Sur la définition de la pauvreté

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Sur la définition de la pauvreté
Ahmed Bahri1
Alger / Montpellier

Résumé
L’auteur invite, à travers ce papier, à réfléchir sur quelques problèmes que peut poser la
mesure de la pauvreté, dans le contexte africain. Si un indice basé sur le revenu, exprimé en
unités monétaires, est bien commode, on peut se demander s’il rend compte d‘une réalité
bien complexe. Qu’elle soit absolue ou relative, la pauvreté n’a pas seulement une dimension
économique. De plus, selon la finalité des instruments mis en œuvre pour lutter contre la
pauvreté, la mesure n’est pas neutre. L’auteur ne propose pas un ou des indices alternatifs,
opératoires, simples et pertinents, mais donnent l’occasion au lecteur de lire avec précaution
ceux qui existent.

Introduction

Dans le New York Times du 27 septembre 2003, J. Bernstein a résumé les
difficultés soulevées par l’interprétation des données aux Etats Unis, à
l’occasion de la publication des chiffres officiels, sur l’indice de pauvreté.
Les changements intervenus dans le modèle de consommation depuis les
années 60, la non prise en compte de sources de revenus et de dépenses qui
n’existaient pas au moment de l’élaboration de l’indice, l’ignorance de
dépenses importantes pour les familles à bas revenus, comme celles relatives
à la garde des enfants, n’ont pas permis de bien appréhender la pauvreté par
cette mesure. Or, une meilleure connaissance de la pauvreté pourrait avoir
des implications politiques sensibles et révéler un indice supérieur de 3% à
l’indice officiel.

     L’auteur, à travers ce papier, invite le lecteur à réfléchir sur quelques
problèmes que peut poser la mesure de la pauvreté, dans le contexte
africain. Ces problèmes sont universels. Mais dans le cadre africain, ils
revêtent un aspect particulier à cause du manque de données fiables pour
documenter les phénomènes. D’où le recours à des études de cas et à des
monographies plus ou moins riches en enseignements. Si un indice basé sur
le revenu, exprimé en unités monétaires, est bien commode, on peut se
demander s’il ne rend pas compte, de façon très pauvre d’une réalité
multidimensionnelle, bien plus complexe.

   En effet, qu’elle soit absolue ou relative, la pauvreté n’a pas seulement
une dimension économique. On n’a, d’ailleurs, pas manqué de faire
remarquer qu’elle n’est pas un concept économique. Adam Smith (1776)

1   L’auteur est particulièrement reconnaissant à Madame Almaz Amine, cadre à la
    Banque Africaine du Développement, Tunis pour ses suggestions, avis et
    commentaires.
African Population Studies Supplement A to vol 19/Etude de la population africaine Supplément A du vol. 19

l’avait déjà noté dans la Richesse des Nations: « est pauvre celui qui n’a pas
le moyen de participer à la vie sociale ». D’Adam Smith à Sen Amartya
(1988), divers auteurs ont noté que l’aspect économique n’est qu’une des
dimensions de la pauvreté. Pour l’examiner, on doit tenir compte également
du contexte social, des valeurs et pratiques culturelles, de l’environnement
et des relations internationales.

     De plus, selon la finalité des instruments appliqués pour lutter contre la
pauvreté, la mesure n’est pas neutre. Il s’agit d’un domaine où les politiques
formulées et/ou mises en œuvre font appel trop facilement à des
propositions, dont on n’a pas, au préalable, pu, su ou voulu évaluer la
pertinence et la faisabilité. On peut ne pas avoir pris conscience — même
avec les meilleures intentions du monde — de leur caractère idéologique,
démagogique, ou électoraliste. Par humanisme ou par calcul, ces politiques
peuvent être servies avec générosité. Mais que de promesses n’ont souvent
pas été tenues ! C’est bien là que réside une autre difficulté ajoutée au
manque de robustesse des données, quand elles existent.

