URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen

La page est créée Thierry Besson
 
CONTINUER À LIRE
URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
182

      URBEX
      LES EXPLORATEURS
      D’UN MONDE
      ABANDONNÉ
                                 D’ici et
                                D’ailleurs

                              QUENTIN JARDON

      Les explorateurs du XXIe siècle ne partent plus à
      l’assaut d’une terra incognita, ils s’aventurent là où
      l’homme a déjà déguerpi : usines abandonnées, hôpi-
      taux désaffectés, parcs d’attractions en ruine… D’un
      geste artistique, ils veillent souvent à photographier
      ce que ces lieux désolés leur inspirent. Leur terrain de
      jeu idéal ? La Belgique, sans conteste. Cette pratique
      que l’on nomme l’exploration urbaine ou « urbex »
      est en plein boom depuis l’avènement d’Internet -
      pour le meilleur et pour le pire. Quelques pionniers
      du genre m’ont emmené, de Charleroi à Berlin, dans
      leur univers fascinant.
                                                                 Un laboratoire du campus du Val-Benoît
                                                                                    Photo © Jordy Meow
URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
184   D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné                                                                                                                                                                                                 185

      C
                  haque point du globe un tant soit peu difficile          sa démarche. « Si certains font de l’urbex à mains
                  d’accès a connu son pionnier, un explorateur             nues, pour moi, c’est impensable. Au départ, je vou-         La montagne russe du parc d’attractions
                                                                                                                                        de Nara Dreamland, au Japon
                  qui, à l’instar de Roald Amundsen au pôle                lais juste prouver à mes copains que j’y étais allé. Le
                                                                                                                                        Photo © Henk Van Rensbergen
                  Sud ou – moins célèbre – João Gonçalves                  réflexe a fini par devenir artistique. Avec mes expos et
      Zarco sur l’île de Madère, a posé le premier pied,                   mes bouquins, j’ai connu un grand succès. J’ai eu la
      celui que l’Histoire retiendra. Dans le genre, Henk                  chance d’être “the right man at the right place at the
      Van Rensbergen est un boulimique. Un Christophe                      right moment”. C’est une carrière exceptionnelle pour
      ­Colomb de l’ère numérique, un Neil Armstrong flan-                  un amateur. » Ses proies de jeune urbexeur, ce sont de
       qué du drapeau belge qui se contente de son avion                   préférence des cokeries et des industries belges : Tertre,
       pour survoler la Terre. À son tableau de chasse pour-               Anderlues, Marcinelle… « Les usines abandonnées
       tant, ni points culminants ni latitudes impossibles, mais           me fascinent. Un silence invraisemblable enveloppe
       a contrario des lieux dont la vie humaine ne veut déjà              de grosses machines qui émettaient jadis un boucan
       plus : ruines, chancres, parcs d’attractions, cokeries              d’enfer, des machines que nous n’essayons même plus
       wallonnes, cimetière de vieilles voitures… Henk est en              de comprendre aujourd’hui. C’est le propre de notre
       réalité un adepte de « l’urbex ». Plus qu’un adepte :               époque postindustrielle : nous sommes blasés par la
       une figure de proue.                                                mécanique. Voilà pourquoi je vis l’urbex dans la peau
                                                                           d’un homme qui regarde notre passé le plus récent en
      Je suis reçu dans le salon de sa bicoque sise à Hulden-              sachant qu’il est déjà révolu. »
      berg, en Brabant flamand. Sur les murs, des photos
      grand format de ses plus belles conquêtes, notam-                    En 1990, Henk ouvre un site web consacré à sa pra-
      ment une montagne russe en bois que la nature com-                   tique. « J’étais en contact avec seulement dix per-
      mence à envahir. « J’ai pris cette photo au Japon, la                sonnes… dans le monde ! » Il multiplie les explorations,
      nuit, en l’exposant pendant huit minutes. Ce fut une                 publie ses premiers bouquins, affine son approche.
