LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE

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LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE
Master « Politiques publiques et changement social »
            Spécialité « Villes, Territoires, Solidarités »

UN ESPACE PUBLIC AU CARREFOUR DES USAGES :

        LE JARDIN DE HASBAHÇE,
     ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE
            ET ARTS DE FAIRE

                            Mémoire de M1

      Réalisé à l'Institut Français d'Études Anatoliennes d'Istanbul
                           Par Clément Bironneau

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LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE
En priant les oubliés de me pardonner, mes remerciements vont à :

        ● Jean-François Pérouse, Cilia Martin, Julien Paris,
        Élise Massicard, Magali Boumaza et Aude Signolès,

                     pour leurs conseils avisés

                ● Mes tercümeler Özlem et Soykan

               pour leur patience et leur gentillesse

          ● Mes collègues stagiaires Matthieu, Benjamin,
            Elvan, Merve, Élise, Marie, Helin et Alicia

        pour nos cafés turcs ratés et nos çig köfte partagés

                     ● Toute l'équipe de l'IFEA

              ● Les habitués de la BU de Galatasaray

      ● Et enfin toutes les personnes rencontrées sur le terrain,
             Fatma, Yakup, Sezer, Erhan, Şaban Demirel,
Fazlı Kılıç, Hüseyin Irmak, İrfan Aydın et tous les usagers anonymes

     pour la qualité de leur accueil et pour leur aide précieuse

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LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE
Introduction

              « Le but de nos jardins et de nos palais est de mettre hors de notre vue le désordre
              et la vulgarité et de bâtir un havre pour la noblesse de l'âme »
                                                                                        Friedrich Nietzsche

Le jardin public est un objet singulier et les fonctions qui lui sont assignées sont très diverses.
Historiquement, des jardins ont été aménagés pour permettre aux élites de se mettre en scène ou
pour améliorer l'hygiène des villes. Ils sont souvent considérés par le public qui les fréquente
comme les lieux du délassement, du rêve et du divertissement, ou comme des refuges pour les
amoureux. Lieux suspendus entre la nature et la ville, extérieurs à celle-ci tout en étant considérés
comme un aménagement urbain indispensable, parcs et jardins charrient des représentations variées
et parfois contradictoires.
Notre travail porte sur Hasbahçe, un jardin public de la ville d'Istanbul dans lequel s'incarnent
puissamment les aspects cités ci-dessus. Les fonctions assignées par les pouvoirs publics locaux au
parc de Hasbahçe sont multiples, et répondent aux représentations très diverses que les acteurs de
ces pouvoirs publics se font de cet objet urbain singulier.

Selon A. Fleury, La Municipalité Métropolitaine d'Istanbul (İBB) conçoit l'aménagement des
espaces verts comme un aspect essentiel de son action. Les espaces verts constituaient, au milieu
des années 2000, le troisième poste de dépenses publiques le plus important à l'échelle de la
métropole stambouliote1. On a assisté à Istanbul, depuis les années 1990, à une explosion du
nombre d'espaces verts due à la convergence des facteurs contextuels suivants : prégnance d'un
discours anti-urbain à travers lequel la ville est décrite comme sale, dangereuse, et destructrice des
sociabilités locales traditionnelles2 ; volonté chez les pouvoirs publics de promouvoir un retour aux
sources de la culture anatolienne3 ; succès considérable de la rhétorique du « Hizmet »4 qui énonce
l'amélioration du « cadre de vie » administrés en objectif fondamental ; à partir des années 1990,
une certaine diffusion des valeurs environnementaliste en Turquie5, notamment au sein des partis de
1 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines. Réflexions au croisement de trois
  expériences : de Paris aux quartiers centraux de Berlin et Istanbul, Thèse de doctorat en géographie, université de
  Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007. Thèse Entretien avec Mehmet Ihsan Simsek, directeur des parcs et jardins d'İBB.
2 Ibid.
3 FLEURY Antoine. Les rivages d'Istanbul : des espaces publics au cœur de la mégalopole, Géographie et culture,
  vol. 52, 2005. pp.55-72
4 Cette notion sera, tout au long du mémoire, considérablement utilisée. En français, hizmet signifie « service », et
  peut concerner à la fois un service rendu concret et le fait d'« être au service ». Le terme de Hizmet est, en Turquie,
  très utilisé par les partis conservateurs. Il est l'emblème d'une « autre manière de faire de la politique », qui place au
  centre le souci du bien-être public.
5 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines..., op. cit.

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l'islam politique6.
Le jardin de Hasbahçe se situe dans l'arrondissement de Kağıthane, localisé aux frontières des
arrondissements considérés comme centraux (Fatih, Beşiktaş, Beyoğlu et Şişli) de la partie
européenne d'Istanbul. Cet arrondissement s'étend de l'extrémité de la Corne d'Or, où se jettent les
fleuves Alibey et Kağıthane, à l'autoroute périphérique O-2.
Kağıthane est au coeur des dynamiques urbaines de la métropole stambouliote, en particulier en
terme de croissance urbaine. La population locale a en effet connu une croissance exponentielle à
partir des années 1950, du fait des migrations intenses en provenance d'Anatolie centrale et
orientale vers les grandes villes de l'ouest et du sud-ouest turcs. Selon les auteurs du documentaire
Ekümenopolis, Kağıthane fait partie des deux arrondissements d'Istanbul donc la population a le
plus augmenté en proportion depuis les années 19507. Le tableau suivant en témoigne :
Année           1950          1960          1970           1980          1990          2000          2011
Population 1500               22.000        111.000        175.000       270.000       345.000       420.000

                                                                                           (Source : Türkçebilgi)8

Le profil social des habitants de Kağıthane, qui est celui de migrants anatoliens plus ou moins
récents pour beaucoup originaires des alentours de Sivas et des régions limitrophes de la Mer
Noire9, est essentiellement ouvrier ou de type « petite classe moyenne »10.
L'importance historique de la population « ouvrière » de l'arrondissement tient au fait que les rives
du fleuve Kağıthane, à partir du milieu du XIXème siècle, ont vu de nombreuses usines et
manufactures s'installer. L'une des premières usines à ouvrir sur les rives du fleuve fut une usine à
papier (Kağıthane en turc), d'où le nom actuel du fleuve et celui de l'arrondissement développé aux
alentours. Sur le plan politico-administratif, signalons que la municipalité d'arrondissement de
Kağıthane (Kağıthane Belediyesi) a été créée en 1987, date à laquelle Kağıthane s'est autonomisé de
la municipalité de Şişli et a obtenu le statut d'arrondissement à part entière. Kağıthane est considéré
au niveau métropolitain comme un fief du Parti de la Justice et du Développement (AKP), qui y
réunit, aux élections locales et nationales, jusqu'à 60% des suffrages. La municipalité est d'ailleurs
dominée par l'AKP depuis 2004 et les premières élections locales consécutives à la création du
parti.

