de théâtre ne soient jamais allés à Stratford. La langue n'est vraiment pas un problème ; on remarque que plusieurs spectateurs anglophones préfèrent lire les pièces de Shakespeare avant de les voir, pour être certain de n'en perdre aucune nuance. Le spectateur francophone, pour sa part, peut lire les pièces en français (c'est ce que je fais) et prendre grand plaisir aux spectacles, concentrant son attention sur le jeu des acteurs et les subtilités de la mise en scène. Pour les pièces de répertoire plus récent et les comédies musicales, une connaissance moyenne de l'anglais suffit. Mon attachement à Stratford depuis si longtemps ne veut pas dire que je juge le théâtre qui s'y fait meilleur que le nôtre. Je le juge très différent, et c'est cette dif- férence qui me plaît. Je trouve là une structure organisationnelle et des moyens de production que nous n'avons pas chez nous. Le Stratford Festival d'Ontario est le deuxième plus important festival shakespearien au monde. Mais seuls les gens très riches peuvent aller régulièrement en Angleterre ; pour ma part, je suis ravi d'avoir à une journée de route ce grand événement annuel. Et quand, avant d'aller rencontrer Shakespeare, je regarde au soleil couchant les cygnes blancs et les cygnes noirs glisser majestueusement sur l'Avon, je pense aux vers de Baudelaire : Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. J Merci à Jean Pol Britte, Colombe Demers, Nicole Leblanc, Albert Millaire, Richard Monette, Jean-Louis Roux et Kelly Teahen qui, en entrevue ou par courriel, m'ont donné de précieuses informations. 72 11111117-2005.41
Vous pouvez aussi lire