Une histoire des résistantes allemandes est-elle possible ? Regard critique

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Une histoire des résistantes allemandes
                                            est-elle possible ? Regard critique
  Hélène Camarade*

    Mes travaux se sont inscrits tardivement dans les études de genre, après la soute-
nance de mon habilitation à diriger des recherches en 2011. Une étape importante
dans la découverte du potentiel heuristique du genre a constitué pour moi la semaine
d’activités scientifiques, pédagogiques et artistiques co-organisée à Bordeaux en
2012 autour de la chorégraphe allemande Pina Bausch. Jusque-là, je savourais
uniquement en spectatrice la façon dont ses danseur/ses jouaient des relations
humaines et mettaient au jour, souvent avec humour, des enjeux de pouvoir et de
domination tout en questionnant les stéréotypes de genre1. Le choix d’organiser cette
semaine sous l’angle du décloisonnement disciplinaire et du dialogue entre artistes
et universitaires fut particulièrement fécond et les échanges, assez éloignés de mes
problématiques habituelles, m’ont permis de saisir le potentiel de renouveau épisté-
mologique inhérent aux outils du genre, que j’ai voulu dès lors tester sur mes propres
objets. De nombreuses conversations menées au fil des années avec des collègues,
présent·es (ou non) dans le dossier « Ce que le genre fait aux études germaniques »,
et la lecture de leurs travaux y ont contribué. Le genre survient parfois dans les
parcours individuels de recherche par des voies de traverse, par le biais de l’ensei-
gnement, comme ça a été le cas pour ce dossier thématique, grâce au décloisonne-
ment des disciplines ou des approches, à la faveur de rencontres, ou encore par le
détour des arts ou du militantisme.
    Comme le souligne la sociologue Monique Haicault, la réflexion féministe a
provoqué, dès la fin des années 1960, « une rupture épistémologique » dans la
recherche. Partant du constat que « les concepts et les objets légitimes des sciences
[étaient] pensés au masculin », que « tous les critères, tous les systèmes de classe-
ment et d’interprétation, toutes les définitions étaient […] porteuses historiquement
d’une conception surplombante et unisexe du monde et des choses », la recherche
* Professeure de civilisation contemporaine à l’université Bordeaux Montaigne, membre honoraire junior de
    l’Institut universitaire de France. Ses travaux portent sur la résistance allemande au national-socialisme, les
    phénomènes d’opposition en RDA et les représentations de l’histoire. Dernières publications : avec Sibylle
    Goepper, Les mots de la RDA (Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019) ; édition avec Claire Aslangul
    du dossier « Mobilisation par l’image dans la presse illustrée allemande. Du Traité de Versailles à la Seconde
    Guerre mondiale » (in Matériaux pour l’histoire de notre temps, Numéro 135-136, 2020).
1. Cf. H. Camarade, Marie-Lise Paoli (éd.), Marges et territoires chorégraphiques de Pina Bausch, Paris, L’Arche,
    2013.
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féministe a cherché à les examiner dans leur fondement, à les déconstruire et à les
repenser2. C’est cette même rupture épistémologique qui se poursuit dans les études
de genre, venues enrichir et élargir les recherches sur les femmes, notamment à partir
de nouveaux outils, objets et concepts. Pour saisir le potentiel rénovateur de cette
approche dans le parcours d’une chercheuse non débutante, on peut citer le témoi-
gnage de l’historienne américaine Joan Kelly, spécialiste de la Renaissance. Sollicitée
en 1971 par l’historienne américaine Gerda Lerner pour participer à l’élaboration
d’un cours sur l’histoire des femmes, Joan Kelly commence par refuser, puis se penche
sur la question et éprouve alors un bouleversement « kaléidoscopique » : « Je n’avais
pas lu de nouveau livre. Je n’avais pas trébuché sur de nouvelles archives. Aucun
élément d’information ne s’ajoutait à ce que je savais. Mais je savais maintenant que
le tableau que je donnais de la Renaissance était partial, déformé, limité et imparfait
par ces limites. »3 En 1977, elle publie l’article « Did Women Have a Renaissance? »4
qui fait écho au premier cours sur l’histoire des femmes donné par Michelle Perrot en
1973 sous le titre « Les femmes ont-elles une histoire ? », questionnement prolongé
en 1984 dans l’ouvrage collectif Une histoire des femmes est-elle possible ? C’est en
témoignage de gratitude envers cette première génération de chercheuses que j’ai
choisi le titre de ma contribution.
    Dans les travaux sur la résistance allemande, les femmes sont souvent absentes ou
à la marge. En juin 2019, le Bundestag adoptait une motion présentée conjointement
par le SPD et la CDU/CSU qui constatait leur invisibilité et entendait les promou-
voir dans l’espace public et la recherche5. Mes premiers travaux sur la résistance,
commencés dans le cadre de mon doctorat à la fin des années 1990, témoignent, eux
aussi, de cet angle mort. Comme je suis venue tardivement au genre, mon parcours de
chercheuse en civilisation allemande contemporaine illustre la façon dont cet objet et
cette catégorie d’analyse permettent de renouveler des champs de recherche, ce que je
propose de démontrer ici à partir du thème des femmes dans la résistance allemande
au national-socialisme. Dans un premier temps, j’ai voulu soumettre les recherches
scientifiques existantes à un examen critique afin de comprendre les biais qui ont
contribué à les occulter, biais dont j’ai hérité, en quelque sorte, et qui ont influencé
mes premiers travaux. Cet examen m’a amenée à réfléchir, dans un deuxième temps,
aux angles morts présents dans les sources mêmes et au regard renouvelé qui est
nécessaire pour les contourner. Enfin, je démontre, dans une troisième partie, combien
les outils du genre peuvent susciter un renouveau épistémologique dans les recherches
sur les résistantes, à l’exemple de mes travaux en cours à ce sujet.

