Terre d'élevage ou " nature préservée " en zone centrale des parcs nationaux français des Alpes du Sud ? - OpenEdition Journals

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Méditerranée N° 3.4 - 2006                                                                                                           53

    Terre d’élevage ou « nature préservée » en zone centrale

    des parcs nationaux français des Alpes du Sud ?

    Farm land or «preserved nature» in the central zone of French national
    parks in the southern Alps?

                                                                                                             Lionel LASLAZ*

Résumé - Cet article vise à montrer comment les parcs                Abstract - This article aims to show how the national parks of the
nationaux des Alpes françaises du Sud sont passés d’une              southern French Alps have moved from an implicit rejection of
situation plus ou moins implicite de rejet de l’agriculture, comme   agriculture towards an integrated perspective of that same
perturbatrice du milieu, vers une perspective d’intégration de       activity. This evolution was shaped by both the retreat of farming
cette activité. Cette évolution s’est façonnée en parallèle du       and by the financial and technical support, including the
recul de l’élevage, impliquant son soutien financier et technique,   patrimonalization of territorial markers. When Écrins (1973)
voire la patrimonialisation de ses éléments de marquage              and Mercantour (1979) national parks were created, the
territoriaux. Lors de la création des parcs nationaux des Écrins     presence of farming in the central zone was perceived as a
(1973) et du Mercantour (1979), certains discours considéraient      hindrance to nature protection. This view still remains
la présence de l’élevage en zone centrale comme une entrave          widespread in certain scientific circles. The farmers, by their
forte à la mission première de protection. Cette vision              fundamental role in maintaining Alpine landscapes and their
antagoniste demeure encore répandue dans quelques milieux            local economic activity considered «traditional», have gained
scientifiques. Or, les éleveurs, par leur rôle fondamental dans      the support of governmental authorities and managers of
l’entretien des paysages alpins et dans l’activité économique        protected areas. Public entities have undertaken promotion of
locale dite « traditionnelle », constituent aujourd’hui un atout     pastoral activity. But is that their role and are they competent to
reconnu qui leur a valu le soutien des pouvoirs publics et des       do that? Is the admission of local people into the process simply
gestionnaires d’espaces protégés. Des programmes d’aides à           a response to a political objective? With 30 years of agricultural
l’activité pastorale ont ainsi été développés par ces                retreat in the two national parks, what appraisal can be drawn of
établissements publics, sortant un peu du cadre de leur mission      this process?
initiale. Mais est-ce leur rôle et en ont-ils les compétences ?
Cela répond-il à des objectifs politiques et d’admission de la
structure de protection par les populations locales ? Quel bilan
peut-on tirer de ces processus avec une trentaine d’année de
recul dans les deux Parcs nationaux sud-alpins ?

Introduction                                                         nombre d’Unités pastorales, comme en têtes, est ovin.
                                                                     En raison de l’altitude moyenne des zones centrales
       L’élevage en zone centrale des parcs nationaux sud-           (2429 m dans les Écrins pour 2120 m dans le Mercantour)
alpins est confronté à leurs objectifs de protection et de           il s’effectue essentiellement sur des unités pastorales
découverte. L’essentiel de cet élevage, en superficie, en            d’altitude, alpages ou estives. De rares unités d’intersaison

* Maître de conférences, Département de géographie de l’Université de Savoie, Laboratoire EDYTEM (Environnements, Dynamiques
et Territoires de la Montagne) - CNRS UMR 5204, Campus scientifique, 73376 Le-Bourget-du-Lac cedex.
lionel.laslaz@univ-savoie.fr
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et quelques unités abandonnées complètent ce panorama.          Écrins ») « dans le but d’équiper, et de développer
Les unités pastorales d’altitude sont des unités                l’action touristique et de maintenir les activités agricoles
géographiques fonctionnelles d’un seul tenant, pouvant          traditionnelles tout en sauvegardant les richesses
atteindre plusieurs centaines d’hectares, situées               naturelles du département pour les mettre en valeur
généralement au-dessus de l’habitat permanent et des            […] » (souligné par nous). L’ordre établi par les élus
cultures. Leurs limites sont d’origine naturelle                départementaux entre les différentes missions du parc
(hydrologie, relief, changement de végétation…),                national n’est pas celui retenu par l’État dans la loi et les
administrative (parcelle, commune, limite de parc) ou           décrets de création. Le développement touristique apparaît
calquées sur des artefacts (route, clôture, muret…). Une        avant les activités agricoles dans la hiérarchie des
unité pastorale est découpée en quartiers exploités             préoccupations, les richesses naturelles doivent être
successivement au cours de la saison (AUDOIN et CHATAIN,        sauvegardées non pas en tant que telles, mais pour être
2002). La gestion menée en alpage, ou conduite, a pour          mises en valeur…
but de satisfaire les besoins alimentaires du troupeau.                 Depuis une dizaine d’années de manière insistante,
L’unité pastorale désigne donc une Surface toujours en          l’établissement public devient un acteur supplémentaire de
herbe d’au moins 10 hectares, exploitée une partie de           l’élevage, alors que ce n’est pas sa fonction, ni le métier
l’année seulement, sans retour journalier sur les lieux         des personnels, alors qu’il est gestionnaire d’un espace
d’hivernage (ERNOULT et al., 1998).                             protégé dont il n’est pas propriétaire. Il se voit donc
        Les parcs nationaux, établissements publics             contraint de travailler avec les acteurs locaux et tente de
administratifs, ont été créés malgré les réticences, voire      construire des formes de contractualisation autour de
l’hostilité des populations locales, notamment des              mesures agri-environnementales, voire de protection des
éleveurs et des chasseurs. Le Parc national des Écrins voit     espèces.
ainsi le jour en 1973, justifié par le fait que : « la                  La première partie montrera cette implication
conservation de la faune, de la flore, du sol, du sous-sol,     progressive des établissements publics dans l’élevage,
de l’atmosphère, des eaux et, en général du milieu naturel,     considéré comme de plus en plus impératif au maintien en
présente un intérêt spécial et qu’il importe de préserver ce    l’état des paysages. Cela ne va pas sans une modification
milieu contre tout effet de dégradation naturelle et de le      considérable des comportements des différents acteurs
soustraire à toute intervention artificielle susceptible d’en   impliqués. Quels sont les outils et les moyens
altérer l’aspect, la composition et l’évolution » (loi de       d’intervention des gestionnaires de ces espaces protégés
1960, art. L. 241-1). Sa zone centrale s’étend sur 918 km2      sur le pastoralisme ? Ils demeurent cependant limités par
et 23 communes, pour l’essentiel (16) dans les Hautes-          les conditions conjoncturelles et structurelles dans
Alpes. Six ans plus tard, et après 19 années de                 lesquelles ils s’exercent (deuxième partie). La troisième
tergiversations, le Parc national du Mercantour occupe          partie dressera un bilan nuancé de cette synergie entre les
l’essentiel du haut Pays des Alpes-Maritimes, et le nord-       acteurs du pastoralisme et les établissements publics.
est des Alpes-de-Haute-Provence. La zone centrale
(685 km2) s’étire sur 80 km le long de la frontière
italienne.
