V Quand l'émotion rencontre la fiction - par Jérôme Pelletier 1 - HAL
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In Interprétation littéraire et sciences cognitives Lavocat (ed) Hermann 2016 V Quand l’émotion rencontre la fiction par Jérôme Pelletier 1 Introduction Les réponses émotionnelles aux œuvres de fiction peuvent avoir au moins deux types d’objets : on peut être enthousiasmé par la beauté d’un film ou d’un récit littéraire, admirer sa structure, la manière dont la lumière est utilisée ou l’écriture, le choix des mots, etc. Le philosophe du cinéma Carl Plantinga (2009) a appelé ce type d’émotion « émotions pour l’artefact », qu’il distingue des « émotions représentationnelles » dirigées vers les événements et les personnages de l’histoire. Dans ce qui suit, il va être question du deuxième type d’émotions, que nous appelons les « émotions de la fiction », c’est-à- dire les émotions que les lecteurs ou spectateurs de fictions narratives peuvent ressentir pour les personnages et événements représentés. L’hypothèse qui va être proposée est que les émotions de la fiction se distinguent des émotions du réel du triple point de vue de leur aspect affectif, motivationnel et cognitif. Sous chacun de ces aspects, les émotions de la fiction sont « personnellement détachées », elles n’impliquent pas, à la différence des émotions du réel, d’une manière personnelle le spectateur ou le lecteur dans ses affects ainsi que dans les composants motivationnel et cognitif de l’expérience émotion- nelle. En ceci, les émotions de la fiction se distinguent des réponses 1. Université de Brest et Institut Jean-Nicod (UMR 8129 CNRS-ENS-EHESS). Travail effectué dans le cadre du projet FICTION ANR-11-EMCO-008 (). 9159_Interprétation littéraire.indd 123 16/11/15 16:11
124 Interprétation littéraire et sciences cognitives émotionnelles aux situations de réalité virtuelle ou aux émotions éprouvées dans le cadre de jeux de faire-semblant, également des émotions qu’un sujet peut avoir lorsqu’il imagine des scènes futures ou encore des émotions produites par des processus d’empathie pour des personnes du réel. Dans ces cas, on peut penser que les émotions de la réalité virtuelle, des jeux de faire-semblant, du voyage mental dans le futur ou de l’empathie pour des personnes du réel ne se distinguent pas des émotions du réel, à la différence des émotions de la fiction, par leur caractère impersonnel. Il n’est pas possible de développer ici les raisons à l’appui de cette dernière remarque. On peut cependant indiquer que le sens d’être détaché des événements narrés dans une fiction n’a pas lieu d’être lorsque le sujet est immergé dans une réalité virtuelle, mène des actions coordonnées dans des jeux de faire-semblant, imagine des événements personnels futurs ou ressent des émotions au travers de processus d’empathie dans la mesure où, dans ces quatre situations, le sujet a le sens d’avoir une possibilité – même virtuelle – d’interagir avec les événements auxquels il répond émotionnellement (sur la notion d’interactivité, cf. Pelletier, 2009). Cette remarque nous conduit à préciser la notion de fiction en jeu dans ce que nous appelons les « émotions de la fiction ». I. Le cadre fictionnel Le détachement personnel des émotions de la fiction est la consé- quence, selon l’hypothèse, d’une évaluation du caractère fictionnel des scènes. Cette évaluation a la forme d’un jugement (le jugement de fictionnalité) qui reflète la possession par l’évaluateur de raisons (épistémiques, pratiques ou pragmatiques) de croire que les scènes doivent être traitées cognitivement et émotionnellement de manière fictionnelle. Ce jugement ne renvoie pas tant au contenu intrinsèque des scènes, en particulier à son caractère réel ou irréel, qu’à la manière appropriée d’interagir cognitivement et émotivement avec les scènes. La fiction est en effet comprise ici comme une catégorie pragmatique, comme une manière d’utiliser des représentations (aussi bien des représentations mentales que publiques), non comme une catégorie renvoyant au contenu sémantique ou à la forme de telle ou telle représentation. Le jugement de fictionnalité a une nature conceptuelle, c’est un acte conscient, intentionnel, non automatique. Il constitue une raison pour utiliser d’une manière particulière les représentations 9159_Interprétation littéraire.indd 124 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 125 qui en sont l’objet. Enfin ce jugement pourra prendre, tout au long du processus de traitement des représentations, un caractère implicite. Par contraste, la catégorisation de représentations comme ayant, par exemple, la forme d’une surface bidimensionnelle, celle d’images projetées sur un écran, voire la capacité à détecter qu’une série d’images ou de phrases est structurée en segments événementiels co-saillants, possédant une structure causale et donc la forme d’un récit (cf. Pelletier, 2010), tout cela semble relever de processus assez largement automatiques, inconscients et peu contrôlables. Le cas des trompe-l’œil, qui après avoir trompé le système perceptuel peuvent donner lieu à une sorte de « révision perceptuelle » et être perçus comme des images, montre qu’il y a cependant un certain niveau de contrôle de ces processus de bas niveau. La distinction entre des processus cognitifs de haut en bas et de bas en haut permet de comprendre pourquoi les processus non conscients et en partie modulaires de bas en haut menant à l’iden- tification du format iconique et/ou narratif d’une représentation ne peuvent conduire à l’identification du statut fictionnel ou réel d’une