6    OĞUZ Erdur, Reappropriating the 'Green': Islamist Environmentalism, New Perspectives on Turkey, 1997
7    Trailer du film Ekümenopolis, disponible sur Youtube
8    http://www.turkcebilgi.com/ansiklopedi Kâğıthane, İstanbul
9    Les personnes rencontrées sur place revendiquaient cette origine dans une écrasante majorité.
10   Entretien avec Y. Doğanay

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Pour appréhender Hasbahçe dans ses ambiguités et ses contradictions, on a particulièrement été
cherché du côté de la littérature portant sur l'« espace public ». Ce terme, de plus en plus utilisé
depuis les années 1970, recouvre à la fois une notion philosophique et une notion urbanistique 11. La
notion d'espace public est discutée, mais l'objectif ne sera pas ici de confronter les différentes
approches de l'espace public et d'en tester les limites dans le cas de Hasbahçe ou plus largement le
cas turc. On se fixera donc dès maintenant sur une définition large et qu'on espère « définitive » de
la notion qui nous permettra d'aller chercher des informations chez des auteurs issus de disciplines
diverses des sciences sociales.
P. Korosec-Serfaty définit l'espace public selon les critères suivants : l'accessiblité, qui recouvre
l'absence de possesseur unique et l'ouverture théorique à tous les membres d'une société, et multi-
fonctionnalité, qui implique que les pratiques qui s'y déploient sont très diverses 12. On pourrait
ajouter à ces critères, au niveau plus « micro » des usagers de l'espace public, une dimension de
visibilité, d'exposition et de mise en scène de soi13. Dans le cas de Hasbahçe, accessibilité, multi-
fonctionnalité et visibilité sont, comme on le verra, au cœur des tensions qui contribuent à faire de
ce jardin un espace en constante négociation, ce qui justifie le choix d'une réflexion en terme
d'espace public.
Pour effectuer ce travail, on est aussi, bien sûr, allé chercher du côté de la littérature portant
spécifiquement sur l'« objet »-jardin public et de celle portant sur les espaces publics stambouliotes
bien sûr, mais on s'est aussi appuyé sur des travaux de recherche portant plus globalement sur la
ville d'Istanbul, ou encore sur les espaces publics inscrits dans des contextes géographiques
différents, comme les villes du monde arabe.

Pour un étudiant français, effectuer des recherches sur un espace public dans le cadre d'Istanbul
découle du fait que les espaces publics constituent en quelque sorte des révélateurs des sociétés qui
les conçoivent et les habitent. Selon J.C. David les espaces publics comme sont des « miroirs des
sociétés », et révèlent les « rapports de domination » éventuellement masqués qui sous-tendent son
fonctionnement14. Pour G. Gillot, à travers les espaces publics, les sociétés « se laissent voir » et
révèlent leurs facettes obscures qu'elles parviennent généralement de cacher15. Les jardins et parcs

11 En philosophie, l'espace public a été défini, par J. Habermas notamment, comme l'espace de parole qui s'est
   constitué parallèlement à la montée historique de la bourgeoisie.
12 KOROSEC-SERFATY Perla. La sociabilité publique et ses territoires, Architecture et comportement, vol. 4, 1990.
   pp. 111-132.
13 BOZORGAN Annette. Les vapurs d'Istanbul : un espace public en suspens ? Usages et représentations des
   voyageurs quotidiens. mémoire IFEA, 2006
14 DAVID Jean-Claude. Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe, entre urbanisme et pratiques
   citadines, Géocarrefour. Vol. 77 n°3, 2002. L'espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe. pp. 219-224.
15 GILLOT Gaëlle. Espaces populaires, pratiques intimes : les jardins publics au Caire, à Rabat et à Damas,
   Géocarrefour. Vol. 77 n°3, 2002. L'espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe. pp. 267-274.

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publics, « image de la société qui le crée »16 nous semblent refléter d'autant fidèlement l'« état
d'esprit » d'une époque que ces espaces publics sont les lieux d'une nature contrainte, où l'empreinte
de la société est donc particulièrement visible.
Ce travail sur le jardin de Hasbahçe a donc aussi présenté l'intérêt suivant : il m'a appris sur la
micro-société des aménageurs et des usagers qui, chacun à leur manière, contribuent à définir le
parc et à marquer l'espace, mais aussi, par extension, sur la ville d'Istanbul voire sur la Turquie dans
son ensemble.

