URBEX LES EXPLORATEURS D'UN MONDE ABANDONNÉ - henk van rensbergen
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182 URBEX LES EXPLORATEURS D’UN MONDE ABANDONNÉ D’ici et D’ailleurs QUENTIN JARDON Les explorateurs du XXIe siècle ne partent plus à l’assaut d’une terra incognita, ils s’aventurent là où l’homme a déjà déguerpi : usines abandonnées, hôpi- taux désaffectés, parcs d’attractions en ruine… D’un geste artistique, ils veillent souvent à photographier ce que ces lieux désolés leur inspirent. Leur terrain de jeu idéal ? La Belgique, sans conteste. Cette pratique que l’on nomme l’exploration urbaine ou « urbex » est en plein boom depuis l’avènement d’Internet - pour le meilleur et pour le pire. Quelques pionniers du genre m’ont emmené, de Charleroi à Berlin, dans leur univers fascinant. Un laboratoire du campus du Val-Benoît Photo © Jordy Meow
184 D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné 185 C haque point du globe un tant soit peu difficile sa démarche. « Si certains font de l’urbex à mains d’accès a connu son pionnier, un explorateur nues, pour moi, c’est impensable. Au départ, je vou- La montagne russe du parc d’attractions de Nara Dreamland, au Japon qui, à l’instar de Roald Amundsen au pôle lais juste prouver à mes copains que j’y étais allé. Le Photo © Henk Van Rensbergen Sud ou – moins célèbre – João Gonçalves réflexe a fini par devenir artistique. Avec mes expos et Zarco sur l’île de Madère, a posé le premier pied, mes bouquins, j’ai connu un grand succès. J’ai eu la celui que l’Histoire retiendra. Dans le genre, Henk chance d’être “the right man at the right place at the Van Rensbergen est un boulimique. Un Christophe right moment”. C’est une carrière exceptionnelle pour Colomb de l’ère numérique, un Neil Armstrong flan- un amateur. » Ses proies de jeune urbexeur, ce sont de qué du drapeau belge qui se contente de son avion préférence des cokeries et des industries belges : Tertre, pour survoler la Terre. À son tableau de chasse pour- Anderlues, Marcinelle… « Les usines abandonnées tant, ni points culminants ni latitudes impossibles, mais me fascinent. Un silence invraisemblable enveloppe a contrario des lieux dont la vie humaine ne veut déjà de grosses machines qui émettaient jadis un boucan plus : ruines, chancres, parcs d’attractions, cokeries d’enfer, des machines que nous n’essayons même plus wallonnes, cimetière de vieilles voitures… Henk est en de comprendre aujourd’hui. C’est le propre de notre réalité un adepte de « l’urbex ». Plus qu’un adepte : époque postindustrielle : nous sommes blasés par la une figure de proue. mécanique. Voilà pourquoi je vis l’urbex dans la peau d’un homme qui regarde notre passé le plus récent en Je suis reçu dans le salon de sa bicoque sise à Hulden- sachant qu’il est déjà révolu. » berg, en Brabant flamand. Sur les murs, des photos grand format de ses plus belles conquêtes, notam- En 1990, Henk ouvre un site web consacré à sa pra- ment une montagne russe en bois que la nature com- tique. « J’étais en contact avec seulement dix per- mence à envahir. « J’ai pris cette photo au Japon, la sonnes… dans le monde ! » Il multiplie les explorations, nuit, en l’exposant pendant huit minutes. Ce fut une publie ses premiers bouquins, affine son approche. forme de méditation : j’étais immobile à regarder un « J’ai rapidement développé une préférence pour les paysage d’un noir absolu et je prenais conscience de sorties en solitaire. Quand je suis seul, je suis davan- ma position précise dans l’espace, de l’endroit unique tage exposé aux dangers, ce qui me force à main- qui se trouvait face à moi, des risques que j’encourais tenir mes sens en alerte. Ma vulnérabilité décuple en trompant la vigilance des gardiens du parc. » Nous mon attention, je comprends mieux le bâtiment et, nous asseyons et je demande d’emblée à Henk ce in fine, je fais