représentation. Seul un jugement de fictionnalité, qui mobilise des processus cognitifs de haut en bas et dont la base épistémique peut être très variée (ce qui explique aussi son caractère non modulaire), et qui est toujours révisable, permet d’identifier le mode d’utilisation appropriée de la représentation. Ce jugement peut s’appuyer aussi bien sur la présence d’indices internes à la représentation (les marqueurs de fictionnalité) que sur des informations portant sur l’intention avec laquelle la représentation a été produite, sur une connaissance des pratiques et usages en cours et des faits sociaux concernant cette représentation. Bien que relevant d’un processus cognitif de haut en bas, le jugement de fictionnalité est la manifestation d’une capacité cognitive à séparer le réel du fictionnel que les enfants acquièrent très tôt, avant l’âge de trois ans (Taylor, 1999 ; Taylor & Mottweiler, 2008 ; DiLalla & Watson, 1988 ; Golomb & Galasso, 1995 ; Harris, Brown, Marriott, Whittal & Harmer, 1991 ; Samuels & Taylor, 1994 ; Woolley & Cox, 2007). Ce jugement institue un cadre – le cadre fictionnel – qui explique la manière particulière dont les processus cognitifs aussi bien qu’affectifs se déroulent, dans la mesure où ils restent à l’intérieur de ce cadre et, de ce point de vue, se déroulent correctement. On peut supposer, en effet, que les opérations cognitives et les émotions se déroulant dans un cadre fictionnel vont hériter quelque chose de ce jugement initial. 9159_Interprétation littéraire.indd 125 16/11/15 16:11
126 Interprétation littéraire et sciences cognitives En effet, selon notre hypothèse, ce jugement donne une direction particulière à l’encodage des représentations, qui explique que les expériences mentales et émotionnelles que nous avons lorsque nous lisons ou voyons des récits de fiction ne sont pas vécues ou ressen- ties comme des expériences mentales et émotionnelles de la réalité, ni même de représentations de la réalité. À cet égard, l’expérience mentale et émotionnelle de la fiction est différente de l’expérience mentale des rêves (non lucides), de la mémoire autobiographique, du voyage mental dans le futur et, peut-être aussi, de la réalité virtuelle et des jeux de faire-semblant. En particulier, l’expérience mentale de la fiction n’est pas celle de la réalité (à la différence de l’expérience mentale de certains rêves) ni l’expérience mentale de se souvenir d’événements qu’on a vécus ou d’imaginer des événements futurs, ni l’expérience mentale de croire les contenus représentés, mais l’expérience d’imaginer des contenus dont on n’est pas la source, l’expérience d’être guidé dans ses imaginations (à la différence de la réalité virtuelle et des jeux de faire-semblant où l’interactivité réduit considérablement l’expérience d’être guidé). Les opérations cognitives du lecteur ou spectateur traitant des contenus dans un cadre fictionnel sont encodées comme des imaginations guidées de l’extérieur, des imaginations, pour cette raison, non personnelles ou détachées (ce qui les distingue des expériences des voyages mentaux dans le passé ou le futur, dans lesquelles le sujet s’implique personnellement dans ses imaginations), non comme des croyances. L’expérience d’être guidé dans ses imaginations (par exemple par un narrateur ou par des images) possède certaines propriétés phénoménales en commun avec l’expérience du rêve éveillé, puisque dans les deux cas (l’expé- rience de la fiction et l’expérience du rêve éveillé), le sujet se sent implicitement (dans le rêve éveillé) et explicitement (dans la fiction) guidé dans ses représentations. C’est un point qui a, en partie, déjà été mis en avant par de nombreux philosophes, notamment lorsqu’ils soutiennent, par exemple, que le lecteur d’un récit appréhendé dans un cadre fictionnel comprendra que les propositions du récit ne se présentent pas comme devant donner lieu à des croyances, mais qu’il doit les imaginer ou imaginer qu’elles sont vraies, ou encore que les fictions constituent des « guides » (Currie, 1990), ou des « props » (Walton, 1990) pour l’imagination, une imagination dont la nature impersonnelle a été soulignée par Currie (1995, chapitre VI, p. 164-196). Sur cette base, le cadre fictionnel mis en place par le jugement de fictionnalité sera 9159_Interprétation littéraire.indd 126 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 127 distingué d’un cadre doxastique de traitement des représentations, un cadre dans lequel les propositions représentées sont encodées comme des croyances. Mais à la différence des philosophes cités, nous proposons l’hypothèse qu’il existe une chose telle que l’expé- rience mentale et émotionnelle de la fiction, une expérience d’avoir son activité mentale occupée par et dirigée vers un monde fictionnel auquel on n’appartient pas, que nous comprenons comme l’expé- rience d’un détachement personnel cognitif et affectif à l’égard de ses propres représentations mentales. Selon cette hypothèse, les opérations cognitives et les processus émotionnels qui se déroulent dans un cadre fictionnel sont accompagnés d’un sentiment de fictionnalité 2. L’installation d’un cadre fictionnel pour les représentations n’exclut pas que les propositions encodées dans ce cadre soient vraies, ni mêmes qu’elles donnent lieu à des croyances : tout ce que le cadre fictionnel met en place est une direction particulière pour le traitement des représentations par l’imagination. Les croyances éventuellement acquises dans un cadre fictionnel constitueront alors des attitudes mentales de second ordre relativement aux imaginations induites – et non pas prescrites, comme le suggère Walton (1990) – par le juge- ment de fictionnalité, des attitudes mentales de second ordre parce qu’elles viendront doubler ou se greffer sur les imaginations induites par le cadre fictionnel. D’un autre point de vue, on peut aussi décrire la mise en place d’un cadre fictionnel comme l’introduction d’une dissociation des relations logiques entre les raisons de croire en la vérité d’une proposition et les raisons de croire la proposition : dans un cadre fictionnel, les propositions – même celles pour lesquelles on dispose de raisons de croire qu’elles sont vraies – ne sont pas des candidates à la croyance, notamment au sens où il ne serait pas approprié d’aller vérifier ces propositions, d’aller chercher des preuves où les faits à l’appui de ces propositions, aussi longtemps que l’on reste dans le cadre fictionnel. Dans ce sens, le cadre fictionnel est un cadre pragmatique de traitement des représentations au sens où il impose une étiquette cognitive, émotive et pratique qu’il est utile de suivre pour rester à l’intérieur du cadre. Mais rien n’interdit de 2. Le sentiment de fictionnalité accompagnant l’expérience de penser à des événements et personnages au travers d’un cadre fictionnel expliquerait l’absence de dissonance cognitive ressentie de la part d’un lecteur ou d’un spectateur lorsque le narrateur lui révèle, en fin de récit, que les événements n’ont eu aucun témoin et n’ont laissé aucune trace (pour des exemples de ce genre, voir Walton 2013). 9159_Interprétation littéraire.indd 127 16/11/15 16:11
128 Interprétation littéraire et sciences cognitives sortir les propositions du cadre fictionnel et d’en faire des objets de croyance et des guides pour l’action. Deux précisions s’imposent ici concernant les croyances de second ordre éventuellement acquises dans un cadre fictionnel, ainsi que les activités imaginatives induites, cette fois-ci, dans un cadre doxastique. La mise en place d’un cadre fictionnel n’exclut pas que, par exemple, le lecteur d’un récit jugé fictionnel pourra, sur la base du récit, former des croyances, aussi bien sur le monde fictionnel décrit par le récit que sur le monde réel dans lequel il vit, y compris des croyances quasi intuitives portant sur des vérités très générales concernant le sens de la vie, les valeurs, etc. Les fictions étant une source potentielle d’informations – aussi bien que de mésinfor- mations – sur le monde réel, il n’est pas étonnant que lecteurs et spectateurs de fiction forment, à l’occasion de la fréquentation des fictions, et malgré l’existence d’un cadre fictionnel pour le traitement des représentations, des croyances (de second ordre) sur le monde réel, aussi bien propositionnelles que non propositionnelles. En effet, il se peut que l’importation d’informations comme d’erreurs factuelles présentes dans un récit de fiction dans la base de connaissance du monde réel du lecteur ou du spectateur soit, en partie, explicable par son caractère fictionnel. En effet, l’installation d’un cadre fictionnel pour le traitement des représentations peut avoir des conséquences épistémiques (positives ou négatives) dans la mesure où ce traitement repose, dans notre hypothèse, sur un relâchement général du contrôle cognitif et rationnel des représentations, le lecteur ou le spectateur se laissant guider cognitivement dans ses imaginations (et également perceptuellement dans le cas des fictions cinématographiques où, sans changer de position, le spectateur a des expériences perceptuelles découplées de la position qu’il occupe). Ce relâchement cognitif et rationnel pourrait expliquer pourquoi certaines des représentations traitées rejoignent les connaissances générales sur le monde réel, l’absence de contrôle pouvant induire un contrôle déficient de la source de l’information 3. La deuxième remarque concerne le fait que les représentations appréhendées comme non fictionnelles, dans un cadre doxastique, suscitent, elles aussi, des activités imaginatives. On peut ici penser aux activités imaginatives mobilisées par les mécanismes au service de 3. Pour une approche divergente, voir Marsh & Fazio (2006, 2007). 9159_Interprétation littéraire.indd 128 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 129 l’extraction du contenu d’une représentation. Tout récit, fictionnel ou du réel, suscite de telles activités imaginatives (cf. Schaeffer, 2010 ; Pelletier, 2010), et peut-être aussi toute image (cf. Pelletier, 2000), ou suite d’images. De ce point de vue, les représentations du réel (par exemple les récits historiques, les documentaires, mais aussi les peintures d’histoire, les photographies du réel…), bien que présen- tant les contenus représentés comme des candidats à la croyance, mobilisent elles aussi des activités imaginatives. Comme ces activités imaginatives ont alors un caractère instrumental – elles sont une pré-condition de la représentation de l’histoire narrée, de la scène dépeinte par le tableau ou vue dans la photographie –, on les appellera les imaginations instrumentales pour les distinguer des imaginations induites par le jugement de fictionnalité et l’installation d’un cadre fictionnel pour le traitement des représentations. Est-il possible de distinguer les imaginations instrumentales engagées dans un cadre doxastique et dans un cadre fictionnel ? C’est une question pour un autre travail, mais on peut spéculer que le jugement de fictionnalité induit également un format spécifique aux imaginations instrumen- tales, un format de désengagement personnel, format qui distinguera les imaginations instrumentales mobilisées