LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE
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Master « Politiques publiques et changement social » Spécialité « Villes, Territoires, Solidarités » UN ESPACE PUBLIC AU CARREFOUR DES USAGES : LE JARDIN DE HASBAHÇE, ENTRE INTRUSIONS DU POLITIQUE ET ARTS DE FAIRE Mémoire de M1 Réalisé à l'Institut Français d'Études Anatoliennes d'Istanbul Par Clément Bironneau 1
En priant les oubliés de me pardonner, mes remerciements vont à : ● Jean-François Pérouse, Cilia Martin, Julien Paris, Élise Massicard, Magali Boumaza et Aude Signolès, pour leurs conseils avisés ● Mes tercümeler Özlem et Soykan pour leur patience et leur gentillesse ● Mes collègues stagiaires Matthieu, Benjamin, Elvan, Merve, Élise, Marie, Helin et Alicia pour nos cafés turcs ratés et nos çig köfte partagés ● Toute l'équipe de l'IFEA ● Les habitués de la BU de Galatasaray ● Et enfin toutes les personnes rencontrées sur le terrain, Fatma, Yakup, Sezer, Erhan, Şaban Demirel, Fazlı Kılıç, Hüseyin Irmak, İrfan Aydın et tous les usagers anonymes pour la qualité de leur accueil et pour leur aide précieuse 2
Introduction « Le but de nos jardins et de nos palais est de mettre hors de notre vue le désordre et la vulgarité et de bâtir un havre pour la noblesse de l'âme » Friedrich Nietzsche Le jardin public est un objet singulier et les fonctions qui lui sont assignées sont très diverses. Historiquement, des jardins ont été aménagés pour permettre aux élites de se mettre en scène ou pour améliorer l'hygiène des villes. Ils sont souvent considérés par le public qui les fréquente comme les lieux du délassement, du rêve et du divertissement, ou comme des refuges pour les amoureux. Lieux suspendus entre la nature et la ville, extérieurs à celle-ci tout en étant considérés comme un aménagement urbain indispensable, parcs et jardins charrient des représentations variées et parfois contradictoires. Notre travail porte sur Hasbahçe, un jardin public de la ville d'Istanbul dans lequel s'incarnent puissamment les aspects cités ci-dessus. Les fonctions assignées par les pouvoirs publics locaux au parc de Hasbahçe sont multiples, et répondent aux représentations très diverses que les acteurs de ces pouvoirs publics se font de cet objet urbain singulier. Selon A. Fleury, La Municipalité Métropolitaine d'Istanbul (İBB) conçoit l'aménagement des espaces verts comme un aspect essentiel de son action. Les espaces verts constituaient, au milieu des années 2000, le troisième poste de dépenses publiques le plus important à l'échelle de la métropole stambouliote1. On a assisté à Istanbul, depuis les années 1990, à une explosion du nombre d'espaces verts due à la convergence des facteurs contextuels suivants : prégnance d'un discours anti-urbain à travers lequel la ville est décrite comme sale, dangereuse, et destructrice des sociabilités locales traditionnelles2 ; volonté chez les pouvoirs publics de promouvoir un retour aux sources de la culture anatolienne3 ; succès considérable de la rhétorique du « Hizmet »4 qui énonce l'amélioration du « cadre de vie » administrés en objectif fondamental ; à partir des années 1990, une certaine diffusion des valeurs environnementaliste en Turquie5, notamment au sein des partis de 1 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines. Réflexions au croisement de trois expériences : de Paris aux quartiers centraux de Berlin et Istanbul, Thèse de doctorat en géographie, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007. Thèse Entretien avec Mehmet Ihsan Simsek, directeur des parcs et jardins d'İBB. 2 Ibid. 3 FLEURY Antoine. Les rivages d'Istanbul : des espaces publics au cœur de la mégalopole, Géographie et culture, vol. 52, 2005. pp.55-72 4 Cette notion sera, tout au long du mémoire, considérablement utilisée. En français, hizmet signifie « service », et peut concerner à la fois un service rendu concret et le fait d'« être au service ». Le terme de Hizmet est, en Turquie, très utilisé par les partis conservateurs. Il est l'emblème d'une « autre manière de faire de la politique », qui place au centre le souci du bien-être public. 5 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines..., op. cit. 3
l'islam politique6. Le jardin de Hasbahçe se situe dans l'arrondissement de Kağıthane, localisé aux frontières des arrondissements considérés comme centraux (Fatih, Beşiktaş, Beyoğlu et Şişli) de la partie européenne d'Istanbul. Cet arrondissement s'étend de l'extrémité de la Corne d'Or, où se jettent les fleuves Alibey et Kağıthane, à l'autoroute périphérique O-2. Kağıthane est au coeur des dynamiques urbaines de la métropole stambouliote, en particulier en terme de croissance urbaine. La population locale a en effet connu une croissance exponentielle à partir des années 1950, du fait des migrations intenses en provenance d'Anatolie centrale et orientale vers les grandes villes de l'ouest et du sud-ouest turcs. Selon les auteurs du documentaire Ekümenopolis, Kağıthane fait partie des deux arrondissements d'Istanbul donc la population a le plus augmenté en proportion depuis les années 19507. Le tableau suivant en témoigne : Année 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2011 Population 1500 22.000 111.000 175.000 270.000 345.000 420.000 (Source : Türkçebilgi)8 Le profil social des habitants de Kağıthane, qui est celui de migrants anatoliens plus ou moins récents pour beaucoup originaires des alentours de Sivas et des régions limitrophes de la Mer Noire9, est essentiellement ouvrier ou de type « petite classe moyenne »10. L'importance historique de la population « ouvrière » de l'arrondissement tient au fait que les rives du fleuve Kağıthane, à partir du milieu du XIXème siècle, ont vu de nombreuses usines et manufactures s'installer. L'une des premières usines à ouvrir sur les rives du fleuve fut une usine à papier (Kağıthane en turc), d'où le nom actuel du fleuve et celui de l'arrondissement développé aux alentours. Sur le plan politico-administratif, signalons que la municipalité d'arrondissement de Kağıthane (Kağıthane Belediyesi) a été créée en 1987, date à laquelle Kağıthane s'est autonomisé de la municipalité de Şişli et a obtenu le statut d'arrondissement à part entière. Kağıthane est considéré au niveau métropolitain comme un fief du Parti de la Justice et du Développement (AKP), qui y réunit, aux élections locales et nationales, jusqu'à 60% des suffrages. La municipalité est d'ailleurs dominée par l'AKP depuis 2004 et les premières élections locales consécutives à la création du parti. 