2. Monique Haicault, « Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre », in Rives
    méditerranéennes, 41/2012, p. 20.
3. Joan Kelly, Women, History and Theory: The Essais of Joan Kelly, Chicago/London, University of Chicago
    Press, 1984, p. XIII. L’anecdote est racontée par Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre,
    Paris, ENS Éditions, 2e édition augmentée, 2007, p. 72.
4. Joan Kelly, « Did Women Have a Renaissance? », in Renate Bridenthal, Claudia Koonz (éd.), Becoming Visible.
    Women in European History, Boston, Houghton Mifflin Company, 1977. Cf. Sophie Cassagnes-Brouquet,
    Christiane Klapisch-Zuber, Sylvie Steinberg, « Sur les traces de Joan Kelly. Pouvoir, amour et courtoisie (XIIe-
    XVIe siècles) », in Clio. Femmes, genre, histoire, 2010/32, p. 17-52. (Dernière consultation 12/05/2021 :
    https://doi.org/10.4000/clio.9804).
5. Cf. « Antrag der Fraktionen der CDU/CSU und SPD. Frauen im Widerstand gegen den Nationalsozialismus
    würdigen », Deutscher Bundestag, Drucksache 19/11092, 25.06.2019, http://dip21.bundestag.de/dip21/
    btd/19/110/1911092.pdf (Dernière consultation 23/11/2019).
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Invisibilité ou marginalité des résistantes allemandes dans la recherche
     Sur le plan des recherches scientifiques, l’intérêt pour les résistantes allemandes a
été tardif ; il reste marginal et les outils employés peu opérationnels. Le thème émerge
en République fédérale d’Allemagne dans le sillage de la Frauenforschung à partir
du milieu des années 1970, tout d’abord grâce à la publication de témoignages de
femmes issues des rangs de la résistance ouvrière6, puis à partir des années 1980,
dans les travaux d’Annette Kuhn, Valentine Rothe, Rita Thalmann et Claudia Koonz7.
En dehors des études féminines, la question de la résistance des Allemandes reste
cependant inexistante, comme en témoignent les actes du colloque sur « La société
allemande et la résistance contre Hitler » qui s’est tenu à Berlin en 1984 et marque un
tournant dans l’historiographie de la résistance8 : sur 65 contributions, aucune n’est
consacrée à une ou plusieurs femmes. Seul l’historien britannique Ian Kershaw évoque,
au cours d’un paragraphe, les comportements de retrait adoptés par des femmes dans
la sphère socio-économique (sozio-ökonomischer Dissens, Frauen-Dissens) en prenant
pour exemple leur manque d’entrain à participer à l’effort de guerre dans les usines.
Même si l’histoire sociale de la résistance, réunie autour de Martin Broszat, veille alors
à ne pas surévaluer les comportements de dissension ou de retrait, Kershaw semble
tout de même dépolitiser et minimiser les actions de ces femmes lorsqu’il conclut que
leurs comportements « ne relevaient pas vraiment de la résistance ou de l’opposition
politique » et qu’on « peut faire l’hypothèse qu’ils n’ont pas eu sur le fonctionnement
du système nazi l’effet négatif qu’on leur prête souvent », le seul argument avancé par
Kershaw étant qu’il s’agissait surtout « de “dames distinguées” (die « feinen Damen »)
[…] qui refusaient de travailler dans les usines d’armement »9.
     Le sommaire de ces actes est révélateur de la place des historiennes dans les
études sur la résistance à l’époque puisqu’une seule est écrite par une historienne,
l’Israélienne Hevda Ben-Israel. Or la première génération de chercheuses en histoire
des femmes a constaté qu’il existe une corrélation entre une histoire écrite par les
hommes et une histoire qui se résume à celle des hommes10. C’est souvent la fémini-
sation de la discipline qui permet aux études sur les femmes d’émerger dans le
champ scientifique11.
     Du côté de la République démocratique allemande (RDA), la question de la place
des femmes dans la résistance ne s’est pas posée en tant que telle, les enjeux de
 6. Cf. Gertrud Meyer, Gerda Zorn (éd.), Frauen gegen Hitler. Berichte aus dem Widerstand 1933-1945,
     Frankfurt/Main, Roederberg, 1974 ; Hanna Elling, Frauen im deutschen Widerstand 1933-1945, Frankfurt/
     Main, Roederberg, 1978 ; Irene Hübner (éd.), Unser Widerstand. Deutsche Frauen und Männer berichten
     über ihren Kampf gegen die Nazis, Frankfurt/Main, Roederberg, 1982.
 7. A. Kuhn, V. Rothe, Frauen im deutschen Faschismus. Band 2: Frauenarbeit und Frauenwiderstand im NS-Staat,
     Düsseldorf, Schwann, 1982 ; R. Thalmann, Être femme sous le IIIe Reich, Paris, Robert Laffont, 1982 ; Claudia
     Koonz, Mothers in the fatherland: Women, the family and Nazi politics, New York, St Martin’s Press, 1987.
 8. Ce colloque cherchait à dépasser les clivages idéologiques et scientifiques entre les historiens ouest- et
     est-allemands et validait la pluralité des approches sur la résistance en invitant des représentants de l’histoire
     sociale de la résistance réunis autour de Martin Broszat, par exemple Ian Kershaw. Cf. H. Camarade, « La
     réception de la résistance allemande en République fédérale d’Allemagne depuis 1945 », in Stephan Martens
     (dir.), La France, l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale. Quelles mémoires ?, Pessac, Presses universi-
     taires de Bordeaux, 2007, p. 95-116.
 9. Ian Kershaw, « “Widerstand ohne Volk ?” Dissens und Widerstand im Dritten Reich », in Jürgen Schmädeke,
     Peter Steinbach (éd.), Der Widerstand gegen den Nationalsozialismus. Die deutsche Gesellschaft und der
     Widerstand gegen Hitler, München, Piper, 1985, p. 789-790.
10. Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre, op. cit., p. 38.
11. Pour les études germaniques, voir : Marie-Claire Hoock-Demarle et Anne-Marie Saint-Gille, « Genre et Études
     germaniques : toute une histoire (ein weites Feld) ! », dans ce numéro.
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genre étant subordonnés aux enjeux de classe dans la conception marxiste-léniniste
de l’État est-allemand. Cependant, conformément à l’image que la RDA voulait donner
d’elle-même comme garante de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes,
la recherche a dressé le portrait de résistantes actives au sein de cellules du KPD.
Quelques figures féminines, dont l’héroïsation est allée de pair avec une distorsion
des faits, ont été mises en avant, par exemple Liselotte Herrmann, mère célibataire,
exécutée par le régime à 28 ans, que tous les écolier/ères est-allemand·es né·es à
partir des années 1970 connaissent grâce à la mise en musique par Paul Dessau d’un
poème que Friedrich Wolf a écrit en son honneur12.
    Le premier colloque consacré à la résistance des femmes sous le titre « Résistance
et persécution des femmes sous le national-socialisme » est organisé en 1993 par
Christl Wickert, alors docteure chargée de recherche à l’Université Technique de Berlin
(TU)13. Les actes, qui proposent neuf contributions d’historiennes sur onze, offrent à
ce jour un des rares panoramas existants. Il n’a pas donné lieu à d’autres projets de
recherche d’envergure et, dans les discussions, l’historienne Karin Hausen invitait déjà
à prendre du recul face aux « catégories habituelles de la recherche sur la résistance
qui sont réutilisées sans réflexion préalable »14. Or c’est probablement là que se situe
l’écueil de cet ouvrage et de la plupart des travaux qui ont suivi, ils ne parviennent
pas à provoquer véritablement le renouveau épistémologique qui permet de forger
des outils ou des approches rendant compte des marges de manœuvre propres
aux femmes sous le national-socialisme et de la façon dont elles les ont utilisées15.
L’ouvrage reprend ainsi les catégories sociales ou les entrées thématiques qui sont
d’usage dans les années 1990 pour brosser le tableau de la résistance en général. Les
femmes sont abordées en fonction de leurs groupes, de leurs milieux ou des situations
de persécution : catholicisme, Témoins de Jéhovah, Jüdischer Frauenbund, résistance
communiste, Orchestre rouge, Internationaler Sozialistischer Kampfbund, exil, travail
forcé, camps. Seuls quelques pans manquent au tableau général, comme l’Église
confessante, les groupes de jeunes ou la résistance conservatrice16.
    Si l’on n’utilise ainsi que les approches thématiques et les concepts forgés par la
recherche à partir de l’expérience résistante des hommes, on occulte une bonne part
des actions des femmes. C’est particulièrement manifeste avec les concepts : si l’on
entend, comme la plupart des historien·nes allemand·es, la résistance (Widerstand)
au sens strict du terme, c’est-à-dire comme « la participation effective à une action
organisée ayant pour objectif déclaré d’affaiblir le régime et d’entraîner, le moment