      forme de méditation : j’étais immobile à regarder un                 « J’ai rapidement développé une préférence pour les
      paysage d’un noir absolu et je prenais conscience de                 sorties en solitaire. Quand je suis seul, je suis davan-
      ma position précise dans l’espace, de l’endroit unique               tage exposé aux dangers, ce qui me force à main-
      qui se trouvait face à moi, des risques que j’encourais              tenir mes sens en alerte. Ma vulnérabilité décuple
      en trompant la vigilance des gardiens du parc. » Nous                mon attention, je comprends mieux le bâtiment et,
      nous asseyons et je demande d’emblée à Henk ce                       in fine, je fais de meilleures photos. » Son rituel explo-
      que ça signifie, au juste, « urbex ». Un mot que le dico             ratoire est bien établi. Lorsqu’il infiltre un lieu, Henk
      ne connaît pas et que le Web définit sommairement                    commence par s’asseoir pour réfléchir dix minutes. Il
      comme « l’exploration de lieux interdits ou difficiles               se pose, il s’imprègne de l’atmosphère, il écoute le
      d’accès », abrégé anglais de urban exploration. Henk                 silence… L’appareil photo sort ensuite de sa boîte et
      esquisse un sourire, il sait que va débuter une longue               Henk passe alors la journée entière à multiplier les
      conversation à propos d’une passion qui l’occupe                     clichés. « Le soir, à la maison, je réalise souvent que
      depuis son adolescence. « Si je vous disais qu’un gars               je suis passé à côté de l’essentiel. Alors j’y retourne,            d’apparence – comme un être humain. Moi, j’essaie            marche sur les pieds. J’ai déjà visité une villa abandon-
      qui s’amuse à faire le tour des saunas de Bruxelles                  jusqu’à ce que mon appareil capte les sensations qui                juste de savoir ce que ces bâtiments ont à me dire. Je       née, d’autres gars étaient là aussi, l’un d’eux avait chié
      sans jamais payer son droit d’entrée, c’est aussi un                 habitent mon esprit. »                                              veux interroger le temps qu’il est impossible d’arrêter. »   dans la salle de bain. Chacun a sa façon de faire de
      “urbexeur“, ça vous étonnerait ? En vérité, l’urbex                                                                                                                                                   l’urbex… Si j’aime aller seul et en gentleman, certains
      couvre une réalité tellement large qu’il est difficile de            Entre-temps, Henk a obtenu une licence de pilote. Un                Malgré son air placide, Henk observe l’évolution de          vont en groupe, changent le mobilier pour la photo
      la cadenasser avec une définition… »                                 métier qui va se marier merveilleusement avec sa pas-               l’urbex d’un œil de plus en plus inquiet. C’est que,         et posent entièrement nus. C’est une activité qui ne
                                                                           sion pour l’urbex : escales à l’étranger et périodes off            jadis réservée à une poignée d’initiés, l’activité s’est     cesse de gagner en dynamisme et tant mieux si le
          De Buda Marly au reste du monde                                  à la maison lui offrent le temps d’explorer les quatre              vulgarisée depuis l’avènement d’Internet. « La donne a       plus grand nombre peut en profiter. Je veux toutefois
                                                                           coins du globe sans dédaigner la Belgique, son terrain              changé : avant je visitais cinq endroits par an de fond      prendre mes distances avec une certaine tendance
      À 16 ans, Henk commence ses premières incursions.                    de jeu préféré. « Notre pays est un Eldorado pour les               en comble, aujourd’hui je pourrais en visiter cinq par       de l’urbex – celle qui ne respecte rien. Sans comp-
      Comme tout le monde, selon lui : quel enfant n’a jamais              urbexeurs parce qu’il mène une politique urbanistique               jour en passant à côté de l’essentiel, comme beau-           ter que, sur le plan artistique, on a atteint un niveau
      essayé d’explorer un lieu abandonné ? Quatre ans                     catastrophique. En 25 ans, je n’ai pas vu de change-                coup le font. Un spot reste rarement secret. Tout le         de saturation : on voit le même type de photo des
      plus tard, sous le viaduc de Bruxelles, il photographie              ment. Tout le monde peut faire n’importe quoi. D’ail-               monde s’infiltre avec ses propres règles, qui ne sont        mêmes endroits partout sur Internet. L’originalité se fait