    La lutte contre la pauvreté est une préoccupation universelle. Elle est à
l’ordre du jour de l’action des bénévoles, des organisations caritatives, des
organisations intergouvernementales et/ou non gouvernementales. Les
ressorts de la solidarité, au sein d’une communauté ou à des horizons plus
larges, comme la région, le pays ou la communauté internationale,
s’expriment dans l’appui à la multitude de projets pour renforcer la capacité
des individus et des familles afin d’améliorer leur sort de manière durable
ou de tenter de survivre tant bien que mal. La panoplie d’actions possibles
est donc très large. Elle va des politiques envers les groupes les plus
vulnérables comme les femmes (Collier, 1988) ou les enfants (Bahri et
Gendreau, 2002) jusqu’aux effets de la globalisation (Agenor, 2002). Mais,
tous les intervenants sont-ils d’accord sur une définition minimale de la
pauvreté ? Est-on sûr que les bénéficiaires de ces actions font la même
lecture de leur finalité que ceux qui les entreprennent, les conçoivent, les
financent ?

    On devine que ces actions sont sensibles aux jeux politiques, aux
pouvoirs et aux ambitions, aux rapports de force. Dans ce cadre très large
des interventions, dont certaines sont hors sujet, peut-on disposer d’un
instrument pour trier celles des mesures qui pourraient, plus ou moins,
réussir, de fait, à faire reculer la pauvreté ? Par ailleurs, un environnement
de plus en plus global amène certains critiques à y voir une machine à
fabriquer plus de pauvreté. Il mérite alors un suivi et la définition de profils
régionaux et locaux pour relativiser les situations diverses qui existent.

    Enfin, les écosystèmes, l’environnement et la qualité de vie doivent aussi
être pris en compte, si on veut tant soit peu tenter des comparaisons entre
des aires géographiques, des populations à risques ou des communautés
particulières.

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Ahmed BAHRI : Sur la définition de la pauvreté

    Il est clair qu’une bonne définition de la pauvreté est absolument
nécessaire si l’on veut mesurer l’impact d’une politique de lutte. Mais on
imagine, alors, qu’il ne sera pas aisé de poser une bonne définition de la
pauvreté.

     Cette communication a pour objet de contribuer, à travers une revue de
la littérature et d’études de cas, à la réflexion sur le problème. S’il n’est pas
évident de proposer un ou des indicateurs alternatifs, opératoires, simples
et pertinents. Nous invitons, néanmoins, le lecteur à relativiser la portée des
indicateurs existants et couramment utilisés.

Rappel historique

Sans remonter jusqu’à Malthus et sa fameuse proposition sur la population
et la pauvreté, le concept de pauvreté gagne de plus en plus d’audience
depuis que le PNUD et la Banque mondiale, entre autres, lui consacrent des
ressources et des activités et affichent les efforts qu’ils déploient dans cette
aire des préoccupations du développement. Un auteur, comme Gérard
Winter (2002, 72) rappelle éloquemment l’historique récent de cette
évolution de l’implication des deux organisations inter gouvernementales.

    La période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a connu, jusqu’au
milieu des années 70, l’euphorie de la croissance économique des Trente
Glorieuses reléguant la lutte contre la pauvreté au second plan des priorités,
désignant la croissance durable comme le miracle qui allait tout résoudre.
On pensait naïvement que ce qui était bon pour les économies occidentales
pouvait aussi l’être pour celles des pays en développement.

    Mais la réalité fut autre et les inégalités entre pays, et au sein même des
pays, subsistaient, voire s’accentuaient ! On a, alors, pensé que pour cette
catégorie de pays, l’attention devait porter plus spécifiquement sur des
actions ciblées, comme la satisfaction des besoins essentiels (Basic Needs
Approach). Cela sous-entendait que l’Etat providence prenait en charge les
demandes des catégories sociales qui sont dans le besoin. Or, avec les
récessions et les crises consécutives à la période faste, l’Etat providentiel
n’était plus en mesure de mettre en œuvre une politique de redistribution en
faveur des plus pauvres. Il n’était plus question que chacun soit servi selon
ses besoins.

    Cette période correspond aussi à l’expression forte de l’intérêt porté au
concept de Population et Développement intégré. La vision malthusienne du
développement était rappelée aux pays en développement, dont plusieurs
connaissaient des taux de fécondité élevés et une mortalité en chute libre.
Elle a connu les grandes Conférences internationales, comme celles Bucarest
(1974), de Mexico (1984) et du Caire (1994). Mais à chaque rencontre de ce
genre, on semblait chercher des raccourcis, quasi impossibles à trouver, pour
convaincre les intéressés à résoudre ces problèmes de croissance rapide et
de distributions inadéquates de leurs populations.

