Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition de la solidarité sociale à Los Angeles Lived space ...
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Document generated on 07/12/2022 11:41 p.m. Lien social et Politiques III Quand la société civile brandit le territoire pour l’action publique Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition de la solidarité sociale à Los Angeles Lived space, institutionalized space and strategic space: The redefinition of social solidarity in Los Angeles Julie-Anne Boudreau Number 52, Fall 2004 Article abstract Le territoire, instrument providentiel de l’État social Why has “place” become so important in the redesign of American social policies? While most work on place-based policies and re-scaling take the state URI: https://id.erudit.org/iderudit/010593ar as the starting point, this article examines the links between socio-political DOI: https://doi.org/10.7202/010593ar mobilization and the state. The example of Los Angeles shows that the lack of fit between lived space and institutionalized space has generated place-based mobilization strategies, such as secession. These in turn encourage a new See table of contents definition of social policies’ territorial coverage. This conflict between lived space and institutionalized space comes out of reactions to new urban tensions, created by higher levels of immigration and economic restructuring. Publisher(s) Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (print) 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Boudreau, J.-A. (2004). Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition de la solidarité sociale à Los Angeles. Lien social et Politiques, (52), 107–118. https://doi.org/10.7202/010593ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2004 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 107 Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition de la solidarité † sociale à Los Angeles Julie-Anne Boudreau Le 28 juillet 2002, une « déclara- † cières, s’apprêtent à mettre l’Hôtel de évidence l’inconfort de certains tion d’indépendance pour le peuple ville de L.A. — l’une des bureaucra- citoyens face aux tensions urbaines de la vallée de San Fernando », repre- † ties municipales les plus riches et les croissantes et leur volonté de redéfi- nant exactement les mots de la décla- plus grandes du monde — à genoux nir la solidarité sociale. (Muston, 2002) 1. ration d’indépendance étatsunienne † Nombreux sont les travaux sur la de 1776, est rendue publique par des Aucun observateur des États-Unis fragmentation urbaine posant une activistes des quartiers de Los ne serait surpris de cette tournure relation causale entre fragmentation Angeles connus sous le nom de San colorée et spectaculaire, la Californie politique et désolidarisation sociale Fernando Valley (SFV). Quelques étant connue pour son extravagance (Reich, 1991; Donzelot, 1999; semaines plus tard, un commentateur politique (depuis Ronald Reagan jus- Boudreau et Keil, 2001). Ces luttes écrit à propos d’autres sécession- qu’à Arnold Schwarzenegger, en pour plus d’autonomie politique à nistes dans les quartiers de passant par l’intensité de la mobilisa- l’échelle locale soulignent l’incom- Hollywood (faisant aussi partie de la tion sociale dont Berkeley demeure mensurabilité entre les mécanismes municipalité de Los Angeles) : le plus grand symbole). On sait éga- de redistribution sociale existants (ce † J’ai trouvé deux révolutionnaires sur lement, par contre, que la Californie que j’appellerai le territoire institu- les collines d’Hollywood la semaine a toujours été à l’avant-garde des tionnalisé, au niveau tant de l’État dernière. Lénine ne les aurait proba- transformations politiques à l’échelle national que de la région métropoli- blement pas reconnus, mais ces gars du pays. Ce qui est particulièrement taine) et l’évolution des besoins et vendaient de la démocratie sans intéressant dans la déclaration des identités des résidents (le territoire façon; il est difficile d’imaginer plus activistes de la SFV et dans la des- vécu). Cet écart grandissant entre les révolutionnaire que ça. […] Il aurait cription de ceux de Hollywood, c’est formes de solidarité sociale et d’iden- été facile de se tromper sur la nature le changement marqué de l’échelle tité collective en constante évolution, de la soirée. Mais ces révolution- naires, qui ne bénéficient ni d’une de la solidarité sociale et de l’identité dans un contexte de profondes trans- grande couverture médiatique (ou collective qu’elles symbolisent. La formations démographiques et écono- seulement d’une couverture défavo- remontée des mouvements séces- miques et d’organisation des rable) ni de grandes ressources finan- sionnistes à Los Angeles a mis en politiques sociales, est porteur de Lien social et Politiques – RIAC, 52, Le territoire, instrument providentiel de l’État social. Automne 2004, pages 107 à 118.