dans un cadre doxastique – lorsqu’on imagine les événements représentés, par exemple, dans un récit historique pour les mettre au service de la croyance – des activités imaginatives instrumentales mobilisées dans le traitement du même récit dans un cadre fictionnel. II. Émotions esthétiques et émotions de la fiction D’où vient l’hypothèse qu’une expérience émotionnelle de la fiction serait personnellement non impliquante ? Cette hypothèse, à la base de la distinction des émotions de la fiction et des émotions du réel, prend appui sur des travaux de neuroscience cognitive. Cette démarche peut étonner car elle prend appui sur une science cognitive portant sur des mécanismes psychologiques infra-personnels pour tenter d’éclairer un problème qui a une dimension psychologique personnelle (puisqu’il renvoie à l’expérience de l’émotion) et qui relève de la philosophie de l’esprit 4. Cette démarche se fonde sur 4. Sur la distinction des explications en termes sous-personnels et personnels, cf. Dennett, 1969, p. 93 sq., Davidson, 1980. 9159_Interprétation littéraire.indd 129 16/11/15 16:11
130 Interprétation littéraire et sciences cognitives l’hypothèse que le niveau conceptuel d’analyse des états mentaux doit, pour progresser, prendre appui, autant que faire se peut, sur les études empiriques des phénomènes infra-personnels 5. La science peut-elle apprendre quelque chose de significatif aux philosophes sur les émotions de la fiction ? Il nous semble que de même que les philosophes peuvent apprendre quelque chose de significatif aux scientifiques sur les émotions de la fiction, et en particulier leur proposer des hypothèses à tester, les philosophes qui s’intéressent aux émotions de la fiction, et plus généralement à l’expérience de la fiction, devraient surmonter leur réticence et prêter attention aux études scientifiques sur les bases neurales en jeu dans la distinction des événements fictionnels et réels. Ces études sont, à l’heure actuelle, peu nombreuses et portent exclusivement sur les processus cognitifs et perceptuels engagés par le traitement de tâches impliquant des représentations fictionnelles, non sur les processus émotionnels. Certes, il y a, en psychologie comme en neuroscience cognitive, d’importantes études sur la nature des émotions esthétiques 6. Mais ces études ne portent pas sur ce que nous appelons les « émotions de la fiction » mais bien sur les émotions esthétiques. Les psychologues et neuroscientifiques s’intéressant aux émotions suscitées par certaines propriétés des œuvres d’art comme la beauté, la symétrie, la cohérence, des propriétés que l’on peut qualifier d’esthétiques, semblent, pour la plupart, se désintéresser de la question des émotions suscitées par les personnages et événements de fiction éventuellement représentés dans ces œuvres. Et quand il arrive à un psychologue de s’intéresser aux émotions suscitées par les fictions – comme c’est le cas du psycho- logue Frijda (1988, 1989) –, celui-ci regroupe alors les émotions de la fiction avec ce que Plantinga appelle les « émotions pour l’artefact » dans la catégorie des émotions esthétiques. Il y a dans ce regroupement une part de vérité car, quand une œuvre d’art représente des scènes de fiction, les émotions ressenties par le spectateur pour l’œuvre (les « émotion pour l’artefact ») doivent sans doute beaucoup aux émotions qu’il ressent pour les scènes de fiction éventuellement représentées 5. Pour une défense de ce point, cf. par exemple Colombo, 2012. 6. Citons à titre d’exemples Berlyne, 1971 ; Cupchik, 1995 ; Chatterjee, 2003 ; Cela-Conde et al., 2004 ; Kawabata & Zeki, 2004 ; Vartanian & Goel, 2004 ; Reber, Schwarz & Winkielman, 2004 ; Silvia, 2005 ; Xenakis, Arnellos & Darzentas, 2012 ; Brattico, Bogert & Jacobsen, 2013 ; Juslin, 2013. 9159_Interprétation littéraire.indd 130 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 131 dans l’œuvre elle-même 7. Il paraît cependant légitime de distinguer les deux catégories d’émotion, ne serait-ce que parce qu’elles possèdent un registre intentionnel différent : l’émotion esthétique peut porter, à la différence des émotions de la fiction, sur des entités représentées comme réelles : l’œuvre d’art elle-même, une suite de traits de pinceau considérée de manière non représentationnelle, un accord musical, un paysage, un coucher de soleil. En outre, une des explications de l’absence relative de déplaisir suscité par les émotions négatives de la fiction, voire du plaisir procuré par l’expérience de ces émotions négatives, revient à prendre appui sur la distinction des émotions de la fiction et des émotions esthétiques pour faire l’hypothèse qu’une émotion pour la fiction de valence négative (la tristesse ressentie à la lecture de l’épisode du suicide d’Anna Karénine) peut être associée à une émotion esthétique de valence positive (l’admiration pour le récit lui-même). Ici une différence de valence justifierait de distin- guer le type d’émotions impliquées dans l’expérience du lecteur : les émotions de la fiction et les émotions esthétiques. C’est selon nous en partie parce que la distinction entre émotion esthétique et émotion de la fiction échappe aux scientifiques qu’il n’y a guère d’étude sur la psychologie ou les bases neurales des émotions de la fiction 8. III. Le désengagement de la pertinence personnelle dans la fiction L’hypothèse d’une désimplication personnelle émotionnelle déclen- chée par l’appréhension de la fictionnalité d’une scène n’a pas encore pu être testée expérimentalement en psychologie ou en neuroscience. Il y a cependant quelques données expérimentales pointant vers une désimplication personnelle dans le traitement cognitif ou perceptuel de représentations reconnues comme fictionnelles. Il s’agit d’un faisceau d’expérience de neuroscience en imagerie portant sur les mécanismes engagés au niveau cérébral à la base de la distinction réalité/fiction. Dans une première étude sur les mécanismes à la base de la distinction de la réalité et de la fiction, Abraham et al. (2008) ont présenté à des participants des phrases dans lesquelles une personne 7. Cf. Visch et al., 2010, p. 1440. 8. Le projet « La Fiction dans l’Émotion » ANR-11-EMCO-008 est une exception (cf. ). 9159_Interprétation littéraire.indd 131 16/11/15 16:11