6 OĞUZ Erdur, Reappropriating the 'Green': Islamist Environmentalism, New Perspectives on Turkey, 1997 7 Trailer du film Ekümenopolis, disponible sur Youtube 8 http://www.turkcebilgi.com/ansiklopedi Kâğıthane, İstanbul 9 Les personnes rencontrées sur place revendiquaient cette origine dans une écrasante majorité. 10 Entretien avec Y. Doğanay 4
Pour appréhender Hasbahçe dans ses ambiguités et ses contradictions, on a particulièrement été cherché du côté de la littérature portant sur l'« espace public ». Ce terme, de plus en plus utilisé depuis les années 1970, recouvre à la fois une notion philosophique et une notion urbanistique 11. La notion d'espace public est discutée, mais l'objectif ne sera pas ici de confronter les différentes approches de l'espace public et d'en tester les limites dans le cas de Hasbahçe ou plus largement le cas turc. On se fixera donc dès maintenant sur une définition large et qu'on espère « définitive » de la notion qui nous permettra d'aller chercher des informations chez des auteurs issus de disciplines diverses des sciences sociales. P. Korosec-Serfaty définit l'espace public selon les critères suivants : l'accessiblité, qui recouvre l'absence de possesseur unique et l'ouverture théorique à tous les membres d'une société, et multi- fonctionnalité, qui implique que les pratiques qui s'y déploient sont très diverses 12. On pourrait ajouter à ces critères, au niveau plus « micro » des usagers de l'espace public, une dimension de visibilité, d'exposition et de mise en scène de soi13. Dans le cas de Hasbahçe, accessibilité, multi- fonctionnalité et visibilité sont, comme on le verra, au cœur des tensions qui contribuent à faire de ce jardin un espace en constante négociation, ce qui justifie le choix d'une réflexion en terme d'espace public. Pour effectuer ce travail, on est aussi, bien sûr, allé chercher du côté de la littérature portant spécifiquement sur l'« objet »-jardin public et de celle portant sur les espaces publics stambouliotes bien sûr, mais on s'est aussi appuyé sur des travaux de recherche portant plus globalement sur la ville d'Istanbul, ou encore sur les espaces publics inscrits dans des contextes géographiques différents, comme les villes du monde arabe. Pour un étudiant français, effectuer des recherches sur un espace public dans le cadre d'Istanbul découle du fait que les espaces publics constituent en quelque sorte des révélateurs des sociétés qui les conçoivent et les habitent. Selon J.C. David les espaces publics comme sont des « miroirs des sociétés », et révèlent les « rapports de domination » éventuellement masqués qui sous-tendent son fonctionnement14. Pour G. Gillot, à travers les espaces publics, les sociétés « se laissent voir » et révèlent leurs facettes obscures qu'elles parviennent généralement de cacher15. Les jardins et parcs 11 En philosophie, l'espace public a été défini, par J. Habermas notamment, comme l'espace de parole qui s'est constitué parallèlement à la montée historique de la bourgeoisie. 12 KOROSEC-SERFATY Perla. La sociabilité publique et ses territoires, Architecture et comportement, vol. 4, 1990. pp. 111-132. 13 BOZORGAN Annette. Les vapurs d'Istanbul : un espace public en suspens ? Usages et représentations des voyageurs quotidiens. mémoire IFEA, 2006 14 DAVID Jean-Claude. Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe, entre urbanisme et pratiques citadines, Géocarrefour. Vol. 77 n°3, 2002. L'espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe. pp. 219-224. 15 GILLOT Gaëlle. Espaces populaires, pratiques intimes : les jardins publics au Caire, à Rabat et à Damas, Géocarrefour. Vol. 77 n°3, 2002. L'espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe. pp. 267-274. 5
publics, « image de la société qui le crée »16 nous semblent refléter d'autant fidèlement l'« état d'esprit » d'une époque que ces espaces publics sont les lieux d'une nature contrainte, où l'empreinte de la société est donc particulièrement visible. Ce travail sur le jardin de Hasbahçe a donc aussi présenté l'intérêt suivant : il m'a appris sur la micro-société des aménageurs et des usagers qui, chacun à leur manière, contribuent à définir le parc et à marquer l'espace, mais aussi, par extension, sur la ville d'Istanbul voire sur la Turquie dans son ensemble. Je me suis aventuré dans le parc de Hasbahçe pour la première fois à l'hiver 2011/2012. La neige qui tombait par intermittence sur Istanbul dissuadait alors les promeneurs de pénétrer dans cet espace, du moins ceux que ne taraudait pas la recherche d'un espace public sur lequel travailler. Le parc de Hasbahçe m'apparut d'emblée comme singulier. Je fus frappé d'emblée par la densité importante des équipements publics, qui illustrait une volonté manifeste des aménageurs d'organiser l'espace et éventuellement de contraindre les pratiques qui s'y incarnent. L'empreinte des pouvoirs publics, ensuite, s'incarnait dans une inscription du logo de la municipalité de Kağıthane sur les équipements publics qui m'a semblée systématique. Lors de ma visite suivante, mieux choisie d'un point de vue météorologique, deux éléments supplémentaires renforcèrent mon intérêt pour Hasbahçe : la fréquentation de celui-ci était numériquement très importante, et les pratiques déployées par les usagers du parc m'ont semblées