      l’usine de Buda Marly, encore en activité à l’époque.                leurs, nos voisins viennent souvent explorer chez nous…             pas toujours bonnes. On entre par effraction. On             très rare. Je continuerai à explorer, mais je tiens à me
      Il se fait jeter, on le prie de ne pas publier ses clichés.          Si ça m’attriste de voir tant de bâtiments se dégra-                casse, on pille, on vole. On viole des propriétés pri-       détacher du bruit ambiant pour trouver une nouvelle
      Dès cet instant, la photo va faire partie intégrante de              der ? Pas vraiment. Un lieu évolue, il vieillit, il change          vées d’où l’on emporte des souvenirs intimes. On se          voie artistique. »
URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
186   D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné                                                                                                                                187

                                                                                         Exécution du plan B                            Une trappe pour les souffleurs. Beaucoup de dégâts,
                                                                                                                                        parfois de l’acharnement gratuit. Gilles, qui s’était
                                                                           Je suis parti pour ma première exploration urbaine en        aventuré ici un an plus tôt, est consterné par la rapidité
                                                                           compagnie de Gilles Durvaux, un explorateur urbain           avec laquelle les choses se sont dégradées. « Ça me
                                                                           de 53 ans. Gilles me salue, un peu titubant : petit          fout en l’air de voir des trucs pareils. Tout ça à cause
                                                                           problème de rétine. « Ça va rendre l’infiltration plus       de quelques guignols qui se revendiquent de l’urbex
                                                                           périlleuse ! » Nous sommes devant le campus du Val-          mais qui entrent ici comme s’ils étaient en boîte de
                                                                           Benoît où les ingénieurs de l’Université de Liège firent     nuit. Ils détruisent, ils font la fête, ils trouvent dans ces
                                                                           leurs classes jusqu’en 2006. Depuis, auditoires, labo-       lieux abandonnés un refuge pour s’éloigner du cocon
                                                                           ratoires et machineries sont à la merci des urbexeurs,       familial. Et je ne parle pas des voleurs de ferraille qui
                                                                           bien qu’à présent un grand chantier de rénovation            se pointent armés de disqueuses et de chalumeaux
                                                                           soit sur le point de débuter. D’ailleurs, rien ne garantit   pour repartir avec des kilos de métal sous le bras…
                                                                           que nous parviendrons à y entrer : la police veille au       Ce théâtre est l’illustration du mal urbanistique belge,
                                                                           grain et le domaine est ceinturé par une haute clô-          voilà tout. On ne fait rien pour protéger notre patri-
                                                                           ture en barbelés. Après inspection, Gilles se résigne        moine qui tombe en lambeaux. Il témoigne pourtant
                                                                           et décrète que c’est sans issue. « C’est ce côté aléa-       d’une époque où la cohésion sociale était plus forte, la
                                                                           toire de l’urbex qui en fait une forme d’exploration,        société moins fragmentée et moins individualiste. C’est
                                                                           avec son lot de déceptions et ses décharges d’adré-          presque le vestige d’une ancienne civilisation… »
                                                                           naline. On vient de connaître ce qu’on appelle dans
                                                                           le milieu un “fail”. Il faut donc toujours prévoir un plan   Au milieu du théâtre Arnolis, Gilles prend quelques