132 Interprétation littéraire et sciences cognitives réelle était en relation avec une entité réelle connue (p. ex. George Bush) ou une entité fictionnelle (p. ex. Cendrillon) dans un contexte informatif (p. ex. entendre parler de) ou interactif (p. ex. parler à). Dans un second temps, les participants devaient déterminer si ce scénario était ou non possible, sur la base des contraintes du monde réel. Il est apparu que le traitement des questions portant sur les entités réelles activait de manière significative deux régions cérébrales, le cortex préfrontal médian (mPFC) et le cortex cingulaire postérieur (CCP), deux régions désactivées dans les tâches impliquant les entités fictionnelles, relativement à leur degré d’activation dans les questions impliquant les entités réelles. Comment interpréter la désactivation relative des zones du mPFC et du CCP dans les tâches impliquant des entités fictionnelles ? Un ensemble d’études souligne le rôle de ces deux régions dans les tâches mettant en jeu la représentation du soi, la relation à soi ou ce qui relève, plus généralement, de l’évaluation de la pertinence person- nelle. Concernant la zone du mPFC, des études portant, pour les plus récentes, soit sur les évaluations explicites concernant le soi ou les autres (van der Meer et al., 2010 ; Murray et al., 2012), soit sur les processus impliqués dans le traitement d’information portant sur des personnes plus ou moins similaires à soi (Mitchell et al., 2006) ont fait émerger l’idée que le mPFC était un marqueur de la fonction du degré de relation à soi, ou de relation personnelle. Deux régions ont aussi pu être dissociées au niveau du mPFC. L’activité au niveau de la région ventrale du mPFC a été interprétée comme ayant pour fonction de médier l’identification et l’évaluation de la pertinence à soi induite par les stimuli (Schmitz & Johnson, 2006, 2007), alors que les régions dorsales du mPFC ont été conçues comme médiant l’engendrement de décisions explicitement autoréférentielles (Schmitz & Johnson, 2007). D’autre part, des études sur les régions cérébrales spontanément activées lorsqu’aucune tâche spécifique n’est accomplie, par exemple pendant le sommeil, permettent d’identifier un réseau dit « par défaut », et ce réseau inclut aussi le mPFC (cf. Gusnard et al., 2001). Or, les comptes rendus subjectifs sur le contenu des activités menées de manière spontanée pendant ces périodes de repos mental mettent en avant la pensée sur soi (« self-referential thought ») (Fransson, 2006 ; Mason, 2007). Le « réseau par défaut » (« default network ») inclut également le cortex cingulaire postérieur (CCP), une zone qui, tout comme le mPFC, apparaît désactivée dans les tâches impliquant la représentation 9159_Interprétation littéraire.indd 132 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 133 d’entités fictionnelles, relativement à son degré d’activation dans les tâches impliquant des entités réelles. Or, quelle est la nature des tâches dans lesquelles le CCP se trouve activé ? L’appartenance du CCP au « réseau par défaut », quand aucune tâche mentale explicite n’est accomplie, et le contenu personnel des activités mentales spontanément accomplies pendant ces périodes, laisse penser que le CCP relève, comme le mPFC, de la zone de la pertinence personnelle. On sait, par ailleurs, que le CCP est impliqué dans la production de pensées sur soi (Moran et al., 2005), la mémoire épisodique (cf. Nielsen et al., 2005) c’est-à-dire la remémoration de souvenirs autobiographiques. Une étude de neuro-imagerie (Maddock et al., 2001) a ainsi montré que la récupération de souvenirs autobiographiques – et la perception de visages familiers (parents, amis) (Shah et al., 2001) – active un réseau cérébral étendu comprenant le cortex cingulaire postérieur. Les études de Heun et al. (2006) et de Sugiura et al. (2005) ont montré l’activation du CCP lors de la reconnaissance de mots familiers, d’objets ou de lieux familiers. Quand on présente à des individus des événements de leur vie personnelle, les activations du CCP sont plus prononcées relativement à la présentation d’événements nouveaux (Addis et al., 2004 ; Levine et al., 2004). Enfin, le CCP, tout comme le mPFC, est activé lorsqu’on demande aux individus de juger leur personnalité ou leur état émotionnel (Fossati et al., 2003 ; Kelley et al., 2002 ; Ochsner et al., 2004 ; Schmitz et al., 2004). Sur la base du profil fonctionnel associé au mPFC et au CCP dans les études qui viennent d’être mentionnées, l’hypothèse a donc été faite par Abraham et al. (2008, 2009) que ces régions reflétaient l’accès automatique et spontané à une information de type personnel aussitôt qu’une entité familière est présentée à la conscience d’un participant. Le degré de pertinence personnelle associé au stimulus présenté au participant modulerait directement l’activité dans ces régions cérébrales. L’idée a alors été proposée, par Abraham et al. (2008), que la réalité, relativement à la fiction, était traitée dans des représentations codées subjectivement dans le cerveau au niveau des régions mentionnées. Une autre étude (Abraham et al., 2009) corrobora l’interprétation proposée de la première étude de 2008. Les résultats d’imagerie ont montré que les régions ventrale et antérieure du mPFC étaient plus engagées dans des contextes ayant une perti- nence personnelle élevée (p. ex. impliquant la mère du participant), modérément engagées dans des contextes de pertinence personnelle moyenne (p. ex. impliquant George Bush) et moins engagées dans 9159_Interprétation littéraire.indd 133 16/11/15 16:11