s'opposer aux pratiques suggérées par les aménageurs à travers les équipements mis en place. Mon idée première a donc été de confronter les objectifs des aménageurs aux pratiques concrètes s'incarnant dans Hasbahçe. Je souhaitais décrire les relations entre l'aménagement d'un espace public et les pratiques qui s'y déploient. Les aménageurs parviennent-ils à prescrire des pratiques ? Au contraire, les usagers se réapproprient-ils, détournent-ils, ou encore profanent-ils l'espace tel qu'il a été conçu par les aménageurs ? La question centrale était donc alors la suivante : dans quelle mesure les aménageurs, à travers les équipements mis en place et les incitations produites, parviennent-ils à influer sur les pratiques concrètes qui se déploient dans Hasbahçe ? Ces questions m'ont ensuite amené à m'interroger sur l'histoire de ce parc, sur les espaces qui l'ont précédé, sur les acteurs ayant décidé son aménagement, et sur les principes qui l'ont inspiré. Je souhaitais aussi déterminer, à travers une comparaison avec d'autres espaces publics, si Hasbahçe constitue un cas particulier à Istanbul ou s'il s'inscrit pleinement dans les dynamiques des espaces publics métropolitains. 16 L'expression est de G. Gillot (GILLOT Gaëlle, La nature urbaine patrimonialisée : perception et usage, les cas de deux jardins marocains. In : GRAVARI-BARBAS Maria, Habiter le patrimoine. Sens, vécu, imaginaire, PUR, 2005) 6
Bien que ces questionnements n'aient aujourd'hui pas cessé d'être pertinents, l'observation du contexte local m'a amené à élargir la focale. Le parc de Hasbahçe m'est, en effet, vite apparu comme un espace sur-investi par les pouvoirs publics et saturé par la politique. Il m'a semblé manifeste que les pouvoirs publics entendaient instrumentaliser cet espace pour en tirer une série de profits, notamment électoraux et économiques. Il était donc également pertinent de s'intéresser au projet politique poursuivi par les pouvoirs publics à travers Hasbahçe. Le terme d'« usage », pour sa polysémie, m'a semblé capable de traiter à la fois de l'aspect des pratiques qui se déploient dans Hasbahçe et de leurs relations avec les incitations produites par les aménageurs, et de celui du projet politique poursuivi et des bénéfices escomptés par pouvoirs publics à travers ce parc. Le terme d'usage désigne d'abord « la destination, la fonction de quelque chose, l'emploi qu'on peut en faire »17. Cette acception concerne les pratiques déployées dans l'espace public, qu'on peut regrouper sous la notion d'« usages quotidiens ». Une partie conséquente de ce travail consistera dans la comparaison entre usages quotidiens prescrits (par les aménageurs) et usages observés du parc de Hasbahçe. Ensuite, un « usage », c'est aussi une « coutume », c'est-à-dire une pratique considérée comme « normale » dans un groupe donné. Les pouvoirs publics locaux, comme on le verra, entendent modifier les « usages coutumiers » en vigueur au sein du parc, en modifiant les représentations des usagers pour légitimer ou délégitimer un certain nombre d'« usages quotidiens ». Enfin, la notion d'usage peut se colorer d'une dimension plus instrumentale. « Faire usage de », c'est utiliser, voire instrumentaliser, et Hasbahçe n'est pas exempt de certaines formes d'instrumentalisations de la part des pouvoirs publics. Entre usages quotidiens, usages coutumiers et usages instrumentaux, la notion d'usage fournit les clefs nécessaires des tensions qui travaillent le parc de Hasbahçe. La problématique qui guidera la réflexion développée est la suivante : En quoi la tension entre usages divergents que font de Hasbahçe les pouvoirs publics et les usagers du parc participe-t-elle de la définition de cet espace ? D'abord, il sera nécessaire d'opérer une forme d'archéologie des décisions politiques ayant conduit à l'aménagement de Hasbahçe. On verra en quoi, du fait d'une lecture singulière de l'histoire locale, Hasbahçe est passé d'une situation de déprise politique à celle d'un véritable sur-investissement de 17 Les différentes définitions du terme d'usage sont tirées du Larousse en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/usage/80758 7
la part de pouvoirs publics qui tentent, tout en faisant usage de l'espace, d'imposer les usages quotidiens et coutumiers qu'ils considèrent comme légitimes (I). Ensuite, on présentera les dimensions, les raisons et les objectifs de l'usage instrumental que l'équipe municipale locale fait de Hasbahçe (II). Enfin, on s'interrogera sur l'efficacité de l'action municipale, en tentant de déterminer si les usages intrumentaux qui sont faits de Hasbahçe touchent leur but, et en comparant les usages légitimes prescrits par les pouvoirs publics et la réalité des usages observés (III). Mon travail s'est essentiellement appuyé, pour ce qui concerne la collecte des données relatives aux pratiques concrètes des usagers et aux formes prises par l'aménagement du parc, sur des observations de terrain. Ces observations ont été complétées par des entretiens informels avec les différents acteurs évoluant dans le parc (usagers, gardiens, jardiniers...) qui m'ont permis de mieux appréhender leurs sentiments, leurs motivations et les règles explicites ou implicites qui régissent le Hasbahçe. Des entretiens plus formels ont également été réalisés avec des acteurs politiques et techniques, certains d'entre eux étant aussi des usagers réguliers du parc de Hasbahçe capables de me renseigner sur leur propre pratique de cet espace. Ces entretiens ont été effectués en turc, avec l'aide d'un traducteur pour les entretiens formels. Sur le plan de la forme, afin de « rendre visible » l'espace décrit et pour illustrer le propos, on a fait le choix d'introduire des photos (personnelles ou trouvées sur le site internet de la municipalité locale) à certaines grandes étapes du développement. 8