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 108 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 52 tion de la société civile et à l’action prendre le démantèlement de l’État politique, et à la construction de nou- providence et les processus de néoli- Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition † velles institutions. Les travaux sur la béralisation et de mondialisation, de la solidarité sociale à Los Angeles territorialisation des politiques alors que les travaux sur la « territoria- † sociales se multipliant, la première lisation des politiques publiques » et † section du texte est consacrée à une sur la « gouvernance à niveaux mul- † recension des approches anglo-amé- tiples » s’attardent surtout sur les † ricaines et européennes. Par la suite, transformations dans l’élaboration à la lumière des transformations éta- des politiques publiques. Avant de tiques, des identités collectives et des définir plus finement ce que nous stratégies mobilisatrices à Los entendons par territoire, il convient Angeles, nous proposons une dis- donc d’effectuer un bref survol de ces 108 tinction analytique entre territoire travaux ayant opté pour une entrée par vécu, territoire stratégique et terri- le territoire, pour comprendre les toire institutionnalisé afin de mieux changements dans l’organisation poli- luttes politiques. Des mouvements comprendre comment le « retour du tique et dans les politiques sociales émanant de la société civile cherchent † territoire » dans le secteur social qui marquent la période actuelle. à délégitimer l’organisation des poli- † change l’espace politique 3. tiques sociales en instrumentalisant le † Alors qu’au début des années territoire comme objet de mobilisa- La « territorialisation des † 1990 plusieurs des travaux portant tion sociopolitique. La combinaison politiques publiques », le † sur l’impact de la mondialisation sur d’un changement d’échelle dans l’or- rescaling et la « gouvernance à † l’État-nation concluaient à un affai- ganisation de la redistribution sociale niveaux multiples » † blissement des capacités étatiques (passage par exemple de la redistribu- (O’Brien, 1992; Badie, 1995; tion nationale à une redistribution au Tant dans le contexte nord-améri- Ohmae, 1995), des chercheurs niveau des États fédérés et d’une cain que dans le contexte européen, influencés par les théories néo- redistribution intra-métropolitaine à on a vu émerger au cours de la marxistes de l’État (particulièrement une solidarité micro-locale ou com- deuxième moitié des années 1990 une par les travaux de N. Poulantzas ou munautaire) et d’un changement littérature prolifique sur la territoriali- de C. Offe) ont insisté pour une ana- d’échelle dans la définition de l’iden- sation des politiques publiques, la lyse plus fine de l’espace organisé tité collective (passage, qu’on peut gouvernance à niveaux multiples et par l’État. Ils en ont conclu que attribuer aux réactions racistes face à les dynamiques spatiales sous-tendant l’État n’est pas en voie de dispari- la diversification démographique, du la recomposition de l’État-nation tion, mais en voie de recomposition sentiment d’appartenance à la ville à (Balme, Faure et al., 1999; John, territoriale (Jessop, 1990; Brenner, un sentiment d’appartenance à 2000; Brenner, Jessop et al., 2003). 1997). Le présupposé de départ est l’échelle micro-locale) mène à des Quoique provenant de champs théo- que l’État ne peut être conçu comme stratégies de mobilisation centrées sur riques différents, ces trois approches une « boîte noire » qui perd du pou- † † la création de nouvelles entités territo- s’entrecroisent à plusieurs égards. voir aux mains des « forces » mon- † † riales autonomes à l’intérieur des- Pourtant, rares sont les écrits tentant diales. L’État est d’abord et avant quelles la solidarité est réorganisée de les réunir. Cette omission provient tout un champ de relations sociales dans l’entre-soi. en grande partie du fait que ces organisées à plusieurs échelles terri- réseaux intellectuels évoluent en toriales. Les acteurs étatiques À partir donc des résultats d’une parallèle (souvent dans des langues et allouent stratégiquement à chaque recherche sur les mouvements séces- disciplines différentes), mais égale- niveau territorial certaines fonctions sionnistes de Los Angeles (1997- ment du fait que la notion de territoire étatiques (décision, administration, 2002) 2, cet article propose une entrée † revêt une signification différente en légitimation) et certains secteurs de par le territoire pour mieux com- Europe et dans les Amériques. De politiques publiques (santé, éduca- prendre comment s’opère le passage prime abord, nous pouvons distinguer tion, politique extérieure, etc.). Face de la redéfinition de la solidarité et deux objets de recherche. Les travaux aux pressions économiques, l’État de l’identité collective, à la mobilisa- sur le rescaling cherchent à com- est recomposé stratégiquement afin
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 109 de rallier tous les acteurs étatiques manœuvre dans l’administration de la par les autres comme une dérespon- autour d’un projet commun qui lui sécurité sociale; on pense également sabilisation de l’État (dévolution permettra de faciliter l’accumulation au rôle de plus en plus actif des villes néolibérale, privatisation), résultent du capital tout en lui donnant une dans le développement économique souvent, dans le contexte nord-amé- image unifiée et donc légitime. local (ce qui a été démontré aux ricain, de mouvements réaction- États-Unis par Clarke et Gaile, 1998); naires au sein de la société civile. Autrement dit, pour Jessop, et finalement, on pense au rôle des Brenner et les régulationnistes institutions mises en place au niveau Toutefois, les travaux sur le resca- anglo-américains, l’État « répond » † † supranational