134 Interprétation littéraire et sciences cognitives des contextes de faible pertinence personnelle telle la fiction (p. ex. impliquant Cendrillon). En définitive, il y aurait donc, selon les deux études d’Abraham et al. (2008, 2009), une corrélation étroite entre l’évaluation de la réalité d’un stimulus par un participant et son degré de pertinence personnelle. It appears then that one of the means by which we tell reality apart from fiction […] seems to lie in the manner in which such information is coded and accessed, namely, if it is personally significant or not. The degree of associated self-relevance is therefore a possibly critical determinant factor that enables us to differentiate between what is real and unreal. (Abraham et al., 2008, p. 975 9) Dans le domaine perceptuel, indépendamment des études d’Abraham et al. (2008, 2009), un travail en IRMf mené par Silveira et al. (2012) sur la perception de l’art pictural fait apparaître des résultats concordants avec ceux d’Abraham et al. (2008, 2009). Silveira et al. (2012) ont étudié en imagerie les processus activés par la perception de tableaux réalistes et non réalistes. Comme les auteurs de l’étude comprennent les peintures surréalistes comme des pein- tures non réalistes, c’est-à-dire comme des peintures dont le contenu représentationnel est impossible dans le monde réel, leurs résultats sont pertinents pour la question qui nous occupe des bases neurales de la distinction de la réalité et de la fiction. Silveira et al. (2012) observent des activations élevées dans le précuneus et dans le cortex occipital médian lorsque les entrées sensorielles correspondent à une représentation picturale réaliste du monde visuel, des activations en contraste avec celles observées lorsque les entrées sensorielles corres- pondant à la perception d’une représentation picturale surréaliste : « […] only the surrealistic condition […] resulted in a deactivation in the precuneus » (Silveira et al., p. 575). Concernant le précuneus, qui forme un réseau avec le CCP, Silveira et al. (2012) rappellent, en citant Cavanna & Trimble (2006), que l’activité du précuneus a été associée à l’imagerie visuelle, à l’extraction des souvenirs épisodiques, et à ce à quoi l’on fait parfois référence comme étant le « soi ». Ce dernier point 9. Je suis reconnaissant à Françoise Lavocat d’avoir attiré mon attention, dès 2010, sur les travaux d’Abraham et al. (2008, 2009). Pour l’interprétation par F. Lavocat des travaux d’Abraham et al. (2008, 2009), je me permets de renvoyer le lecteur à Lavocat (Fait et fiction, à paraître, et 2014). 9159_Interprétation littéraire.indd 134 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 135 se trouve confirmé par le fait que les régions du précuneus, du CCP et du mPFC sont associées avec les pensées sur soi durant les phases de repos mental et constituent, à elles trois, le « réseau par défaut ». Silveira et al. (2012) retrouvent ainsi de manière significative, dans le domaine perceptuel, les conclusions d’Abraham et al. (2008, 2009) dans le domaine cognitif, à savoir le relatif désengagement des mPFC et CCP et, pour Silveira et al. (2012), du précuneus dans le traitement de représentations fictionnelles. On peut également mentionner l’étude en imagerie cérébrale fonctionnelle de Lutz et al. (2013), qui, dans le cas de sujets à qui étaient présentées des photographies non artistiques de personnes et des peintures représentant des personnes, a permis d’observer une activation du cortex ventromédial préfrontal et du cortex visuel primaire significativement plus élevée lors de la présentation des photographies relativement à la présentation des tableaux, ceci lorsqu’on demandait aux sujets d’évaluer le caractère plaisant des personnes représentées. Selon les auteurs de l’étude, l’expérience de l’art visuel engagerait des processus perceptuels distincts de l’expérience des photographies non artistiques. Sur la base des études d’Abraham et al. (2008, 2009) et de Silveira et al. (2012), et, dans une moindre mesure, sur la base de l’étude de Lutz et al. (2013), il semble que les structures corticales médianes impliquées dans les processus faisant référence au soi (mPFC, CCP et précuneus) soient relativement désengagées dans le traitement de représentations fictionnelles. Comme ces régions qui jouent un rôle central dans le traitement du réel et seraient relativement désengagées dans le traitement du fictionnel ont aussi une relation étroite avec les structures impliquées dans l’encodage, le stockage et l’extraction des pensées sur soi et expériences personnelles – c’est-à-dire avec le système de la mémoire épisodique ou autobiographique formé du CCP et du précuneus (cf. Nyberg et Cabeza, 2000) –, il suit égale- ment de ces études que l’engagement ou le désengagement de la mémoire épisodique devrait jouer un rôle pivot pour distinguer les processus en relation au réel des processus en relation au fictionnel, ces processus devant inclure, selon nous, les processus émotionnels. Ce dernier point – le projet d’inclure les processus émotionnels parmi les processus qui sont, selon les études d’Abraham et al. (2008, 2009), non aveugles ou sensibles à la distinction du réel et du fictionnel – se trouve à la base de l’hypothèse qu’une désimpli- cation personnelle émotionnelle serait associée à l’appréhension de la fictionnalité d’une scène. Or, le projet d’inclusion des processus 9159_Interprétation littéraire.indd 135 16/11/15 16:11