I/ De la déprise politique au sur-investissement : un aménagement qui répond à une certaine lecture de l'histoire L'aménagement de Hasbahçe est et a été déterminé par une certaine lecture de l'histoire locale et nationale par les pouvoirs publics : ceux-ci considèrent que l'époque ottomane constitue un véritable âge d'or, et l'opposent à une histoire récente dont il faudrait absolument se démarquer. C'est au cœur de cette dialectique de rejet des « années noires » du passé récent et de célébration d'un passé plus lointain que s'est inscrit l'aménagement de Hasbahçe. A/ Un jardin conçu en opposition à son passé immédiat 1/ Le reprise en main d'un espace « malsain » Sale, sauvage et canaille : Les caractéristiques historiques récentes du lieu Ancienne dépendance du palais de Sadabad, qui était construit en son centre, Hasbahçe avait, au début du XXème siècle, le statut d'un terrain privé. En 1920, suite à la conversion du palais de Sadabad en orphelinat, le terrain est passé sous le contrôle des pouvoirs publics. À partir des années 1940, un nombre important de Turcs d'Anatolie migra vers les grandes villes de l'ouest de la Turquie (en particulier vers Istanbul) ce qui entraîna d'une part une multiplication de la construction de gecekondus18 aux alentours du parc, et d'autre part, du côté des pouvoirs publics, l'émergence d'une volonté de protéger cet espace de l'installation illégale des néo-stambouliotes. En 1943, les autorités entreprirent donc de raser le palais de Sadabad et de bâtir à la place une école militaire, puis donnèrent aux terrains environnants le statut de « zone militaire »19. Dans les années 1950, des industries s'implantèrent le long du fleuve Kağıthane, dans le sud de l'actuel Hasbahçe, mais aussi en amont du parc. Les deux grandes conséquences de l'installation de ces usines furent une augmentation des pollutions subies par le fleuve Kağıthane, et une destruction de kiosques et de fontaines vieux de plusieurs siècles20. Malgré la fermeture progressive des usines situées les plus en aval à partir des années 1980, les pollutions causées par les usines situées en amont et les rejets domestiques restaient importantes. À fin des années 1980, car les pollutions subies par le fleuve Kağıthane se diffusaient à son environnement proche, la salubrité du terrain laissait à désirer. L'histoire de l'espace occupé par l'actuel Hasbahçe est également celle de son appropriation par la 18 Habitât auto-construit, la plupart du temps illégalement. Mot-à-mot, gecekondu signifie « posé la nuit ». 19 ÖRER Bige, Documents non publiés, disponibles à l'Institut français d'études anatoliennes 20 Ibid. 9
population locale. Au début du XXème siècle, bien que le statut de l'espace en question était celui d'un terrain privé, la population locale l'investissait et des pratiques diverses s'y incarnaient 21. Si, à la suite de la prise en main de de l'ancien Hasbahçe par les militaires l'appropriation de celui-ci par la population locale s'est ralentie, les habitants de l'arrondissement recommencèrent progressivement à s'approprier cet espace semi-sauvage à partir de 1990 (date à laquelle les militaires cédèrent le terrain à IBB) En outre, le terrain se mit alors, d'après les témoignages recueillis, à être largement utilisé comme une « décharge » par la population locale. Le Hasbahçe du début des années 1990 est donc largement considéré par les personnes interrogées comme un espace insalubre, du fait des pollutions subies par le fleuve Kağıthane, qui le traverse et car il faisait office de « dépotoir »22. En outre, cet espace, bien que des barrières en interdisaient l'accès, aurait dissimulé des pratiques aujourd'hui unanimement condamnées par les personnes interrogées : consommation de drogues et d'alcool, bagarres, trafics, relations sexuelles. Le Hasbahçe du début des années 1990 semble cependant avoir été également le lieu de pratiques considérées comme plus légitimes, comme le pique-nique, le sport et les rassemblements familiaux. Şaban Demirel, président des « Bras de la jeunesse » de l'AKP23 local, résume la situation du Hasbahçe du début des années 90 de la manière suivante : L'espace aurait été « utilisé parfois d'une manière acceptable, parfois d'une manière inacceptable », mais demeurait, de manière générale, un espace dangereux où se déployaient des pratiques illégitimes. Le Hasbahçe d'alors est globalement décrit comme un espace dont le contrôle échappait aux pouvoirs publics, par négligence ou par impuissance. Foisonnement des pratiques réprouvées, pérennisation de mauvaises conditions de salubrité liées à l'état de pollution du fleuve Kağıthane et au fait que la population locale le considère comme un dépotoir, détérioration ou destruction de ce qui est désormais considéré comme un patrimoine local : la « déprise politique »24 qu'aurait subie l'ancien Hasbahçe au cours de son passé aurait généré une situation néfaste appelant une intervention des pouvoirs publics. Contexte politique Les bouleversements politiques qu'a connus Istanbul au cours des années 1990 ont joué un rôle important dans la décision des pouvoirs publics de reprendre en main cet espace et d'aménager le 21 Entretien avec Hüseyin Irmak 22 Descriptions issues des entretiens avec Hüseyin Irmak, responsable de la communication de la municipalité d'arrondissement de Kağıthane, et avec Şaban Demirel, président du Bras de la jeunesse de l'AKP local 23 Parti de la Justice et du Développement, créé en 2001, héritier « modéré » d'une longue série de partis de l'islam politique, au pouvoir au niveau national depuis 2002 et à l'échelon d'Istanbul depuis 2004. 24 Expression qu'utilise F. Dorso pour décrire la situation des murailles d'Istanbul (DORSO Franck, Quand l'intime fuit le privé pour trouver refuge dans le public, Travaux et documents, vol. 26, 2007. pp. 57-64 ) 10