dans la foulée de ling, la « gouvernance à niveaux mul- † aux pressions des acteurs écono- l’ALENA pour réguler les questions tiples » et la « territorialisation des † † miques « mondialisés » en refaçon- † † des droits des travailleurs et de la pro- politiques publiques » font allusion à † nant son organisation territoriale. tection environnementale. En France, deux interfaces indispensables entre Ainsi, les niveaux supra- et infra- la transformation des politiques les politiques de décentralisation ont 109 nationaux gagnent en responsabilités mené à ce que chercheurs et politi- sociales et les mouvements sociaux : † et en capacités régulatrices, alors que ciens appellent la « territorialisation † la légitimation de l’État et la forma- le niveau national perd, particulière- des politiques publiques », c’est-à- † tion d’identités collectives spatiali- ment en ce qui a trait à la gestion de dire à un changement de cap dans sées. Premièrement, en insistant sur la solidarité collective. À cela l’élaboration des politiques les efforts de légitimation déployés s’ajoute un transfert important de publiques. On effectue un passage par l’État, les travaux sur le rescaling certaines fonctions sociales vers le d’une logique sectorielle à une permettent de mieux saisir cette rela- secteur privé. C’est ce qu’ils enten- logique territoriale, où un ensemble tion entre l’État et la mobilisation dent par rescaling (ré-étalonnement de politiques est élaboré pour un ter- sociopolitique par le biais des straté- ou changement d’échelle). Ainsi ritoire précis. En d’autres mots, il gies de légitimation. En posant l’État s’explique la prolifération d’institu- s’agit ici de penser les récipiendaires non comme une entité monolithique tions supra- et infra-nationales et de de l’action publique comme une col- mais comme un champ conflictuel, politiques publiques émanant de ces lectivité spatialisée, comme un tout, cette perspective nous permet de rele- institutions. plutôt que comme un secteur de la ver l’aspect politique et stratégique population nationale (par exemple les sous-tendant l’organisation spatiale Cette recomposition est particuliè- et institutionnelle de l’État. Comme bénéficiaires d’aide sociale) (Balme, rement évidente en Europe, où les l’indique M. Jones, le territoire visé Faure et al., 1999; Behar, Korsu et al., travaux sur la gouvernance à niveaux par les politiques publiques est une 2001; Coutard, 2001). multiples se développent rapidement entité émanant d’un processus poli- (Marks, 1996; John, 2000; Kearns et Les profondes transformations des tique interne à l’État, par lequel il est Forrest, 2000). Plusieurs excellents politiques sociales en cours depuis décidé que certaines fonctions seront travaux ont démontré la prolifération trente ans deviennent plus compré- ancrées spatialement à telle échelle, d’institutions au niveau européen, hensibles à la lumière de ces travaux. et donnant un accès privilégié à cer- ainsi que « l’européanisation » de la † † Pourtant, l’attention presque exclusi- tains acteurs plutôt qu’à d’autres. mobilisation sociopolitique, c’est-à- vement portée aux acteurs étatiques C’est ce qu’il appelle la « sélectivité † dire la montée de l’Union européenne (à tous les niveaux gouvernemen- spatiale » de l’État (Jones, 1997). † comme cible de la mobilisation et la taux) et aux processus d’élaboration Puisque, comme nous le rappelle R. multiplication des groupes d’intérêts des politiques publiques occulte le Sack, contrôler un territoire procure à Bruxelles (Balme, 1996; Le Galès rôle des pressions sociales dans ces pouvoir et puissance, les décisions et Lequesne, 1997; Balme, Chabanet transformations. La territorialisation prises sur l’organisation territoriale et al., 2002). De telles tendances sont des politiques sociales et la réorgani- de l’État ont un impact important sur aussi visibles en Amérique du Nord : † sation territoriale du partage des res- le processus d’élaboration des poli- on pense particulièrement aux poli- ponsabilités entre les niveaux tiques sociales (Sack, 1986). Ces pro- tiques de décentralisation et à la gouvernementaux, célébrées par les cessus de réorganisation territoriale Welfare Reform de 1996 aux États- uns comme un excellent moyen de l’État déterminent qui décide, les Unis, qui a donné aux États fédérés et d’adapter les interventions étatiques points d’accès à travers lesquels les aux villes une grande marge de aux particularismes locaux, honnies citoyens peuvent participer, les
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 110 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 52 l’État serait moins influencé par les de recomposition de l’identité collec- pressions sociales qu’à d’autres tive tendent donc à s’enfermer sur un Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition † niveaux. La proximité entre élus et territoire et à redéfinir les limites de de la solidarité sociale à Los Angeles citoyens, généralement associée au la solidarité sociale. Cette perspective niveau local, existe tout autant au demeure également étato-centriste niveau supranational. Il n’y a donc parce qu’elle présente la recomposi- aucune relation directe entre le local tion des identités comme une réaction et le démocratique. À chaque à la territorialisation de l’action échelle, les acteurs étatiques agissent publique initiée par l’État. Il serait en interaction avec la société civile. tout aussi intéressant de renverser la Ainsi, la décentralisation des poli- causalité et d’explorer en quoi les tiques de redistribution sociale peut manifestations de nouvelles identités 110 prendre un tournant néolibéral tout collectives spatialisées entraînent une autant que social-démocrate. Cela redéfinition des politiques sociales. dépend des luttes spécifiques entre moyens avec lesquels les politiques Malgré ces