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    Alors sont nés les Programmes d’Ajustement Structurel, destinés au
départ à régler les problèmes induits par les déséquilibres conjoncturels de
balances commerciales et de déficits budgétaires. On a rapidement vu et
admis les limites de ces politiques et leur impact sur le secteur social. Est-ce
pour corriger ce biais, que sont nées les Stratégies de Réduction de la
Pauvreté au cours des années 90, culminant au tournant de ce Millénaire
avec l’adoption par les Nations Unies des Objectifs de Développement du
Millénium (Nations Unies, 2000)?

    La Banque mondiale, le Fonds monétaire international et, à leur suite, le
Programme des Nations Unies pour le Développement, ont prôné des
recettes basées sur un panachage d’austérité budgétaire, de dérégulation, de
restructuration des entreprises et de leur privatisation, comme garant du
succès économique et de réduction de la pauvreté.

    Toutefois, des critiques n’ont pas manqué de reprendre les travaux du
PNUD et de la Banque mondiale sur la pauvreté, comme celles de Michel
Chossudovsky (1997). Pour cet auteur, il faut revoir les recettes préconisées
par les Institutions de Bretton Woods, car les effets négatifs de ces réformes
ont été niés, au besoin par la manipulation des concepts et des chiffres,
notamment par les gouvernements du G7 et les institutions internationales
(Banque Mondiale et Fonds monétaire international).

    La méthodologie de la Banque se base sur la définition de la pauvreté à
partir d’un revenu de ‘un dollar par jour’. Ce cadre dévie délibérément de
tous les concepts et procédures établis (comme par exemple ceux de l’US
Bureau of Census ou ceux des Nations Unies) pour mesurer la pauvreté. La
méthode consiste à poser délibérément un seuil de pauvreté à un dollar par
jour par tête. Ensuite, elle décide, même sans le mesurer, que les groupes à
un revenu supérieur à un dollar par jour sont «non pauvres».

     Selon toujours selon Chossudovsky, la procédure est absurde :
l’évidence confirme que les groupes à deux, trois ou cinq dollars/jour
restent frappés par la pauvreté (incapables de pourvoir aux dépenses de
base de nourriture, habillement, logement, santé et éducation). Il s’agit, en
fait, d’une manipulation arithmétique : une fois posé le seuil de un
dollar/jour et mis en ordinateur, l’estimation des niveaux national et global
devient un exercice de calcul. Les indicateurs sont obtenus de façon
mécanique à partir de l’hypothèse de départ.

     Les chiffres de la Banque mondiale font autorité. Donc personne ne va se
soucier de savoir comment ils sont obtenus. Ensuite, sont produits des
tableaux avec des « prévisions » de baisse des niveaux globaux de pauvreté
au 21ième siècle. Ces prévisions se basent sur un taux de croissance du revenu
par tête, c’est à dire une baisse correspondante des niveaux de pauvreté. Des
illustrations sont offertes au lecteur. Selon les simulations de la Banque
mondiale, l’incidence de la pauvreté en Chine va baisser de 20 % en 1985 à
2.9 % en 2000. De même en Inde (où, selon les données officielles plus de

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Ahmed BAHRI : Sur la définition de la pauvreté

80 % de la population, en 1996, a un revenu inférieur à 1 dollar par jour), la
simulation de la Banque (en contradiction avec sa propre méthodologie de 1
dollar par jour) donne une baisse des niveaux de pauvreté de 55 % en 1995 à
25 % en 2000.

     Le cadre entier est tautologique ; déconnecté de situations de la vie
réelle. Il n’est pas besoin d’analyser les dépenses des ménages de nourriture,
logement et services sociaux, ni d’observer les situations concrètes des
villages appauvris dans les bidonvilles urbains. Dans le cadre de la Banque,
l’estimation des indicateurs de pauvreté est un exercice purement
numérique.

    Le PNUD, alors qu’il a, par le passé, fourni une évaluation critique des
éléments importants du développement, expose ,dans son rapport de 1997
sur le Développement Humain, consacré à l’éradication de la pauvreté, le
même point de vue que les institutions financières internationales. L’indice
de pauvreté humaine du PNUD est basé sur « les dimensions les plus
fondamentales de la privation : une vie courte, le manque d’éducation de
base, et l’absence d’accès aux ressources publiques et privées ».