jardin de Hasbahçe. Après que, en 1987, Kağıthane fût déclaré arrondissement (ilçe) à part entière25, Arif Calban, du Parti du Bien-Être (Refah Partisi) fut élu, en 1991, maire de l'arrondissement de Kağıthane. Le Refah allait aussi remporter les élections à l'échelle de la Muncipalité Métropolitaine en 1994, permettant à l'actuel Premier minsitre R. T. Erdoğan d'accéder au poste de maire d'Istanbul. Ce parti, dont est notamment issu l'AKP, figure au sein d'une série de partis se réclamant de l'islam politique et a connu des succès électoraux importants au cours des années 1990. Or, les partis de l'islam politique, selon O. Erdur26, auraient tendance à se réclamer fortement d'une rhétorique de la protection de l’environnement allant de pair avec une critique plus globale de l’Occident et d'un mode de vie moderne et séculier27. Cette montée des préoccupations environnementales au sein des partis de l'islam politique, corrélées aux victoires électorales du Refah dans les années 1990, se seraient traduit, à Istanbul, par une multiplication des espaces verts à partir des années 199028. On peut donc associer l'élection d'un candidat du Refah à la tête de la municipalité de Kağıthane à la décision, pour remplacer l'ancien terrain militaire semi-sauvage, de conserver la dimension naturelle de celui-ci et de construire un jardin public. Les partis de l'islam politique turc auraient été, en outre, fortement marqués par un discours anti- urbain associant la ville à la saleté et au danger, à l'origine d'une volonté de recréer des solidarités locales supposément éclipsées par les effets néfastes de la croissance urbaine et par une rhétorique du hizmet à travers lequel la ville redeviendrait « vivable »29. De manière plus classique (ces conceptions sont inscrits au coeur des travaux de réaménagement des grandes villes européennes au XIXème siècle) les partis de l'islam politique auraient également considéré les espaces verts dans une perspective hygiéniste, c'est-à-dire comme des « outils urbains » permettant l'aération des villes30. Le Refah a donc pu considérer les espaces verts comme capables d'atténuer un certain nombre de « maux » de l'urbanité. Les « maux » prêtés à la ville par les partis de l'islam politique, cependant, loin de concerner uniquement un manque de salubrité qui porterait atteinte au « cadre de vie », ont 25 La Grande Muncipalité d'Istanbul (İBB) et ses arrondissements fut créée en 1984. Le redécoupage administratif de 1987 a permis à Kağıthane d'obtenir le statut d'arrondissement à part entière, Kağıthane dépendant, auparavant, de l'arrondissement de Şişli. 26 OĞUZ Erdur, op. cit. 27 O. Erdur note d'ailleurs que l'une des premières actions du Refah après sa conquête de la Municipalité Métropolitaine fut de repeindre en vert les pavés entourant la mairie, car il conçoit la couleur verte, à la fois couleur de l'islam et couleur associée à la protection de l'environnement, a une portée symbolique forte. 28 FLEURY Antoine. Istanbul/Berlin. Le pique-nique ou la ville en partage, in : BARTHE Francine (dir.), 2008, Le pique-nique ou l’éloge d’un bonheur ordinaire, Paris, Bréal, collection Autrepart. 29 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines... op. cit. 30 FLEURY Antoine. Les rivages d'Istanbul..., op. cit. 11
également une dimension morale : la ville est largement considérée comme le lieu du vice et du danger. Le Refah, dans les années 1990, a donc entrepris d'aménager un certain nombre d'espaces publics « sains » dans la métropole stambouliote. E. Massicard affirme ainsi que, dans les années 1990, à Istanbul, le nombre d'espaces publics destinés à une fréquentation familiale (parcs, aires de jeux, fontaines) a beaucoup augmenté31. Cela s'inscrirait pleinement dans le mouvement de recentrage politique qu'aurait alors subi le Refah : confronté à l'exercice du pouvoir, celui-ci aurait abandonné sa posture d'opposition systématique aux équipes en place, et se serait lancé dans une vaste entreprise de production d'« espaces conservateurs »32 Le choix, opéré par les pouvoirs publics locaux, d'aménager le parc de Hasbahçe, lié à la couleur politique de la municipalité de Kağıthane, s'inscrit donc pleinement dans une dynamique forte de l'aménagement d'espaces verts à l'échelle métropolitaine. Léger bémol, la construction d'espaces verts n'aurait pas pour autant fait figure, à l'agenda du Refah, de priorité absolue : Selon J.F. Pérouse, un nombre important de projets prévoyant l'aménagement d'espaces verts ont été modifiés, pour que soient construits, à la place, des bâtiments à usage religieux et partisans (lycées religieux, mosquées...)33. La mise à l'agenda du projet Hasbahçe L'espace actuellement occupé par le parc de Hasbahçe, du fait d'une forme de « déprise politique », est aujourd'hui largement décrit comme ayant été un lieu propice à l'expression de pratiques illégitimes, à l'insécurité, à la laideur, à la saleté, et un lieu dans lequel le patrimoine local est mis en danger. Il est donc apparu comme essentiel à la municipalité d'arrondissement de Kağıthane ainsi qu'à İBB de reprendre ce territoire en main. En outre le choix de l'aménagement de cet espace en jardin de Hasbahçe et non en espace bâti, est pour partie lié au contexte politique, favorable aux partis islamistes et à leur rhétorique de la protection de l'environnement naturel et de la condamnation des « maux » de l'urbanité, face auxquels les espaces verts feraient office de « remède social ». Demeure la question des acteurs qui ont été impliqués dans la mise à l'agenda du réaménagement. Arif Calban, peu après son arrivée au pouvoir en 1991, s'est accordé avec la Direction des Parcs et Jardins d'İBB sur la création d'une commission regroupant divers responsables politiques et techniques issus de la Municipalité Métropolitaine et de la Municipalité de Kağıthane. De cette 31 MASSICARD Élise. L’islamisme turc à l’épreuve du pouvoir municipal, Critique internationale, vol. 42, no 1, 2009. 32 Ibid. 33 PEROUSE, J.F. (1999), Le nouvel ordre urbain du Refah : urbanisation, gestion urbaine et urbanisme à Istanbul depuis mars 1994, Les Annales de l’Autre Islam, n° 6, « Islam en Turquie », pp. 277-289, 1999. De 1994 à 1999, plus de sept emplacements prévus par les plans d'aménagement pour être des espaces verts auraient ainsi été affectés à des usages religieux et partisans. 12
