V Quand l'émotion rencontre la fiction - par Jérôme Pelletier 1 - HAL

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In Interprétation littéraire et sciences cognitives
   Lavocat (ed) Hermann 2016
                                                            V

                           Quand l’émotion rencontre la fiction

                                               par Jérôme Pelletier 1

                                                    Introduction

                            Les réponses émotionnelles aux œuvres de fiction peuvent avoir
                        au moins deux types d’objets : on peut être enthousiasmé par la
                        beauté d’un film ou d’un récit littéraire, admirer sa structure, la
                        manière dont la lumière est utilisée ou l’écriture, le choix des mots,
                        etc. Le philosophe du cinéma Carl Plantinga (2009) a appelé ce type
                        d’émotion « émotions pour l’artefact », qu’il distingue des « émotions
                        représentationnelles » dirigées vers les événements et les personnages
                        de l’histoire. Dans ce qui suit, il va être question du deuxième type
                        d’émotions, que nous appelons les « émotions de la fiction », c’est-à-
                        dire les émotions que les lecteurs ou spectateurs de fictions narratives
                        peuvent ressentir pour les personnages et événements représentés.
                            L’hypothèse qui va être proposée est que les émotions de la fiction
                        se distinguent des émotions du réel du triple point de vue de leur
                        aspect affectif, motivationnel et cognitif. Sous chacun de ces aspects,
                        les émotions de la fiction sont « personnellement détachées », elles
                        n’impliquent pas, à la différence des émotions du réel, d’une manière
                        personnelle le spectateur ou le lecteur dans ses affects ainsi que dans
                        les composants motivationnel et cognitif de l’expérience émotion-
                        nelle. En ceci, les émotions de la fiction se distinguent des réponses

                            1. Université de Brest et Institut Jean-Nicod (UMR 8129 CNRS-ENS-EHESS).
                        Travail effectué dans le cadre du projet FICTION ANR-11-EMCO-008 ().

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                        émotionnelles aux situations de réalité virtuelle ou aux émotions
                        éprouvées dans le cadre de jeux de faire-semblant, également des
                        émotions qu’un sujet peut avoir lorsqu’il imagine des scènes futures
                        ou encore des émotions produites par des processus d’empathie pour
                        des personnes du réel. Dans ces cas, on peut penser que les émotions
                        de la réalité virtuelle, des jeux de faire-semblant, du voyage mental
                        dans le futur ou de l’empathie pour des personnes du réel ne se
                        distinguent pas des émotions du réel, à la différence des émotions
                        de la fiction, par leur caractère impersonnel. Il n’est pas possible de
                        développer ici les raisons à l’appui de cette dernière remarque. On peut
                        cependant indiquer que le sens d’être détaché des événements narrés
                        dans une fiction n’a pas lieu d’être lorsque le sujet est immergé dans
                        une réalité virtuelle, mène des actions coordonnées dans des jeux de
                        faire-semblant, imagine des événements personnels futurs ou ressent
                        des émotions au travers de processus d’empathie dans la mesure où,
                        dans ces quatre situations, le sujet a le sens d’avoir une possibilité
                        – même virtuelle – d’interagir avec les événements auxquels il répond
                        émotionnellement (sur la notion d’interactivité, cf. Pelletier, 2009).
                        Cette remarque nous conduit à préciser la notion de fiction en jeu
                        dans ce que nous appelons les « émotions de la fiction ».

                                                    I. Le cadre fictionnel

                            Le détachement personnel des émotions de la fiction est la consé-
                        quence, selon l’hypothèse, d’une évaluation du caractère fictionnel
                        des scènes. Cette évaluation a la forme d’un jugement (le jugement
                        de fictionnalité) qui reflète la possession par l’évaluateur de raisons
                        (épistémiques, pratiques ou pragmatiques) de croire que les scènes
                        doivent être traitées cognitivement et émotionnellement de manière
                        fictionnelle. Ce jugement ne renvoie pas tant au contenu intrinsèque
                        des scènes, en particulier à son caractère réel ou irréel, qu’à la manière
                        appropriée d’interagir cognitivement et émotivement avec les scènes.
                        La fiction est en effet comprise ici comme une catégorie pragmatique,
                        comme une manière d’utiliser des représentations (aussi bien des
                        représentations mentales que publiques), non comme une catégorie
                        renvoyant au contenu sémantique ou à la forme de telle ou telle
                        représentation. Le jugement de fictionnalité a une nature conceptuelle,
                        c’est un acte conscient, intentionnel, non automatique. Il constitue
                        une raison pour utiliser d’une manière particulière les représentations