    Sur la base de ces critères, le groupe du Développement Humain du
PNUD aboutit à des estimations de la pauvreté humaine totalement
inconsistantes avec les réalités des pays. La Colombie, le Mexique ou la
Thaïlande ont des indices de l’ordre de 10 - 11. Les mesures du PNUD
montrent les progrès dans la réduction de la pauvreté en Afrique sub-
saharienne, au Moyen Orient ou en Inde. Elles sont en contradiction avec les
données par pays. Les estimations donnent une image encore plus distordue
que celle de la Banque mondiale.

     Une autre critique de cette méthode réside dans les double standards
dans la mesure ‘scientifique’ de la pauvreté : le critère de 1 dollar par jour de
la Banque ne s’applique qu’aux pays en développement. Celle-ci et le
PNUD oublient l’existence de pauvreté en Europe de l’Ouest et en Amérique
du Nord. En outre, ce critère n’est pas en conformité avec les méthodologies
utilisées pour définir la pauvreté dans les pays développés. Dans ces
derniers, les méthodes de mesure se basent sur des niveaux minimaux de
dépenses pour faire face aux coûts de nourriture, habillement, santé et
éducation. Aux USA, le Social Security Administration (SSA) a établi, dans
les années 60, un seuil de pauvreté basé sur le prix d’une ration alimentaire
minimale adéquate, multipliée par trois pour les autres dépenses. Cette
mesure était basée sur un large consensus au sein de l’Administration
américaine. Ainsi, le seuil US pour une famille de 4 personnes (dont 2
enfants) en 1996 était de $16036, soit 11 dollars par jour. En 1996, pas moins
de 13.1 % de la population américaine et 19.6 % des habitants des grandes
agglomérations étaient au-dessous du seuil de pauvreté.

   Selon le PNUD, la pauvreté du Mexique est inférieure à celle des USA.
Mais il n ‘y a pas de comparaisons entre pays développés et pays en

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développement. Cela créerait « l’embarras scientifique » pour ces
organisations, les indicateurs pouvant être inférieurs à ceux énoncés. Le
Canada, classé premier pays dans le Rapport sur le Développement Humain
de 1997 abritait 17.4 % de pauvres, contre 10.9 au Mexique et 4.1 à Trinidad
et Tobago.

    Si la méthodologie des USA, basée sur la ration alimentaire était
appliquée aux pays en développement, la plus grande majorité de la
population serait pauvre. Comme cet exercice, utilisant les standards
occidentaux, n’a pas été appliqué systématiquement, il faut noter qu’avec la
dérégulation des marchés des produits, les prix des biens essentiels ne sont
pas plus bas qu’aux USA ou en Europe. Cela signifie clairement qu’ils ne
sont pas plus à la portée des petits revenus.

    De plus, les enquêtes budget-consommation des ménages              dans
plusieurs pays d’Amérique latine suggèrent qu’au moins 60% ne reçoivent
pas le minimum requis en calories et protéines. En Afrique sub-saharienne et
Asie du Sud, la situation est plus sérieuse, la majorité de la population
souffrant de sous-alimentation chronique.

     Le rapport 1997 du PNUD indique, par ailleurs, une baisse d’un tiers
ou de moitié de la mortalité infantile dans certains pays d’Afrique sub-
saharienne, malgré la baisse des dépenses publiques et des revenus. Le
rapport oublie de mentionner que la fermeture de cliniques, le départ de
professionnels de la santé et leur remplacement par des agents peu formés
pour compiler les données de mortalité ont entraîné, de fait, une baisse
fictive de la mortalité enregistrée. Les réformes sponsorisées par les
institutions financières internationales ont aussi conduit à la ‘ruine’ du
processus de collecte des données.

     Apparemment, ces réalités sont omises par la Banque mondiale et le
FMI. Les indicateurs de pauvreté ne reflètent pas les situations des pays et la
gravité de la pauvreté globale. Ils ont pour but de montrer les pauvres
comme une minorité, quelques 20 % de la population du monde (1.3
milliards). Des niveaux déclinants de pauvreté avec des projections ont pour
but de défendre les politiques du « marché libre » et maintenir le
« Consensus de Washington » sur la réforme macro économique. Le système
du « marché libre » est présenté comme la ‘solution ‘, c’est à dire comme
l’instrument de la réduction de la pauvreté. Les impacts de la réforme
macro-économique sont niés. Les deux institutions mettent en relief les
bénéfices de la révolution technologique et la contribution de
l’investissement étranger pour l’éradication de la pauvreté.