136 Interprétation littéraire et sciences cognitives émotionnels dans la catégorie des processus sensibles à la distinction du réel et du fictionnel est une extension, que certains pourront juger excessive et non justifiée, de résultats obtenus dans le domaine cognitif (Abraham et al., 2008, 2009) ou perceptuel (Silveira et al., 2012). Comment dissiper ces doutes ? IV. Le problème de l’extension à l’émotion Une première réponse aux doutes qui viennent d’être mentionnés revient à souligner la base perceptuelle ou cognitive des émotions : « Il faut voir le chien qui accourt pour ressentir de la peur ; il faut croire qu’untel vous a insulté pour éprouver de la colère. Certaines de ces bases cognitives sont de simples perceptions, alors que d’autres sont propositionnelles. » (Tappolet, 2002) L’extension au domaine de l’émotion des résultats obtenus dans les domaines de la perception et de la cognition est justifiée sitôt qu’on admet qu’une émotion est toujours basée ou, à tout le moins, médiée par une perception ou une cognition. Si l’on admet ce point, on peut alors légitimement supposer que ce qui est observé au niveau perceptuel et cognitif – et qui a été observé par des équipes distinctes – devrait se retrouver au niveau émotionnel. De même que la perception de représentations ayant un contenu imaginaire (les peintures surréalistes) ou la cognition de contenu fictionnel (les personnages de fiction) seraient associées, relativement à la perception de représentations ayant un contenu non imaginaire (les peintures naturalistes) ou à la cognition de contenu réel (les personnes réelles), à un désengagement du système de la pertinence personnelle, l’émotion en réponse aux scènes représentées comme fictionnelles devrait, relativement aux scènes représentées comme réelles, être associée à un désengagement du système de la pertinence personnelle. Il se trouve, en outre, que le système de la pertinence personnelle ou de la référence à soi (Northoff & Bermpohl, 2004 ; Vogeley et al., 2001) – système dont les recherches neuroscientifiques qui ont été citées (Abraham et al., 2008, 2009 ; Silveira et al., 2012) soulignent le désengagement dans les tâches cognitives ou perceptuelles impliquant des entités représentées comme fictionnelles – est aussi le système décrit comme central dans les processus émotionnels par les études psychologiques et neuroscientifiques portant sur les émotions. Au niveau de la théorie psychologique, un théoricien de l’émotion, Frijda 9159_Interprétation littéraire.indd 136 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 137 (1988), a tenté de formuler les lois auxquelles les émotions seraient en quelque sorte soumises, et qu’il appelle les lois de l’émotion. Selon une des ces lois, la loi de l’implication, chaque émotion serait une réponse à un événement perçu comme impliquant les buts, motivations et préoccupations de l’individu. Une des conditions de l’émotion est, selon Frijda, qu’une situation soit perçue comme comptant d’une manière ou d’une autre pour le sujet. De même, nombreux sont les neuroscientifiques qui soulignent le rôle central des émotions au service de l’action personnelle, un rôle d’aide à la décision et à l’optimisation des réponses comportementales (Damasio, 1999 ; LeDoux, 2002 ; Panksepp, 1998). De ce point de vue, les neuroscientifiques s’accordent avec les psychologues pour expliquer l’émotionalité d’une scène pour un sujet en faisant référence, au moins implicitement, au sujet de la scène et à l’expérience que ce sujet fait de sa relation personnelle à la scène émotionnelle. À l’appui de ce point sur l’implication personnelle du sujet dans l’expérience d’une émotion, les neuroscientifiques mettent en avant une série d’observations d’activations au niveau du cortex préfrontal médial et orbital (OMPFC) dans le traitement des scènes émotionnelles (cf. Rolls, 1999 ; Phan et al. 2002). Généralisant ce point, Northoff et Bermpohl (2004) font alors l’hypothèse que l’engagement du cortex préfrontal médial et orbital (OMPFC), un engagement indépendant de la modalité sensorielle comme de la méthode d’induction émotionnelle et de la tâche associée, serait associé à la représentation des stimuli émotionnels (Northoff & Bermpohl, 2004, p. 104). L’imbrication étroite entre les systèmes de l’émotion et de la pertinence personnelle apparaît une fois de plus si on regarde la manière dont une structure comme l’amygdale, structure dont le rôle dans le traitement émotionnel a été depuis longtemps reconnu, est maintenant considérée par certains comme responsable de la détec- tion de la pertinence personnelle des stimuli, indépendamment de leurs propriétés émotionnelles. Cette structure phylogénétiquement ancienne, l’amygdale, dont le rôle dans le traitement des stimuli visuels à signification émotionnelle est connu (Adolphs et al., 1999 ; Vuilleumier et al., 2004), et qui a d’abord été conceptualisée comme un module de la peur (Öhman & Mineka, 2001), puis comme une structure dédiée au traitement de stimuli à intensité émotionnelle élevée de valence positive et négative (Sabatinelli et al., 2005), a été récemment conceptualisée comme un système ayant évolué pour la détection de la pertinence personnelle (Sander et al., 2003 ; Zalla 9159_Interprétation littéraire.indd 137 16/11/15 16:11