12. Almut Nitzsche, « Liselotte Herrmann », in https://www.fembio.org/biographie.php/frau/biographie/
     liselotte-herrmann/ (Dernière consultation 14/06/2021).
13. Christl Wickert a soutenu en 1983 une thèse sur les femmes parlementaires au Reichstag et au Landtag
     prussien pendant la République de Weimar. Le colloque est organisé avec le soutien de Karin Hausen,
     professeure à la TU où elle crée en 1995 le Centre de recherches interdisciplinaires sur les femmes et le
     genre (Zentrum für Interdisziplinäre Frauen- und Geschlechterforschung), et Peter Steinbach, alors professeur
     à l’université libre de Berlin (FU) et directeur scientifique de la Gedenkstätte Deutscher Widerstand (GDW).
14. Peter Steinbach, « Vorwort », in Christl Wickert (éd.), Frauen gegen die Diktatur. Widerstand und Verfolgung
     im nationalsozialistischen Deutschland, Berlin, Gedenkstätte Deutscher Widerstand, 1995, p. 13.
15. Les chercheuses semblaient avoir bien conscience de ces enjeux, mais elles n’ont, à cette époque, pas réussi
     à dépasser une approche traditionnelle de la résistance.
16. On peut faire l’hypothèse qu’à l’époque, la conception selon laquelle les conservatrices n’auraient pas parti-
     cipé à la résistance était encore largement répandue, même si elle tend justement à évoluer à partir des
     années 1990. Cf. Klemens von Klemperer, « Vorwort », in Dorothee von Meding (éd.), Mit dem Mut des
     Herzens. Die Frauen des 20. Juli, Göttingen, Siedler, 1992, p. 7-13.
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venu, son renversement »17, celle-ci se résume en grande partie à des actions coordon-
nées de sabotage, de contre-propagande, à des conspirations ou des projets de coup
d’État. Or la division genrée des tâches et des espaces, telle qu’elle est organisée dans
la société nationale-socialiste, ne donne généralement pas accès aux femmes à des
postes publics, politiques ou militaires, qui leur permettraient d’accomplir de pareilles
actions18. Seules quelques-unes ont pu le faire, comme Libertas Schulze-Boysen qui
rassemble des preuves de crimes au ministère de la propagande où elle travaille, ou
Margarethe von Oven, secrétaire au ministère de la guerre, qui participe à l’organi-
sation de l’attentat du 20 juillet 1944.
    Les préjugés de genre de l’époque, ceux du régime mais aussi ceux des résistant·es,
ont en outre conduit à une division genrée des tâches au sein des groupes : aux
femmes reviennent en général les travaux de secrétariat, les questions de logistique
et de communication ou encore les soins à la personne19. Elles sont plus rarement au
cœur des actions strictement politiques (rédaction de textes, discussions programma-
tiques, conspiration), et cette division se retrouve sur tout l’échiquier politique, des
communistes aux conservateurs. Or la recherche allemande a, dès les années 1950,
valorisé fortement les actions politiques au détriment des autres. Il est d’ailleurs intéres-
sant de réfléchir, dans ce contexte, au phénomène dit de la double hélice, décrit par
Margaret et Patrice Higonnet, qui conduit à ce qu’une activité ne soit pas évaluée en
fonction de sa nature mais plutôt en fonction de la place qu’occupe dans le champ
le groupe social qui la porte20. Cette forte valorisation des actions politiques a contri-
bué à minorer ou occulter les actions des femmes, victimes, selon Julien Blanc, d’un
« syndrome de la petite main »21.
    Les actes de résistance ayant consisté à aider des Juif/ves ont par exemple été
accomplis dans deux cas sur trois par des femmes22, mais ils n’ont obtenu qu’une
reconnaissance tardive puisque le premier musée dédié à ces résistant·es n’a été
inauguré à Berlin qu’en 200823. La dénomination même utilisée pour les désigner,
« les héros silencieux » (stille Helden), renvoie à un comportement modeste de mise
en retrait que l’appartenance au « peuple des bourreaux » ne suffit pas à expliquer et
17. Ian Kershaw, « Une résistance sans le peuple ? », in I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et
     perspectives d’interprétation (1993), trad. de l’anglais par J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997, p. 317.
18. Le taux d’activité des femmes est cependant assez élevé : 49,3 % des femmes sont actives en 1933, taux qui
     passe à 52,8 % en 1939, puis à 54 % en 1944. Ces taux sont dès le début de la guerre supérieurs à ceux en
     Grande-Bretagne et aux États-Unis. Mais les domaines d’activités sont, eux aussi, en partie genrés. Les femmes
     sont principalement actives dans l’industrie des biens de consommation, puis dans l’industrie de guerre. Cf.
     Dörte Winkler, Frauenarbeit im « Dritten Reich », Hamburg, Hoffmann und Campe, 1977, p. 198, p. 201.
19. Cf. H. Camarade, « Les résistantes allemandes à Hitler : perspectives de recherche à l’aune des études de
     genre », in Stéphanie Chapuis-Després, Florence Serrano (éd.), Femmes face à l’État (Europe, XIXe-XXe siècles),
     Éditions de l’université Savoie-Mont Blanc, à paraître en 2021.
20. Margaret R. Higonnet, Patrice L.-R. Higonnet, « The Double Helix », in M. R. Higonnet, Jane Jenson, Sonya
     Michel, Margaret Collins Weitz (éd.), Behind the Lines. Gender and The Two World Wars, New Haven/
     London, Yale University Press, 1987, p. 34.
21. Julien Blanc, « Résistances pionnières, reconnaissance et genre », in Laurent Douzou, Mercedes Yusta (éd.), La
     Résistance à l’épreuve du genre. Hommes et femmes dans la Résistance antifasciste en Europe du Sud (1936-
     1949), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 60.
22. Claudia Schoppmann, « Flucht in den Untergrund: zur Situation der jüdischen Bevölkerung in Deutschland
     1941-1945 », in Elke Frietsch, Christina Herkommen (éd.), Nationalsozialismus und Geschlecht. Zur
     Politisierung und Ästhetisierung von Körper, « Rasse » und Sexualität im « Dritten Reich » und nach 1945,
     Bielefeld, Transcript, 2009, p. 294.
23. Beate Kosmala, « Aide aux Juifs et sauvetage. Un rapport de recherche », in Revue d’Histoire de la Shoah,
     2018/2, n° 209, p. 509-526. Pour le musée, voir : https://www.gedenkstaette-stille-helden.de (Dernière
     consultation 24/06/2021).
Une histoire des résistantes allemandes est-elle possible ? Regard critique                117