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                        qui en sont l’objet. Enfin ce jugement pourra prendre, tout au
                        long du processus de traitement des représentations, un caractère
                        implicite. Par contraste, la catégorisation de représentations comme
                        ayant, par exemple, la forme d’une surface bidimensionnelle, celle
                        d’images projetées sur un écran, voire la capacité à détecter qu’une
                        série d’images ou de phrases est structurée en segments événementiels
                        co-saillants, possédant une structure causale et donc la forme d’un
                        récit (cf. Pelletier, 2010), tout cela semble relever de processus assez
                        largement automatiques, inconscients et peu contrôlables. Le cas des
                        trompe-l’œil, qui après avoir trompé le système perceptuel peuvent
                        donner lieu à une sorte de « révision perceptuelle » et être perçus
                        comme des images, montre qu’il y a cependant un certain niveau de
                        contrôle de ces processus de bas niveau.
                            La distinction entre des processus cognitifs de haut en bas et
                        de bas en haut permet de comprendre pourquoi les processus non
                        conscients et en partie modulaires de bas en haut menant à l’iden-
                        tification du format iconique et/ou narratif d’une représentation ne
                        peuvent conduire à l’identification du statut fictionnel ou réel d’une
                        représentation. Seul un jugement de fictionnalité, qui mobilise des
                        processus cognitifs de haut en bas et dont la base épistémique peut
                        être très variée (ce qui explique aussi son caractère non modulaire),
                        et qui est toujours révisable, permet d’identifier le mode d’utilisation
                        appropriée de la représentation. Ce jugement peut s’appuyer aussi bien
                        sur la présence d’indices internes à la représentation (les marqueurs
                        de fictionnalité) que sur des informations portant sur l’intention
                        avec laquelle la représentation a été produite, sur une connaissance
                        des pratiques et usages en cours et des faits sociaux concernant cette
                        représentation. Bien que relevant d’un processus cognitif de haut en
                        bas, le jugement de fictionnalité est la manifestation d’une capacité
                        cognitive à séparer le réel du fictionnel que les enfants acquièrent
                        très tôt, avant l’âge de trois ans (Taylor, 1999 ; Taylor & Mottweiler,
                        2008 ; DiLalla & Watson, 1988 ; Golomb & Galasso, 1995 ; Harris,
                        Brown, Marriott, Whittal & Harmer, 1991 ; Samuels & Taylor,
                        1994 ; Woolley & Cox, 2007).
                            Ce jugement institue un cadre – le cadre fictionnel – qui explique la
                        manière particulière dont les processus cognitifs aussi bien qu’affectifs
                        se déroulent, dans la mesure où ils restent à l’intérieur de ce cadre et,
                        de ce point de vue, se déroulent correctement. On peut supposer, en
                        effet, que les opérations cognitives et les émotions se déroulant dans
                        un cadre fictionnel vont hériter quelque chose de ce jugement initial.