                                                                           B. » Et notre plan B à nous, c’est quoi ? « Un théâtre       photos en maugréant, la cigarette au bord des lèvres.
                                                                           ouvrier, pas loin. »                                         « Rien d’original. C’est normal, quand un lieu est à ce
        La Piscine Mosquée                                                                                                              point piétiné. Il a suffi d’une photo sur Internet pour pré-
        Photo © David Ahmed                                                Gilles me défend d’indiquer dans mon reportage               cipiter sa dégradation. Les spots trop médiatisés sont
                                                                           la localisation du théâtre ainsi que son appellation         tous soumis au même sort. De plus en plus de gens
                                                                           réelle, sinon des « guignols » de tous poils débarque-       veulent se lancer alors qu’ils n’y sont ni préparés ni
                                                                           ront en masse. Il faudra que je lui invente un nom.          sensibilisés. C’est ce que j’appelle la “médiocratie”, le
                                                                           Nous enjambons chacun à notre tour une grande                “do it yourself” omniprésent. À l’instar de la téléréalité,
                                                                           barrière après avoir vérifié que les alentours étaient       tous pensent pouvoir le faire, mais ils le font mal. Henk,
                                                                           déserts. Nous empruntons ensuite un caniveau, par-           ­Sylvain et moi, alors que nous sommes des pionniers de
                                                                           courons à la lampe torche les caves du théâtre, nous          l’urbex, nous nous sentons aujourd’hui exclus de la pra-
                                                                           glissons à travers la brèche d’un grillage. Il faut un        tique dominante parce que nous ne cédons pas à cette
                                                                           peu ramper, se traîner dans la boue. « J’ai connu bien        course infernale de celui qui totalise le plus d’endroits.
                                                                           pire, raconte Gilles. J’ai déjà traversé une rivière sur      À croire que certains ont un album Panini à remplir…
                                                                           une planche branlante, en pleine nuit, pour explorer          Or, il faut faire ça avec une philosophie qui exige la
                                                                           une centrale électrique… L’urbex, c’est une affaire de        modération et l’apprivoisement du lieu qu’on explore. »
                                                                           casse-cou. » Une fois l’escalier atteint, nous gagnons
                                                                           le rez-de-chaussée. On tombe sur une première salle                          Piscine et pigeons
                                                                           où s’entassent des fauteuils de cinéma à l’ancienne. À
                                                                           gauche, une réception digne d’un hôtel avec, éparpil-        Ce Sylvain évoqué par Gilles, c’est Sylvain Margaine,
                                                                           lées sur son comptoir, des plaques en métal nomina-          un Français de 37 ans installé en Belgique depuis­ 2001.
                                                                           tives. J’en prends une au hasard : « J. Arnolis ». Jean,     Nous nous rencontrons à Charleroi, l’une des villes
                                                                           Jacques, Jérôme ? Je l’ignore. Un jour cet homme est         au monde où la concentration de « spots à urbex »
                                                                           venu ici pour prononcer une petite conférence. Son           est la plus importante. À chaque rue, au moins une
                                                                           nom me servira à rebaptiser le lieu.                         usine délaissée, un bâtiment désaffecté ou une ruine
                                                                                                                                        sinistre… Nous commençons par l’exploration de la
                                                                           De l’autre côté d’un hall de réception ravagé par des        « Piscine Mosquée » (nom de code en urbex), un édi-
                                                                           casseurs s’ouvre la salle principale du théâtre Arnolis.     fice classé construit en 1937 par la société Solvay à
        Gravestone Church                                                  Une énorme pièce surmontée par un balcon, une                l’usage de son personnel. Il abritait une piscine de
        Photo © Romain Bergeot                                             scène encore en état, des rideaux rouges en enfilade.        25 mètres, une salle de spectacle et un restaurant, le
                                                                           Quelques sièges épars. Un panneau « Silence SVP ».           tout moulé dans un style cubique et industriel. Dans sa
URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
188   D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné                                                                                                                                                                    189

      rotonde vitrée visible depuis la grand-route s’enroule               comme des petits pains (le premier, sorti en 2009, s’est     D’après Marc, une voiture de police patrouille aux
      un escalier solennel dont les murs sont recouverts de                écoulé à 18 000 exemplaires).                                alentours, il faudra se méfier. Peggy sort une cigarette
      carreaux en céramique. Incongruité magistrale : aban-                                                                             électronique en forme de berlingot qu’elle se met à fu-
      donné en 2004, le bâtiment devait être reconverti en                 Nous balayons Charleroi d’est en ouest pour tomber           mer en attendant la montée d’adrénaline. Ce couple
      mosquée – opération entamée par les finitions avant                  sur une église de village à l’abandon, la « Gravestone       originaire de Leipzig, vestes en cuir noir, larges pan-
      d’être interrompue faute d’argent. Le centre de prière               Church » de son nom de code, dont le frontispice             talons déteints – elle chercheuse dans un laboratoire
      au décor aquatique attendra encore un peu.                           qui donne sur la rue a été repeint en rose. Beauté           de chimie, lui employé dans une entreprise d’IT – me
                                                                           de façade : en contournant l’église (et en passant           conte l’histoire du sanatorium. Marc la maîtrise sur le
      Devant le grand bassin au fond duquel traînent                       devant… la gendarmerie), un passage clandestin à             bout des doigts : il y a consacré un bouquin.