commission, qui avait pour tâche de faire des propositions quant aux modalités de la reprise en main du terrain par les pouvoirs publics, serait né le « projet Hasbahçe »34. Selon H. Irmak, « Seules de très rares personnes ont joué un rôle dans l'aménagement et la rénovation du parc ». La population locale, quant à elle, n'en aurait joué « aucun ». Seuls les acteurs politiques, institutionnels et techniques présents au sein de cette commission auraient donc contribué à l'élaboration du « projet Hasbahçe ». Aucune consultation n'aurait été organisée, et une quelconque participation de la population locale à l'élaboration du projet semble n'avoir pas été souhaitée. De tels mécanismes de décision, concernant un projet urbain, semblent être, à Istanbul, monnaie courante. Selon J.F. Pérouse, malgré le fait que depuis Habitat II 35, la participation des populations locales ait été érigée en « topos de l'action publique », il subsiste, au niveau des pouvoirs publics, une idéologie de la « transformation urbaine » qui ne saurait être définie que par l'élite éclairée des décideurs politiques et techniques36. Le « projet Hasbahçe », conséquence logique d'une volonté des pouvoirs publics locaux de reprendre en main un espace sale, sauvage et canaille, sera élaboré par la commission en question entre 1992 et 1997. Les travaux débutèrent dès 1997 et s'achevèrent en 200537. 2/L'aménagement de Hasbahçe : une réponse à son passé récent « La forme n'est pas gratuite, mais témoigne d'une volonté et d'une intention d'occuper l'espace »38 Esthétique et salubrité À travers le « projet Hasbahçe » les pouvoirs publics semblent d'abord avoir eu pour objectif de remédier au manque d'esthétique et de salubrité dont était affublé le Hasbahçe du début des années 1990. il s'est donc d'abord agi d'embellir et de nettoyer, tant le fleuve Kağıthane que le parc de Hasbahçe lui-même. L'observation contemporaine du parc montre qu'un effort important, passant par la rénovation ou la construction d'équipements « artificiels » : Les chemins déjà existants on été pavés et de nouveaux chemins ont été aménagé ; un « lac des cygnes »39 tapissé de béton a été construit dans le segment nord du parc, au centre duquel, sur des îles artificielles, de petites 34 Entretien avec H. Irmak 35 Deuxième Conférence des Nations-Unies sur le logement, qui s'est tenue à Istanbul en 1996. 36 PEROUSE Jean-François. Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité « internationale », nettoyage et résistances, in BERRY-CHIKHAOUI I., DEBOULET A. (dir.)Villes internationales, Entre tensions et réactions des habitants, Editions La Découverte, collection Recherches, Paris, 2007 37 Entretien avec Hüseyin Irmak 38 KRULIC Brigitte, op. cit. 39 Selon H. Irmak, celui-ci a une double fonction : fonction de stockage de l'eau éventuellement surabondante du canal en cas de crue ; fonction esthétique. 13
maisons, répliques des « yalı » néo-ottomans des bords du Bosphore et appelées « maisons des cygnes » par les convaincus40, ont été bâties ; des fontaines ont été disposées dans au fond du lac. En outre, sur le pourtour de celui-ci, des « kiosques » en bois ont été construits. On constate donc une forte densité des équipements « artificiels », en particulier dans le segment nord de Hasbahçe. On peut également constater la présence d'éléments esthétiques naturels : une variété importante de plantes, bambous, petits bosquets, grands arbres sont régulièrement replantés et taillés ; des fleurs sont placées au bord des chemins à partir du mois de mars. À cette flore foisonnante est censée s'ajouter une faune elle-aussi diversifiée. Dans le lac ont été introduites des tortues, et celui-ci, selon la légende locale, serait le refuge de dizaines d'espèces de poissons41. À partir du mois de mars, période où la fréquentation de Hasbahçe commence à s'intensifier, les jardiniers et le personnel d'entretien sont présents en nombre : certains jours, on peut en compter jusqu'à 30 dans la seule partie nord du parc. Leurs tâches les plus classiques sont la plantation de fleurs et d'arbustes, la réparation d'installations endommagées et les divers travaux d'entretien comme le ramassage des algues surabondantes dans l'eau du lac. Preuve de l'importance qu'occupe Hasbahçe pour les pouvoirs publics, le parc, en semaine et en journée, fourmille véritablement de l'activité du personnel d'entretien. L'état actuel du parc tranche donc avec l'état semi-sauvage dans lequel il se trouvait au début des années 1990 : Hasbahçe est désormais le lieu où se donnent à voir des éléments naturels très contraints et contrôlés, ainsi qu'un nombre important d'équipements artificiels à forte dimension esthétique. Dans les parties intermédiaire et sud du parc, on constate que, si la densité des aménagements à dimension « esthétique » est moins importante, le souci du beau n'est pas complètement absent dans l'esprit des pouvoirs publics, un soin particulier semblant être accordé par IBB à l'arrosage et à la taille du gazon. D'élégants ponts en bois et en métal, en outre, y enjambent les boucles du fleuve Kağıthane. Selon B. Örer42, on assisterait à Istanbul, depuis les années 1990, à une forme d'esthétisation de l'espace urbain, notamment à travers la réhabilitation de rivières et la construction de parcs. L'aménagement de Hasbahçe semble donc s'inscrire pleinement dans la dynamique actuelle des aménagements de l'espace urbain stambouliote, dans la mesure où les pouvoirs publics ont veillé à ce que celui-ci soit un lieu dont où la nature serait diversifiée et foisonnante, mais aussi fortement surveillée et contrôlée selon des critères esthétiques bien définis, et entourée d'équipements stylisés invitant à la promenade ou au repos. On peut considérer l'intensité des équipements et l'importance des moyens, financiers et humains, mis par les pouvoirs publics dans l'aménagement du parc 40 Entretien avec Y. Doğanay 41 L'un des jardiniers du parc m'en avait communiqué le chiffre exact, ensuite oublié. Signalons qu'on peut douter de la réalité de la présence de ces poissons, étant donné le manque de circulation de l'eau du lac, de la densité des algues et des pollutions qui s'y accumulent régulièrement en période estivale. 42 ÖRER Bige, op. cit. 14