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                        En effet, selon notre hypothèse, ce jugement donne une direction
                        particulière à l’encodage des représentations, qui explique que les
                        expériences mentales et émotionnelles que nous avons lorsque nous
                        lisons ou voyons des récits de fiction ne sont pas vécues ou ressen-
                        ties comme des expériences mentales et émotionnelles de la réalité,
                        ni même de représentations de la réalité. À cet égard, l’expérience
                        mentale et émotionnelle de la fiction est différente de l’expérience
                        mentale des rêves (non lucides), de la mémoire autobiographique, du
                        voyage mental dans le futur et, peut-être aussi, de la réalité virtuelle
                        et des jeux de faire-semblant. En particulier, l’expérience mentale de
                        la fiction n’est pas celle de la réalité (à la différence de l’expérience
                        mentale de certains rêves) ni l’expérience mentale de se souvenir
                        d’événements qu’on a vécus ou d’imaginer des événements futurs,
                        ni l’expérience mentale de croire les contenus représentés, mais
                        l’expérience d’imaginer des contenus dont on n’est pas la source,
                        l’expérience d’être guidé dans ses imaginations (à la différence de la
                        réalité virtuelle et des jeux de faire-semblant où l’interactivité réduit
                        considérablement l’expérience d’être guidé). Les opérations cognitives
                        du lecteur ou spectateur traitant des contenus dans un cadre fictionnel
                        sont encodées comme des imaginations guidées de l’extérieur, des
                        imaginations, pour cette raison, non personnelles ou détachées (ce
                        qui les distingue des expériences des voyages mentaux dans le passé
                        ou le futur, dans lesquelles le sujet s’implique personnellement dans
                        ses imaginations), non comme des croyances. L’expérience d’être
                        guidé dans ses imaginations (par exemple par un narrateur ou par
                        des images) possède certaines propriétés phénoménales en commun
                        avec l’expérience du rêve éveillé, puisque dans les deux cas (l’expé-
                        rience de la fiction et l’expérience du rêve éveillé), le sujet se sent
                        implicitement (dans le rêve éveillé) et explicitement (dans la fiction)
                        guidé dans ses représentations.
                            C’est un point qui a, en partie, déjà été mis en avant par de
                        nombreux philosophes, notamment lorsqu’ils soutiennent, par
                        exemple, que le lecteur d’un récit appréhendé dans un cadre fictionnel
                        comprendra que les propositions du récit ne se présentent pas comme
                        devant donner lieu à des croyances, mais qu’il doit les imaginer ou
                        imaginer qu’elles sont vraies, ou encore que les fictions constituent
                        des « guides » (Currie, 1990), ou des « props » (Walton, 1990) pour
                        l’imagination, une imagination dont la nature impersonnelle a été
                        soulignée par Currie (1995, chapitre VI, p. 164-196). Sur cette base,
                        le cadre fictionnel mis en place par le jugement de fictionnalité sera

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                        distingué d’un cadre doxastique de traitement des représentations,
                        un cadre dans lequel les propositions représentées sont encodées
                        comme des croyances. Mais à la différence des philosophes cités,
                        nous proposons l’hypothèse qu’il existe une chose telle que l’expé-
                        rience mentale et émotionnelle de la fiction, une expérience d’avoir
                        son activité mentale occupée par et dirigée vers un monde fictionnel
                        auquel on n’appartient pas, que nous comprenons comme l’expé-
                        rience d’un détachement personnel cognitif et affectif à l’égard de ses
                        propres représentations mentales. Selon cette hypothèse, les opérations
                        cognitives et les processus émotionnels qui se déroulent dans un
                        cadre fictionnel sont accompagnés d’un sentiment de fictionnalité 2.
                            L’installation d’un cadre fictionnel pour les représentations
                        n’exclut pas que les propositions encodées dans ce cadre soient vraies,
                        ni mêmes qu’elles donnent lieu à des croyances : tout ce que le cadre
                        fictionnel met en place est une direction particulière pour le traitement
                        des représentations par l’imagination. Les croyances éventuellement
                        acquises dans un cadre fictionnel constitueront alors des attitudes
                        mentales de second ordre relativement aux imaginations induites – et
                        non pas prescrites, comme le suggère Walton (1990) – par le juge-
                        ment de fictionnalité, des attitudes mentales de second ordre parce
                        qu’elles viendront doubler ou se greffer sur les imaginations induites
                        par le cadre fictionnel. D’un autre point de vue, on peut aussi décrire
                        la mise en place d’un cadre fictionnel comme l’introduction d’une
                        dissociation des relations logiques entre les raisons de croire en la
                        vérité d’une proposition et les raisons de croire la proposition : dans
                        un cadre fictionnel, les propositions – même celles pour lesquelles
                        on dispose de raisons de croire qu’elles sont vraies – ne sont pas
                        des candidates à la croyance, notamment au sens où il ne serait pas
                        approprié d’aller vérifier ces propositions, d’aller chercher des preuves
                        où les faits à l’appui de ces propositions, aussi longtemps que l’on
                        reste dans le cadre fictionnel. Dans ce sens, le cadre fictionnel est
                        un cadre pragmatique de traitement des représentations au sens où
                        il impose une étiquette cognitive, émotive et pratique qu’il est utile
                        de suivre pour rester à l’intérieur du cadre. Mais rien n’interdit de

                            2. Le sentiment de fictionnalité accompagnant l’expérience de penser à des
                        événements et personnages au travers d’un cadre fictionnel expliquerait l’absence
                        de dissonance cognitive ressentie de la part d’un lecteur ou d’un spectateur lorsque
                        le narrateur lui révèle, en fin de récit, que les événements n’ont eu aucun témoin
                        et n’ont laissé aucune trace (pour des exemples de ce genre, voir Walton 2013).