intuitions intéressantes acteurs étatiques et société civile. seront mises en application, l’am- suggérées dans les écrits sur le resca- pleur des ressources à partager, etc. Deuxièmement, si l’on aborde ling, la territorialisation des politiques cette question de l’articulation entre publiques et la gouvernance à niveaux Selon N. Brenner et R. Jessop, État et mouvements sociaux du point multiples (particulièrement en ce qui l’État doit répondre aux change- de vue des travaux sur la territoriali- concerne les aspects stratégiques et ments d’échelle de l’économie (la sation des politiques publiques, une politisés de l’organisation territoriale mondialisation) en privilégiant les deuxième interface serait à creuser. de l’État et la logique spatialisée dans niveaux gouvernementaux parallèles Le passage vers une logique territo- la redéfinition des identités collec- à la structure économique. Ainsi, si riale dans l’élaboration des politiques tives), ces approches demeurent étato- l’économie se mondialise et se publiques encourage fortement les centristes. L’articulation entre État et métropolise, alors l’organisation ter- « territoires » visés à se mobiliser. Par mobilisation sociopolitique demeure ritoriale de l’État doit suivre. † † définition, une logique territoriale très peu élaborée. Alors que ces tra- Inspirée par les travaux néo- dans les politiques publiques repose vaux expliquent comment le territoire marxistes des années 1970 et 1980, sur la présence d’un espace cohérent devient instrument de l’action poli- cette vision postule que l’État tend à pour lequel penser les formes d’inter- tique, dans les pages qui suivent, nous séparer sa fonction de légitimation vention de l’État. Puisque chaque cherchons à comprendre pourquoi de celle de l’accumulation du capital. ensemble de politiques sera adapté dans le champ traditionnellement a- Par exemple, R. Friedland, F. Fox aux particularités du territoire en Piven et R. Alford ont montré que territorial des politiques sociales, on question, on peut penser que les col- l’État tend à reléguer au niveau local assiste à la montée d’une logique ter- lectivités visées se mobiliseront pour les fonctions les moins populaires ritoriale. Il semble qu’une grande par- définir une identité collective spatia- auprès du public et à garder au tie de la réponse se trouve dans lisée à une échelle beaucoup plus niveau national les plus légitimes qui l’articulation entre l’État et la mobili- petite que l’identité nationale. permettront la réélection (Friedland, sation sociopolitique. Comme l’indiquent Balme et Faure, Piven et al., 1984). le passage d’une logique sectorielle à Le territoire comme espace Il semble que cette perspective une logique territoriale « répond en † vécu, comme stratégie demeure beaucoup trop mécanique effet à la tension évoquée entre gou- mobilisatrice et comme espace et étato-centriste. Si, comme le sug- vernement et représentation, le terri- institutionnalisé gèrent N. Brenner et R. Jessop dans toire se trouvant en quelque sorte la première partie de leur raisonne- convoqué pour reconstituer le poli- Nous posons comme hypothèse ment, la recomposition de l’État tique dans sa plénitude, en fabriquant que la territorialisation des politiques résulte de luttes politiques, alors il ou en couturant le tissu des relations sociales et la réorganisation territo- serait erroné de supposer qu’à cer- sociales qui le sous-tendent » (Balme, † riale du partage des responsabilités tains niveaux gouvernementaux Faure et al., 1999 : 19). Ces processus † entre les niveaux gouvernementaux
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 111 résultent moins de pressions idéolo- identités (vécu) de l’espace rationa- deux territoires que nous pouvons giques ou économiques que d’une lisé de la planification étatique et du mieux cerner pourquoi les politiques volonté de redéfinition de l’identité règne du technico-organisationnel sociales sont de plus en plus dirigées collective portée, dans le contexte (conçu). L’espace culturel des pra- par une logique territoriale. Ainsi, les nord-américain, par des mouvements tiques sociales et de la légitimité stratégies de mobilisation élaborées réactionnaires au sein de la société (perçu), sert de médiation entre l’es- par les sécessionnistes de la SFV pla- civile. pace vécu et l’espace conçu cent au premier plan la définition (Lefebvre, 1974). Nous choisissons stratégique d’un territoire nouveau En effet, c’est en scrutant les ten- pour lequel les activistes entendent se d’exploiter la notion de territoire plu- sions entre le territoire vécu, le terri- battre. Ce nouveau territoire, selon tôt que celle plus large d’espace afin toire stratégique et le territoire eux, permettra de réajuster le terri- d’accentuer l’aspect politique et stra- institutionnalisé que l’on peut mieux toire vécu au territoire institutionna- tégique du processus. comprendre en quoi la territorialisa- lisé et donc d’assurer le bien-être des 111 tion des politiques sociales découle Plusieurs travaux tentent, depuis citoyens en redéfinissant les limites et souvent de nouvelles stratégies de les années 1990, de mieux com- les mécanismes de la solidarité légitimation cherchant à répondre prendre comment les mouvements sociale. aux transformations de l’identité sociopolitiques produisent de tels collective. espaces (Steinberg, 1994; Routledge, L’exemple de Los Angeles L’hypothèse de recherche se 1996; Marden, 1997; Soja, 2000; Étant donné l’opinion polarisée de construit comme suit : 1) le territoire † Dikeç, 2001). Ce type de mobilisa- ses habitants sur les questions vécu ne correspond plus au territoire tion sociale a généralement pour sociales, le cas de Los Angeles est institutionnalisé; 2) des mouvements objectif le développement commu- particulièrement intéressant pour se forment et construisent