        Même si une limite Alpes du Nord/Alpes du Sud
                                                                1. De l’entrave idéologique et fonctionnelle à
peut sembler arbitraire à tracer (il n’y a d’ailleurs pas de
                                                                l’élevage vers la construction d’un projet idéalisé
différence considérable entre les logiques agricoles du
                                                                de sauvetage…
Valbonnais et celles du Valgaudemar, par exemple), le
département de l’Isère sera exclu de cette étude qui se
limitera aux trois départements précédemment cités. Mais                Pour des raisons idéologiques et fonctionnelles,
c’est surtout sur la notion de zone centrale qu’il importe de   l’agriculture a longtemps été considérée comme une
s’arrêter : l’étude des rapports entre agriculture et           activité n’ayant plus sa place dans la future zone centrale.
protection de l’environnement devient pertinente lorsque        Mais le contexte socio-économique a aussi joué son rôle :
cette protection est réglementaire et stricte. Or, par          les années 1970-1980 ont mis en avant le rôle déterminant
définition, une zone centrale de parc national doit être        de la pâture et de la fauche dans l’entretien et le maintien
maintenue en l’état, ce qui suppose de prime abord que la       des paysages montagnards : d’où une volonté politique de
présence de troupeaux et les aménagements nécessaires au        l’État et des acteurs locaux, relayée par les parcs
pâturage soient contraires à une préservation stricte des       nationaux, de contribuer à la survie de cette activité.
écosystèmes, tels que voulus par la loi créant les parcs
nationaux en 1960. Pour autant, les zones centrales sont le            1.1. Légitimité de l’agriculture et intangibilité de
siège de différents usages, très anciens, comme la                     la loi
sylviculture ou l’élevage, d’autres plus récents comme la
                                                                        L’antériorité de l’agriculture dans les hautes vallées
randonnée pédestre ou l’alpinisme : la question de leur
                                                                alpines a construit sa légitimité et limité les remises en
compatibilité sur des territoires restreints est donc
                                                                cause de son emprise, lorsque certains protecteurs
également posée. Ainsi, dans sa session extraordinaire du
                                                                envisageaient les zones centrales comme dépourvues de
23 juin 1969, le Conseil général des Hautes-Alpes émet un
                                                                toute trace et de toute présence humaines.
« vœu relatif à la création du parc national du Pelvoux »
(finalement dénommé en 1973 « parc national des
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1.1.1. Une agriculture ancestrale présente de longue             territoire, notamment des alpages des zones centrales. Les
date                                                             Chambres d’agriculture notamment firent partie des
        « Au cours de tout son passé, la Haute-Provence,         organismes consultés lors des projets de création. Elles
dans ses limites historiques les plus larges, fut, avant tout,   eurent des élus dans les conseils d’administration et les ont
mais non exclusivement, le pays du mouton » écrivait             bien souvent conservés. C’est le cas pour celle des Hautes-
Th. SCLAFERT (1945). L’élevage ovin est culturellement           Alpes, influente au sein du parc national des Écrins.
associé à la Provence et aux hautes vallées sud-alpines, la              Les archives soulignent combien fut importante
transhumance est une tradition, même si des flux                 pour la création de ce dernier la session extraordinaire de
importants affectent aujourd’hui aussi les alpages plus          la Chambre d’agriculture des Hautes-Alpes en date du
riches de Savoie et d’Isère (FABRE, dir., 2002). Ainsi, le       18 janvier 1972 à laquelle participèrent toutes les parties.
cheptel ovin estivé dans le Parc national du Mercantour          Elle permit d’aborder tous les problèmes, pas seulement
représente environ le quart des Alpes du Sud, soit 160 000       agricoles, de renégocier les limites, d’accélérer le
têtes en 1985, pour 85 000 en zone centrale en 2000.             processus et de déboucher sur un accord de principe du
        On peut, comme pour tout espace, remonter aux            Comité interministériel des parcs nationaux trois mois
origines de la présence humaine, en faisant référence aux        plus tard (MERVEILLEUX DU VIGNAUX, 2003).
bergers de la Roya et leurs gravures des vallées des                    L’incompatibilité protection/agriculture, si elle
Merveilles et de Fontanalba comme marque historique de           n’est guère mise en avant aujourd’hui par les gestionnaires
l’élevage sur le territoire qui nous concerne. Datées de         des espaces protégés, l’est par certains visiteurs qui
l’âge du Cuivre et du début de l’âge du Bronze (3200 à           conteste la présence du mouton, espèce domestique dans
1700 av. J.-C.), les 40 000 pétroglyphes sont la                 un milieu naturel. Il est vrai que parfois les établissements
transcription des pratiques agraires ou des croyances            publics recommandent des mises en défens, pestent contre
divines. Ces gravures (notamment des corniformes qui             des conduites de troupeaux mal menées, ou contre des
représentent 60% de l’ensemble, et des attelages) sont           éleveurs ayant recours à des véhicules motorisés. Les
surtout dédiées à la « déesse terre ». De même, les              éleveurs ont donc bien souvent mal vécu la création des
archéologues ont découvert des vestiges de la présence           parcs nationaux, plus par a priori que par gêne réelle.