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                        sortir les propositions du cadre fictionnel et d’en faire des objets de
                        croyance et des guides pour l’action.
                            Deux précisions s’imposent ici concernant les croyances de
                        second ordre éventuellement acquises dans un cadre fictionnel, ainsi
                        que les activités imaginatives induites, cette fois-ci, dans un cadre
                        doxastique. La mise en place d’un cadre fictionnel n’exclut pas que,
                        par exemple, le lecteur d’un récit jugé fictionnel pourra, sur la base
                        du récit, former des croyances, aussi bien sur le monde fictionnel
                        décrit par le récit que sur le monde réel dans lequel il vit, y compris
                        des croyances quasi intuitives portant sur des vérités très générales
                        concernant le sens de la vie, les valeurs, etc. Les fictions étant une
                        source potentielle d’informations – aussi bien que de mésinfor-
                        mations – sur le monde réel, il n’est pas étonnant que lecteurs et
                        spectateurs de fiction forment, à l’occasion de la fréquentation des
                        fictions, et malgré l’existence d’un cadre fictionnel pour le traitement
                        des représentations, des croyances (de second ordre) sur le monde réel,
                        aussi bien propositionnelles que non propositionnelles. En effet, il
                        se peut que l’importation d’informations comme d’erreurs factuelles
                        présentes dans un récit de fiction dans la base de connaissance du
                        monde réel du lecteur ou du spectateur soit, en partie, explicable par
                        son caractère fictionnel. En effet, l’installation d’un cadre fictionnel
                        pour le traitement des représentations peut avoir des conséquences
                        épistémiques (positives ou négatives) dans la mesure où ce traitement
                        repose, dans notre hypothèse, sur un relâchement général du contrôle
                        cognitif et rationnel des représentations, le lecteur ou le spectateur
                        se laissant guider cognitivement dans ses imaginations (et également
                        perceptuellement dans le cas des fictions cinématographiques où,
                        sans changer de position, le spectateur a des expériences perceptuelles
                        découplées de la position qu’il occupe). Ce relâchement cognitif et
                        rationnel pourrait expliquer pourquoi certaines des représentations
                        traitées rejoignent les connaissances générales sur le monde réel,
                        l’absence de contrôle pouvant induire un contrôle déficient de la
                        source de l’information 3.
                            La deuxième remarque concerne le fait que les représentations
                        appréhendées comme non fictionnelles, dans un cadre doxastique,
                        suscitent, elles aussi, des activités imaginatives. On peut ici penser
                        aux activités imaginatives mobilisées par les mécanismes au service de

                             3. Pour une approche divergente, voir Marsh & Fazio (2006, 2007).

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                        l’extraction du contenu d’une représentation. Tout récit, fictionnel
                        ou du réel, suscite de telles activités imaginatives (cf. Schaeffer, 2010 ;
                        Pelletier, 2010), et peut-être aussi toute image (cf. Pelletier, 2000),
                        ou suite d’images. De ce point de vue, les représentations du réel
                        (par exemple les récits historiques, les documentaires, mais aussi les
                        peintures d’histoire, les photographies du réel…), bien que présen-
                        tant les contenus représentés comme des candidats à la croyance,
                        mobilisent elles aussi des activités imaginatives. Comme ces activités
                        imaginatives ont alors un caractère instrumental – elles sont une
                        pré-condition de la représentation de l’histoire narrée, de la scène
                        dépeinte par le tableau ou vue dans la photographie –, on les appellera
                        les imaginations instrumentales pour les distinguer des imaginations
                        induites par le jugement de fictionnalité et l’installation d’un cadre
                        fictionnel pour le traitement des représentations. Est-il possible de
                        distinguer les imaginations instrumentales engagées dans un cadre
                        doxastique et dans un cadre fictionnel ? C’est une question pour un
                        autre travail, mais on peut spéculer que le jugement de fictionnalité
                        induit également un format spécifique aux imaginations instrumen-
                        tales, un format de désengagement personnel, format qui distinguera
                        les imaginations instrumentales mobilisées dans un cadre doxastique
                        – lorsqu’on imagine les événements représentés, par exemple, dans
                        un récit historique pour les mettre au service de la croyance – des
                        activités imaginatives instrumentales mobilisées dans le traitement
                        du même récit dans un cadre fictionnel.