qui a souvent été observé chez les résistantes après la guerre. La survalorisation des
actions politiques biaise également les tentatives de comptabiliser la proportion de
femmes dans les groupes, évaluée entre 10 % à 20 % selon les milieux, car beaucoup
de tâches leur incombant ont été considérées comme dispensables ou secondaires, et
n’ont donc pas été mentionnées24.
    Les femmes sont, en outre, souvent renvoyées à une « résistance du cœur »25,
selon l’expression utilisée par Nathan Stoltzfus en 1999, censée résumer à la fois des
motivations (sentimentales, émotionnelles, et non politiques ou idéologiques) et des
actions (seconder ou porter secours). Cette expression fait écho à une polémique qui
s’est déroulée en RDA autour de la sculpture proposée par Will Lammert en 1959 pour
rendre hommage aux résistantes du camp de Ravensbrück, intitulée « Die Tragende »
(« La porteuse »). D’anciennes détenues avaient alors regretté que celle-ci les repré-
sente sous la forme d’une « Pietà socialiste »26 portant un enfant mort, les cantonnant
au deuil, à la maternité, au mieux à la solidarité, alors que le monument du camp pour
hommes de Buchenwald célèbre des combattants debout.
    Si les années 1990 marquent un tournant à partir duquel on va rassembler et
publier plus largement des témoignages de résistantes27 ou parfois leur consacrer une
contribution dans les ouvrages dédiés à des groupes28, la question reste marginale29
et traitée avec des outils non adéquats.
    Un phénomène mémoriel qui dépasse le cadre scientifique mérite également d’être
évoqué, celui de la surexposition de certaines figures de résistantes, parfois dès
l’après-guerre, qui contribue à invisibiliser les autres. C’est particulièrement frappant
avec le cas de Sophie Scholl qui incarne, parfois à elle seule, la résistance allemande,
souvent au prix de distorsions avec les faits et au détriment d’autres femmes, par
exemple au sein de la Rose Blanche : Traute Lafrenz ou Lilo Rahmdohr. Ces figures
consacrées, parfois sacralisées30, ont toutes été exécutées par le régime hitlérien ;
aucune survivante n’a fait l’objet d’une telle consécration.