de meilleures photos. » Son rituel explo- que ça signifie, au juste, « urbex ». Un mot que le dico ratoire est bien établi. Lorsqu’il infiltre un lieu, Henk ne connaît pas et que le Web définit sommairement commence par s’asseoir pour réfléchir dix minutes. Il comme « l’exploration de lieux interdits ou difficiles se pose, il s’imprègne de l’atmosphère, il écoute le d’accès », abrégé anglais de urban exploration. Henk silence… L’appareil photo sort ensuite de sa boîte et esquisse un sourire, il sait que va débuter une longue Henk passe alors la journée entière à multiplier les conversation à propos d’une passion qui l’occupe clichés. « Le soir, à la maison, je réalise souvent que depuis son adolescence. « Si je vous disais qu’un gars je suis passé à côté de l’essentiel. Alors j’y retourne, d’apparence – comme un être humain. Moi, j’essaie marche sur les pieds. J’ai déjà visité une villa abandon- qui s’amuse à faire le tour des saunas de Bruxelles jusqu’à ce que mon appareil capte les sensations qui juste de savoir ce que ces bâtiments ont à me dire. Je née, d’autres gars étaient là aussi, l’un d’eux avait chié sans jamais payer son droit d’entrée, c’est aussi un habitent mon esprit. » veux interroger le temps qu’il est impossible d’arrêter. » dans la salle de bain. Chacun a sa façon de faire de “urbexeur“, ça vous étonnerait ? En vérité, l’urbex l’urbex… Si j’aime aller seul et en gentleman, certains couvre une réalité tellement large qu’il est difficile de Entre-temps, Henk a obtenu une licence de pilote. Un Malgré son air placide, Henk observe l’évolution de vont en groupe, changent le mobilier pour la photo la cadenasser avec une définition… » métier qui va se marier merveilleusement avec sa pas- l’urbex d’un œil de plus en plus inquiet. C’est que, et posent entièrement nus. C’est une activité qui ne sion pour l’urbex : escales à l’étranger et périodes off jadis réservée à une poignée d’initiés, l’activité s’est cesse de gagner en dynamisme et tant mieux si le De Buda Marly au reste du monde à la maison lui offrent le temps d’explorer les quatre vulgarisée depuis l’avènement d’Internet. « La donne a plus grand nombre peut en profiter. Je veux toutefois coins du globe sans dédaigner la Belgique, son terrain changé : avant je visitais cinq endroits par an de fond prendre mes distances avec une certaine tendance À 16 ans, Henk commence ses premières incursions. de jeu préféré. « Notre pays est un Eldorado pour les en comble, aujourd’hui je pourrais en visiter cinq par de l’urbex – celle qui ne respecte rien. Sans comp- Comme tout le monde, selon lui : quel enfant n’a jamais urbexeurs parce qu’il mène une politique urbanistique jour en passant à côté de l’essentiel, comme beau- ter que, sur le plan artistique, on a atteint un niveau essayé d’explorer un lieu abandonné ? Quatre ans catastrophique. En 25 ans, je n’ai pas vu de change- coup le font. Un spot reste rarement secret. Tout le de saturation : on voit le même type de photo des plus tard, sous le viaduc de Bruxelles, il photographie ment. Tout le monde peut faire n’importe quoi. D’ail- monde s’infiltre avec ses propres règles, qui ne sont mêmes endroits partout sur Internet. L’originalité se fait l’usine de Buda Marly, encore en activité à l’époque. leurs, nos voisins viennent souvent explorer chez nous… pas toujours bonnes. On entre par effraction. On très rare. Je continuerai à explorer, mais je tiens à me Il se fait jeter, on le prie de ne pas publier ses clichés. Si ça m’attriste de voir tant de bâtiments se dégra- casse, on pille, on vole. On viole des propriétés pri- détacher du bruit ambiant pour trouver une nouvelle Dès cet instant, la photo va faire partie intégrante de der ? Pas vraiment. Un lieu évolue, il vieillit, il change vées d’où l’on emporte des souvenirs intimes. On se voie artistique. »