à partir de nautaire ou de quartier. Rarement comprendre les transformations dans leur territoire vécu un territoire stra- l’État dans son organisation territo- les politiques sociales aux États- tégique, instrumentalisé à des fins de riale est-il interpellé. Il s’agit, pour Unis. De plus, de par son incarnation mobilisation politique; et 3) le terri- reprendre la distinction d’A. de l’American Dream, Los Angeles a toire institutionnalisé est réorganisé Touraine, de mouvements purement été fortement empreinte de divers afin de répondre aux pressions de ces sociaux, c’est-à-dire de mouvements mouvements pour l’autonomie locale mouvements souvent réactionnaires qui ne cherchent pas à saisir le pou- (Boudreau, Didier et al., 2004). Les malgré leur discours sur la démocra- voir institutionnalisé de l’État mais à politiques sociales aux États-Unis ont tie locale (pour une analyse détaillée agir strictement dans la sphère de la longtemps été menacées par des de ce discours, se référer à Boudreau, culture et du quotidien (Touraine, groupes urbains de droite. L’agglo- 2003b). Dans cette perspective, le 1984). Dans le cas de la territoriali- mération de L.A. peut se prévaloir de territoire est non seulement porteur sation des politiques sociales, il la montée au pouvoir de Ronald de liens sociaux, mais il est mal- convient pourtant de mobiliser les Reagan tout autant que du maintien léable politiquement par les acteurs trois catégories, le territoire vécu, le de la machine électorale démocra- sociaux tout autant que par les territoire stratégique et le territoire tique traditionnellement centrée à acteurs étatiques. Il est espace de institutionnalisé. Hollywood. résistance à partir duquel se recons- Comme nous le verrons par la Les réformes des politiques de truit l’action publique. suite, Los Angeles est un exemple redistribution sociale aux États-Unis La triade territoire vécu-straté- illustrant bien les processus de redéfi- remontent aux années Reagan. Élu gique-institutionnalisé est inspirée nition de l’identité collective spatiali- dans la foulée de la Tax Revolt de la triade très connue proposée par sée (ce que nous pourrions appeler le fomentée par des activistes de la San H. Lefebvre : espace vécu-espace † territoire vécu des sécessionnistes de Fernando Valley à la fin des années perçu-espace conçu. H. Lefebvre la SFV) et l’incommensurabilité 1970, Reagan a vite fait de prôner la cherchait à comprendre comment entre ce territoire vécu et les méca- décentralisation de l’aide sociale l’espace est produit socialement et nismes de redistribution sociale déjà vers les États fédérés, tout en encou- politiquement. Il distingue l’espace en place (le territoire institutionna- rageant la fragmentation politique du quotidien des pratiques et des lisé). C’est dans la médiation de ces locale au nom du mythe de la small-
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 112 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 52 dont les efforts se concentraient dans mais l’incorporation de municipali- les inner cities. En 1992 donc, tés autonomes, ce qui leur permet de Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition † Clinton est élu par les banlieues de déterminer leur niveau d’imposition de la solidarité sociale à Los Angeles classe moyenne. En 1992 aussi, Los et de garder ces revenus pour la seule Angeles devra faire face aux tensions jouissance de la municipalité locale. urbaines seule, main dans la main Entre 1954 et 1980, 33 nouvelles avec le secteur privé (Davis, 2002). municipalités naissent dans le comté En 1992 enfin, l’administration de Los Angeles dans le but de se reti- Clinton commence à écouter les ban- rer du partage des responsabilités fis- lieusards qui imaginent la nation cales à l’échelle métropolitaine comme une série de petites villes de (Miller, 1981). Les autonomistes banlieue tranquilles, gérées efficace- développent un discours qui sera 112 ment dans l’entre-soi. La combinai- repris lors de la Tax Revolt de la fin son de cet anti-urbanisme et d’un des années 1970; selon eux, une localisme décentralisateur donnera à municipalité autonome permettra de town America. Ce n’est cependant Clinton le soutien politique néces- réduire les taxes foncières puisque qu’avec l’élection de Clinton que les saire pour faire passer sa grande les résidents n’auront pas à financer États-Unis ont effectivement mis en Welfare Reform de 1996, réforme les besoins des populations pauvres place une réforme majeure de la qui, paradoxalement, sera plus radi- qui demeureront à l’extérieur des sécurité sociale. Alors que la nation calement décentralisatrice que nouvelles limites municipales. regardait, horrifiée, la rébellion Reagan ne l’avait imaginé vingt ans urbaine qui a brûlé Los Angeles en Le démantèlement des structures auparavant. À cela s’ajoute, sur la 1992, un discours radicalement anti- de redistribution des revenus fonciers scène métropolitaine, à Los Angeles urbain et décentralisateur se rigidi- s’accentue dramatiquement avec la et partout dans le pays, une nouvelle fiait à Washington. Alors que le Tax Revolt de la fin des années 1970. vague de mouvements pour l’autono- gouvernement fédéral avait répondu La Californie du sud est alors aux mie locale, réclamant des municipa- aux troubles urbains des années 1960 prises avec un accroissement fulgu- lités plus petites (que ce soit par par une série de programmes sociaux rant des valeurs immobilières (ce qui sécession ou par incorporation muni- urbains (les Model Cities par fait monter en flèche les taxes fon- cipale) 4. L’échelle de la solidarité † exemple), aucun fonds n’allait venir cières basées sur la valeur de mar- sociale passe donc du national au de Washington pour faire face aux ché). Alors qu’en 1954 les résidents local. problèmes sociaux ayant engendré désireux de réduire le poids