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Ahmed BAHRI : Sur la définition de la pauvreté

Eléments pour l’élaboration d’un indice de mesure de la
pauvreté

Les définitions de la pauvreté ne manquent pas. Mais elles varient selon
l’auteur, l’institution, la politique prônée, etc. Le rapport sur le
Développement Humain (PNUD, 1997) en donne un glossaire, en relation
avec le concept de Développement Humain, et une approche qui va au-delà
de l’aspect strictement monétaire. En plus de cette variable-clé qu’est le
revenu ou la consommation, le PNUD relie la pauvreté à la problématique
du Développement en général et du Développement Humain, en particulier.
Cela implique que l’on doit tenir compte des acquis des plus favorisés et des
« manques » chez les plus déshérités et les pauvres. En particulier, la
définition inclut les besoins et la capacité d’exercer certaines fonctions
sociales, capacité qui dépend d’un certain niveau de santé, d’éducation,
d’insertion sociale dans la communauté, et d’intégration de la dimension
Genre.

    En théorie, on peut, dans un espace à  dimensions tenter de mesurer
la distance séparant la position d’un individu (une famille/ménage, un
groupe ou classe, une population nationale, etc.) qui ne serait pas en
situation de pauvreté ou en situation idéale-type ou d’optimum,
abstraitement définie, à celle d’un pauvre. Comme il existe un continuum de
situations dans cet espace, une part d’arbitraire est introduite pour
discriminer les situations. D’où les notions de seuil de pauvreté.

     Pour mesurer une telle distance, il conviendrait, alors, de connaître -- et
d’en tenir compte -- les diverses dimensions ou variables qui influent sur la
pauvreté : le revenu disponible, la capacité de l’utiliser pour consommer et
satisfaire les besoins physiologiques nécessaires à la survie, vivre
décemment au-dessus d’un minimum vital avec le surplus dégagé pour des
utilisations d’épanouissement ou de réalisation de capacités physiques,
intellectuelles et culturelles (santé, éducation, loisirs, capacité de faire des
prévisions réalistes), la prise en charge de l’environnement, pour s’y adapter
et/ou en tirer profit au mieux, l’insertion et l’intégration sociales dans le
groupe.

     En toute rigueur, le chercheur qui travaille sur les diverses variables
considérées doit s’assurer, autant que faire se peut, qu’elles devraient être
indépendantes. Mais force est de constater que l’on a souvent tendance à
omettre cette condition pour ‘additionner’ des variables qui sont liées entre
elles. Donc, les résultats obtenus et reflétés dans des publications comme le
Rapport sur le Développement Humain ne sont qu’indicatifs. Leurs auteurs
gagneraient à réduire le nombre de variables et à concentrer les efforts sur
l’établissement de l’indépendance de telles variables. Cela n’enlève, en rien,
de la valeur illustrative de pareilles publications, de leur portée pédagogique
en direction des décideurs et de la vulgarisation de ces aspects du
développement, trop souvent négligés.

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     On devrait, ce qui n’est pas fait en général, par symétrie ou continuation
du raisonnement, définir d’autres distances pour les différents groupes
sociaux, tels qu’ils sont identifiés. Les inégalités s’accompagnent de
manques, de frustrations, mais aussi de saturations, de gaspillages, d’abus,
de destruction de l’environnement. Le Rapport Dag Hammarskjöld (1975)
l’indique clairement : «la crise du développement réside dans une grande partie du
monde dans l’aliénation, qu’elle soit celle de la pauvreté ou de l’abondance… ». Un
individu, quel que soit son statut, a tendance à comparer sa situation avec
celle d’autres individus. La pauvreté relative revêt donc une signification
sociale alors que la pauvreté absolue semble être un indicateur de
planification et d’administration.

     Pour la mise en œuvre de l’Agenda 21, les Nations Unies (1966) ont
proposé une batterie d’indicateurs. Au chapitre 3, intitulé «combattre la
pauvreté », la connaissance du chômage est mise en relief. Il est proposé de
suivre les grandeurs suivantes : recensement des pauvres ; indicateur de
‘gap’ de la pauvreté ; carré de l’indice du ‘gap’ de pauvreté ; l’Indice Gini de
l’inégalité de revenus. L’avantage de ces indicateurs est qu’ils sont
relativement faciles à comprendre, donc susceptibles d’être adoptés.