      quelques objets saugrenus, Sylvain décrit sa façon à                 travers le mur d’enceinte permet d’infiltrer l’édifice par
      lui de vivre l’exploration urbaine. « J’ai ça dans les               l’arrière et c’est alors que nous découvrons une véri-       À partir de 1898, alors que l’Allemagne s’industrialise
      gènes. Quand j’étais gosse, mon père m’emmenait                      table carcasse architecturale. Dans le vaisseau central,     à toute vapeur, trois architectes de renom conçoivent
      déjà escalader des ruines ! L’urbex peut être divisée en             des inconnus ont creusé un fossé où gisent quelques          le plus grand sanatorium d’Europe, véritable démons-
      deux grands courants. Le plus populaire aujourd’hui,                 ossements humains posés sur un tombeau. Les vitraux          tration du savoir-faire technologique et architectural
      celui dont Gilles et Henk raffolent, s’intéresse aux bâti-           sont morcelés. Le crucifix dérobé. L’orgue a cessé de        germanique. Il faut dire qu’à l’époque, la tuberculose
      ments désaffectés. On invoque alors le passé et le pa-               jouer sur son promontoire, mais partout dans l’église,       faisait des ravages outre-Rhin : la maladie était res-
      trimoine, plus particulièrement par la photo, puisque                lovés dans les moindres interstices, des pigeons par         ponsable d’un décès sur trois et d’un arrêt de travail
      ces endroits sont souvent époustouflants. Le second                  dizaines ont pris le relais : roucoulements funèbres,        sur deux. Mais l’utilisation civile du sanatorium ne sera
      courant, c’est celui de l’infiltration : escalade d’édifices,        battements d’ailes angoissants, pluies de fientes qui        que de courte durée. Pendant la Grande Guerre, il
      pénétration par des conduits souterrains, irruption                  s’accumulent en monticules sur le sol. Ces oiseaux de        se transformera en hôpital militaire et soignera 12 800
      dans un musée en pleine nuit, tout ça. Le théoricien                 malheur chantent en chœur l’agonie d’un lieu sacré           soldats tout au long du conflit, dont Adolf Hitler, blessé
      de cette variante, c’est un certain Ninjalicious, un                 – un de plus. Sylvain frissonne. « On a un jour évoqué       suite à la Bataille de la Somme en 1916. Puis, durant
      ­Canadien décédé du cancer à 35 ans. Il était le roi de              la possibilité de reconvertir la Gravestone Church en        la guerre froide, l’armée soviétique prendra posses-
       l’infiltration. Même quand il était sous perf’ en phase             thermes romains, mais bon, sans argent… » J’imagine          sion des lieux et s’en servira comme hôpital militaire
       terminale, il allait explorer les catacombes de l’hôpital           alors cette église transformée en thermes de Cara­calla      central jusqu’en 1994. Faute de moyens, le plan alle-
       en traînant son Baxter. Véridique ! En général, on fait             version Charleroi, baignant dans les vapeurs d’eau           mand de réhabilitation avortera rapidement. Certains
       soit de l’infiltration, soit des lieux abandonnés, moi je           chaude, lumineuse, vivifiante, à mille lieues de l’épave     bâtiments ont été rachetés et rénovés par des privés,
       suis un adepte des deux. » L’urbex c’est donc, dans                 qu’elle est en train de devenir... Un avenir impossible.     d’autres servent encore de clinique neurologique. Le
       sa définition la plus large, se trouver là où l’on n’est                                                                         reste – environ 60 % du domaine – « repose dans
       pas censé être. « Et c’est véritablement de l’exploration           L’urbex urbi et orbi : Beelitz-Heilstätten                   un état de sommeil éblouissant, attendant son réveil.