de leur les Émeutes pour la Justice de 1992, Le ressentiment conservateur imposition pouvaient s’incorporer en comme on en est venu à les nommer. envers les politiques de redistribution une municipalité où les taux d’impôts Aux présidentielles de 1992, pour la nationale et métropolitaine (puisque fonciers seraient fixés en fonction des première fois dans l’histoire étatsu- la municipalité est responsable de besoins strictement micro-locaux et nienne, la majorité des électeurs plusieurs secteurs sociaux tels que en excluant ceux des populations potentiels vivent en banlieue; 1992 l’éducation et l’aide aux sans-abri, le pauvres, à la fin des années 1970, marque donc ce qu’on pourrait appe- partage des taxes foncières à leurs impôts sur le revenu et les ler la suburbanisation de la scène l’échelle métropolitaine sert à finan- diverses taxes à l’échelle du comté politique nationale (Gainsborough, cer les besoins des inner cities) n’est augmentent également en flèche suite 2000). Clinton réussit à faire virer les pas un phénomène nouveau en au gonflement des programmes Démocrates vers la droite; l’objectif Californie. Déjà, en 1954, des auto- nationaux dans le secteur social (le affiché était de regagner le vote des nomistes des nouvelles banlieues, au financement des programmes de Reagan Democrats, ces banlieusards sud de Los Angeles, cherchent à déségrégation scolaire par exemple). de classe moyenne membres du parti obtenir une municipalité indépen- Ainsi, réduire ses impôts fonciers Démocrate, mais ayant voté pour dante qui leur permettra de se sous- locaux ne suffit plus si les impôts sur Reagan et les Républicains aux élec- traire aux taxes foncières imposées le revenu et autres taxes métropoli- tions précédentes parce qu’ils se sen- par le comté. Ainsi apparaît le taines continuent de grimper. Des taient négligés par les Démocrates, Lakewood Plan, qui facilite désor- activistes de la SFV s’organisent et
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 113 font voter en 1978, à l’assemblée blème : la fragmentation de l’identité † émeutes de Watts entre autres) législative de la Californie, le Jarvis- angelena. Il est vrai que la ville a tou- (Meyerson, 2002) 6. † Gann Amendment. Mieux connu sous jours eu un caractère centrifuge. Le gouvernement municipal a longtemps En effet, depuis la fin de la le nom de « proposition 13 », cette Seconde Guerre mondiale, la San † † été caractérisé par un réseau inextri- nouvelle loi fixe les taux d’impôts cable de duchés et agences répartis Fernando Valley est perçue comme fonciers résidentiel et commercial à dans tout le comté. Notre économie l’incarnation parfaite de l’American un maximum de 1 % de la valeur est depuis longtemps organisée autour suburban dream. Les associations de † immobilière, revient de surcroît aux d’un centre-ville minuscule et de propriétaires les plus puissantes du évaluations foncières de 1975-1976 pôles de développement dans l’indus- pays y sont nées dans les années et limite à 2 % l’augmentation † trie aérospatiale et le cinéma dispersés 1960 dans le but de préserver ce rêve annuelle des évaluations foncières loin du centre. Notre système poli- tique, avec ses partis sous-développés, américain alors que la SFV était déjà tant que la propriété ne change pas de est incapable de soumettre la ville à aux prises avec des problèmes d’ur- mains (Miller, 1981 : 2-3). † 113 une vision unifiée. Cependant, ce banisation intense, une augmentation Au cours des années 1980, les n’est qu’au cours de la dernière fulgurante de sa population, des pro- mouvements pour l’autonomie décennie que l’identité angelena s’est blèmes de congestion, de bruit, de locale se sont dissous au profit d’un carrément divisée. Si vous pensez que pollution, un manque d’emplace- virage national vers la droite. Le j’exagère, essayez donc de répondre à ments de stationnement et une suru- mécontentement des banlieusards de cette question : qui est l’Angeleno † tilisation des espaces publics la SFV s’est quelque peu atténué typique ? (Meyerson, 2002 5). † † (Purcell, 1998 : 76). Avec l’intensifi- † alors que la Nouvelle Droite, qu’ils Il est vrai que Los Angeles est cation de l’immigration dans les avaient eux-mêmes propulsée au connue pour sa fragmentation poli- années 1990, les banlieues tran- pouvoir, s’affairait à décentraliser et tique, sociale, et économique. quilles de la SFV sont profondément à nourrir le mythe anti-urbain (pour Pourtant, la métropole a toujours su transformées. Dans son ensemble, la un excellent survol de ces années, fonctionner comme un tout relative- métropole de Los Angeles voit sa voir McGirr, 2001). ment cohérent. Ces tendances à la population blanche passer de 67 % en † fragmentation (suburbanisation, 1970 à 31 % en 2000 (dans la SFV, Les mouvements sécessionnistes † décentralisation économique, com- elle passe de 92 % en 1960 à 41 % en des années 1990 sont nés de ces sou- † † plexité institutionnelle) ont été exa- 2000), alors que la population totale lèvements contre les structures de cerbées par la récente transformation croît constamment (pour atteindre redistribution sociale. Pourtant, au ressentiment contre le partage des de l’échelle de l’identité collective. 