humaine très ancienne des pasteurs dans l’Embrunais ou le
Champsaur. La toponymie de la Tinée en est une autre
illustration : La Mount Gno (au sens de pâturage)                       1.2. De l’évolution de l’agropastoralisme et de sa
désignait le Mont Saint-Sauveur, et les termes Cabana-                  nécessaire survie…
Moutoun ou « Quartier d’Aoust » se trouvent sur Isola,                    L’agropastoralisme alpin a connu un net recul,
ces quartiers de plein été étant d’ailleurs abondamment          notamment dans les Alpes du Sud. Concurrencée par les
répandus aussi bien dans les Écrins que dans le                  très gros producteurs mondiaux (Nouvelle-Zélande,
Mercantour.                                                      Australie, Argentine), la viande ovine française n’est pas
        Les alpages constituent l’essentiel de la superficie     compétitive et manque de débouchés. Elle doit, de ce fait,
de la zone centrale dans le Mercantour (52.5%) pour 19 %         tabler sur la qualité, la proximité de marchés de
de celle des Écrins, plus élevés, rocailleux et pentus. Mais     consommation et s’appuyer sur des labels. L’élevage
la différence est nette entre le groupe septentrional Meije-     laitier, trop contraignant, périclite et l’absence d’AOC
Écrins-Pelvoux très minéral et les vastes alpages du             limite la rentabilisation. Les formes d’associations et de
Champsaur ou de l’Embrunais. De même, les alpages                groupements sont encore trop peu répandues pour soutenir
forment une part élevée des SAU communales. Ainsi                un élevage en grande difficulté qui ne se maintient que
l’enquête pastorale de 1968 a montré que, dans le canton         grâce aux subventions de la PAC (plus du double des
de Colmars-les-Alpes (haut Verdon), les alpages                  revenus agricoles de l’ovin viande de montagne en 1996).
représentaient 41% de la superficie totale (dont 49% sont                Pourtant, le secteur primaire constitue encore
gérés par l’ONF). L’Office national des forêts est               l’activité principale de 30% des communes des Écrins
effectivement très présent depuis les grands reboisements        (PNE, 2003), alors que le tourisme et les services sont la
de la fin du XIXe siècle, notamment en Ubaye, haut Verdon,       première activité pour plus de la moitié d’entre elles. Le
haut Var et haute Tinée.                                         secteur dit « secondaire » ne domine que dans 11% des
                                                                 communes. Même si cette classification n’a plus guère de
1.1.2. Une profession impliquée dans la création des             pertinence aujourd’hui, elle illustre le poids encore majeur
parcs nationaux                                                  de l’activité agricole ; certes il faut sans doute la
                                                                 compléter par les activités de transformation
       Sans doute plus incontournables par le passé, les         agroalimentaires et l’agritourisme – qui reste peu
agriculteurs représentent aujourd’hui plus, en terme             développé. Pour autant, les actifs agricoles ne représentent
d’influence, qu’une simple approche statistique des actifs       que 6% des actifs totaux en 2002, pour 16% en 1990 et
agricoles. Les agriculteurs retraités, les agriculteurs          34% en 1968. Le nombre d’exploitations a chuté de 26%
reconvertis, les familles et les actifs agricoles eux-mêmes,     de 1979 à 1988, soit 5 points de plus que la moyenne
qui sont bien souvent chasseurs aussi, pèsent dans les           nationale (BAZIN, 1996). Ainsi en 2000, ce sont 629
différentes communes. Ils se soucièrent très tôt des projets     exploitations dont 319 professionnelles qui sont installées
de création de parcs nationaux, dont certaines rumeurs           en zone centrale et périphérique, pour 679 chefs
affirmaient qu’ils allaient bannir l’élevage de leur             d’exploitations et coexploitants (PNE, 2003). Les alpages
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collectifs s’étendent sur 67 000 ha. Ils accueillent 120 000           La zone centrale du parc national du Mercantour
ovins (sur 212 300 du département des Hautes-Alpes) et         accueille 85 000 ovins sur 83 unités pastorales (60 sont
5000 bovins (sur 14 520 du département) par an : 60%           situées dans les Alpes-Maritimes, partagées entre
sont des troupeaux locaux, 30% du département et 10%           45 transhumants et 15 éleveurs locaux). Le parc national
extra-départementaux, du reste de la région Provence-          du Mercantour comptait en 1985 23 000 UGB « ovins »
Alpes-Côte d’Azur. En 1883, F. BRIOT dénombrait dans le        contre 3300 UGB « bovins ». Sans surprise, le recul est
département des Hautes-Alpes 262 055 ovins et                  généralisé. De 1988 à 2000, la Tinée a perdu la moitié de
25 632 bovins (BRIOT, 1884). Qu’en est-il des communes         ses exploitations, les agriculteurs ne représentant plus que
de la zone centrale ? En 1988, 378 exploitations résident      3% des actifs. La transhumance « inverse », une des
dans les communes de la zone centrale pour 3369 dans le        originalités très anciennes de la Tinée, a tendance à
département des Hautes-Alpes. Certes, en 2000, si l’on se      disparaître, car les bergers se fixent plus facilement près
place à l’échelon intra-parc, le Champsaur et le               des pâturages d’hiver. Dans le Mercantour, l’opposition
Valgaudemar demeurent les places fortes de l’élevage           historique entre un ouest et un nord traditionnellement
dans le parc du haut Dauphiné avec 50% des exploitations       ovin et un sud et un est où les troupeaux bovins
agricoles des Écrins (301 dont 183 professionnelles pour       représentaient une part non négligeable du bétail, a été
une SAU de 10 643 ha). Mais les formes sociétaires sont        troublée par les mutations économiques. Il y a une
peu développées. Les études menées sur les cantons             trentaine d’années, les vacheries sont devenues des
d’Orcières (8.3% d’actifs agricoles en 1999) et de Saint-      bergeries, les éleveurs bovins ont préféré se reconvertir
Bonnet (12.8% d’actifs agricoles en 1999) dans le              dans l’ovin, plus extensif et moins exigeant en temps (cas
Champsaur (PNE et CEMAGREF, 1995) ont montré que               notamment de la Tinée, de la moyenne Roya et du haut
la Superficie toujours en herbe augmente dans le premier       Var). La grande transhumance a aussi glissé
et diminue dans le deuxième, alors que la taille des           progressivement des hauts plateaux de Provence vers les
troupeaux croît conjointement. Ces derniers se répartissent    vallées alpines (de REPARAZ, 2000). Les ovins
différemment : le nombre moyen de brebis par                   transhumants reculent nettement de 1963 à 1976 (-20%)
exploitation (120 et 150) augmente de plus de 10% en           avant de remonter, car les très gros troupeaux, gardés,
1979 et 1988 ; mais les vaches laitières reculent au profit    surveillés sanitairement, sont plus rentables mais
des vaches nourrices (800% et 220% d’augmentation              nécessitent de vastes étendues riches en herbe destinées à
respectivement) (DDAF, 2001).                                  être pâturées trois mois.