24. J’ai expliqué l’écueil de la perspective comptable dans l’article suivant : H. Camarade, « Les résistantes
     allemandes à Hitler : perspectives de recherche à l’aune des études de genre », op. cit.
25. Nathan Stoltzfus, Widerstand des Herzens. Der Aufstand der Berliner Frauen in der Rosenstraße – 1943,
     München, dtv, 1999, p. 88. On pense aussi au titre de D. von Meding : Mit dem Mut des Herzens, op. cit.
26. Anne Kwaschik, « L’antifascisme au féminin : la RDA et Ravensbrück », in Témoigner entre histoire et mémoire :
     revue internationale de Fondation d’Auschwitz, 2009/104, p. 112.
27. Cf. Gerdi Nützel, Beate Schröder (éd.), Die Schwestern mit der roten Karte. Gespräche mit Frauen aus der
     Bekennenden Kirche, Berlin, Alektor-Verlag, 1991 ; Meding, Mit dem Mut des Herzens, op. cit. ; Eric Silver,
     Sie waren stillen Helden. Frauen und Männer, die Juden vor den Nazis retteten, München, Carl Hanser
     Verlag, 1994.
28. Marlies Coburger, « Die Frauen der Berliner Roten Kapelle », in Hans Coppi, Jürgen Danyel, Johannes Tuchel
     (éd.), Die Rote Kapelle im Widerstand gegen den Nationalsozialismus, Berlin, Schriften der Gedenkstätte
     Deutscher Widerstand, 1994, p. 91-102.
29. En témoigne la place que le thème des femmes occupe dans les ouvrages de synthèse édités tous les dix ans
     par la Gedenkstätte Deutscher Widerstand (GDW) : une seule contribution leur est consacrée en 1994, puis
     en 2004, sur un total, respectivement, de 40 et 28 contributions. Cf. C. Wickert, « Frauenwiderstand und
     Dissens im Kriegsalltag », in P. Steinbach, J. Tuchel (éd.), Widerstand gegen den Nationalsozialismus, Bonn,
     Bundeszentrale für politische Bildung, 2004, p. 411-425 ; Claudia Fröhlich, « Widerstand von Frauen », in
     P. Steinbach, J. Tuchel (éd.), Widerstand gegen die nationalsozialistische Diktatur 1933-1945, Berlin, Lukas
     Verlag, 2004, p. 249-265. L’ouvrage édité par J. Tuchel en 2016 obéit à un autre projet éditorial puisqu’il
     reprend les grands thèmes de l’exposition permanente visible à la GDW. Il comporte de nombreux portraits
     de femmes mais le thème a disparu en tant que tel. Cf. J. Tuchel, Widerstand gegen den Nationalsozialismus,
     Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 2016.
30. On pense aux paroles rapportées par le pasteur de la prison, Peter Buchholz, à propos de la jeune Eva-Maria
     Buch qui serait « morte comme une sainte ». Cf. Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes (éd.), Helden des
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    En France, les recherches menées sur la résistance allemande commencent égale-
ment dans les années 1990, notamment lors du colloque franco-allemand qui s’est
tenu à Paris en 1995 en marge de l’exposition « Des Allemands contre le nazisme »,
réunissant Rita Thalmann, Joseph Rovan, Gilbert Badia ou Alfred Grosser. Sur les
quinze contributions coéditées par Christine Levisse-Touzé, on note la traduction d’un
texte de Christl Wickert sur l’opposition des femmes31. Le contexte est alors favorable
puisque les actes du colloque allemand viennent de paraître, mais le thème des femmes
n’est plus abordé dans les travaux suivants, à l’exception notable de l’ouvrage de
Gilbert Badia, lui-même ancien résistant, qui, s’inspirant en partie des publications de
Christl Wickert, évoque diverses facettes de la résistance des femmes, en soulignant
qu’elles « ont été totalement ignorées par les chercheurs » et sont encore, en 2000,
« très largement sous-estimées »32. Les recherches françaises sur la résistance, menées
en grande partie au sein des études germaniques, notamment à l’occasion du sujet
de l’agrégation d’allemand en 1998, ont le mérite de rendre la résistance allemande
visible dans l’espace scientifique français33. Mais à l’exception du thème de l’exil,
elles sont largement inspirées des recherches allemandes et en portent aussi certains
angles morts, dont celui des femmes.
    La thématique des résistantes émerge à nouveau dans les années 2000, cette
fois dans une perspective franco-allemande et dans le sillage des travaux sur l’exil34.
En 2001, Barbara Vormeier étudie les actions de 144 résistantes germanophones
lors d’un colloque franco-allemand sur « Les femmes dans la résistance en France »,
organisé notamment à l’instigation de Christine Levisse-Touzé35. Par la suite, Corinna
von List se penche, dans une thèse allemande soutenue en 2010, sur les résistantes
non-francophones en France, toutes nationalités confondues, étudiant des domaines
d’action ou de compétences qu’elles ont particulièrement investis36. La dimension
franco-allemande a sans doute eu un effet dynamique car ces travaux ouvrent des
perspectives. Dans les années 2005-2015, on assiste à une nouvelle vague de publi-
cations en allemand mais il s’agit de biographies, parfois croisées, ne permettant pas
d’avancées scientifiques notables même si elles ont le mérite de sortir des résistantes
de l’ombre37.

     Widerstandskampfes gegen Faschismus und Krieg, Ost-Berlin, Schriftenreihe der Vereinigung der Verfolgten
     des Naziregimes Nr. 2, 1951, p. 16.
31. Christl Wickert, « L’opposition des femmes au national-socialisme », in Christine Levisse-Touzé, Stefan Martens
     (éd.), Des Allemands contre le nazisme. Oppositions et résistances 1933-1945, Paris, Albin Michel, 1996,
     p. 129. Cet article est une version abrégée de l’article publié dans Frauen gegen die Diktatur (1995).
32. Gilbert Badia, Ces Allemands qui ont affronté Hitler, Paris, Éditions de l’atelier, 2000, p. 218-223.
33. Gilbert Krebs, Gérard Schneilin (éd.), Exil et résistance au national-socialisme (1933-1945), Paris, Presses
     Sorbonne nouvelle, 1998 ; Françoise Knopper, Alain Ruiz (éd.), Les résistants au IIIe Reich en Allemagne et
     en exil, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998 ; Gilbert Merlio, Les résistances allemandes à Hitler,
     Paris, Tallandier, 2001.
34. À propos de la répression des femmes exilées en France, notamment germanophones : Mechthild Gilzmer,
     Camps de femmes. Chroniques d’internées. Rieucros et Brens 1939-1944, Paris, Autrement, 2000.
35. Cf. Barbara Vormeier, « Les femmes allemandes dans la résistance en France », in Mechthild Gilzmer, Christine
     Levisse-Touzé, Stefan Martens (éd.), Les femmes dans la résistance en France, Paris, Tallandier, 2002, p. 223.
36. Corinna von List, Frauen in der Résistance 1940-1944. « Der Kampf gegen die “Boches” hat begonnen »,
     Paderborn, Schöningh, 2010 (trad. : Résistantes, Paris, Alma éditeurs, 2012).
37. Cf. Martha Schad, Frauen gegen Hitler. Schicksale im Nationalsozialismus, München, Heyne, 2002 ;
     Wir Frauen e. V., Rosa-Luxemburg-Stiftung NRW e. V., et al. (éd.), Frauen im Widerstand 1933 bis 1945.
     Düsseldorf, Redaktion Mareen Heyring, Köln, PapyRossa Verlag, 2012 ; Frauke Geyken, Wir standen nicht
     abseits. Frauen im Widerstand gegen Hitler, München, Beck, 2014 ; Elisabeth Stiefel, Sie waren Sand im
     Getriebe. Frauen im Widerstand, Marburg, Francke, 2015.
Une histoire des résistantes allemandes est-elle possible ? Regard critique                119