16,4 millions d’habitants en 2000). responsabilités fiscales s’ajoute un La principale source de ces tensions À ces mutations démographiques malaise beaucoup plus profond. identitaires est la profonde mutation s’ajoute la récession du début des L’enjeu n’est plus seulement la ethnique de la ville. Les sécession- années 1990, ce qui a créé un fort res- réduction des charges fiscales, mais nistes ne sont pas uniquement moti- sentiment au sein de la population la volonté de réformer la gouver- vés par le désir de réduire leurs blanche non hispanique. La Californie nance municipale dans son ensemble impôts tout en augmentant les ser- dans son ensemble, mais Los Angeles afin de mieux l’adapter aux transfor- vices. H. Meyerson poursuit ainsi : en particulier, est frappée dans les † mations de l’identité collective. Les Si les services municipaux étaient tout années 1990 par un vent anti-immigra- résidents sont de plus en plus insatis- à coup devenus un problème grave, tion qui se traduira par trois nouvelles faits de la performance des instances alors on se demande quand ils ont été lois initiées par les citoyens : la pro- † municipales, qui semblent incapables satisfaisants ? Selon les sécession- † position 187 (1994), qui ferme l’ac- de faire face aux nouvelles pressions nistes, les services municipaux seraient cès à l’éducation publique et aux socio-économiques et démogra- en déclin depuis que Sam Yorty était services de santé pour les immigrants phiques. H. Meyerson, journaliste à maire de la ville — mais rappelons- sans papiers, la proposition 209 l’hebdomadaire L.A. Weekly, rend nous que sous Yorty, la SFV recevait de meilleurs services parce que les quar- (1996), qui met fin aux programmes bien ce malaise. Il écrit : † de discrimination positive dans l’em- tiers noirs du reste de la ville étaient Au côté de la fragmentation de Los complètement abandonnés, ce qui a bauche des employés gouvernemen- Angeles s’ajoute un nouveau pro- causé d’importants problèmes (les taux et dans l’admission aux
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 114 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 52 gration. En 1990, 66 % des emplois † peintes de couleurs vives, construc- manufacturiers précaires dans le tion de maisons supplémentaires sur Territoire vécu, territoire stratégique et territoire institutionnalisé : de la redéfinition † comté de L.A. étaient occupés par des le lot pour loger la famille élargie,, de la solidarité sociale à Los Angeles Latinos (Valle et Torres, 2000 : 16). † etc.). Comme l’écrit l’historien N. L’arrivée de plusieurs immigrants non Klein dans le L.A. Times, « plus les † qualifiés, le déclin prononcé du taux banlieues de l’après-guerre se densi- de syndicalisation, la dérégulation des fient et s’urbanisent — au fur et à normes du travail et l’affaiblissement mesure qu’apparaissent plus de quar- des prestations d’assurance-chômage tiers pauvres, plus de sièges sociaux ont considérablement aggravé la de grandes corporations, plus de dis- situation des travailleurs latinos. En tricts bancaires, plus de compagnies 1998, le revenu annuel moyen d’un médiatiques et de congestion —, plus 114 ménage latino était de 40 000 dollars, les appels à la sécession s’accen- alors que celui d’un ménage blanc tuent » (Klein, 1997) 7. † † non hispanique était de 70 000 dollars universités, et la proposition 227 En réaction à ces changements, les (Pastor, 2001 : 267). † (1998), qui met fin aux programmes sécessionnistes de la SFV cherchent d’éducation bilingue dans les écoles Des écarts si visibles tendent habi- à freiner l’urbanisation de leur ban- primaires et secondaires. Même si la tuellement à fomenter une réaction lieue, à préserver son caractère constitutionnalité de la proposition conservatrice au sein de la classe typique de l’American Dream et ses 187 a été contestée, son impact dans moyenne, qui cherche à préserver ses valeurs foncières. Quoique ces réac- les rues de Los Angeles a été immé- privilèges (Kriesi, 1999). En effet, tions ne soient jamais explicitement diat, non seulement pour les sans- ces inégalités clairement racialisées, racialisées dans leur discours, une papiers, mais également pour tous s’ajoutant à la volatilité du marché du analyse fine de leurs documents et les Latinos qui, à cause de leur peau travail en général, ont vite fait de créer plusieurs conversations avec des plus foncée, se faisaient automati- un malaise au sein des classes sécessionnistes nous permettent d’en quement soupçonner d’être en situa- moyennes. Les manifestations visibles affirmer la force. Enrobée d’un dis- tion irrégulière. Ces exemples de ces écarts, telles que la croissance cours sur la démocratie locale et le montrent bien les transformations de la population des sans-abri et l’in- droit au contrôle local des décisions dans l’identité collective de Los tensification de l’économie infor- sur l’utilisation des sols et l’esthé- Angeles et leurs effets sur la solida- melle, largement associée aux tique de la forme urbaine, l’exclu- rité sociale. stratégies de survie des nouveaux sion devient la base des nouveaux immigrants (vendeurs de rue, rassem- contours de l’identité collective por- Cette recomposition démographique blement de travailleurs journaliers tée par les sécessionnistes. s’accompagne d’une restructuration dans les stationnements des quin- économique. Comme l’indiquent V. cailleries), contribuent à créer un sen- Si la redéfinition réactionnaire de Valle et R. Torres, la proposition 187 timent d’insécurité. À ce sentiment l’identité collective peut expliquer en ne cherchait pas à mettre fin à l’immi- d’insécurité (peur de la criminalité et partie la montée des mouvements gration (avec ou sans papiers) mais peur de perdre ses privilèges écono- sécessionnistes à la fin des années plutôt à assurer une « source constante † miques) s’ajoute la crainte que la 1990, un deuxième aspect mérite “d’esclavage salarié” en enlevant aux qualité de vie se détériore. Tout aussi considération. Les institutions muni- immigrants le droit à l’éducation et en racialisée que les formes d’inconfort cipales de Los Angeles ont fait face à réduisant les coûts de main-d’œuvre décrites ci-dessus, la question de la des attaques virulentes de la part des par la privatisation des avantages qualité de vie est généralement asso- sécessionnistes. L’insatisfaction des sociaux » (Valle et Torres, 2000 : 9). † † ciée aux changements dans l’esthé- résidents de la SFV remonte à l’an- La région de Los Angeles n’ayant pas tique urbaine des banlieues blanches nexion de leurs banlieues à la ville de connu une désindustrialisation aussi privilégiées (nouvelles poches de L.A. au début du 20e siècle, mais les prononcée que les villes de l’Est et du pauvreté en banlieue, ou encore utili- difficultés financières éprouvées par Midwest, les emplois manufacturiers sation des terrains résidentiels à des la municipalité depuis le passage de dépendent de plus en plus de l’immi- fins de commerce informel, maisons la proposition 13 en 1978 n’ont fait