       quand tu es le premier à t’infiltrer dans un bâtiment,                                                                           Beauté morbide et passé glamour », comme le décrit
       abandonné ou non. »                                                 Si la Belgique fait le bonheur des urbexeurs, chaque         Marc dans son livre.
                                                                           pays renferme ses petits bijoux de l’exploration urbaine,
      Lorsqu’il s’est installé à Namur, Sylvain a découvert un             des sites délaissés dont le gâchis nous paraît à peine       C’est l’heure de partir à l’assaut de ce géant de
      territoire qui regorge de constructions en ruine. « C’est            concevable : un parc d’attraction Six Flags aux États-       l’exploration urbaine. Peggy range son berlingot             Une ancienne salle d’opération
      un caprice de pays riche, incapable de gérer son                     Unis, un hôtel en parfait état au Japon, une prison          électronique et, hop ! il suffit d’enjamber un grillage      du sanatorium de Beelitz-Heilstätten
                                                                                                                                                                                                     Photo © Marc Mielzarjewicz
      patrimoine urbanistique. Imaginez le nombre de gens                  en Australie… Sur le Vieux Continent, le sanatorium          déchiqueté : on entre à Beelitz comme dans un mou-
      qu’on pourrait loger dans cette piscine ! Quand je vais              de Beelitz-Heilstätten fait figure d’incontournable. Ce      lin. L’ambiance est d’emblée stupéfiante. Des chemins
      en Inde, je suis à chaque fois déçu parce qu’un bâti-                gigantesque complexe hospitalier de 200 hectares,            en macadam, bordés par une végétation sauvage,
      ment abandonné qui me paraissait désert de l’exté-                   caché entre les hauts pins des faubourgs de Berlin, se       mènent aux différents bâtiments (soixante !) du com-
      rieur est en fait occupé par des dizaines de gens. »                 délabre à petit feu depuis 1994, date de la désertion        plexe hospitalier. L’architecture est bien préservée à
      Autre découverte liée à la Belgique : la photo. Au                   par les Soviétiques de leur dernier bastion. Ceux qui        l’extérieur, témoignage historique des évolutions de
      début, quand Sylvain arpentait les catacombes de                     l’ont déjà visité – Henk et Sylvain par exemple – le         style – du cottage à l’expressionnisme – dans une suc-
                                                                                                                                                                                                          « Ceux qui ont déjà visité le
      ­Paris, il se contentait d’un appareil jetable, s’investis-          décrivent comme un site splendide et fantomatique            cession de piliers, d’arcades, d’escaliers somptueux…
       sant plutôt dans les textes explicatifs qui alimentaient            encore hanté par son passé tourmenté. Un monument            Alors que nous laissons derrière nous les paysages             sanatorium de Beelitz le décrivent
       son site. « C’était d’abord une approche documen-                   culte de l’urbex que je ne pouvais pas snober…               sobres et impeccablement propres de la banlieue de                  comme un site splendide
       taire. J’ai ensuite appris la photo en autodidacte,                                                                              Berlin, on se croirait ici dans une cité fantasmagorique
                                                                                                                                                                                                         et fantomatique encore hanté
       mes textes se sont greffés à des clichés esthétiques                Marc Mielzarjwicz et sa compagne Peggy m’ont fixé            isolée du reste du monde, un village où des hommes
       et je crois que ce cocktail explique le succès de mon               rendez-vous près de l’entrée du sanatorium. Ils extraient    auraient mis à l’essai une société imaginaire avant de            par son passé tourmenté. »
       blog, forbidden-places.net. » Un succès qui se décline              de leur coffre le matériel du parfait urbexeur : pieds       soudain disparaître, comme évaporés, confiant à la
       aussi­en bouquins puisque ceux de Sylvain se vendent                de caméras, objectifs à rallonge et bottines militaires.     nature le soin de s’occuper des lieux.
URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
190   D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné                                                                                                                                                                                    191

      Nous utilisons le pied de caméra comme support pour
      grimper à la fenêtre de l’ancien laboratoire. À l’inté-
                                                                           elle n’osera pas monter jusqu’en haut. Sur le toit, à
                                                                           vingt mètres du sol, nous avons l’impression inouïe
                                                                                                                                                                                                                           +    3PLUS +
      rieur, il ne reste que les murs, les plafonds et les portes.         d’être au cœur d’une véritable forêt.
      Marc et Peggy ne cessent de grimacer : depuis leur                                                                                 ++ Des livres : explorateurs mais aussi auteurs,            à Helsinki (1952) et même le village olympique
      dernière visite, le pillage et la destruction ont sérieu-            La présence d’une voiture de police dans le parc du              Henk, Sylvain et Marc ont tous trois publié              de… Berlin (1936). Quand on connaît le coût des
      sement détérioré le complexe. On parcourt ensuite le                 sanatorium pour hommes abrège notre promenade.                   plusieurs recueils photographiques.                      derniers Jeux d’Hiver de Sotchi 2014 (36 milliards
      bâtiment consacré à la chirurgie, qui permit dès 1928                Trois heures de visite, c’est déjà bien. En longeant la          Dernières parutions en date : Abandoned                  d’euros), on est en droit d’espérer que leurs infra­
      de soigner les cas de tuberculose les plus critiques. Des            route qui mène à la gare, nous observons avec ravis-             Places - the Photographer’s Selection, de                structures ne subiront pas le même sort. Tapez
      couloirs hallucinants de 200 mètres de long s’étendent               sement les bâtiments du complexe que des privés ont              Henk Van Rensbergen, Lannoo (en anglais), 2014 ;         « sites olympiques abandonnés » sur Google,
      sur chacun des quatre étages entre lesquels commu-                   racheté pour leur rendre leur lustre d’antan. Quant aux          Forbidden Places - Explorations insolites d’un           vous serez servis.
      niquent les vestiges d’un ascenseur (portes brunâtres,               édifices abandonnés, les artistes ne sont pas restés indif-      patrimoine oublié – Tome 2, de Sylvain Margaine,
      restes de mécanique). Sur les murs, des journaux russes              férents à leur charme troublant, merci pour eux. Roman           JonGlez, 2014 ; Lost Places. Beelitz-Heilstätten, de   ++ Une émission radio : l’émission Transversales
      de 1981 servent parfois de tapisserie, de même qu’ail-               Polanski y tourna certaines scènes de son chef-d’œuvre           Marc Mielzarjewicz, Mitteldeutscher Verlag (en            de la RTBF (La Première) a consacré un premier
      leurs des tags de croix gammées, plic-ploc, impunis,                 Le Pianiste (2002) et fut imité en 2008 par Bryan Singer         anglais et en allemand), 2011. À commander via            reportage radio sur le phénomène de l’urbex le
      comme si le spectre d’Adolf Hitler était revenu bien                 pour le film Valkyrie tandis que, dans un autre registre,        leur site ou Amazon. Quant à Gilles, il partage ses       23 juin 2012 et un second, plus récent, le
      après le passage à Beelitz du jeune soldat meurtri.                  le groupe de métal allemand Rammstein s’y mit en                 clichés sur sa plateforme www.postindustriel.be.          27 septembre dernier. À écouter en podcast sur le
                                                                           scène pour le clip du tube Mein Herz (2012). Beauté                                                                        site www.rtbf.be/lapremiere/podcast.