186 D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné 187 Exécution du plan B Une trappe pour les souffleurs. Beaucoup de dégâts, parfois de l’acharnement gratuit. Gilles, qui s’était Je suis parti pour ma première exploration urbaine en aventuré ici un an plus tôt, est consterné par la rapidité compagnie de Gilles Durvaux, un explorateur urbain avec laquelle les choses se sont dégradées. « Ça me de 53 ans. Gilles me salue, un peu titubant : petit fout en l’air de voir des trucs pareils. Tout ça à cause problème de rétine. « Ça va rendre l’infiltration plus de quelques guignols qui se revendiquent de l’urbex périlleuse ! » Nous sommes devant le campus du Val- mais qui entrent ici comme s’ils étaient en boîte de Benoît où les ingénieurs de l’Université de Liège firent nuit. Ils détruisent, ils font la fête, ils trouvent dans ces leurs classes jusqu’en 2006. Depuis, auditoires, labo- lieux abandonnés un refuge pour s’éloigner du cocon ratoires et machineries sont à la merci des urbexeurs, familial. Et je ne parle pas des voleurs de ferraille qui bien qu’à présent un grand chantier de rénovation se pointent armés de disqueuses et de chalumeaux soit sur le point de débuter. D’ailleurs, rien ne garantit pour repartir avec des kilos de métal sous le bras… que nous parviendrons à y entrer : la police veille au Ce théâtre est l’illustration du mal urbanistique belge, grain et le domaine est ceinturé par une haute clô- voilà tout. On ne fait rien pour protéger notre patri- ture en barbelés. Après inspection, Gilles se résigne moine qui tombe en lambeaux. Il témoigne pourtant et décrète que c’est sans issue. « C’est ce côté aléa- d’une époque où la cohésion sociale était plus forte, la toire de l’urbex qui en fait une forme d’exploration, société moins fragmentée et moins individualiste. C’est avec son lot de déceptions et ses décharges d’adré- presque le vestige d’une ancienne civilisation… » naline. On vient de connaître ce qu’on appelle dans le milieu un “fail”. Il faut donc toujours prévoir un plan Au milieu du théâtre Arnolis, Gilles prend quelques B. » Et notre plan B à nous, c’est quoi ? « Un théâtre photos en maugréant, la cigarette au bord des lèvres. ouvrier, pas loin. » « Rien d’original. C’est normal, quand un lieu est à ce La Piscine Mosquée point piétiné. Il a suffi d’une photo sur Internet pour pré- Photo © David Ahmed Gilles me défend d’indiquer dans mon reportage cipiter sa dégradation. Les spots trop médiatisés sont la localisation du théâtre ainsi que son appellation tous soumis au même sort. De plus en plus de gens réelle, sinon des « guignols » de tous poils débarque- veulent se lancer alors qu’ils n’y sont ni préparés ni ront en masse. Il faudra que je lui invente un nom. sensibilisés. C’est ce que j’appelle la “médiocratie”, le Nous enjambons chacun à notre tour une grande “do it yourself” omniprésent. À l’instar de la téléréalité, barrière après avoir vérifié que les alentours étaient tous pensent pouvoir le faire, mais ils le font mal. Henk, déserts. Nous empruntons ensuite un caniveau, par- Sylvain et moi, alors que nous sommes des pionniers de courons à la lampe torche les caves du théâtre, nous l’urbex, nous nous sentons aujourd’hui exclus de la pra- glissons à travers la brèche d’un grillage. Il faut un tique dominante parce que nous ne cédons pas à cette peu ramper, se traîner dans la boue. « J’ai connu bien course infernale de celui qui totalise le plus d’endroits. pire, raconte Gilles. J’ai déjà traversé une rivière sur À croire que certains ont un album Panini à remplir… une planche branlante, en pleine nuit, pour explorer Or, il faut faire ça avec une philosophie qui exige la une centrale électrique… L’urbex, c’est une affaire de modération et l’apprivoisement du lieu qu’on explore. » casse-cou. » Une fois l’escalier atteint, nous gagnons le rez-de-chaussée. On tombe sur une première salle Piscine