Je me suis aventuré dans le parc de Hasbahçe pour la première fois à l'hiver 2011/2012. La neige
qui tombait par intermittence sur Istanbul dissuadait alors les promeneurs de pénétrer dans cet
espace, du moins ceux que ne taraudait pas la recherche d'un espace public sur lequel travailler. Le
parc de Hasbahçe m'apparut d'emblée comme singulier. Je fus frappé d'emblée par la densité
importante des équipements publics, qui illustrait une volonté manifeste des aménageurs d'organiser
l'espace et éventuellement de contraindre les pratiques qui s'y incarnent. L'empreinte des pouvoirs
publics, ensuite, s'incarnait dans une inscription du logo de la municipalité de Kağıthane sur les
équipements publics qui m'a semblée systématique. Lors de ma visite suivante, mieux choisie d'un
point de vue météorologique, deux éléments supplémentaires renforcèrent mon intérêt pour
Hasbahçe : la fréquentation de celui-ci était numériquement très importante, et les pratiques
déployées par les usagers du parc m'ont semblées s'opposer aux pratiques suggérées par les
aménageurs à travers les équipements mis en place.
Mon idée première a donc été de confronter les objectifs des aménageurs aux pratiques concrètes
s'incarnant dans Hasbahçe. Je souhaitais décrire les relations entre l'aménagement d'un espace
public et les pratiques qui s'y déploient. Les aménageurs parviennent-ils à prescrire des pratiques ?
Au contraire, les usagers se réapproprient-ils, détournent-ils, ou encore profanent-ils l'espace tel
qu'il a été conçu par les aménageurs ? La question centrale était donc alors la suivante : dans quelle
mesure les aménageurs, à travers les équipements mis en place et les incitations produites,
parviennent-ils à influer sur les pratiques concrètes qui se déploient dans Hasbahçe ?
Ces questions m'ont ensuite amené à m'interroger sur l'histoire de ce parc, sur les espaces qui l'ont
précédé, sur les acteurs ayant décidé son aménagement, et sur les principes qui l'ont inspiré. Je
souhaitais aussi déterminer, à travers une comparaison avec d'autres espaces publics, si Hasbahçe
constitue un cas particulier à Istanbul ou s'il s'inscrit pleinement dans les dynamiques des espaces
publics métropolitains.

16 L'expression est de G. Gillot (GILLOT Gaëlle, La nature urbaine patrimonialisée : perception et usage, les cas de
   deux jardins marocains. In : GRAVARI-BARBAS Maria, Habiter le patrimoine. Sens, vécu, imaginaire, PUR, 2005)

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Bien que ces questionnements n'aient aujourd'hui pas cessé d'être pertinents, l'observation du
contexte local m'a amené à élargir la focale. Le parc de Hasbahçe m'est, en effet, vite apparu comme
un espace sur-investi par les pouvoirs publics et saturé par la politique. Il m'a semblé manifeste que
les pouvoirs publics entendaient instrumentaliser cet espace pour en tirer une série de profits,
notamment électoraux et économiques. Il était donc également pertinent de s'intéresser au projet
politique poursuivi par les pouvoirs publics à travers Hasbahçe.

Le terme d'« usage », pour sa polysémie, m'a semblé capable de traiter à la fois de l'aspect des
pratiques qui se déploient dans Hasbahçe et de leurs relations avec les incitations produites par les
aménageurs, et de celui du projet politique poursuivi et des bénéfices escomptés par pouvoirs
publics à travers ce parc. Le terme d'usage désigne d'abord « la destination, la fonction de quelque
chose, l'emploi qu'on peut en faire »17. Cette acception concerne les pratiques déployées dans
l'espace public, qu'on peut regrouper sous la notion d'« usages quotidiens ». Une partie conséquente
de ce travail consistera dans la comparaison entre usages quotidiens prescrits (par les aménageurs)
et usages observés du parc de Hasbahçe.
Ensuite, un « usage », c'est aussi une « coutume », c'est-à-dire une pratique considérée comme
« normale » dans un groupe donné. Les pouvoirs publics locaux, comme on le verra, entendent
modifier les « usages coutumiers » en vigueur au sein du parc, en modifiant les représentations des
usagers pour légitimer ou délégitimer un certain nombre d'« usages quotidiens ».
Enfin, la notion d'usage peut se colorer d'une dimension plus instrumentale. « Faire usage de », c'est
utiliser,   voire    instrumentaliser,      et   Hasbahçe         n'est    pas   exempt   de    certaines    formes
d'instrumentalisations de la part des pouvoirs publics. Entre usages quotidiens, usages coutumiers et
usages instrumentaux, la notion d'usage fournit les clefs nécessaires des tensions qui travaillent le
parc de Hasbahçe.

La problématique qui guidera la réflexion développée est la suivante : En quoi la tension entre
usages divergents que font de Hasbahçe les pouvoirs publics et les usagers du parc participe-t-elle
de la définition de cet espace ?
D'abord, il sera nécessaire d'opérer une forme d'archéologie des décisions politiques ayant conduit à
l'aménagement de Hasbahçe. On verra en quoi, du fait d'une lecture singulière de l'histoire locale,
Hasbahçe est passé d'une situation de déprise politique à celle d'un véritable sur-investissement de

17 Les     différentes   définitions    du    terme     d'usage     sont    tirées   du   Larousse   en     ligne   :
   http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/usage/80758

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la part de pouvoirs publics qui tentent, tout en faisant usage de l'espace, d'imposer les usages
quotidiens et coutumiers qu'ils considèrent comme légitimes (I).
Ensuite, on présentera les dimensions, les raisons et les objectifs de l'usage instrumental que
l'équipe municipale locale fait de Hasbahçe (II).
Enfin, on s'interrogera sur l'efficacité de l'action municipale, en tentant de déterminer si les usages
intrumentaux qui sont faits de Hasbahçe touchent leur but, et en comparant les usages légitimes
prescrits par les pouvoirs publics et la réalité des usages observés (III).

Mon travail s'est essentiellement appuyé, pour ce qui concerne la collecte des données relatives aux
pratiques concrètes des usagers et aux formes prises par l'aménagement du parc, sur des
observations de terrain. Ces observations ont été complétées par des entretiens informels avec les
différents acteurs évoluant dans le parc (usagers, gardiens, jardiniers...) qui m'ont permis de mieux
appréhender leurs sentiments, leurs motivations et les règles explicites ou implicites qui régissent le
Hasbahçe. Des entretiens plus formels ont également été réalisés avec des acteurs politiques et
techniques, certains d'entre eux étant aussi des usagers réguliers du parc de Hasbahçe capables de
me renseigner sur leur propre pratique de cet espace. Ces entretiens ont été effectués en turc, avec
l'aide d'un traducteur pour les entretiens formels.
Sur le plan de la forme, afin de « rendre visible » l'espace décrit et pour illustrer le propos, on a fait
le choix d'introduire des photos (personnelles ou trouvées sur le site internet de la municipalité
locale) à certaines grandes étapes du développement.