     John Iceland (2003) étudie trois facteurs pour expliquer la tendance de
la pauvreté: la croissance économique, l’inégalité des revenus et les
changements dans la structure familiale. Pour mesurer l’influence de ces
facteurs, il a recours non seulement à la mesure officielle de la pauvreté,
mais aussi à une mesure « relative » (élasticité de la ligne de pauvreté par
rapport au revenu) et « quasi relative » (évolution des dépenses pour un
panier de biens et services fondamentaux) du phénomène. L’auteur
confirme dans son étude quelques conclusions comme l’effet de la croissance
sur la tendance de la pauvreté au cours des années 60 et 70. Mais surtout, il
constate que les mesures ont un effet sur les estimations, ce qui signifie que
les problèmes de définition restent à revoir.

    Ruggieri et al (2003) illustrent de façon remarquable les difficultés de
définition de la pauvreté selon le point de vue adopté. Ces auteurs
distinguent quatre approches possibles:

     -   l’approche monétaire ;
     -   l’approche des capacités humaines ;
     -   l’approche de l’exclusion sociale et
     -   l’approche de la participation.

L’approche monétaire, communément admise et utilisée, se base sur un
revenu ou une consommation, exprimés en dollars, en parité de pouvoir
d’achat (PPA) pour les besoins de comparaison. Elle permet de fixer des
seuils, comme la ligne de pauvreté, qui, malgré son caractère arbitraire,
permet de fixer des idées, de calculer l’Indicateur de Pauvreté Humaine
(IPH) ou l’Indicateur de Développement Humain (IDH).

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Ahmed BAHRI : Sur la définition de la pauvreté

     L’approche des capacités humaines vise à renforcer celles-ci pour
permettre l’utilisation de cette capacité pour une vie meilleure et plus libre.
Des auteurs comme Nussbaum (1995) parlent de « vie humaine pleine »
(full). Les moyens financiers ne sont qu’un instrument pour améliorer le
bien-être, en plus des biens publics mis à la disposition.

    L’approche basée sur l’exclusion sociale entend lutter contre la
marginalisation et la privation, même dans les pays riches. Elle entend
donner les moyens aux personnes de participer aux activités sociales
normales des citoyens de la société. Elle étudie les processus qui engendrent
cette marginalisation.

     L’approche de la participation entend faire participer les intéressés eux-
mêmes à la connaissance et l’analyse de leurs conditions de vie et de
l’amplitude du phénomène de pauvreté avec, en vue, la perspective de
susciter les efforts nécessaires des intéressés par l’amélioration de leur sort.

    Ces différentes approches font face à des problèmes communs :l’espace
d’application, l’universalité, l’objectivité, la discrimination entre pauvres et
non pauvres ou ligne de pauvreté, l’unité à étudier (individu, famille, etc.) sa
nature multidimensionnelle, l’horizon temporel.

Pertinence des comparaisons

La partie la plus intéressante de cette recherche est l’essai d’application de
chevauchement des différentes approches (overlap). Les auteurs dressent un
tableau qui illustre bien la difficulté de faire coïncider les différentes
approches. En théorie, un pauvre devrait être identifié comme tel quelle que
soit la définition et si les différentes définitions de la pauvreté devaient
couvrir les mêmes populations, les différences entre elles seraient nulles. Or
loin s’en faut !

    Est-il donc étonnant de voir que les différentes approches ne coïncident
pas et que les auteurs n’ont pas pu cerner une définition idéale de la
pauvreté ? En fait, il s’agit d’étudier un phénomène sous diverses facettes,
sans que les instruments de mesure soient les mêmes selon le point de vue
considéré. Plus généralement, comme le concept de pauvreté relative fait
appel à des comparaisons, son étude ne peut omettre la distribution des
revenus et la courbe de Gini. Mais on ne peut éviter une part d’arbitraire
dans le choix des déciles –limite en deçà desquels on peut parler de
pauvreté.

    Voici quelques éléments pour nourrir la réflexion sur les comparaisons
de la situation des pauvres selon divers contextes.