        À l’échelle microlocale, la montagne de l’Alp (ou              Depuis moins de dix ans, on constate de manière
Alpe) à Villar-d’Arêne conserve sensiblement la même           limitée le phénomène inverse : l’élevage bovin reprend
charge en 1873 (2000 ovins) qu’en 1997 avec 1884 têtes.        de la vigueur. C’est le cas par exemple au Boréon (Saint-
Est-ce un signe de vigueur ou au contraire une preuve de       Martin-Vésubie). Il n’est toutefois pratiquement plus
disparité ? Car si cet alpage réputé pour ses qualités         laitier mais plutôt tourné vers l’allaitement. Deux causes
herbagères reste utilisé prioritairement par l’élevage,        ont été avancées pour analyser cette évolution :
beaucoup d’autres, moins productifs, moins accessibles,        - le prix de vente de la viande d’agneau, déjà abordé plus
moins étendus, sont laissés à l’abandon. C’est le cas de       haut. Même si des investissements sont nécessaires pour
l’alpage des Bans (Vallouise). La logique est la même à        les ateliers de transformation fromagère, les fromages se
l’échelle des communes : les gros villages agricoles           vendent bien. Les labels fromagers sont en outre plus
résistent mieux à la déprise (Chateauroux-les-Alpes) que       faciles à obtenir que les labels ovins : ainsi, un projet
les plus petits : de 1979 à 1988, Pelvoux (Vallouise) a        d’AOC « Tomme de la Vésubie » est actuellement porté
perdu 75% de ses exploitations agricoles, Freissinières        par le GEDAR (Groupe d’étude et de développement
(Argentiérois) 65% (photo 1).                                  agricole de la Vésubie), association regroupant les

                                                                                   PHOTO 1 - TROUPEAU TRANSHUMANT
                                                                                de la vallée de Freissinières, au-dessus du lit
                                                                                du torrent de Ruffy et de la « Barre Noire »,
                                                                                sur un secteur de l’alpage de Faravel
                                                                                dénommé le « Quartier d’Août ». Sur ce
                                                                                vaste territoire d’altitude (1687 ha entre 1700
                                                                                et 2800 m), accidenté, les 1430 ovins
                                                                                recensés en 1997 exploitent de manière très
                                                                                organisée les différents secteurs.
                                                                                (Cliché : L. LASLAZ, août 2003)
57
éleveurs de la vallée et menant des actions de                  met en avant les trois obstacles principaux à une reprise
développement (études, soutien aux projets) et de               d’activité sur cet alpage qui pourrait accueillir 250
promotion (plaquettes d’information, dépôt de la marque         moutons : des bâtiments très dégradés ne permettant pas
susdite) ;                                                      d’abriter un berger ; la nécessité de débroussailler, 10 ans
- le retour du loup, évoqué plus loin, mais il s’agit plus      après l’abandon, sur cet ubac caillouteux ; la raison
d’un révélateur que d’un déclencheur de crise…                  majeure, qui explique en partie les deux précédentes : les
        Une autre manifestation de la crise de l’élevage est    difficultés d’accès. Effectivement, seuls des sentiers
bien sûr une transcription paysagère à travers l’extension      nécessitant 1 heure 30 à 3 heures de marche permettent de
des friches et landes (Chambre régionale d’agriculture          rejoindre cette vallée enclavée en zone centrale.
PACA, 1998). Dans les Hautes-Alpes de 1976 à 1986,                      Comme dans les Alpes du Nord, la survie de
l’augmentation des landes atteint 11 400 ha (étage alpin        nombreux alpages est donc conditionnée à leur accès. Est-
exclu) et les surfaces boisées ont gagné 4700 ha, dans les      ce à dire que non situé en zone centrale, cet alpage aurait
deux cas par abandon des terrains agricoles. Cette              pu bénéficier d’un tracé de piste pastorale que la
expansion de 19% se rencontre également à hauteur de            réglementation stricte et les longues procédures, au sein
+ 5% dans les Alpes-de-Haute-Provence alors que dans les        des parcs nationaux, limite considérablement ? La réalité
Alpes-Maritimes, le recul des friches atteint 15%. Mais         est beaucoup plus complexe… Car l’ouverture de la piste
c’est plus pour des impératifs de prévention des incendies      est aussi conditionnée à sa rentabilisation ; et celle-ci
qu’une traduction d’une vigueur retrouvée de                    n’est pas assurée pour un troupeau ovin de 250 têtes. Ces
l’exploitation agricole. Dernière traduction du recul           conditions d’accès demeurent pourtant un facteur majeur
agricole, la fauche a disparu des zones centrales : dans le     de disparités spatiales dans la gestion des Unités
parc national du Mercantour, les derniers prés ont été          pastorales : baisse de l’élevage et du nombre d’éleveurs
fauchés en 1995 (ils ont pu représenter au maximum près         aidant, seules les plus accessibles sont utilisées, et de
de 400 ha, ce qui est considérable).                            manière plus intensive que jadis, les autres étant
                                                                progressivement gagnées par la friche et les ligneux. La
Les aléas de la survie                                          moitié des estives des Alpes-Maritimes sont desservies par
                                                                un sentier (pour 20% par route goudronnée) et la ressource
        Contrairement à ce qui est souvent avancé,              herbagère peu entretenue. Le taux de desserte à pied
l’élevage ovin n’est pas en recul irrémédiable. Le cheptel      atteint 30% pour les Unités pastorales du Champsaur, du
ovin champsaurin a ainsi augmenté de 11% de 1988 à              Briançonnais et du haut Embrunais.
2000, pour passer d’un troupeau moyen de 245 brebis et
agnelles à 365. Indivisions, place disponible pour la                   L’avenir des exploitations repose enfin sur leur
construction de bâtiments d’exploitation dans des vallées       durabilité qui dépend de l’âge de l’exploitant et des
très encaissées et souvent soumises à des PPR rigoureux,        possibilités de reprise de l’exploitation, or le
coût d’une installation ou d’une transmission sont autant       vieillissement est généralisé.
d’obstacles pour les locaux. Si ces petits troupeaux
connaissent des difficultés de maintien, notamment pour                1.3. Les parcs nationaux des Alpes du Sud,
des problèmes d’accès au foncier, les grands transhumants              contraintes lourdes ou « sauveurs » de
demeurent, eux, toujours autant demandeurs des Unités                  l’élevage ?
pastorales. Toutes celles de l’Ubaye sont utilisées, et les
collectivités publiques de la haute Tinée refusent des                  Dans ce contexte de déprise agricole, les parcs
demandes, faute d’alpage disponible. Mais la pérennité de       nationaux des Alpes du Sud, longtemps perçus comme une
cet élevage repose plus sur des installations de permanents     contrainte supplémentaire au développement agricole,
dans les communes que sur des « saisonniers de                  sont-ils devenus des atouts sur le terrain, par leurs apports
l’herbe », tels que l’on pourrait définir les transhumants.     matériels et financiers ?