      S’annonce à présent l’un des musts de la visite : les                endormie, certes, mais capable de se réveiller devant         ++ Des sites web : sorte de « branche » de l’urbex,
      arbres qui ont poussé sur le toit de la clinique pulmo-              qui sait la filmer… ou l’acquérir au prix fort.                  l’exploration des sites olympiques après le déroule-
      naire pour femmes, là où végétaient les patientes les                                                                                 ment des Jeux laisse pantois. Un triste classement
      plus malades à l’abri de la lumière du jour qui pouvait              Sur le site web de Sylvain, cette citation d’Apollinaire :       recense sur le web les photos les plus aberrantes :        Cet article a pu être réalisé
                                                                                                                                                                                                   grâce au soutien du Fonds pour
      leur être fatale. Il faut emprunter une cage d’escalier              « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »                  un stade de foot en Grèce (2004), un circuit de                       le journalisme en
      fragilisée dont les fissures finissent par effrayer Peggy :                                                       Quentin Jardon      bobsleigh à Sarajevo (1994), une piscine géante         Fédération Wallonie-Bruxelles.

                             AVEC L’URBEX, TENDRE EST LA LOI                                                                                 Les escaliers de la
                                                                                                                                             Villa Decadimento en Italie
                                                                                                                                             Photo © Henk Van Rensbergen
           Généralement illégale, la pratique de l’urbex                   deux. « Ce genre de cas de figure est tout à fait
           peut entraîner la violation de certains droits et               théorique et ne devrait jamais arriver », conclut
           mener à des poursuites pénales et civiles. « En                 Gilles Delacroix.
           réalité, aucune loi belge ne cadre spécifiquement
           la démarche de l’urbex et les condamnations la                  Du côté des urbexeurs, l’expérience se veut rassu-
           concernant sont rares, voire inexistantes », com-               rante. Sylvain Margaine par exemple n’a jamais
           mente Gilles Delacroix, consultant juridique en                 connu de gros ennuis avec la justice. « J’ai souvent
           droit urbanistique et environnemental. « Au niveau              été plaqué au sol en pleine exploration, menotté
           pénal, les explorateurs ne risquent rien tant qu’il             par des vigiles puis emmené au poste. On me
           n’y a ni casse ni violation d’un domicile légal.                retenait une nuit avant de me relâcher sans suite.
           Par contre, au niveau civil, le propriétaire – privé            Je n’ai jamais eu de dossier. » De son côté, alors
           ou public – peut invoquer le non-respect de ses                 qu’il a déjà publié quatre bouquins, Henk
           droits. » L’article 544 du Code civil définit ainsi la          Van Rensbergen n’a vécu que deux (petites)
           propriété comme « le droit de jouir et disposer                 mésaventures. « J’ai d’abord été contraint de
           des choses de la manière la plus absolue (…) ».                 retirer de mon site web des photos d’une usine
           Un urbexeur pourrait alors être sommé de réparer                luxembourgeoise. Plus tard, j’ai reçu un e-mail
           le dommage subi par le simple fait d’être entré                 d’une vieille dame qui reconnaissait des membres
           dans une propriété (qui n’est pas un domicile                   de sa famille sur des photos très anciennes d’une
           légal), mais le propriétaire ou l’autorité devra au             villa que j’avais explorée. J’ai tout de suite sup-
           préalable satisfaire à la fameuse trilogie de la res-           primé ces photos, même si je n’y étais pas obligé.
           ponsabilité civile en établissant la faute subie, le            J’estimais avoir franchi les limites en violant l’inti-
           dommage qui en résulte et le lien causal entre les              mité d’une famille… »
Vous pouvez aussi lire