comme un symbole de leur volonté de reprendre en main cet espace sous-investi. La volonté des aménageurs de maintenir la propreté du parc de Hasbahçe, de même, est clairement visible. Des poubelles, parfois accompagnées de messages de la municipalité d'arrondissement incitant les usager à les utiliser, ont été disposées dans le parc à intervalles réguliers. Après les périodes d'intense fréquentation, les agents d'entretien sont sur le pied de guerre pour ramasser les déchets ayant été répandus sur la pelouse malgré les messages incitatifs des pouvoirs publics. Des toilettes publiques gratuites sont mis à la disposition des usagers dans les partie nord et intermédiaire du parc. Les pouvoirs publics, afin d'améliorer la salubrité de l'espace, ont aussi œuvré au nettoyage du fleuve Kağıthane, en particulier sa partie canalisée qui longe le segment nord de Hasbahçe. F. Sığırcı, membre de l'AKP local, soutient ainsi que les mauvaises odeurs qui pouvaient être constatées dans le segment nord du parc il y a encore 6 ou 7 ans ont totalement disparu43. Les jardins, affirme G. Gillot, seraient « généralement associés à la pureté et à la salubrité ». Historiquement, la création d'espaces verts aurait été fortement corrélée à la prégnance d'une conception fonctionnaliste des parcs et des jardins, ceux-ci ayant été largement considérés comme les garants possibles de l'aération et de la salubrité de l'espace urbain44. Les parcs, espaces salubres, auraient pour fonction classique de diffuser cette salubrité à leur environnement proche. Le discours du maire d'arrondissement est révélateur d'une conception semblable de la fonction des parcs et jardins : L'une des trois raisons pour lesquelles F. Kılıç considère Hasbahçe comme étant au coeur des préoccupations municipales est que celui-ci se situerait à l'extrémité sud d'un « couloir d'air » reliant la Corne d'Or à la Mer Noire, au sein duquel se diffuseraient aussi bien les miasmes que l'air pur. Car l'« air » de la ville y transiterait, le parc se voit donc assigner une lourde responsabilité : assainir une partie importante de la métropole stambouliote. L'enjeu de la salubrité de Hasbahçe n'en serait, de ce point de vue, que plus crucial. La volonté des pouvoirs publics de promouvoir Hasbahçe comme un espace esthétique et salubre a peut-être également une fonction latente non-explicitement revendiquée. Selon A. Fleury, la qualité esthétique d'un espace public peut faire office de repoussoir et en exclure certains groupes sociaux, car la qualité esthétique peut conduire ceux-ci à douter de la légitimité de leur présence en ce lieu45. 43 L'assainissement de cette partie du fleuve n'est toutefois pas considéré comme terminé par les pouvoirs publics : Un projet visant à apporter de l'eau du Bosphore en amont, afin de garantir un débit plus important et de limiter la stagnation de l'eau canal et de la partie avale du fleuve, devrait voir le jour dans les prochaines années (Entretiens avec H. Irmak et Y. Doğanay). 44 GILLOT Gaëlle, La nature urbaine patrimonialisée, op. cit. 45 FLEURY Antoine. Les espaces publics dans les politiques métropolitaines..., op. cit. 15
Le soin particulier accordé par les pouvoirs publics à l'esthétique et à la salubrité du parc de Hasbahçe a donc peut-être également pour fonction de jouer sur le sentiment de légitimité des usagers, et ainsi d'opérer une forme de « tri social » de ceux-ci46. La nouvelle salubrité et la nouvelle esthétique acquises par Hasbahçe ont donc pu contribuer à endiguer la fréquentation des populations indésirables qui avaient tendance à s'approprier cet espace au début des années 1990, et à encourager la fréquentation d'autres types de publics considérés par les pouvoirs publics comme plus légitimes. La salubrité et l'esthétique du « cadre de vie », dont l'amélioration est un objectif essentiel du programme urbain du Refah (et de son successeur, l'AKP, qui se trouve à la tête de la municipalité de Kağıthane depuis 2004), sont aussi sans doute considérées par les pouvoirs publics locaux comme les conditions indispensables d'un hizmet digne de ce nom. Illustration 1: Kiosques du segment nord Illustration 2: Lac et maison des cygnes Illustration 3: Les fleurs, élément Illustration 4: Fontaine située au centre fondamental de l'esthétisation de Hasbahçe du lac 46 DORSO Franck, Quand l'intime fuit le privé pour trouver refuge dans le public, Travaux et documents, vol. 26, 2007. pp. 57-64 16
Ingénierie sociale : Contrôle, éducation, sélection des publics Rompant avec l'espace qui le précédait par sa salubrité et son esthétique, Hasbahçe s'en distingue également par les pratiques qui s'y déploient et le public des usagers qui le fréquentent. Cela a été rendu possible par un ensemble de dispositifs mis en place par les pouvoirs publics, visant à assurer une forme d'« ingénierie sociale »47 sur les usagers, tant en sélectionnant ceux-ci qu'en promouvant un ensemble de pratiques légitimes. A/ Contrôle Hasbahçe est un lieu où se déploient deux types d'ingénierie sociale. D'abord, une « ingénierie sociale de réaction », consistant dans la surveillance et la sanction des comportements et des pratiques jugés illégitimes. Cette forme d'ingénierie sociale passe par l'exercice sur les usagers d'une forme directe de contrainte : il s'agit de réagir au déploiement de pratiques jugées illégitimes en empêchant