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LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE
I/      De la déprise politique au sur-investissement : un aménagement
        qui répond à une certaine lecture de l'histoire

L'aménagement de Hasbahçe est et a été déterminé par une certaine lecture de l'histoire locale et
nationale par les pouvoirs publics : ceux-ci considèrent que l'époque ottomane constitue un véritable
âge d'or, et l'opposent à une histoire récente dont il faudrait absolument se démarquer. C'est au cœur
de cette dialectique de rejet des « années noires » du passé récent et de célébration d'un passé plus
lointain que s'est inscrit l'aménagement de Hasbahçe.

A/ Un jardin conçu en opposition à son passé immédiat

1/ Le reprise en main d'un espace « malsain »

Sale, sauvage et canaille : Les caractéristiques historiques récentes du lieu
Ancienne dépendance du palais de Sadabad, qui était construit en son centre, Hasbahçe avait, au
début du XXème siècle, le statut d'un terrain privé. En 1920, suite à la conversion du palais de
Sadabad en orphelinat, le terrain est passé sous le contrôle des pouvoirs publics. À partir des années
1940, un nombre important de Turcs d'Anatolie migra vers les grandes villes de l'ouest de la
Turquie (en particulier vers Istanbul) ce qui entraîna d'une part une multiplication de la construction
de gecekondus18 aux alentours du parc, et d'autre part, du côté des pouvoirs publics, l'émergence
d'une volonté de protéger cet espace de l'installation illégale des néo-stambouliotes. En 1943, les
autorités entreprirent donc de raser le palais de Sadabad et de bâtir à la place une école militaire,
puis donnèrent aux terrains environnants le statut de « zone militaire »19.
Dans les années 1950, des industries s'implantèrent le long du fleuve Kağıthane, dans le sud de
l'actuel Hasbahçe, mais aussi en amont du parc. Les deux grandes conséquences de l'installation de
ces usines furent une augmentation des pollutions subies par le fleuve Kağıthane, et une destruction
de kiosques et de fontaines vieux de plusieurs siècles20. Malgré la fermeture progressive des usines
situées les plus en aval à partir des années 1980, les pollutions causées par les usines situées en
amont et les rejets domestiques restaient importantes. À fin des années 1980, car les pollutions
subies par le fleuve Kağıthane se diffusaient à son environnement proche, la salubrité du terrain
laissait à désirer.
L'histoire de l'espace occupé par l'actuel Hasbahçe est également celle de son appropriation par la

18 Habitât auto-construit, la plupart du temps illégalement. Mot-à-mot, gecekondu signifie « posé la nuit ».
19 ÖRER Bige, Documents non publiés, disponibles à l'Institut français d'études anatoliennes
20 Ibid.

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population locale. Au début du XXème siècle, bien que le statut de l'espace en question était celui
d'un terrain privé, la population locale l'investissait et des pratiques diverses s'y incarnaient 21. Si, à
la suite de la prise en main de de l'ancien Hasbahçe par les militaires l'appropriation de celui-ci par
la population       locale s'est ralentie,         les habitants de l'arrondissement recommencèrent
progressivement à s'approprier cet espace semi-sauvage à partir de 1990 (date à laquelle les
militaires cédèrent le terrain à IBB)
En outre, le terrain se mit alors, d'après les témoignages recueillis, à être largement utilisé comme
une « décharge » par la population locale. Le Hasbahçe du début des années 1990 est donc
largement considéré par les personnes interrogées comme un espace insalubre, du fait des pollutions
subies par le fleuve Kağıthane, qui le traverse et car il faisait office de « dépotoir »22.

En outre, cet espace, bien que des barrières en interdisaient l'accès, aurait dissimulé des pratiques
aujourd'hui unanimement condamnées par les personnes interrogées : consommation de drogues et
d'alcool, bagarres, trafics, relations sexuelles. Le Hasbahçe du début des années 1990 semble
cependant avoir été également le lieu de pratiques considérées comme plus légitimes, comme le
pique-nique, le sport et les rassemblements familiaux. Şaban Demirel, président des « Bras de la
jeunesse » de l'AKP23 local, résume la situation du Hasbahçe du début des années 90 de la manière
suivante : L'espace aurait été « utilisé parfois d'une manière acceptable, parfois d'une manière
inacceptable », mais demeurait, de manière générale, un espace dangereux où se déployaient des
pratiques illégitimes. Le Hasbahçe d'alors est globalement décrit comme un espace dont le contrôle
échappait aux pouvoirs publics, par négligence ou par impuissance.
Foisonnement des pratiques réprouvées, pérennisation de mauvaises conditions de salubrité liées à
l'état de pollution du fleuve Kağıthane et au fait que la population locale le considère comme un
dépotoir, détérioration ou destruction de ce qui est désormais considéré comme un patrimoine
local : la « déprise politique »24 qu'aurait subie l'ancien Hasbahçe au cours de son passé aurait
généré une situation néfaste appelant une intervention des pouvoirs publics.

Contexte politique
Les bouleversements politiques qu'a connus Istanbul au cours des années 1990 ont joué un rôle
important dans la décision des pouvoirs publics de reprendre en main cet espace et d'aménager le

21 Entretien avec Hüseyin Irmak
22 Descriptions issues des entretiens avec Hüseyin Irmak, responsable de la communication de la municipalité
   d'arrondissement de Kağıthane, et avec Şaban Demirel, président du Bras de la jeunesse de l'AKP local
23 Parti de la Justice et du Développement, créé en 2001, héritier « modéré » d'une longue série de partis de l'islam
   politique, au pouvoir au niveau national depuis 2002 et à l'échelon d'Istanbul depuis 2004.
24 Expression qu'utilise F. Dorso pour décrire la situation des murailles d'Istanbul (DORSO Franck, Quand l'intime fuit
   le privé pour trouver refuge dans le public, Travaux et documents, vol. 26, 2007. pp. 57-64 )