    Les recherches sur la résistance ont jusqu’ici porté au thème des femmes un intérêt
marginal et n’ont pas forgé d’outils spécifiques pour l’étudier. Mon travail de doctorat,
soutenu en 2003, témoigne des mêmes lacunes38. Comme mes précédesseur/ses, j’y
évoquais alors des résistantes, mais à la marge, sans démarche scientifique adaptée,
et sans avoir conscience des biais les invisibilisant. Ce n’est que dans les décennies
suivantes que j’ai compris que le renouveau épistémologique passait par la construc-
tion d’un regard critique sur les sources, les concepts et la méthodologie de recherche.

Le regard sur les sources
    Les sources, que ce soit des documents d’archives, des publications ou des témoi-
gnages écrits ou oraux, témoignent, elles aussi, de biais et d’angles morts qu’il s’agit
d’identifier et de contourner pour retrouver la trace des femmes, souvent en filigrane
ou ex negativo. L’invisibilisation des femmes dans la résistance commence sous le
régime hitlérien, les préjugés de genre ayant conduit ses représentants à minimiser
leur rôle dans les groupes, à dépolitiser leurs actions ou à ne pas en mesurer la
portée, ce qui conduit bon nombre d’entre elles à échapper aux persécutions poli-
tiques ou à la peine capitale. Les récits que des témoins ont faits de l’audition par le
juge Roland Freisler de la jeune Eva-Maria Buch, membre de l’Orchestre rouge, lors
de son procès en février 1943, de même que les protocoles des interrogatoires de
Sophie Scholl, membre de la Rose blanche, menés par l’inspecteur de police Robert
Mohr, témoignent de ces préjugés : les deux hommes offrent à ces jeunes femmes,
issues de familles bourgeoises, l’une catholique, l’autre protestante, la possibilité de se
désolidariser de leur groupe au prétexte qu’elles n’auraient pas mesuré la gravité des
actions menées ou qu’elles auraient été manipulées39. Ces deux résistantes refusent
fermement de se placer dans la position de la jeune fille influençable, apolitique et
dévoyée, et rejettent ainsi les assignations de genre édictées par le régime, ce qui les
conduit à la mort.
    Les biais de genre des nationaux-socialistes déterminent ainsi d’emblée une
moindre représentation ou une représentation tronquée des femmes dans les archives
policières et judiciaires. On peut cependant signaler l’exception que représentent
les résistantes communistes (ou apparentées au communisme) dont l’appartenance
idéologique annule en quelque sorte le « privilège » de genre, puisque celles-ci sont en
général aussi sévèrement réprimées que les hommes. Le traitement pénal réservé aux
lesbiennes, différent en Allemagne et en Autriche, illustre bien ce biais des archives. Le
§ 129 du Code pénal autrichien cible en effet les relations entre « personnes de même
sexe », ce qui inclut les femmes, alors que le § 175 du Code pénal allemand, modifié
38. H. Camarade, Écritures de la résistance. Le journal intime sous le Troisième Reich, Toulouse, Presses universi-
     taires du Mirail, 2007.
39. Voici l’échange entre R. Freisler et E.-M. Buch, tel qu’il a été rapporté : RF : « Vous avez désormais connais-
     sance des horreurs qui ont été perpétrées par vos amis. Si vous l’aviez su, auriez-vous décidé de ne pas agir
     de la sorte et les auriez-vous dénoncés ? », EMB : « Les dénoncer ? Mais alors je serais aussi vile et sans
     morale que vous cherchez à me présenter », Die Weltbühne. Wochenschrift für Politik, Kunst, Wirtschaft, XXIII.
     Jg., Nr. 7/1970, p. 206. Cf. B. Herlemann, « Die Einheit in der Vielfalt. Die Frauen der Roten Kapelle »,
     in Wickert, Frauen gegen die Diktatur, op. cit., p. 103.
     Extrait du protocole de l’interrogatoire de Sophie Scholl le 20 février 1943 : « Si l’on me demande si je
     suis encore aujourd’hui convaincue d’avoir bien agi, alors je réponds par l’affirmative pour les raisons que
     j’ai exposées au début. Je conteste très fermement avoir été incitée ou poussée par une tierce personne
     à accomplir ces actions avec mon frère, ainsi que d’avoir été soutenue financièrement. » « Auszüge aus
     den Verhörprotokollen, Teil I. Geheime Staatspolizei, Staatspolizeiteilstelle München, II A/Sond./ Mo., den
     20.2.43 » (Bundesarchiv Berlin, ZC 13267, Bd. 3).
120                                            Hélène Camarade