138 Interprétation littéraire et sciences cognitives et al., 2013). Selon cette conception, l’amygdale est un composant d’un système cortico-limbique impliqué dans la détection des stimuli qui permet la mobilisation des ressources attentionnelles et physio- logiques sur des indices qui ont une pertinence spéciale pour un organisme. Qu’est-ce qu’un événement pertinent ? Selon la définition proposée par Sander et al. (2003), un événement est pertinent pour un organisme s’il peut influencer la satisfaction de ses besoins, le maintien de son bien-être, ou jouer un rôle dans l’accomplissement des buts poursuivis par l’organisme (cf. Sander et al., 2003, p. 311). Cette nouvelle conception du rôle de l’amygdale comme détecteur des stimuli pertinents pour l’organisme est renforcée par le fait que cette structure a de multiples connections avec les zones préfrontales (Stefanacci & Amaral, 2000). On peut ajouter qu’une situation est pertinente pour un indi- vidu ou organisme donné si et seulement si elle a une signification relationnelle pour cet individu ou organisme, cette signification rela- tionnelle étant une catégorie incluant la signification émotionnelle, ou la « signifiance émotionnelle » de la situation, pour reprendre la terminologie de Williams (2006) et de Williams et Gordon (2007). Dans cette conception, l’émotion, plus précisément le « core affect » de l’émotion, dans la terminologie de Russell (2003) et de Barrett et al. (2007), c’est-à-dire le contenu de plaisir ou de déplaisir de l’expé- rience affective de la situation, joue alors un rôle de « baromètre » de la relation qu’un individu a avec son environnement à un instant donné (Nauta, 1971, mentionné par Barrett et al. 2007, p. 378) en transformant les informations concernant des états de la situation en des représentations codées de manière affective (Damasio, 1999 ; Nauta, 1971). Les stimuli émotionnels sont donc conçus, en psychologie et en neuroscience cognitive, comme des stimuli ayant une pertinence relationnelle ou personnelle, une signification relationnelle pour le sujet. Le réseau cérébral responsable de la réponse émotionnelle est donc le même réseau qui se trouve engagé dans le traitement de tâches cognitives (Abraham et al., 2008, 2009) et perceptuelles (Silveira et al., 2012) portant sur des entités réelles et désengagé dans le traitement des entités fictionnelles. Il est alors tentant de prolonger au domaine émotionnel les résultats des études d’Abraham et al. (2008, 2009) et de Silveira et al. (2012). Un prolongement de ce type est à la base de l’hypothèse sur la désimplication de la pertinence personnelle dans l’émotion de la fiction. Sur la base des études d’Abraham et al. 9159_Interprétation littéraire.indd 138 16/11/15 16:11
Quand l’émotion rencontre la fiction 139 (2008, 2009) et de Silveira et al. (2012), on fait l’hypothèse que les émotions de la fiction devraient se distinguer des émotions du réel par le désengagement du système de la signifiance émotionnelle relation- nelle. Une fois que les émotions de la fiction sont conçues comme des réponses émotionnelles sans signifiance émotionnelle relationnelle, il reste à défendre qu’il s’agit toujours de réponses émotionnelles et qu’il y a une place – aussi bien au niveau des données que l’on peut acquérir en psychologie expérimentale ou en neurosciences qu’au niveau conceptuel de la théorie psychologique et de la philosophie de l’esprit – pour des émotions sans pertinence personnelle. D’un point de vue théorique, notre hypothèse est que la signification relationnelle est une des dimensions de l’expérience émotionnelle, une dimension susceptible de varier, au point de quasi disparaître dans l’expérience de la fiction, une dimension qui viendrait s’ajouter aux dimensions de valence (plaisir/déplaisir) et de degré d’excitation. On peut cependant envisager de suivre une autre route que celle ouverte par l’hypothèse de la désimplication personnelle émotion- nelle dans la fiction et poser que l’émotion de la fiction résulterait d’une sorte de croyance dans la réalité des scènes émotionnelles fictionnelles. Cette route a été, un temps, suivie par le psychologue Frijda (1988, 1989). V. Les émotions de la fiction et les deux lois de Frijda Parmi les lois de l’émotion formulées par Frijda (1988), la loi de la réalité apparente énonce que les émotions seraient déclenchées par des événements évalués comme réels et leur intensité varierait en fonction de la réalité effective des événements. Cette loi vient s’ajouter à la loi de l’implication, mentionnée plus haut, selon laquelle chaque émotion serait une réponse à un événement perçu comme impliquant les buts, motivations et préoccupations de l’individu. Les émotions de la fiction entrent-elles dans le cadre des deux lois de Frijda ? Cette question a été posée à Frijda concernant la première loi, la loi de la réalité apparente. En commentant la loi de la réalité apparente, Walters (1989) remarque qu’il peut éprouver de l’horreur en regardant les scènes de possession de L’Exorciste tout en sachant que ces scènes ne sont ni réelles ni menaçantes. Or, poursuit Walters, si l’intensité émotionnelle était une fonction des croyances dans la réalité, il ne devrait pas y avoir, dans ce cas, de réponse émotionnelle. 9159_Interprétation littéraire.indd 139 16/11/15 16:11
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