                                                                                                                    10
jardin de Hasbahçe.
Après que, en 1987, Kağıthane fût déclaré arrondissement (ilçe) à part entière25, Arif Calban, du
Parti du Bien-Être (Refah Partisi) fut élu, en 1991, maire de l'arrondissement de Kağıthane. Le
Refah allait aussi remporter les élections à l'échelle de la Muncipalité Métropolitaine en 1994,
permettant à l'actuel Premier minsitre R. T. Erdoğan d'accéder au poste de maire d'Istanbul. Ce
parti, dont est notamment issu l'AKP, figure au sein d'une série de partis se réclamant de l'islam
politique et a connu des succès électoraux importants au cours des années 1990.
Or, les partis de l'islam politique, selon O. Erdur26, auraient tendance à se réclamer fortement d'une
rhétorique de la protection de l’environnement allant de pair avec une critique plus globale de
l’Occident et d'un mode de vie moderne et séculier27.
Cette montée des préoccupations environnementales au sein des partis de l'islam politique, corrélées
aux victoires électorales du Refah dans les années 1990, se seraient traduit, à Istanbul, par une
multiplication des espaces verts à partir des années 199028. On peut donc associer l'élection d'un
candidat du Refah à la tête de la municipalité de Kağıthane à la décision, pour remplacer l'ancien
terrain militaire semi-sauvage, de conserver la dimension naturelle de celui-ci et de construire un
jardin public.
Les partis de l'islam politique turc auraient été, en outre, fortement marqués par un discours anti-
urbain associant la ville à la saleté et au danger, à l'origine d'une volonté de recréer des solidarités
locales supposément éclipsées par les effets néfastes de la croissance urbaine et par une rhétorique
du hizmet à travers lequel la ville redeviendrait « vivable »29. De manière plus classique (ces
conceptions sont inscrits au coeur des travaux de réaménagement des grandes villes européennes au
XIXème siècle) les partis de l'islam politique auraient également considéré les espaces verts dans
une perspective hygiéniste, c'est-à-dire comme des « outils urbains » permettant l'aération des
villes30.
Le Refah a donc pu considérer les espaces verts comme capables d'atténuer un certain nombre de
« maux » de l'urbanité. Les « maux » prêtés à la ville par les partis de l'islam politique, cependant,
loin de concerner uniquement un manque de salubrité qui porterait atteinte au « cadre de vie », ont

25 La Grande Muncipalité d'Istanbul (İBB) et ses arrondissements fut créée en 1984. Le redécoupage administratif de
   1987 a permis à Kağıthane d'obtenir le statut d'arrondissement à part entière, Kağıthane dépendant, auparavant, de
   l'arrondissement de Şişli.
26 OĞUZ Erdur, op. cit.
27 O. Erdur note d'ailleurs que l'une des premières actions du Refah après sa conquête de la Municipalité
   Métropolitaine fut de repeindre en vert les pavés entourant la mairie, car il conçoit la couleur verte, à la fois couleur
   de l'islam et couleur associée à la protection de l'environnement, a une portée symbolique forte.
28 FLEURY Antoine. Istanbul/Berlin. Le pique-nique ou la ville en partage, in : BARTHE Francine (dir.), 2008, Le
   pique-nique ou l’éloge d’un bonheur ordinaire, Paris, Bréal, collection Autrepart.
29 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines... op. cit.
30 FLEURY Antoine. Les rivages d'Istanbul..., op. cit.

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également une dimension morale : la ville est largement considérée comme le lieu du vice et du
danger. Le Refah, dans les années 1990, a donc entrepris d'aménager un certain nombre d'espaces
publics « sains » dans la métropole stambouliote. E. Massicard affirme ainsi que, dans les années
1990, à Istanbul, le nombre d'espaces publics destinés à une fréquentation familiale (parcs, aires de
jeux, fontaines) a beaucoup augmenté31. Cela s'inscrirait pleinement dans le mouvement de
recentrage politique qu'aurait alors subi le Refah : confronté à l'exercice du pouvoir, celui-ci aurait
abandonné sa posture d'opposition systématique aux équipes en place, et se serait lancé dans une
vaste entreprise de production d'« espaces conservateurs »32
Le choix, opéré par les pouvoirs publics locaux, d'aménager le parc de Hasbahçe, lié à la couleur
politique de la municipalité de Kağıthane, s'inscrit donc pleinement dans une dynamique forte de
l'aménagement d'espaces verts à l'échelle métropolitaine. Léger bémol, la construction d'espaces
verts n'aurait pas pour autant fait figure, à l'agenda du Refah, de priorité absolue : Selon J.F.
Pérouse, un nombre important de projets prévoyant l'aménagement d'espaces verts ont été modifiés,
pour que soient construits, à la place, des bâtiments à usage religieux et partisans (lycées religieux,
mosquées...)33.

La mise à l'agenda du projet Hasbahçe
L'espace actuellement occupé par le parc de Hasbahçe, du fait d'une forme de « déprise politique »,
est aujourd'hui largement décrit comme ayant été un lieu propice à l'expression de pratiques
illégitimes, à l'insécurité, à la laideur, à la saleté, et un lieu dans lequel le patrimoine local est mis en
danger. Il est donc apparu comme essentiel à la municipalité d'arrondissement de Kağıthane ainsi
qu'à İBB de reprendre ce territoire en main.
En outre le choix de l'aménagement de cet espace en jardin de Hasbahçe et non en espace bâti, est
pour partie lié au contexte politique, favorable aux partis islamistes et à leur rhétorique de la
protection de l'environnement naturel et de la condamnation des « maux » de l'urbanité, face
auxquels les espaces verts feraient office de « remède social ».
Demeure la question des acteurs qui ont été impliqués dans la mise à l'agenda du réaménagement.
Arif Calban, peu après son arrivée au pouvoir en 1991, s'est accordé avec la Direction des Parcs et
Jardins d'İBB sur la création d'une commission regroupant divers responsables politiques et
techniques issus de la Municipalité Métropolitaine et de la Municipalité de Kağıthane. De cette

31 MASSICARD Élise. L’islamisme turc à l’épreuve du pouvoir municipal, Critique internationale, vol. 42, no 1,
   2009.
32 Ibid.
33 PEROUSE, J.F. (1999), Le nouvel ordre urbain du Refah : urbanisation, gestion urbaine et urbanisme à Istanbul
   depuis mars 1994, Les Annales de l’Autre Islam, n° 6, « Islam en Turquie », pp. 277-289, 1999. De 1994 à 1999,
   plus de sept emplacements prévus par les plans d'aménagement pour être des espaces verts auraient ainsi été affectés
   à des usages religieux et partisans.