                            II. Émotions esthétiques et émotions de la fiction

                            D’où vient l’hypothèse qu’une expérience émotionnelle de la
                        fiction serait personnellement non impliquante ? Cette hypothèse, à
                        la base de la distinction des émotions de la fiction et des émotions
                        du réel, prend appui sur des travaux de neuroscience cognitive. Cette
                        démarche peut étonner car elle prend appui sur une science cognitive
                        portant sur des mécanismes psychologiques infra-personnels pour
                        tenter d’éclairer un problème qui a une dimension psychologique
                        personnelle (puisqu’il renvoie à l’expérience de l’émotion) et qui
                        relève de la philosophie de l’esprit 4. Cette démarche se fonde sur

                            4. Sur la distinction des explications en termes sous-personnels et personnels,
                        cf. Dennett, 1969, p. 93 sq., Davidson, 1980.

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                        l’hypothèse que le niveau conceptuel d’analyse des états mentaux
                        doit, pour progresser, prendre appui, autant que faire se peut, sur les
                        études empiriques des phénomènes infra-personnels 5.
                             La science peut-elle apprendre quelque chose de significatif aux
                        philosophes sur les émotions de la fiction ? Il nous semble que de même
                        que les philosophes peuvent apprendre quelque chose de significatif
                        aux scientifiques sur les émotions de la fiction, et en particulier leur
                        proposer des hypothèses à tester, les philosophes qui s’intéressent
                        aux émotions de la fiction, et plus généralement à l’expérience de
                        la fiction, devraient surmonter leur réticence et prêter attention aux
                        études scientifiques sur les bases neurales en jeu dans la distinction
                        des événements fictionnels et réels. Ces études sont, à l’heure actuelle,
                        peu nombreuses et portent exclusivement sur les processus cognitifs
                        et perceptuels engagés par le traitement de tâches impliquant des
                        représentations fictionnelles, non sur les processus émotionnels.
                             Certes, il y a, en psychologie comme en neuroscience cognitive,
                        d’importantes études sur la nature des émotions esthétiques 6. Mais
                        ces études ne portent pas sur ce que nous appelons les « émotions de
                        la fiction » mais bien sur les émotions esthétiques. Les psychologues
                        et neuroscientifiques s’intéressant aux émotions suscitées par certaines
                        propriétés des œuvres d’art comme la beauté, la symétrie, la cohérence,
                        des propriétés que l’on peut qualifier d’esthétiques, semblent, pour
                        la plupart, se désintéresser de la question des émotions suscitées par
                        les personnages et événements de fiction éventuellement représentés
                        dans ces œuvres. Et quand il arrive à un psychologue de s’intéresser
                        aux émotions suscitées par les fictions – comme c’est le cas du psycho-
                        logue Frijda (1988, 1989) –, celui-ci regroupe alors les émotions de
                        la fiction avec ce que Plantinga appelle les « émotions pour l’artefact »
                        dans la catégorie des émotions esthétiques. Il y a dans ce regroupement
                        une part de vérité car, quand une œuvre d’art représente des scènes
                        de fiction, les émotions ressenties par le spectateur pour l’œuvre (les
                        « émotion pour l’artefact ») doivent sans doute beaucoup aux émotions
                        qu’il ressent pour les scènes de fiction éventuellement représentées

                            5. Pour une défense de ce point, cf. par exemple Colombo, 2012.
                            6. Citons à titre d’exemples Berlyne, 1971 ; Cupchik, 1995 ; Chatterjee, 2003 ;
                        Cela-Conde et al., 2004 ; Kawabata & Zeki, 2004 ; Vartanian & Goel, 2004 ; Reber,
                        Schwarz & Winkielman, 2004 ; Silvia, 2005 ; Xenakis, Arnellos & Darzentas, 2012 ;
                        Brattico, Bogert & Jacobsen, 2013 ; Juslin, 2013.