et pigeons où s’entassent des fauteuils de cinéma à l’ancienne. À gauche, une réception digne d’un hôtel avec, éparpil- Ce Sylvain évoqué par Gilles, c’est Sylvain Margaine, lées sur son comptoir, des plaques en métal nomina- un Français de 37 ans installé en Belgique depuis 2001. tives. J’en prends une au hasard : « J. Arnolis ». Jean, Nous nous rencontrons à Charleroi, l’une des villes Jacques, Jérôme ? Je l’ignore. Un jour cet homme est au monde où la concentration de « spots à urbex » venu ici pour prononcer une petite conférence. Son est la plus importante. À chaque rue, au moins une nom me servira à rebaptiser le lieu. usine délaissée, un bâtiment désaffecté ou une ruine sinistre… Nous commençons par l’exploration de la De l’autre côté d’un hall de réception ravagé par des « Piscine Mosquée » (nom de code en urbex), un édi- casseurs s’ouvre la salle principale du théâtre Arnolis. fice classé construit en 1937 par la société Solvay à Gravestone Church Une énorme pièce surmontée par un balcon, une l’usage de son personnel. Il abritait une piscine de Photo © Romain Bergeot scène encore en état, des rideaux rouges en enfilade. 25 mètres, une salle de spectacle et un restaurant, le Quelques sièges épars. Un panneau « Silence SVP ». tout moulé dans un style cubique et industriel. Dans sa
188 D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné 189 rotonde vitrée visible depuis la grand-route s’enroule comme des petits pains (le premier, sorti en 2009, s’est D’après Marc, une voiture de police patrouille aux un escalier solennel dont les murs sont recouverts de écoulé à 18 000 exemplaires). alentours, il faudra se méfier. Peggy sort une cigarette carreaux en céramique. Incongruité magistrale : aban- électronique en forme de berlingot qu’elle se met à fu- donné en 2004, le bâtiment devait être reconverti en Nous balayons Charleroi d’est en ouest pour tomber mer en attendant la montée d’adrénaline. Ce couple mosquée – opération entamée par les finitions avant sur une église de village à l’abandon, la « Gravestone originaire de Leipzig, vestes en cuir noir, larges pan- d’être interrompue faute d’argent. Le centre de prière Church » de son nom de code, dont le frontispice talons déteints – elle chercheuse dans un laboratoire au décor aquatique attendra encore un peu. qui donne sur la rue a été repeint en rose. Beauté de chimie, lui employé dans une entreprise d’IT – me de façade : en contournant l’église (et en passant conte l’histoire du sanatorium. Marc la maîtrise sur le Devant le grand bassin au fond duquel traînent devant… la gendarmerie), un passage clandestin à bout des doigts : il y a consacré un bouquin. quelques objets saugrenus, Sylvain décrit sa façon à travers le mur d’enceinte permet d’infiltrer l’édifice par lui de vivre l’exploration urbaine. « J’ai ça dans les l’arrière et c’est alors que nous découvrons une véri- À partir de 1898, alors que l’Allemagne s’industrialise gènes. Quand j’étais gosse, mon père m’emmenait table carcasse architecturale. Dans le vaisseau central, à toute vapeur, trois architectes de renom conçoivent déjà escalader des ruines ! L’urbex peut être divisée en des inconnus ont creusé un fossé où gisent quelques le plus grand sanatorium d’Europe, véritable démons- deux grands courants. Le plus populaire aujourd’hui, ossements humains posés sur un tombeau. Les vitraux tration du savoir-faire technologique et architectural celui dont Gilles et Henk raffolent, s’intéresse aux bâti- sont morcelés. Le crucifix dérobé. L’orgue a cessé de germanique. Il faut dire qu’à l’époque, la tuberculose ments désaffectés. On invoque alors le passé et le pa- jouer sur son promontoire, mais partout dans l’église, faisait des ravages outre-Rhin : la maladie était res- trimoine, plus particulièrement par la photo, puisque lovés dans les moindres interstices, des pigeons par