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commission, qui avait pour tâche de faire des propositions quant aux modalités de la reprise en
main du terrain par les pouvoirs publics, serait né le « projet Hasbahçe »34. Selon H. Irmak, « Seules
de très rares personnes ont joué un rôle dans l'aménagement et la rénovation du parc ». La
population locale, quant à elle, n'en aurait joué « aucun ». Seuls les acteurs politiques,
institutionnels et techniques présents au sein de cette commission auraient donc contribué à
l'élaboration du « projet Hasbahçe ». Aucune consultation n'aurait été organisée, et une quelconque
participation de la population locale à l'élaboration du projet semble n'avoir pas été souhaitée.
De tels mécanismes de décision, concernant un projet urbain, semblent être, à Istanbul, monnaie
courante. Selon J.F. Pérouse, malgré le fait que depuis Habitat II 35, la participation des populations
locales ait été érigée en « topos de l'action publique », il subsiste, au niveau des pouvoirs publics,
une idéologie de la « transformation urbaine » qui ne saurait être définie que par l'élite éclairée des
décideurs politiques et techniques36.
Le « projet Hasbahçe », conséquence logique d'une volonté des pouvoirs publics locaux de
reprendre en main un espace sale, sauvage et canaille, sera élaboré par la commission en question
entre 1992 et 1997. Les travaux débutèrent dès 1997 et s'achevèrent en 200537.

2/L'aménagement de Hasbahçe : une réponse à son passé récent
             « La forme n'est pas gratuite, mais témoigne d'une volonté et d'une intention
             d'occuper l'espace »38

Esthétique et salubrité
À travers le « projet Hasbahçe » les pouvoirs publics semblent d'abord avoir eu pour objectif de
remédier au manque d'esthétique et de salubrité dont était affublé le Hasbahçe du début des années
1990. il s'est donc d'abord agi d'embellir et de nettoyer, tant le fleuve Kağıthane que le parc de
Hasbahçe lui-même. L'observation contemporaine du parc montre qu'un effort important, passant
par la rénovation ou la construction d'équipements « artificiels » : Les chemins déjà existants on été
pavés et de nouveaux chemins ont été aménagé ; un « lac des cygnes »39 tapissé de béton a été
construit dans le segment nord du parc, au centre duquel, sur des îles artificielles, de petites

34 Entretien avec H. Irmak
35 Deuxième Conférence des Nations-Unies sur le logement, qui s'est tenue à Istanbul en 1996.
36 PEROUSE Jean-François. Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité « internationale », nettoyage et
   résistances, in BERRY-CHIKHAOUI I., DEBOULET A. (dir.)Villes internationales, Entre tensions et réactions des
   habitants, Editions La Découverte, collection Recherches, Paris, 2007
37 Entretien avec Hüseyin Irmak
38 KRULIC Brigitte, op. cit.
39 Selon H. Irmak, celui-ci a une double fonction : fonction de stockage de l'eau éventuellement surabondante du canal
   en cas de crue ; fonction esthétique.

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maisons, répliques des « yalı » néo-ottomans des bords du Bosphore et appelées « maisons des
cygnes » par les convaincus40, ont été bâties ; des fontaines ont été disposées dans au fond du lac.
En outre, sur le pourtour de celui-ci, des « kiosques » en bois ont été construits. On constate donc
une forte densité des équipements « artificiels », en particulier dans le segment nord de Hasbahçe.
On peut également constater la présence d'éléments esthétiques naturels : une variété importante de
plantes, bambous, petits bosquets, grands arbres sont régulièrement replantés et taillés ; des fleurs
sont placées au bord des chemins à partir du mois de mars. À cette flore foisonnante est censée
s'ajouter une faune elle-aussi diversifiée. Dans le lac ont été introduites des tortues, et celui-ci, selon
la légende locale, serait le refuge de dizaines d'espèces de poissons41.
À partir du mois de mars, période où la fréquentation de Hasbahçe commence à s'intensifier, les
jardiniers et le personnel d'entretien sont présents en nombre : certains jours, on peut en compter
jusqu'à 30 dans la seule partie nord du parc. Leurs tâches les plus classiques sont la plantation de
fleurs et d'arbustes, la réparation d'installations endommagées et les divers travaux d'entretien
comme le ramassage des algues surabondantes dans l'eau du lac. Preuve de l'importance qu'occupe
Hasbahçe pour les pouvoirs publics, le parc, en semaine et en journée, fourmille véritablement de
l'activité du personnel d'entretien. L'état actuel du parc tranche donc avec l'état semi-sauvage dans
lequel il se trouvait au début des années 1990 : Hasbahçe est désormais le lieu où se donnent à voir
des éléments naturels très contraints et contrôlés, ainsi qu'un nombre important d'équipements
artificiels à forte dimension esthétique. Dans les parties intermédiaire et sud du parc, on constate
que, si la densité des aménagements à dimension « esthétique » est moins importante, le souci du
beau n'est pas complètement absent dans l'esprit des pouvoirs publics, un soin particulier semblant
être accordé par IBB à l'arrosage et à la taille du gazon. D'élégants ponts en bois et en métal, en
outre, y enjambent les boucles du fleuve Kağıthane.
Selon B. Örer42, on assisterait à Istanbul, depuis les années 1990, à une forme d'esthétisation de
l'espace urbain, notamment à travers la réhabilitation de rivières et la construction de parcs.
L'aménagement de Hasbahçe semble donc s'inscrire pleinement dans la dynamique actuelle des
aménagements de l'espace urbain stambouliote, dans la mesure où les pouvoirs publics ont veillé à
ce que celui-ci soit un lieu dont où la nature serait diversifiée et foisonnante, mais aussi fortement
surveillée et contrôlée selon des critères esthétiques bien définis, et entourée d'équipements stylisés
invitant à la promenade ou au repos. On peut considérer l'intensité des équipements et l'importance
des moyens, financiers et humains, mis par les pouvoirs publics dans l'aménagement du parc
40 Entretien avec Y. Doğanay
41 L'un des jardiniers du parc m'en avait communiqué le chiffre exact, ensuite oublié. Signalons qu'on peut douter de la
   réalité de la présence de ces poissons, étant donné le manque de circulation de l'eau du lac, de la densité des algues
   et des pollutions qui s'y accumulent régulièrement en période estivale.
42 ÖRER Bige, op. cit.