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                        dans l’œuvre elle-même 7. Il paraît cependant légitime de distinguer les
                        deux catégories d’émotion, ne serait-ce que parce qu’elles possèdent
                        un registre intentionnel différent : l’émotion esthétique peut porter,
                        à la différence des émotions de la fiction, sur des entités représentées
                        comme réelles : l’œuvre d’art elle-même, une suite de traits de pinceau
                        considérée de manière non représentationnelle, un accord musical,
                        un paysage, un coucher de soleil. En outre, une des explications de
                        l’absence relative de déplaisir suscité par les émotions négatives de
                        la fiction, voire du plaisir procuré par l’expérience de ces émotions
                        négatives, revient à prendre appui sur la distinction des émotions de
                        la fiction et des émotions esthétiques pour faire l’hypothèse qu’une
                        émotion pour la fiction de valence négative (la tristesse ressentie à la
                        lecture de l’épisode du suicide d’Anna Karénine) peut être associée
                        à une émotion esthétique de valence positive (l’admiration pour le
                        récit lui-même). Ici une différence de valence justifierait de distin-
                        guer le type d’émotions impliquées dans l’expérience du lecteur : les
                        émotions de la fiction et les émotions esthétiques. C’est selon nous en
                        partie parce que la distinction entre émotion esthétique et émotion
                        de la fiction échappe aux scientifiques qu’il n’y a guère d’étude sur la
                        psychologie ou les bases neurales des émotions de la fiction 8.

                           III. Le désengagement de la pertinence personnelle
                                             dans la fiction

                            L’hypothèse d’une désimplication personnelle émotionnelle déclen-
                        chée par l’appréhension de la fictionnalité d’une scène n’a pas encore
                        pu être testée expérimentalement en psychologie ou en neuroscience.
                        Il y a cependant quelques données expérimentales pointant vers une
                        désimplication personnelle dans le traitement cognitif ou perceptuel de
                        représentations reconnues comme fictionnelles. Il s’agit d’un faisceau
                        d’expérience de neuroscience en imagerie portant sur les mécanismes
                        engagés au niveau cérébral à la base de la distinction réalité/fiction.
                            Dans une première étude sur les mécanismes à la base de la
                        distinction de la réalité et de la fiction, Abraham et al. (2008) ont
                        présenté à des participants des phrases dans lesquelles une personne

                             7. Cf. Visch et al., 2010, p. 1440.
                             8. Le projet « La Fiction dans l’Émotion » ANR-11-EMCO-008 est une exception
                        (cf. ).

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                        réelle était en relation avec une entité réelle connue (p. ex. George
                        Bush) ou une entité fictionnelle (p. ex. Cendrillon) dans un contexte
                        informatif (p. ex. entendre parler de) ou interactif (p. ex. parler à).
                        Dans un second temps, les participants devaient déterminer si ce
                        scénario était ou non possible, sur la base des contraintes du monde
                        réel. Il est apparu que le traitement des questions portant sur les
                        entités réelles activait de manière significative deux régions cérébrales,
                        le cortex préfrontal médian (mPFC) et le cortex cingulaire postérieur
                        (CCP), deux régions désactivées dans les tâches impliquant les entités
                        fictionnelles, relativement à leur degré d’activation dans les questions
                        impliquant les entités réelles.
                            Comment interpréter la désactivation relative des zones du mPFC
                        et du CCP dans les tâches impliquant des entités fictionnelles ? Un
                        ensemble d’études souligne le rôle de ces deux régions dans les tâches
                        mettant en jeu la représentation du soi, la relation à soi ou ce qui
                        relève, plus généralement, de l’évaluation de la pertinence person-
                        nelle. Concernant la zone du mPFC, des études portant, pour les
                        plus récentes, soit sur les évaluations explicites concernant le soi ou
                        les autres (van der Meer et al., 2010 ; Murray et al., 2012), soit sur
                        les processus impliqués dans le traitement d’information portant sur
                        des personnes plus ou moins similaires à soi (Mitchell et al., 2006)
                        ont fait émerger l’idée que le mPFC était un marqueur de la fonction
                        du degré de relation à soi, ou de relation personnelle. Deux régions
                        ont aussi pu être dissociées au niveau du mPFC. L’activité au niveau
                        de la région ventrale du mPFC a été interprétée comme ayant pour
                        fonction de médier l’identification et l’évaluation de la pertinence à
                        soi induite par les stimuli (Schmitz & Johnson, 2006, 2007), alors
                        que les régions dorsales du mPFC ont été conçues comme médiant
                        l’engendrement de décisions explicitement autoréférentielles (Schmitz
                        & Johnson, 2007). D’autre part, des études sur les régions cérébrales
                        spontanément activées lorsqu’aucune tâche spécifique n’est accomplie,
                        par exemple pendant le sommeil, permettent d’identifier un réseau
                        dit « par défaut », et ce réseau inclut aussi le mPFC (cf. Gusnard
                        et al., 2001). Or, les comptes rendus subjectifs sur le contenu des
                        activités menées de manière spontanée pendant ces périodes de repos
                        mental mettent en avant la pensée sur soi (« self-referential thought »)
                        (Fransson, 2006 ; Mason, 2007).
                            Le « réseau par défaut » (« default network ») inclut également le
                        cortex cingulaire postérieur (CCP), une zone qui, tout comme le
                        mPFC, apparaît désactivée dans les tâches impliquant la représentation