Historiquement, ils étaient mal vus par les locaux,
accusant leurs troupeaux d’être vecteurs de maladie,            1.3.1. Les parcs nationaux, des « empêcheurs de
comme le montre F. BELLON (1989) pour le Valgaudemar.           brouter en rond » ?
        La petite commune de Rimplas (108 habitants en                  Le fait que le premier programme d’aménagement
1999 pour 38 en 1968), en moyenne Tinée (Alpes-                 du PN du Mercantour ne date que de 1995 est une
Maritimes), étirée entre vallon de Mollières au nord et         illustration des difficultés de celui-ci, développées plus
vallon de Bramafan au sud, disposait de deux Unités             avant, de construire un projet sur son territoire et
pastorales. Celle de la vacherie de Rimplas (45 vaches          d’accompagner le développement local. Au lieu d’avancer
laitières) fonctionne encore, mais avec de graves               une ouverture, l’établissement public se retranche durant
difficultés d’accès à l’eau. À l’inverse, au sein de la zone    cette période derrière une position de repli en se
centrale, celle du vallon de Velail, exploité jusqu’en 1987     cantonnant à l’application stricte de la réglementation.
par un éleveur de la commune, est abandonnée (TRECUL,           Ainsi, le programme d’aménagement renferme des
1987). Entre les granges éponymes à 1400 m et la cime           passages indiquant une grande fermeté et une utilisation
des Lauses à 2651 m, elle s’étire sur 357 ha, dont 107          rigide de la loi de 1960. On peut lire, par exemple, à la
répartis entre 9 propriétaires privés, le reste appartenant à   page 6 : « L’objectif est d’obtenir à terme des milieux
la commune. Le recensement des Unités pastorales (1997)         représentatifs d’une évolution strictement naturelle.
58
                                                                             maires sous la pression des bergers, inquiet
                                                                             de cette future création émanant de Paris.
                                                                             Mais une analyse fouillée des archives des
                                                                             conseils d’administration permet de
                                                                             montrer que l’agriculture ne sera jamais
                                                                             véritablement une pierre d’achoppement
                                                                             dans les Écrins : problèmes de limites de la
                                                                             zone centrale, notamment pour la chasse,
                                                                             construction de domaines skiables,
                                                                             équipements touristiques et tracés de
                                                                             sentiers seront des dossiers autrement plus
                                                                             épineux. Cependant, l’interdiction du
                                                                             pastoralisme interviendra bel et bien
                                                                             lorsque l’État décide de créer (le 9 mai
                                                                             1995) la seule réserve intégrale en vigueur
                                                                             aujourd’hui, autour du lac du Lauvitel
                                                                             (Oisans) avec interdiction de pénétration
                                                                             humaine et d’animaux domestiques sur
                                                                             689 ha. L’exploitation forestière arrêtée en
                                                                             1922, et le dernier pâturage remontant à
                                                                             1947, le terrain étant propriété d’État
                                                                             depuis 1977, les conditions étaient
                                                                             évidemment requises pour instaurer une
                                                                             mesure aussi lourde.

                                                                             1.3.2. Quand les parcs nationaux
                                                                             s’allient aux éleveurs…
                                                                                    Les élus, puis les gestionnaires des
                                                                             espaces protégés, prennent conscience de
                                                                             la nécessité d’aider les bergers afin que
                                                                             l’abandon, déjà fortement entamé, ne soit
                                                                             pas généralisé et afin que les instances de
                                                                             décision des parcs nationaux tiennent
      FIG. 1 - LES ESPACES PROTÉGÉS DANS LES ALPES FRANÇAISES
                                                                             compte, dans la limite des impératifs de
                                                                             protection, du contexte actuel de l’élevage.
Aucune forme nouvelle d’exploitation ou d’intervention Les rénovations de chalets, les demandes de tracés de
humaine ne doivent donc être admises dans ces milieux et pistes ont été examinées avec plus de souplesse. Mais la
ni encouragées pour celles qui pourraient y subsister ». contrepartie de cet intérêt résidait dans les efforts
Doit-on considérer que l’agriculture fait partie de ces demandés aux agriculteurs pour la gestion de la ressource
« exploitations » dont on ne saurait « encourager » la et l’extensivité (tout en étant contrôlée) de leurs pratiques
pratique ? Cela est finalement en totale opposition avec pastorales. Les Mesures agri-environnementales (MAE)
la logique développée en même temps (dans le parc (AURIAC, 1997), à travers l’instauration des Contrats
national des Écrins et la plupart des territoires alpins) territoriaux d’exploitation faisaient partie des objectifs
(fig. 1) sur l’utilité de l’agriculture dans le maintien de la (DELLA-VEDOVA, 1996). Les CTE, issus de la loi
biodiversité. Le programme désigne également un certain d’Orientation agricole du 9 juin 1999, sont signés entre
nombre d’Unités pastorales où l’élevage constitue une l’agriculteur et l’État. Mis en place en 2000 dans le PN des
gêne, voire va à l’encontre des objectifs de protection : Écrins et en 2001 dans celui du Mercantour, ils font partie
celui-ci poserait un problème au tétras-lyre sur l’alpage de de ces contrats agri-environnementaux qui proposent des
Couastas à Entraunes. L’unité pastorale de Salèse à primes en contrepartie de travaux comme la pose de
St-Martin-Vésubie est interdite aux ovins, alors que clôtures, des parcs de nuit pour fertiliser, ou un calendrier
d’autres sont affectées par le surpâturage et l’érosion ou de pâturage. Ces contrats, instruits par les Directions
posent des problèmes quant à l’éventuel tracé d’une piste. départementales de l’agriculture et de la forêt (DDAF),
Les mises en défens ou les incitations à ne plus pâturer un sont signés pour cinq ans. Le parc national du Mercantour
secteur jugé fragile écologiquement ne sont donc pas travaille alors avec différents groupements agricoles
rares. Dans les Écrins, la neuvième des dix-sept réserves comme le GDA de la vallée de la Tinée, ou le GEDAR de
formulées par le Conseil général des Hautes-Alpes lors de la vallée de la Vésubie, mais très peu de contrats sont
son vœu favorable à la création du parc national le signés au final dans les Alpes-Maritimes et les Alpes-de-
26 février 1972 stipule qu’il n’y ait pas « d’entrave à la Haute-Provence (mobilisation faible des acteurs du
vie pastorale et forestière, la liberté totale des ovins et le département et tensions liées au retour des loups) : les
libre pacage ». Il s’agit d’une demande expresse des méfiances sont trop fortes.