celles-ci. La surveillance des usagers, dans Hasbahçe, est avant tout facilitée par l'organisation de l'espace, qui semble avoir été aménagé dans le dessein de rendre visible tout ce qui s'y déroule. Le segment nord du parc se distingue par une absence presque totale de buissons, de recoins ou d'autre éléments d'aménagement qui pourraient faire office de « cachettes » en faisant obstacle au champ de vision du gardien. Le sol de ce segment du parc étant également absolument plat, il est possible pour les gardiens, où qu'ils se trouvent, de surveiller l'ensemble des usagers. Selon Sezer, l'absence de relief des parcs et jardins construits par İBB, fait partie des principes essentiels de leur aménagement : celle-ci permettrait d'assurer plus efficacement la sécurité des usagers48. La présence de nombreux réverbères, qui éclairent le parc la nuit, s'inscrit dans la même logique de contrôle des comportements permis par la visibilisation de ceux-ci. G. Gillot, comparant les logiques ayant inspiré l'aménagement des jardins publics du Caire, de Rabat et de Damas 49, affirme que ceux-ci ont été construits de manière à instituer « large champ d'exploration visuelle ». La volonté sous-jacente à ce type d'aménagement serait d'imposer les valeurs suivantes : « le contrôle, la droiture, la domination et le prestige », attributs qui, selon les personnes interviewées, manquaient cruellement au Hasbahçe du début des années 1990. Outre la manière d'organiser l'espace, la présence de certains équipements confirme cette volonté supposée des pouvoirs publics d'assurer une intense surveillance les usagers et leurs usages du parc. Dans le segment nord de Hasbahçe, (pour des raisons de sécurité selon le discours officiel 50), on 47 Ingénierie sociale : entendue comme une pratique visant à modifier largement les comportements des groupes sociaux 48 Entretien avec Sezer 49 GILLOT Gaëlle. Espaces populaires, pratiques intimes..., op. cit. 50 L'argument de la sécurité, pour justifier la présence de ces caméras, est celui avancé par F. Sığırcı, Y. Doğanay, 17
dénombre 38 caméras de surveillance, que deux gardiens sont chargés de surveiller en permanence, et qui interviennent lorsqu'ils constatent le déploiement d'une pratique jugée illégitime51. S'ajoutent aux gardiens permanents, salariés de la compagnie de sécurité privée Özsan Intursa Güvenlik52 et des véhicules de la Zabita, qui effectuent chaque jour des rondes sur les routes pavées entourant le parc53. Dans la partie intermédiaire de Hasbahçe, la surveillance exercée sur les pratiques est moins resserrée : Des gardiens de la compagnie Akdeniz Güvenlik54 y patrouillent, mais il n'y a aucune caméra et des recoins (buissons, reliefs) permettent aux usagers qui le souhaitent de s'isoler. En outre, dans Hasbahçe, des sources de surveillance et de contrôle autres que celles exercées par les pouvoirs publics semblent pouvoir se déployer. J.C. David définit l'espace public, entre autres, comme le « lieu traditionnel de la mise en scène et du contrôle social »55, et ajoute : « Le côtoiement n'équivaut pas au mélange. Le jardin n'est pas un lieu d'indifférence, mais de mise en scène de soi et de reconnaissance des autres »56. Si tout côtoiement implique une forme de contrôle social exercé par les usagers sur eux-mêmes, l'intensité du côtoiement, très important dans Hasbahçe, accroît ce contrôle. La densité des usagers dans le parc (son segment nord en particulier), qui implique un contrôle social accru, participe donc de la sécurisation de Hasbahçe. Enfin, la surveillance et le contrôle des pratiques qui se déploient dans Hasbahçe semble être facilitée par la nature des groupes s'y trouvant sujets au côtoiement. Selon H. Irmak, les problèmes de sécurité présents dans le Hasbahçe du début des années 1990 auraient été résolus par une fréquentation accrue des familles résidentes de l'arrondissement, de même que certaines pratiques comme la consommation d'alcool auraient pratiquement disparu du segment nord du parc du fait d'une évolution du type de public vers un public plus familial57. Le choix de l'installation de jeux pour enfants et l'organisation d'activités où se rendre en famille, du point de vue des aménageurs, n'est sans doute pas neutre58 : Il s'agissait autant d'attirer un public familial que de décourager la venue des groupes considérés comme illégitimes illégitimes dans l'enceinte du parc, en accréditant Şaban Demirel et le maire d'arrondissement Fazlı Kılıç. 51 Chiffres donnés par un gardien du parc préposé à la surveillance des caméras. Les caméras sont parfois immobiles, parfois panoramiques. Ces dernières permettent également aux gardiens de zoomer pour faciliter la détection de pratiques jugées non-conformes. Ainsi, un gardien m'affirmera, non sans fierté et démonstration à l'appui, que le zoom des caméras est suffisamment performant pour lire des SMS sur les portables des usagers. 52 « Sous-traitant » de la municipalité d'arrondissement en matière de sécurité 53 Zabita : Police dépendant des municipalités d'arrondissement. L'absence de ces routes aurait d'ailleurs empêché à la Zabita de circuler, on peut donc postuler que les routes larges et pavées entourant l'espace aient été construites, notamment, pour faciliter les rondes de la police. 54 Entreprise chargée d'assurer la sécurité sur l'ensemble des espaces verts gérés par İBB (Entretien avec Sezer). 55 DAVID Jean-Claude. Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe..., op. cit. 56 DAVID Jean-Claude. Les espaces publics à Alep depuis la fin du XIXème siècle. Urbanisme et pratiques des usagers, Geocarrefour, vol. 77, n° 3, 2002. pp. 235-244 57 Selon Ş. Demirel, H. Irmak ou encore Y. Doğanay, les usagers ne viennent plus dans la partie nord de Hasbahçe par respect pour les familles. 58 La volonté des pouvoirs publics d'attirer un public familial est confirmée par H. Irmak 18
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