ponsable d’un décès sur trois et d’un arrêt de travail ces endroits sont souvent époustouflants. Le second dizaines ont pris le relais : roucoulements funèbres, sur deux. Mais l’utilisation civile du sanatorium ne sera courant, c’est celui de l’infiltration : escalade d’édifices, battements d’ailes angoissants, pluies de fientes qui que de courte durée. Pendant la Grande Guerre, il pénétration par des conduits souterrains, irruption s’accumulent en monticules sur le sol. Ces oiseaux de se transformera en hôpital militaire et soignera 12 800 dans un musée en pleine nuit, tout ça. Le théoricien malheur chantent en chœur l’agonie d’un lieu sacré soldats tout au long du conflit, dont Adolf Hitler, blessé de cette variante, c’est un certain Ninjalicious, un – un de plus. Sylvain frissonne. « On a un jour évoqué suite à la Bataille de la Somme en 1916. Puis, durant Canadien décédé du cancer à 35 ans. Il était le roi de la possibilité de reconvertir la Gravestone Church en la guerre froide, l’armée soviétique prendra posses- l’infiltration. Même quand il était sous perf’ en phase thermes romains, mais bon, sans argent… » J’imagine sion des lieux et s’en servira comme hôpital militaire terminale, il allait explorer les catacombes de l’hôpital alors cette église transformée en thermes de Caracalla central jusqu’en 1994. Faute de moyens, le plan alle- en traînant son Baxter. Véridique ! En général, on fait version Charleroi, baignant dans les vapeurs d’eau mand de réhabilitation avortera rapidement. Certains soit de l’infiltration, soit des lieux abandonnés, moi je chaude, lumineuse, vivifiante, à mille lieues de l’épave bâtiments ont été rachetés et rénovés par des privés, suis un adepte des deux. » L’urbex c’est donc, dans qu’elle est en train de devenir... Un avenir impossible. d’autres servent encore de clinique neurologique. Le sa définition la plus large, se trouver là où l’on n’est reste – environ 60 % du domaine – « repose dans pas censé être. « Et c’est véritablement de l’exploration L’urbex urbi et orbi : Beelitz-Heilstätten un état de sommeil éblouissant, attendant son réveil. quand tu es le premier à t’infiltrer dans un bâtiment, Beauté morbide et passé glamour », comme le décrit abandonné ou non. » Si la Belgique fait le bonheur des urbexeurs, chaque Marc dans son livre. pays renferme ses petits bijoux de l’exploration urbaine, Lorsqu’il s’est installé à Namur, Sylvain a découvert un des sites délaissés dont le gâchis nous paraît à peine C’est l’heure de partir à l’assaut de ce géant de territoire qui regorge de constructions en ruine. « C’est concevable : un parc d’attraction Six Flags aux États- l’exploration urbaine. Peggy range son berlingot Une ancienne salle d’opération un caprice de pays riche, incapable de gérer son Unis, un hôtel en parfait état au Japon, une prison électronique et, hop ! il suffit d’enjamber un grillage du sanatorium de Beelitz-Heilstätten Photo © Marc Mielzarjewicz patrimoine urbanistique. Imaginez le nombre de gens en Australie… Sur le Vieux Continent, le sanatorium déchiqueté : on entre à Beelitz comme dans un mou- qu’on pourrait loger dans cette piscine ! Quand je vais de Beelitz-Heilstätten fait figure d’incontournable. Ce lin. L’ambiance est d’emblée stupéfiante. Des chemins en Inde, je suis à chaque fois déçu parce qu’un bâti- gigantesque complexe hospitalier de 200 hectares, en macadam, bordés par une végétation sauvage, ment abandonné qui me paraissait désert de l’exté- caché entre les hauts pins des faubourgs de Berlin, se mènent aux différents bâtiments (soixante !) du com- rieur est en fait occupé par des dizaines de gens. » délabre à petit feu depuis 1994, date de la désertion plexe hospitalier. L’architecture est bien préservée à Autre découverte liée à la Belgique : la photo. Au par les Soviétiques de leur dernier bastion. Ceux qui l’extérieur, témoignage