59
         Dans les Hautes-Alpes (PNE, 1999), le                  considérées comme la panacée. Personne morale
financement relève à 50% de l’Union européenne, pour            constituée entre plusieurs propriétaires en vue de favoriser
30% de l’État et 20% du Conseil général. Plus de la moitié      le regroupement, l’aménagement, l’exploitation et
des agriculteurs des Hautes-Alpes se sont positionnés pour      l’entretien des surfaces, elle permet de lutter contre
un CTE, 55 contrats « alpage » sont alors signés, dont 45       l’obstacle de l’indivision mais nécessite de longues
dans ce département, bénéficiant à 252 éleveurs,                procédures de regroupement et d’entente des propriétaires
principalement en zone centrale. Ils sont très                  et une forte volonté politique communale. Les Hautes-
majoritairement locaux, à 15% des transhumants                  Alpes sont le premier département pour ces associations
départementaux, pour 12% de grands transhumants. Le             (25), mais seules 4 sont présentes en zone centrale du PN
parc national des Écrins (2003) souhaite soutenir et            des Écrins pour une seule dans le Mercantour (cf. infra).
développer « une agriculture productrice de produits de         Les Groupements pastoraux (association agréée par arrêté
qualité : basée sur différents CTE type ou collectifs ; une     préfectoral consistant en la mise en commun d’un
agriculture productrice de services marchands de                troupeau par plusieurs éleveurs pour l’exploitation
qualité ; une agriculture humaine et viable ». Mais ce          d’alpages) ne représentent que 16% des utilisateurs des
dernier intitulé semble décalé dans un contexte actuel de       unités pastorales de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Mais ils
baisse du nombre d’agriculteurs pour une augmentation de        rencontrent un succès important dans les communes du
la taille des exploitations. Cette formulation est suivie par   parc national des Écrins. Les GAEC, a contrario des
des déclarations de bonnes intentions mais sur lesquels on      Alpes du Nord, restent limités, malgré les projets dans le
peut douter du pouvoir d’intervention d’un parc national :      Champsaur et à La Grave.
transmissibilité des exploitations ou contribution à
l’installation. En invoquant la « qualité » et en souhaitant    2.1.2. Équiper ou protéger ?
limiter les agrandissements, les PN peuvent-ils aller à
l’encontre de la logique économique des exploitations                   La quadrature du cercle pour les établissements
agricoles ? De son côté, le parc national du Mercantour         publics s’exerce à travers l’équipement des alpages. Céder
consacre 20 000 à 30 000 euros d’investissement par an          revient à assouplir une réglementation qui exclut toute
(sur un budget global d’investissement de 1173 millions         construction d’artefact et à constituer un précédent jugé
d’euros en 2002) pour des actions d’équipement des              dangereux. Refuser signifie faire fi des conditions
alpages (matériel de protection et de prévention). Au final,    actuelles de l’élevage et de l’impérieuse nécessité de
on peut s’interroger : est-ce un mariage de raison ou           rendre un alpage exploitable au XXIe siècle si l’on souhaite
d’intérêt ? Les professions agricoles n’ont-elles pas           y maintenir une activité. Cela passe par l’accès à l’alpage
intérêt à profiter des crédits de la zone périphérique et des   (les plus isolés seront irrémédiablement abandonnés) et
financements ou aides matérielles en zone centrale ? Les        par les conditions de vie du berger. Or ceux-ci disposent
espaces protégés tirent-ils profit de relations le moins        bien souvent d’équipement médiocre, et leurs conditions
tendues possible avec un groupe social facilement               lamentables d’existence sont très loin des représentations
mobilisable, et qui contribue à l’image de l’espace sur         urbaines sur une vie pastorale idyllique. Toutes les
lequel ils exercent leur autorité ?                             cabanes pastorales ne disposent pas de l’eau courante,
                                                                d’ailleurs rarement à l’intérieur du bâtiment. Celui-ci est
                                                                souvent vétuste, de petite taille et nécessite des
                                                                rénovations (toitures, charpentes, murs, isolation),
                                                                demande souvent exprimée dans les fiches de recensement
2. Outils et limites de l’aide des parcs nationaux
                                                                des unités pastorales. Sanitaires et électricité s’apparentent
sud-alpins à l’activité agricole
                                                                à des luxes. Mais indépendamment de ces données
                                                                intrinsèques, la nécessité d’une deuxième cabane (par
        Sur quels outils travaille la profession agricole aux   exemple sur le « Quartier d’Août »), permettant plus de
côtés des parcs nationaux ? Ces derniers sont-ils               proximité entre le berger et d’autres zones de couchade
initiateurs de projets ou accompagnateurs ? Ont-ils             (reposoir nocturne) des brebis par exemple, peut se faire
réellement les moyens et la possibilité d’intervenir ?          sentir, notamment sur de très vastes alpages. Quelle
                                                                attitude adopter alors ? Une attitude « comptable » (une
       2.1. La « mosaïque éclatée » : une grande                seulement est nécessaire), ou tenant compte des réalités de
       diversité d’outils et d’aides multiformes                terrain et de la nécessité économique d’un éleveur ou d’un
                                                                groupement travaillant de manière raisonnée ?
2.1.1. Regrouper pour survivre ?                                        Le parc national du Mercantour, avec entre autres
       Mettre en commun les troupeaux, les hommes, les          partenaires la Direction départementale de l’agriculture et
structures, le foncier font partie des opérations proposées     la forêt des Alpes-Maritimes, a dressé un inventaire
en France pour limiter les impacts de la déprise. Mais là       exhaustif des 220 cabanes pastorales de la zone centrale
encore, sans surprise, les logiques de collaboration et de      (seules cinq appartiennent à l’établissement public). Les
mise en commun ne sont pas plus fortes et plus impulsées        trois finalités de l’inventaire, soulignent combien, derrière
sous l’effet des établissements publics qu’elles ne le sont     la rénovation et l’aspect patrimonial de l’architecture, la
en dehors. Les Associations foncières pastorales sont           volonté de (re)donner une fonction agricole à des
                                                                bâtiments l’ayant perdu est prégnante.