    Lorsque nous sommes amenés à utiliser le revenu de 1$ en parités de
pouvoir d’achat, nous réalisons la part d’arbitraire dans cette mesure. Mais
ce seuil est-il proportionnel au revenu par habitant ou peut-il refléter la

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misère physique et/ou sociale des personnes au-dessous du seuil? Si oui,
peut-on admettre que le pauvre d’un pays riche vit mieux et dispose d’un
revenu équivalent ou supérieur à celui d’un riche dans un pays pauvre ?

    Selon le point de vue auquel on se place, on peut constater que les
sociétés industrielles et les sociétés de consommation ont engendré des
nuisances et des destructions de l’environnement dont les répercussions sur
la qualité de vie et la santé ont affecté davantage les pauvres que les riches:
pollution, insalubrité des quartiers d’habitation, difficultés de transport,
consommation de produits dommageables pour la santé, etc.

    Par ailleurs, les pays à industrialisation rapide sont importateurs de ces
nuisances qui entament une certaine qualité de la vie, qualité dont ont
bénéficié jusqu’à maintenant aussi bien les pauvres que les riches. Ce
transfert de nuisances affecte évidemment plus les pauvres que les riches
dans les pays en développement. Dans la définition de la ligne de pauvreté,
on devrait, donc, inclure une composante reflétant la dégradation de la
qualité de vie.

    Une caractéristique que semblent partager plusieurs pays africains est la
discrimination dans la localisation des terres. Les riches, selon les
circonstances de l’histoire, ont fini par posséder les meilleures terres laissant
aux pauvres les terres les moins fertiles (en pente, rocailleuses, proches des
marécages, etc.) nécessitant de gros efforts et des fonds pour leur mise en
valeur. Peut-on parler de rente de telles terres pour des paysans miséreux ?

    Le même raisonnement peut être valable chez les artisans, en particulier
dans les banlieues des villes. On sait que la croissance de celles-ci a été
spectaculaire en Afrique depuis le milieu du siècle dernier. Pour tromper la
misère et le manque d’emplois assez rémunérés, des milliers de petites gens
ont ouvert des ateliers de fortune plus ou moins viables. Seule une faible
proportion d’artisans réussissent à se tirer d’affaire.

Conclusion

Est-il vraiment nécessaire de chercher à formuler une définition idéale de la
pauvreté pour promouvoir des actions et des politiques de lutte ? Les
mesures courantes en usage répondent-elles vraiment au besoin de lutter
contre la pauvreté ? Lorsqu’on parle de pauvreté, on peut penser aux
méthodes archaïques de production, à la faible productivité, aux termes de
l’échange défavorables aux pauvres, à la surexploitation de l’environnement
(déboisement, érosion, déséquilibres dans la mangrove, appauvrissement
des sols, épuisement des mines, habitat insalubre, etc.).

    Trouve-t-on un seul indicateur            pour mesurer ces facteurs
d’appauvrissement ? Sinon, peut-on lutter sérieusement contre la pauvreté si
on essaye de soulager des familles à faible revenu, si on lance des opérations
occasionnelles de participation des communautés à la prise en main de leur

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Ahmed BAHRI : Sur la définition de la pauvreté

propre développement ? On se trouve donc devant un dilemme : accepter
une définition simple, sans grande puissance opératoire ou, alors, chercher
une définition plus sophistiquée, mais plus difficile à mesurer.

     Autre difficulté – et non des moindres – la définition devrait rendre
compte des inégalités de revenus mais aussi des potentialités et des
capacités des intéressés à vouloir (ou pouvoir) améliorer leur sort. Il est clair
que sur une calamité naturelle, comme une sécheresse, une inondation, un
typhon ou un tremblement de terre, les individus n’ont pas prise, sauf à
avoir la capacité et les moyens de la prévenir, en partie. Le même discours
pourrait être tenu à propos du système des prix des matières premières, de
la terre, des moyens de production ou des inputs de l’agriculture ou de
l’artisanat.

     Enfin, est-il vraiment nécessaire de disposer d’une définition idéale de la
pauvreté pour pouvoir agir ? Quand la volonté existe pour s’en sortir, les
pauvres eux-mêmes devraient pouvoir trouver les ressorts nécessaires à leur
lutte, les actions extérieures venant en complément et non en substitution de
leurs propres efforts.

Références

Agenor, Pierre-Richard. 2002. Does Globalization Hurt the Poor? The World Bank
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African Population Studies Supplement A to vol 19/Etude de la population africaine Supplément A du vol. 19

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