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comme un symbole de leur volonté de reprendre en main cet espace sous-investi.

La volonté des aménageurs de maintenir la propreté du parc de Hasbahçe, de même, est clairement
visible. Des poubelles, parfois accompagnées de messages de la municipalité d'arrondissement
incitant les usager à les utiliser, ont été disposées dans le parc à intervalles réguliers. Après les
périodes d'intense fréquentation, les agents d'entretien sont sur le pied de guerre pour ramasser les
déchets ayant été répandus sur la pelouse malgré les messages incitatifs des pouvoirs publics. Des
toilettes publiques gratuites sont mis à la disposition des usagers dans les partie nord et
intermédiaire du parc.
Les pouvoirs publics, afin d'améliorer la salubrité de l'espace, ont aussi œuvré au nettoyage du
fleuve Kağıthane, en particulier sa partie canalisée qui longe le segment nord de Hasbahçe. F.
Sığırcı, membre de l'AKP local, soutient ainsi que les mauvaises odeurs qui pouvaient être
constatées dans le segment nord du parc il y a encore 6 ou 7 ans ont totalement disparu43.
Les jardins, affirme G. Gillot, seraient « généralement associés à la pureté et à la salubrité ».
Historiquement, la création d'espaces verts aurait été fortement corrélée à la prégnance d'une
conception fonctionnaliste des parcs et des jardins, ceux-ci ayant été largement considérés comme
les garants possibles de l'aération et de la salubrité de l'espace urbain44. Les parcs, espaces salubres,
auraient pour fonction classique de diffuser cette salubrité à leur environnement proche.
Le discours du maire d'arrondissement est révélateur d'une conception semblable de la fonction des
parcs et jardins : L'une des trois raisons pour lesquelles F. Kılıç considère Hasbahçe comme étant au
coeur des préoccupations municipales est que celui-ci se situerait à l'extrémité sud d'un « couloir
d'air » reliant la Corne d'Or à la Mer Noire, au sein duquel se diffuseraient aussi bien les miasmes
que l'air pur. Car l'« air » de la ville y transiterait, le parc se voit donc assigner une lourde
responsabilité : assainir une partie importante de la métropole stambouliote. L'enjeu de la salubrité
de Hasbahçe n'en serait, de ce point de vue, que plus crucial.

La volonté des pouvoirs publics de promouvoir Hasbahçe comme un espace esthétique et salubre a
peut-être également une fonction latente non-explicitement revendiquée. Selon A. Fleury, la qualité
esthétique d'un espace public peut faire office de repoussoir et en exclure certains groupes sociaux,
car la qualité esthétique peut conduire ceux-ci à douter de la légitimité de leur présence en ce lieu45.

43 L'assainissement de cette partie du fleuve n'est toutefois pas considéré comme terminé par les pouvoirs publics : Un
   projet visant à apporter de l'eau du Bosphore en amont, afin de garantir un débit plus important et de limiter la
   stagnation de l'eau canal et de la partie avale du fleuve, devrait voir le jour dans les prochaines années (Entretiens
   avec H. Irmak et Y. Doğanay).
44 GILLOT Gaëlle, La nature urbaine patrimonialisée, op. cit.
45 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines..., op. cit.

                                                                                                                      15
Le soin particulier accordé par les pouvoirs publics à l'esthétique et à la salubrité du parc de
Hasbahçe a donc peut-être également pour fonction de jouer sur le sentiment de légitimité des
usagers, et ainsi d'opérer une forme de « tri social » de ceux-ci46. La nouvelle salubrité et la nouvelle
esthétique acquises par Hasbahçe ont donc pu contribuer à endiguer la fréquentation des
populations indésirables qui avaient tendance à s'approprier cet espace au début des années 1990, et
à encourager la fréquentation d'autres types de publics considérés par les pouvoirs publics comme
plus légitimes.
La salubrité et l'esthétique du « cadre de vie », dont l'amélioration est un objectif essentiel du
programme urbain du Refah (et de son successeur, l'AKP, qui se trouve à la tête de la municipalité
de Kağıthane depuis 2004), sont aussi sans doute considérées par les pouvoirs publics locaux
comme les conditions indispensables d'un hizmet digne de ce nom.

   Illustration 1: Kiosques du segment nord              Illustration 2: Lac et maison des cygnes

   Illustration 3: Les fleurs, élément                    Illustration 4: Fontaine située au centre
   fondamental de l'esthétisation de Hasbahçe             du lac

46 DORSO Franck, Quand l'intime fuit le privé pour trouver refuge dans le public, Travaux et documents, vol. 26,
   2007. pp. 57-64

                                                                                                             16
Ingénierie sociale : Contrôle, éducation, sélection des publics
Rompant avec l'espace qui le précédait par sa salubrité et son esthétique, Hasbahçe s'en distingue
également par les pratiques qui s'y déploient et le public des usagers qui le fréquentent. Cela a été
rendu possible par un ensemble de dispositifs mis en place par les pouvoirs publics, visant à assurer
une forme d'« ingénierie sociale »47 sur les usagers, tant en sélectionnant ceux-ci qu'en promouvant
un ensemble de pratiques légitimes.