60
        Les pistes pastorales sont nécessaires pour limiter       celle plus délicate d’« agneau du Mercantour ». La
les temps de déplacement des exploitants, pour assurer le         marque « agneau des Alpes d’Azur » a été développé
ravitaillement, pour favoriser le rapatriement de bêtes           pendant plusieurs années par une grande chaîne de
malades ou blessées, pour permettre aux bergers un lien           supermarché présente à Nice et garantissant un prix
plus fréquent avec la vallée, pour déplacer une salle de          valorisé. Mais les animaux étaient abattus à Puget-
traite mobile et le lait en cas d’élevage laitier… Mais il        Théniers, dans un petit abattoir non agréé par les normes
s’agit d’un aménagement qui n’est pas neutre dans le              européennes, ce qui a conduit le magasin à mettre fin à
paysage, qui n’est pas toujours bien perçu par les touristes,     l’opération en raison de la réglementation sanitaire. Le
voyant des véhicules se déplacer sur des pistes qui leur          projet d’atelier de découpe porté par le site pilote
sont interdites. Des cadres stricts sont aujourd’hui              d’agriculture durable de la Tinée tente de relancer, avec
proposés afin d’éviter tout abus dans le tracé, à la fois en      les mêmes éleveurs, cette opération qui s’est avérée une
terme d’itinéraire et d’impact.                                   réussite. Il permettrait en outre d’offrir quelques emplois
        La piste du Rabioux (Châteauroux-les-Alpes,               dans cette vallée des Alpes-Maritimes. En attendant, et
Embrunais, PNE) passe tantôt en zone périphérique, tantôt         pour l’essentiel des éleveurs du parc national, c’est la
en zone centrale ; en 1976, le préfet des Hautes-Alpes            vente directe aux bouchers qui est de règle. Mais
demande que l’autorisation de circulation soit accordée           vraisemblablement près de la moitié des ovins locaux
aux résidents de la commune suite aux récriminations de           « sortent » des circuits en étant achetés directement par la
ceux-ci (séance du conseil d’administration du PNE, 6 et          clientèle musulmane du littoral, surtout pour les fêtes
7 février 1976). La plupart était de toute façon antérieures      religieuses. Pour les autres produits, ce sont les circuits
à la création du parc national des Écrins, mais il faut           courts, notamment en vente directe aux touristes, qui
déterminer qui a le droit de l’emprunter. En 2004, seul un        semblent aujourd’hui privilégiés (fromage, huiles
projet de nouveau tracé est en cours de discussion pour           essentielles…) : mais la saisonnalité de la fréquentation
desservir le plateau de Charnières (Prapic, commune               touristique, élevée en hiver, plus inégale durant les deux
d’Orcières, Champsaur). La logique est différente dans le         mois d’été, ne permet pas de garantir des revenus
Mercantour, où dès l’origine des tensions s’affichent sur         pérennes. Toucher la population, permanente ou
de potentielles ouvertures de pistes dont les gestionnaires       vacancière, qui se concentre sur le littoral semble bel et
de l’espace protégé contestent le bien-fondé. Des pistes          bien une issue inexorable… Quoiqu’il en soit, une marque
forestières en Roya ont ainsi défrayé la chronique dans les       « Parc national » n’est envisagée par aucun des
années 1980-1990, le débat portant sur la pénétration             établissements publics.
d’engins motorisés (jeep, 4x4, quads…) en zone centrale.
Car indépendamment des éleveurs, elles peuvent être                      2.2. La tendance à la contractualisation
utilisées à des fins de loisirs, comme ce fut le cas en juillet          Premier parc national à ébaucher des conventions
1999 (col de la Bonnette) par 450 motos d’un club                 de partenariat et des contrats les associant aux éleveurs, les
motocycliste italien contre lequel la direction du parc           Écrins se lancent dans d’ambitieux projets de travail en
national du Mercantour a porté plainte.                           synergie avec les agriculteurs et creusent un sillon dans
                                                                  lequel s’engouffrent d’autres espaces protégés par la suite.
2.1.3. Valoriser pour vendre ?
        Alors que les Alpes-Maritimes opposent un littoral        2.2.1. Le parc national des Écrins, initiateur d’une
densément peuplé à un arrière-pays qui cherche des voies          dynamique dès 1992
de maintien de sa population et de son tissu économique,                  Dès 1992 en effet, le parc national des Écrins fait
la proximité du premier ne bénéficie pas au second. Bien          parvenir une note d’intention précisant les objectifs de
que les troupeaux ovins grossissent, ils ne représentent que      l’établissement public pour les programmes de « mesures
10% de la consommation du département, alors qu’il y              agri-environnementales » : son attention se porte
aurait là un marché porteur et économiquement rentable.           particulièrement sur les alpages et les prés fauchés
        Alors que les aides de l’État et de l’Europe (Prime       (LAURENS, 1995). Le 11 juillet 1996, la « charte
compensatoire ovine et l’Indemnité compensatoire aux              d’environnement et de développement durable » est
handicaps naturels) constituent environ 50% du revenu             signée avec toutes les communes du parc. La partie II (p.3)
des grands transhumants et 60% de celui des éleveurs              consacre sous le titre « soutenir une sylviculture et une
locaux, la question de la finalité de l’élevage pour la           agriculture […] » quatre entrées :
production est donc posée. Le vieux débat des années              -activité agropastorale (exemple : « amélioration du
1970 sur les éleveurs « jardiniers du paysage », et payés         cadre de vie des bergers » évoqué plus haut) ;
pour l’être, est lancinant : l’agriculture n’a-t-elle             -productions      locales     de    qualité     (exemple :
désormais de raison d’être qu’à travers le prisme des             commercialisation de produits locaux) ;
perceptions urbaines, amatrices d’espaces entretenus et           -installation d’agriculteurs (exemple : soutien au
d’étendues parcourues par la faune domestique ? La                démarrage d’installations nouvelles) ;
finalité du travail agricole demeure la production. Dans ce       -entretien de l’espace, des paysages et du patrimoine rural
contexte, la recherche de la valorisation est nécessaire et       (exemple : réhabilitation de canaux et de murets).