historique des évolutions de début, quand Sylvain arpentait les catacombes de l’ont déjà visité – Henk et Sylvain par exemple – le style – du cottage à l’expressionnisme – dans une suc- « Ceux qui ont déjà visité le Paris, il se contentait d’un appareil jetable, s’investis- décrivent comme un site splendide et fantomatique cession de piliers, d’arcades, d’escaliers somptueux… sant plutôt dans les textes explicatifs qui alimentaient encore hanté par son passé tourmenté. Un monument Alors que nous laissons derrière nous les paysages sanatorium de Beelitz le décrivent son site. « C’était d’abord une approche documen- culte de l’urbex que je ne pouvais pas snober… sobres et impeccablement propres de la banlieue de comme un site splendide taire. J’ai ensuite appris la photo en autodidacte, Berlin, on se croirait ici dans une cité fantasmagorique et fantomatique encore hanté mes textes se sont greffés à des clichés esthétiques Marc Mielzarjwicz et sa compagne Peggy m’ont fixé isolée du reste du monde, un village où des hommes et je crois que ce cocktail explique le succès de mon rendez-vous près de l’entrée du sanatorium. Ils extraient auraient mis à l’essai une société imaginaire avant de par son passé tourmenté. » blog, forbidden-places.net. » Un succès qui se décline de leur coffre le matériel du parfait urbexeur : pieds soudain disparaître, comme évaporés, confiant à la aussien bouquins puisque ceux de Sylvain se vendent de caméras, objectifs à rallonge et bottines militaires. nature le soin de s’occuper des lieux.
190 D’ici et D’ailleurs — Urbex, les explorateurs d’un monde abandonné 191 Nous utilisons le pied de caméra comme support pour grimper à la fenêtre de l’ancien laboratoire. À l’inté- elle n’osera pas monter jusqu’en haut. Sur le toit, à vingt mètres du sol, nous avons l’impression inouïe + 3PLUS + rieur, il ne reste que les murs, les plafonds et les portes. d’être au cœur d’une véritable forêt. Marc et Peggy ne cessent de grimacer : depuis leur ++ Des livres : explorateurs mais aussi auteurs, à Helsinki (1952) et même le village olympique dernière visite, le pillage et la destruction ont sérieu- La présence d’une voiture de police dans le parc du Henk, Sylvain et Marc ont tous trois publié de… Berlin (1936). Quand on connaît le coût des sement détérioré le complexe. On parcourt ensuite le sanatorium pour hommes abrège notre promenade. plusieurs recueils photographiques. derniers Jeux d’Hiver de Sotchi 2014 (36 milliards bâtiment consacré à la chirurgie, qui permit dès 1928 Trois heures de visite, c’est déjà bien. En longeant la Dernières parutions en date : Abandoned d’euros), on est en droit d’espérer que leurs infra de soigner les cas de tuberculose les plus critiques. Des route qui mène à la gare, nous observons avec ravis- Places - the Photographer’s Selection, de structures ne subiront pas le même sort. Tapez couloirs hallucinants de 200 mètres de long s’étendent sement les bâtiments du complexe que des privés ont Henk Van Rensbergen, Lannoo (en anglais), 2014 ; « sites olympiques abandonnés » sur Google, sur chacun des quatre étages entre lesquels commu- racheté pour leur rendre leur lustre d’antan. Quant aux Forbidden Places - Explorations insolites d’un vous serez servis. niquent les vestiges d’un ascenseur (portes brunâtres, édifices abandonnés, les artistes ne sont pas restés indif- patrimoine oublié – Tome 2, de Sylvain Margaine, restes de mécanique). Sur les murs, des journaux russes férents à leur charme troublant, merci pour eux. Roman JonGlez, 2014 ; Lost Places. Beelitz-Heilstätten, de ++ Une émission radio : l’émission Transversales de 1981 servent parfois de tapisserie, de même qu’ail- Polanski y tourna certaines scènes de son chef-d’œuvre Marc Mielzarjewicz, Mitteldeutscher Verlag (en de la RTBF (La Première) a consacré un premier leurs des tags de croix