LSP 52 24/02/05 12:16 Page 115 qu’intensifier les accusations d’inef- tique effective. Alors que le taux de nique de la SFV, étant donné le fort ficacité. Les revenus de la ville conti- participation des Blancs aux élec- sentiment d’identité collective qui y nuent de diminuer, et les valeurs tions municipales diminue constam- règne et étant donné l’incapacité de foncières et les revenus provenant de ment (72 % en 1993, 52 % en 2001), † † la ville de L.A. à résoudre les ten- la taxe de vente municipale avaient celui des nouveaux électeurs latinos sions créées par les transformations déjà chuté lors de la récession de continue de grimper (10 % en 1993, † économiques et démographiques, 1989-1992. La ville doit maintenant 22 % en 2001) (Keil, 1998 : 91; Los † † une municipalité plus petite serait composer avec un déficit frôlant les Angeles City Clerk, 2001; Los plus en mesure d’assurer le bien-être 20 millions de dollars (Gold, 2001). Angeles Times, 2001). Les sécession- de ses résidents. On parle donc de nistes de la SFV voient donc leur « stabiliser la communauté » en « pre- † † † Selon les sécessionnistes, les pouvoir politique se diluer. nant soin de nos propres pauvres » † charges fiscales sont beaucoup trop par le biais de meilleurs services. élevées dans la ville de Los Angeles, Ainsi, les sécessionnistes ont Pour les sécessionnistes, donc, il n’y 115 ce qui étouffe le développement éco- réuni ces différents arguments afin aurait aucune contradiction entre cet nomique. De plus, ils affirment que de convaincre leurs concitoyens des idéal de démocratie et de solidarité la SFV paie beaucoup plus de taxes bienfaits de la sécession. Ils ont tout micro-locales et les inégalités entre qu’elle ne reçoit de services. fait pour contrer l’image d’un mou- les municipalités d’une même région Pourtant, le rapport de l’agence cali- vement sécessionniste raciste vou- métropolitaine. Puisque les transfor- fornienne chargée d’étudier la viabi- lant se soustraire aux mécanismes de mations démographiques et écono- lité d’une sécession affirme que la redistribution sociale. Selon eux, miques décrites ci-dessus affectent SFV génère 26,7 % des revenus de la plus une ville croît, plus les commu- † tout autant la ville-centre que les municipalité de L.A. alors que nautés pauvres en paient la note banlieues, la sécession ne produirait 23,4 % des revenus y sont dépensés parce qu’elles doivent se disputer † pas un contraste très grand entre une (Calemine, 2002). L’écart est beau- l’attention du gouvernement. Dans inner city pauvre et une banlieue coup moins grand qu’on pourrait une petite ville, affirment-ils, chaque résident aura un accès plus direct aux riche. Les nouvelles villes devraient l’imaginer compte tenu de la richesse faire face aux mêmes tensions de la SFV. Si les mécanismes de élus politiques et pourra mieux se faire entendre. La légitimité de la urbaines que la ville-centre. Bref, les redistribution étaient aussi généreux questions de la redistribution sociale que l’affirment les sécessionnistes, la Ville de L.A. est remise en question par l’affirmation que la solidarité et de la sécession sont comprises, SFV contribuerait beaucoup plus à non comme un enjeu d’évasion fis- financer les besoins des quartiers les communautaire est plus efficace et plus empreinte de compassion à une cale, mais comme un enjeu d’effica- plus pauvres. cité et de capacité de gouverner échelle plus petite qu’à une échelle Selon les sécessionnistes, non plus grande, où la bureaucratisation démocratiquement afin d’assurer le seulement la Ville de Los Angeles les prime. À la différence des efforts de bien-être des résidents et de gérer les force à financer les besoins grandis- désolidarisation des années 1950- nouvelles tensions urbaines. sants d’immigrants « ne faisant pas † 1970, les mouvements sécession- Conclusion partie de leur communauté », mais la † nistes des années 1990 cherchent ville est devenue tellement grande et plutôt à réduire l’échelle de la solida- À la lumière de l’exemple de Los complexe qu’elle est ingouvernable. rité jusqu’à ce qu’elle corresponde à Angeles, il devient clair qu’il est dif- La croissance démographique proje- celle de l’identité collective. Le dis- ficile de comprendre les transforma- tée de la Californie d’ici 2025 est la cours n’est plus simplement struc- tions de la solidarité sociale sans plus prononcée des États-Unis turé autour du désir de « laisser les † avoir recours à la notion de territoire. (Commission on Local Governance plus pauvres s’arranger entre eux Pourquoi donc, dans le champ tradi- for the 21st Century, 1999). Pour les afin de récupérer un plus grand tionnellement a-territorial des poli- sécessionnistes, la croissance de Los retour sur nos contributions fis- tiques sociales, assiste-t-on à la Angeles devient « incontrôlable ». De † † cales », même si la sécession aurait † montée d’une logique territoriale ? † plus, une municipalité aussi grande cet effet. L’argumentaire se construit D’une part, nous suggérons que les et aussi complexe ne permet pas plutôt en affirmant qu’étant donné la institutions étatiques (à tous les selon eux une participation démocra- diversité socio-économique et eth- niveaux gouvernementaux) ont été
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