existe déjà avec le label rouge « agneau fermier César »,                 Même si, comme toute déclaration de principe, le
la demande en cours d’IGP « agneau de Sisteron » et               texte reste peu précis sur les moyens mis en accord avec
61
ses bonnes intentions, la charte est signée par les              homogène sur l’unité d’altitude (945 ha de 1700 à
61 communes du parc national. Les trois premières                2600 m). Vingt-trois secteurs de parcours sont suggérés
actions sont d’ailleurs reprises dans la convention de           en fonction des périodes et des ressources en herbe et en
partenariat signée le 4 décembre 1998 entre le parc              eau disponibles. L’objectif est de faire rentrer les éleveurs
national des Écrins et les deux chambres d’agriculture de        progressivement dans une logique de « gestion
l’Isère et des Hautes-Alpes. Il est intéressant de noter que     raisonnée » de la ressource en herbe et donc du milieu
la quatrième s’est « évaporée » en deux années, car              afin d’en maintenir la richesse. Les CTE tentaient de
formulée telle quelle, elle est peu en accord avec la            prouver la convergence d’intérêt entre la protection des
conception qu’ont les agriculteurs de leur métier. Le parc       ressources et leur exploitation économique, trop
entend appliquer préférentiellement cette convention vers        longtemps opposées. Mais ils ont été peu suivis dans le
les exploitants adoptant les modalités d’une « agriculture       Mercantour.
durable », selon une expression à la mode ne désignant                   Reste le cas par cas : les éleveurs et les parcs
pas un élevage économiquement viable et « qui va                 nationaux contractualisent ainsi en fonction de leur
durer », mais respectueux des ressources… Mais qu’est-           entente et de leurs intérêts réciproques. Dans le parc
ce que cela implique en terme de pratiques agraires ?            national du Mercantour, l’État possède peu de terrain et les
                                                                 relations avec les éleveurs ne sont pas très développées, et
2.2.2. Contractualiser pourquoi et sur quoi ?                    pourtant une association fonctionne : celle de l’unité
        Bien que non situés en zone centrale, les bocages        pastorale située sous le lac d’Allos dans les Alpes-de-
des Écrins illustrent les interventions sur des thématiques      Haute-Provence. Pour cette mosaïque de foncier privé
paysagères. Des opérations ont été menées conjointement          acquis par le parc auprès de 36 propriétaires, il a fallu
par les acteurs locaux avec le PNE pour l’entretien et la        11 ans pour arriver à signer le compromis de vente. Un
sauvegarde du plus vaste et emblématique d’entre eux, le         exemple qui illustre la difficulté à faire avancer les choses
« bocage du Champsaur », où l’irrigation gravitaire              dans une commune pourtant sinistrée au niveau agricole,
existe encore. Considéré comme le mieux conservé des             malgré son héritage d’élevages bovin et ovin. À Champ
Alpes françaises et comme une réussite de la collaboration       Richard, grosse ferme située en rive droite du Laus, le
parc national des Écrins/agriculteurs, le premier a              PNM loue ainsi 21 ha (dont 11 ha en prés de fauche) en
abondamment communiqué autour de cette opération                 2004 au dernier éleveur d’Allos. La fauche est
(programme européen LEADER). Le bocage champsaurin               effectivement facilitée par la topographie du site
fait partie des « paysages à enjeux », sous entendu agri-        permettant la mécanisation. L’éleveur doit tenir des
environnementaux, identifiés par la direction du parc            clauses de restauration des prés de fauche : l’objectif est
national. Les Opérations locales agri-environnementales          bien agri-environnemental.
(OLAE), proposées par la Commission européenne en
1992, ont permis l’instauration de contrats de gestion avec             2.3. Le loup et la « nature préservée »
les agriculteurs à titre individuel ou collectif.                        L’objectif n’est pas ici de retracer les effets des
Transformées en CTE puis CAD (Contrats d’agriculture             retours des loups en zone centrale des parcs nationaux,
durable), les opérations sont plus contraignantes et moins       abondamment traités dans divers travaux, mais de montrer
intéressantes financièrement. Mais 84 contrats ont pu être       en quoi il influe sur la politique agricole des
signés depuis 2001, assurant l’entretien de 140 km de            établissements publics.
haies pour 7 km de haies plantées. L’aspect
environnemental repose sur la diversité ornithologique, la
circulation des espèces dans les « corridors biologiques »       2.3.1. L’arrivée « déclarée » du loup dans le
et le maintien des sols face au risque d’érosion. Preuve,        Mercantour en 1992…
s’il en est, du rôle bénéfique de l’agriculture à la diversité
                                                                         Le moins que l’on puisse dire est que le retour du
biologique. Le parc des Écrins intervient auprès des
                                                                 loup fut facteur de crispations des relations entre les
communes notamment pour ce qui touche au
                                                                 éleveurs et l’espace protégé. Il est d’abord « salué »
remembrement et à la sensibilisation sur la « richesse »
                                                                 comme la récompense du travail de protection accompli
des paysages concernés.
                                                                 internationalement, mais aussi en France, qui par la
       Les travaux de S. AUDOIN et C. CHATAIN (2002)             protection des écosystèmes, a permis la réapparition
dans le Mercantour visaient à optimiser l’exploitation           d’espèces disparues. L’augmentation du gibier, la
pastorale des alpages dans le cadre de la mise en place des      reconquête progressive des espaces forestiers, font ainsi
Contrats territoriaux d’exploitation. Le but est d’éviter le     partie des facteurs avancés pour celle-ci. Evoqué en 1987
surpâturage de certains secteurs, le maintien des bêtes          lors de « l’affaire du loup de Fontan », le retour
dans d’autres de manière prolongée, afin d’obtenir la            inexorable du prédateur depuis l’Italie a été plus ou moins
gestion la plus efficace et la moins nocive écologiquement       passé sous silence jusqu’a sa réapparition officielle en
sur l’alpage. Sur l’unité pastorale de l’Alpe-Bonnette           novembre 1992. Mais le parc national va commettre
(commune de Saint-Dalmas-le-Selvage, haute Tinée,                l’erreur de s’approprier l’épineuse gestion de l’animal,
Alpes-Maritimes), occupée par deux troupeaux de                  alors que celle-ci sort du cadre de ses attributions et relève
2000 ovins et 80 chèvres, les auteurs ont proposé                de l’État. D’où une assimilation progressive de
7 espaces de couchade, avec parc de contention mobile,           l’établissement public aux attaques commises envers les
en général proches des pierres à sel, réparties de manière       troupeaux, ce qui va rendre sa tâche ardue. Dès lors,
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