gammées, plic-ploc, impunis, Le Pianiste (2002) et fut imité en 2008 par Bryan Singer anglais et en allemand), 2011. À commander via reportage radio sur le phénomène de l’urbex le comme si le spectre d’Adolf Hitler était revenu bien pour le film Valkyrie tandis que, dans un autre registre, leur site ou Amazon. Quant à Gilles, il partage ses 23 juin 2012 et un second, plus récent, le après le passage à Beelitz du jeune soldat meurtri. le groupe de métal allemand Rammstein s’y mit en clichés sur sa plateforme www.postindustriel.be. 27 septembre dernier. À écouter en podcast sur le scène pour le clip du tube Mein Herz (2012). Beauté site www.rtbf.be/lapremiere/podcast. S’annonce à présent l’un des musts de la visite : les endormie, certes, mais capable de se réveiller devant ++ Des sites web : sorte de « branche » de l’urbex, arbres qui ont poussé sur le toit de la clinique pulmo- qui sait la filmer… ou l’acquérir au prix fort. l’exploration des sites olympiques après le déroule- naire pour femmes, là où végétaient les patientes les ment des Jeux laisse pantois. Un triste classement plus malades à l’abri de la lumière du jour qui pouvait Sur le site web de Sylvain, cette citation d’Apollinaire : recense sur le web les photos les plus aberrantes : Cet article a pu être réalisé grâce au soutien du Fonds pour leur être fatale. Il faut emprunter une cage d’escalier « Il est grand temps de rallumer les étoiles. » un stade de foot en Grèce (2004), un circuit de le journalisme en fragilisée dont les fissures finissent par effrayer Peggy : Quentin Jardon bobsleigh à Sarajevo (1994), une piscine géante Fédération Wallonie-Bruxelles. AVEC L’URBEX, TENDRE EST LA LOI Les escaliers de la Villa Decadimento en Italie Photo © Henk Van Rensbergen Généralement illégale, la pratique de l’urbex deux. « Ce genre de cas de figure est tout à fait peut entraîner la violation de certains droits et théorique et ne devrait jamais arriver », conclut mener à des poursuites pénales et civiles. « En Gilles Delacroix. réalité, aucune loi belge ne cadre spécifiquement la démarche de l’urbex et les condamnations la Du côté des urbexeurs, l’expérience se veut rassu- concernant sont rares, voire inexistantes », com- rante. Sylvain Margaine par exemple n’a jamais mente Gilles Delacroix, consultant juridique en connu de gros ennuis avec la justice. « J’ai souvent droit urbanistique et environnemental. « Au niveau été plaqué au sol en pleine exploration, menotté pénal, les explorateurs ne risquent rien tant qu’il par des vigiles puis emmené au poste. On me n’y a ni casse ni violation d’un domicile légal. retenait une nuit avant de me relâcher sans suite. Par contre, au niveau civil, le propriétaire – privé Je n’ai jamais eu de dossier. » De son côté, alors ou public – peut invoquer le non-respect de ses qu’il a déjà publié quatre bouquins, Henk droits. » L’article 544 du Code civil définit ainsi la Van Rensbergen n’a vécu que deux (petites) propriété comme « le droit de jouir et disposer mésaventures. « J’ai d’abord été contraint de des choses de la manière la plus absolue (…) ». retirer de mon site web des photos d’une usine Un urbexeur pourrait alors être sommé de réparer luxembourgeoise. Plus tard, j’ai reçu un e-mail le dommage subi par le simple fait d’être entré d’une vieille dame qui reconnaissait des membres dans une propriété (qui n’est pas un domicile de sa famille sur des photos très anciennes d’une légal), mais le propriétaire ou l’autorité devra au villa que j’avais explorée. J’ai tout de suite sup- préalable satisfaire à la fameuse trilogie de la res- primé ces photos, même si je n’y étais pas obligé. ponsabilité civile en établissant la faute subie, le J’estimais avoir franchi les limites en violant l’inti- dommage qui en résulte et le lien causal entre les mité d’une famille… »
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