en 1935, évoque seulement les relations « entre hommes »40. Dès lors, il est beaucoup
plus difficile de retrouver la trace des femmes dans le système répressif allemand.
    Même si les chercheur/ses prennent des précautions dans le maniement des sources
policières ou judiciaires dont on sait qu’elles sont parcellaires, orientées et parfois
non conformes aux faits41, cette sous-représentation archivistique des résistantes a pu
orienter le regard des chercheur/ses. On peut souligner avec Gilbert Badia qu’en
dépit de ces biais, les femmes représentent quand même 28 % des détenu·es dans les
camps de concentration en 1945 – soit 202 674 femmes sur 714 221 personnes –
d’après une statistique établie le 15 janvier 1945 par les services de Himmler42. Dans
ses travaux, Christl Wickert reproduit pour sa part les statistiques de la Gestapo de
Düsseldorf et de Essen pour quantifier et classer les actes perpétrés par des femmes
sans s’interroger suffisamment, à mon sens, sur les biais inhérents à ces sources43. Il
s’agit là d’un angle mort des archives dont on ne peut prendre conscience que si l’on
choisit délibérément de les interroger en ce sens.
    Pour pallier cette invisibilité, un recours consiste à se tourner vers d’autres types
de sources, les archives non étatiques, les documents autobiographiques ou les témoi-
gnages, contemporains et rétrospectifs. Mais on se heurte là à d’autres écueils liés en
partie encore aux préjugés de genre. Le relatif bon taux de survie des résistantes par
rapport aux résistants les a conduites à jouer un rôle non négligeable dans la construc-
tion et la préservation de la mémoire de la résistance après 1945, mais celle-ci s’est
essentiellement orientée autour de la mémoire des hommes, et plus particulièrement
des (supposés) grands hommes44. Plusieurs causes sont à l’œuvre dans ce phénomène.
    Outre la division genrée des tâches dans la clandestinité et leur valorisation
inégale, déjà évoquées, on constate que les résistantes ont elles-mêmes eu tendance à
minimiser leur rôle. Interrogée au début des années 1970 par Gerda Zorn, Charlotte
Gross, résistante de la première heure, proche du KPD, membre du groupe Saefkow-
Jacob-Bästlein, plusieurs fois incarcérée en prison et en camp de concentration,
commence son témoignage en ces termes : « Il existe à coup sûr d’autres femmes
plus importantes que moi. »45 Cette tendance à dévaluer ses propres actions est parti-
culièrement frappante dans les rangs de la résistance conservatrice et bourgeoise.
Ainsi Emmi Bonhoeffer explique-t-elle que ses actions se limitaient à monter la garde
devant la maison lorsque les hommes se réunissaient pour conspirer à l’intérieur ou
à passer des appels téléphoniques codés, comme si de telles actions, qu’elle qualifie
de non-politiques, n’étaient pas tout aussi risquées et indispensables à la conspira-
tion46. Interrogée au début des années 1990 sur son action au service de l’attentat du
20 juillet 1944, Margarethe von Oven répond en ces termes :

40. Albert Knoll, Thomas Brüstle, « Verfolgung von Homosexuellen am Beispiel Oberösterreich in der NS-Zeit »,
     in Johanna Gehmacher, Gabriella Hauch (éd.), Frauen und Geschlechtergeschichte des Nationalsozialismus.
     Fragestellungen, Perspektiven, neue Forschungen, Wien, Studienverlag, 2007, p. 114-134.
41. La nécessité de prendre des précautions avec ces archives a été réitérée lors de l’ouverture des archives de
     la Stasi dans les années 1990. Cf. Konrad Jarausch, « Au-delà des condamnations morales et des fausses
     explications. Plaidoyer pour une histoire différenciée de la RDA », in Genèses 2003/3, n° 52, p. 80-95.
42. Badia, Ces Allemands qui ont affronté Hitler, op. cit., p. 222.
43. Wickert, « Frauenwiderstand und Dissens im Kriegsalltag », op. cit., p. 413-416.
44. Cf. H. Camarade, « La place des résistantes dans la mémoire nationale », in Chemin de la mémoire, hors-
     série, oct. 2021, p. 58-61.
45. Meyer, Zorn, Frauen gegen Hitler, op. cit., p. 11.
46. Emmi Bonhoeffer, « Frauen im Widerstand » (1983), in Sigrid Grabner, Hendrick Röder (éd.), Emmi Bonhoeffer.
     Essay, Gespräch, Erinnerung, Berlin, Lukas Verlag, 2004, p. 40-42.
Une histoire des résistantes allemandes est-elle possible ? Regard critique                121

    Bon, je tiens à le souligner, je n’étais qu’un porte-plume, certes un porte-plume de
    qualité, mais c’est pour cela que je ne veux pas être comptée parmi les femmes du
    20 juillet. (…) Oui, certes, j’ai apporté ma petite contribution mais je ne veux pas
    qu’on le souligne. (…) Je ne cache rien mais je ne veux pas qu’on me tresse une
    couronne. Ça me rend allergique.47

     On perçoit ici une forme de modestie ou de mise en retrait systématique, comme
si l’habitude d’occuper le second rôle et de devoir y rester cantonnée était totalement
intégrée. La majorité des femmes liées à l’attentat du 20 juillet 1944 se présentent
d’ailleurs dans une position annexe et subalterne de soutien ou d’écoute envers les
hommes : il s’agissait « d’assurer les arrières »48 sans leur faire perdre du temps (Clarita
von Trott zu Solz, Nina von Stauffenberg). Même Freya von Moltke qui déclare être
devenue « bien plus féministe qu’avant » souligne que cela reste un « accomplisse-
ment » pour une femme de vivre avec un « homme exceptionnel »49. On voit bien que
la division des tâches au sein de ces couples se prolonge dans le travail résistant et
que la hiérarchie dans l’évaluation genrée des rôles n’est jamais remise en cause. Les
femmes n’ont ainsi pas évalué leurs actions à leur juste valeur et quand elles en ont fait
le récit, elles en ont rarement fait un récit de résistance50. Dès lors, c’est à l’historien·ne
de prendre en compte ces modalités spécifiques de la narration par les femmes afin
de les décoder et d’en tenir compte dans ses conclusions.
     En outre, la tendance à dévaluer leurs propres actions a souvent conduit les femmes
à ne pas en garder la trace. Les premières archives de la conspiration ayant mené
à l’attentat du 20 juillet 1944, constituées à l’initiative de la Stiftung 20. Juli, dont
la première présidente fut Renate von Hardenberg, rassemblent ainsi les documents
des conjurés (hommes) dont la grande majorité ont été exécutés après l’attentat51.
On mesure ici le poids qui a pesé sur ces femmes, souvent des épouses ou des
sœurs, dépositaires de la mémoire des hommes à une époque où, en République
fédérale d’Allemagne, la résistance était encore taxée de trahison envers la patrie.
La priorité était alors de défendre l’honneur des disparus en soulignant la légitimité
de leurs actions, leur sens du sacrifice et, le cas échéant, leur patriotisme, comme le
fait Annedore Leber qui, dès 1954, publie l’un des premiers ouvrages biographiques
sur la résistance52. Ce rôle de médiatrices de la mémoire, qu’elles portent comme un
« héritage »53, se poursuit tout au long de leur existence, notamment via la publica-
tion de mémoires ou de correspondances54. On retrouve les femmes comme média-
trices de la mémoire dans bien d’autres groupes, par exemple pour la Rose Blanche,