                 A/ Contrôle
Hasbahçe est un lieu où se déploient deux types d'ingénierie sociale. D'abord, une « ingénierie
sociale de réaction », consistant dans la surveillance et la sanction des comportements et des
pratiques jugés illégitimes. Cette forme d'ingénierie sociale passe par l'exercice sur les usagers d'une
forme directe de contrainte : il s'agit de réagir au déploiement de pratiques jugées illégitimes en
empêchant celles-ci.
La surveillance des usagers, dans Hasbahçe, est avant tout facilitée par l'organisation de l'espace,
qui semble avoir été aménagé dans le dessein de rendre visible tout ce qui s'y déroule. Le segment
nord du parc se distingue par une absence presque totale de buissons, de recoins ou d'autre éléments
d'aménagement qui pourraient faire office de « cachettes » en faisant obstacle au champ de vision
du gardien. Le sol de ce segment du parc étant également absolument plat, il est possible pour les
gardiens, où qu'ils se trouvent, de surveiller l'ensemble des usagers. Selon Sezer, l'absence de relief
des parcs et jardins construits par İBB, fait partie des principes essentiels de leur aménagement :
celle-ci permettrait d'assurer plus efficacement la sécurité des usagers48. La présence de nombreux
réverbères, qui éclairent le parc la nuit, s'inscrit dans la même logique de contrôle des
comportements permis par la visibilisation de ceux-ci. G. Gillot, comparant les logiques ayant
inspiré l'aménagement des jardins publics du Caire, de Rabat et de Damas 49, affirme que ceux-ci ont
été construits de manière à instituer « large champ d'exploration visuelle ». La volonté sous-jacente
à ce type d'aménagement serait d'imposer les valeurs suivantes : « le contrôle, la droiture, la
domination et le prestige », attributs qui, selon les personnes interviewées, manquaient cruellement
au Hasbahçe du début des années 1990.
Outre la manière d'organiser l'espace, la présence de certains équipements confirme cette volonté
supposée des pouvoirs publics d'assurer une intense surveillance les usagers et leurs usages du parc.
Dans le segment nord de Hasbahçe, (pour des raisons de sécurité selon le discours officiel 50), on
47 Ingénierie sociale : entendue comme une pratique visant à modifier largement les comportements des groupes
   sociaux
48 Entretien avec Sezer
49 GILLOT Gaëlle. Espaces populaires, pratiques intimes..., op. cit.
50 L'argument de la sécurité, pour justifier la présence de ces caméras, est celui avancé par F. Sığırcı, Y. Doğanay,

                                                                                                                  17
dénombre 38 caméras de surveillance, que deux gardiens sont chargés de surveiller en permanence,
et qui interviennent lorsqu'ils constatent le déploiement d'une pratique jugée illégitime51. S'ajoutent
aux gardiens permanents, salariés de la compagnie de sécurité privée Özsan Intursa Güvenlik52 et
des véhicules de la Zabita, qui effectuent chaque jour des rondes sur les routes pavées entourant le
parc53. Dans la partie intermédiaire de Hasbahçe, la surveillance exercée sur les pratiques est moins
resserrée : Des gardiens de la compagnie Akdeniz Güvenlik54 y patrouillent, mais il n'y a aucune
caméra et des recoins (buissons, reliefs) permettent aux usagers qui le souhaitent de s'isoler.
En outre, dans Hasbahçe, des sources de surveillance et de contrôle autres que celles exercées par
les pouvoirs publics semblent pouvoir se déployer. J.C. David définit l'espace public, entre autres,
comme le « lieu traditionnel de la mise en scène et du contrôle social »55, et ajoute : « Le côtoiement
n'équivaut pas au mélange. Le jardin n'est pas un lieu d'indifférence, mais de mise en scène de soi et
de reconnaissance des autres »56. Si tout côtoiement implique une forme de contrôle social exercé
par les usagers sur eux-mêmes, l'intensité du côtoiement, très important dans Hasbahçe, accroît ce
contrôle. La densité des usagers dans le parc (son segment nord en particulier), qui implique un
contrôle social accru, participe donc de la sécurisation de Hasbahçe.
Enfin, la surveillance et le contrôle des pratiques qui se déploient dans Hasbahçe semble être
facilitée par la nature des groupes s'y trouvant sujets au côtoiement. Selon H. Irmak, les problèmes
de sécurité présents dans le Hasbahçe du début des années 1990 auraient été résolus par une
fréquentation accrue des familles résidentes de l'arrondissement, de même que certaines pratiques
comme la consommation d'alcool auraient pratiquement disparu du segment nord du parc du fait
d'une évolution du type de public vers un public plus familial57. Le choix de l'installation de jeux
pour enfants et l'organisation d'activités où se rendre en famille, du point de vue des aménageurs,
n'est sans doute pas neutre58 : Il s'agissait autant d'attirer un public familial que de décourager la
venue des groupes considérés comme illégitimes illégitimes dans l'enceinte du parc, en accréditant

   Şaban Demirel et le maire d'arrondissement Fazlı Kılıç.
51 Chiffres donnés par un gardien du parc préposé à la surveillance des caméras. Les caméras sont parfois immobiles,
   parfois panoramiques. Ces dernières permettent également aux gardiens de zoomer pour faciliter la détection de
   pratiques jugées non-conformes. Ainsi, un gardien m'affirmera, non sans fierté et démonstration à l'appui, que le
   zoom des caméras est suffisamment performant pour lire des SMS sur les portables des usagers.
52 « Sous-traitant » de la municipalité d'arrondissement en matière de sécurité
53 Zabita : Police dépendant des municipalités d'arrondissement. L'absence de ces routes aurait d'ailleurs empêché à la
   Zabita de circuler, on peut donc postuler que les routes larges et pavées entourant l'espace aient été construites,
   notamment, pour faciliter les rondes de la police.
54 Entreprise chargée d'assurer la sécurité sur l'ensemble des espaces verts gérés par İBB (Entretien avec Sezer).
55 DAVID Jean-Claude. Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe..., op. cit.
56 DAVID Jean-Claude. Les espaces publics à Alep depuis la fin du XIXème siècle. Urbanisme et pratiques des
   usagers, Geocarrefour, vol. 77, n° 3, 2002. pp. 235-244
57 Selon Ş. Demirel, H. Irmak ou encore Y. Doğanay, les usagers ne viennent plus dans la partie nord de Hasbahçe par
   respect pour les familles.
58 La volonté des pouvoirs publics d'attirer un public familial est confirmée par H. Irmak

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