47. « Nun – das möchte ich einmal betonen –, ich war Schreibhilfe, eine bessere Schreibhilfe, und deshalb will
     ich mich auch nicht unter die Frauen des 20. Juli einreihen. (…) Ja, mein Teilchen habe ich schon beigetragen,
     aber ich möchte das nicht unterstrichen haben. (…) Ich mache aus nichts ein Geheimnis, aber ich möchte kein
     Kränzchen gewunden haben. Dagegen bin ich allergisch. », in Meding, Mit dem Mut des Herzens, op. cit.,
     p. 108, p. 119.
48. Ibid., p. 180, p. 277.
49. Ibid., p. 130.
50. Laurent Douzou soulève en 1995 l’hypothèse d’une narration propre aux résistantes. Cf. L. Douzou, « La
     Résistance, une affaire d’hommes ? », in Les Cahiers de l’IHTP, n° 31, 1995, p. 11-24. (https://ihtp2004-
     siteihtp2004.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article244, Dernière consultation 04/06/2021).
51. Cf. « Geschichte der Stiftung », in : https://www.stiftung-20-juli-1944.de (Dernière consultation 24/04/2021).
52. Annedore Leber (éd.), Das Gewissen steht auf. 64 Lebensbilder aus dem deutschen Widerstand 1933-1945,
     Berlin, Mosaik Verlag, 1954.
53. Propos de Marion Yorck von Wartenburg, in Meding, Mit dem Mut des Herzens, op. cit., p. 195.
54. Par exemple : Helmuth J. von Moltke, Briefe an Freya, München, Beck, 1988.
122                                             Hélène Camarade

Anneliese Knoop-Graf, la sœur de Willi Graf, ou Inge Aicher Scholl, la sœur cadette
de Hans et Sophie Scholl55.
    Elles font également office de passeuses de mémoire en RDA, comme l’illustre leur
rôle dans la mémoire des communistes allemand·es ayant résisté en France entre 1940
et 1944, étudiée par Alix Heiniger56. Dans le contexte des purges des années 1950,
le mythe de l’antifascisme est-allemand se construit au détriment des émigrés dits
de l’Ouest (Westemigranten), considérés comme politiquement peu fiables, et ce
sont leurs épouses qui tentent d’obtenir la réhabilitation de ces résistants57. Dans
les années 1970, l’entreprise de reconnaissance officielle passe par la constitution
d’un fonds d’archives du souvenir (Erinnerungsarchiv), et ce sont alors des femmes,
pour la plupart elles-mêmes combattantes antifascistes, qui vont collecter les quelque
2 500 témoignages, notamment Luise Kraushaar et Edith Zorn, puis Dora Schaul58.
    Du côté des sources publiées, on se heurte également à des biais de genre dans les
choix éditoriaux opérés par les maisons d’édition en République fédérale. Le format
du journal intime écrit sous le Troisième Reich a par exemple fait l’objet de plusieurs
vagues éditoriales car c’est un format prisé permettant d’aborder la période sous
l’angle du vécu personnel. Dans le cadre de mes recherches de doctorat à la fin
des années 1990, j’ai été amenée à consulter 70 journaux intimes publiés, dont 55
étaient écrits par des hommes, treize par des femmes et deux par des fillettes59. Parmi
les journaux intimes de premier plan, celui de la journaliste féministe et pacifiste
Anna Haag n’a été publié en intégralité pour la première fois qu’en 202160. Députée
sociale-démocrate au Landtag de Bade-Wurtemberg après la guerre, membre de la
Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté dès les années 1920, Anna
Haag est loin d’être une inconnue. Elle essuie pourtant des refus lorsqu’elle soumet
après la guerre une version abrégée de son journal à des éditeurs, alors même qu’on
assiste à une vague de publications de ces documents dès 1946 et 194761. Aux
choix éditoriaux s’ajoute l’éventuelle autocensure de diaristes, peut-être peu enclines
à considérer que leur texte peut avoir une quelconque valeur historique, et donc à les
déposer dans un fonds d’archives ou à les soumettre à un éditeur.
    À l’époque de ma thèse, j’avais constaté que parmi les sources (publiées et non
publiées) que j’avais sélectionnées, aucun journal intime de femmes ne me permettait
d’étudier des formes de résistance politique. En revanche, leurs ego-documents illus-
traient des stratégies de résistance aux persécutions dans les prisons, les ghettos ou
les camps, le maintien de valeurs ou de pratiques sociales non-conformes à l’idéologie
nazie, ainsi que des actions d’aide à la personne. N’ayant pas encore à l’époque

55. Inge Scholl, Die Weiße Rose, Frankfurt/Main, Verl. der Frankfurter Hefte, 1953 ; Anneliese Knoop-Graf,
     Ausgewählte Aufsätze, Konstanz, UVK Verlagsgesellschaft, 2006.
56. Alix Heiniger, Exil, résistance, héritage. Les militants allemands antinazis pendant la guerre et en RDA (1939-
     1975), Neuchatel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2015, p. 312-315.
57. Alix Heiniger, « Les communistes allemands et leur héritage politique en RDA au prisme du genre », in
     Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 126, avril-juin 2016, p. 105-117.
58. Dora Schaul, Résistance. Erinnerungen deutscher Antifaschisten, Berlin (Ost), Dietz Verlag, 1985.
59. H. Camarade, Écritures de la résistance, op. cit. J’exclus dans ce décompte les journaux anonymes et les
     sources non publiées.
60. Cf. Anna Haag, « Denken ist heute überhaupt nicht mehr Mode ». Tagebücher 1940-1945, hrsg. von Jennifer
     Holleis, Ditzingen, Reclam, 2021.
61. On pense ici aux journaux du diplomate Ulrich von Hassel, des penseurs catholiques Theodor Haecker
     et Friedrich Reck-Malleczewen, des sociaux-démocrates Erich Nies et Jack Schiefer ou de la journaliste
     Ruth-Andreas Friedrich.
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