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                        d’entités fictionnelles, relativement à son degré d’activation dans les
                        tâches impliquant des entités réelles. Or, quelle est la nature des tâches
                        dans lesquelles le CCP se trouve activé ? L’appartenance du CCP
                        au « réseau par défaut », quand aucune tâche mentale explicite n’est
                        accomplie, et le contenu personnel des activités mentales spontanément
                        accomplies pendant ces périodes, laisse penser que le CCP relève,
                        comme le mPFC, de la zone de la pertinence personnelle. On sait,
                        par ailleurs, que le CCP est impliqué dans la production de pensées
                        sur soi (Moran et al., 2005), la mémoire épisodique (cf. Nielsen et al.,
                        2005) c’est-à-dire la remémoration de souvenirs autobiographiques.
                        Une étude de neuro-imagerie (Maddock et al., 2001) a ainsi montré
                        que la récupération de souvenirs autobiographiques – et la perception
                        de visages familiers (parents, amis) (Shah et al., 2001) – active un
                        réseau cérébral étendu comprenant le cortex cingulaire postérieur. Les
                        études de Heun et al. (2006) et de Sugiura et al. (2005) ont montré
                        l’activation du CCP lors de la reconnaissance de mots familiers,
                        d’objets ou de lieux familiers. Quand on présente à des individus des
                        événements de leur vie personnelle, les activations du CCP sont plus
                        prononcées relativement à la présentation d’événements nouveaux
                        (Addis et al., 2004 ; Levine et al., 2004). Enfin, le CCP, tout comme
                        le mPFC, est activé lorsqu’on demande aux individus de juger leur
                        personnalité ou leur état émotionnel (Fossati et al., 2003 ; Kelley et
                        al., 2002 ; Ochsner et al., 2004 ; Schmitz et al., 2004).
                            Sur la base du profil fonctionnel associé au mPFC et au CCP
                        dans les études qui viennent d’être mentionnées, l’hypothèse a donc
                        été faite par Abraham et al. (2008, 2009) que ces régions reflétaient
                        l’accès automatique et spontané à une information de type personnel
                        aussitôt qu’une entité familière est présentée à la conscience d’un
                        participant. Le degré de pertinence personnelle associé au stimulus
                        présenté au participant modulerait directement l’activité dans ces
                        régions cérébrales. L’idée a alors été proposée, par Abraham et al.
                        (2008), que la réalité, relativement à la fiction, était traitée dans des
                        représentations codées subjectivement dans le cerveau au niveau
                        des régions mentionnées. Une autre étude (Abraham et al., 2009)
                        corrobora l’interprétation proposée de la première étude de 2008. Les
                        résultats d’imagerie ont montré que les régions ventrale et antérieure
                        du mPFC étaient plus engagées dans des contextes ayant une perti-
                        nence personnelle élevée (p. ex. impliquant la mère du participant),
                        modérément engagées dans des contextes de pertinence personnelle
                        moyenne (p. ex. impliquant George Bush) et moins engagées dans

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                        des contextes de faible pertinence personnelle telle la fiction (p. ex.
                        impliquant Cendrillon). En définitive, il y aurait donc, selon les
                        deux études d’Abraham et al. (2008, 2009), une corrélation étroite
                        entre l’évaluation de la réalité d’un stimulus par un participant et
                        son degré de pertinence personnelle.

                             It appears then that one of the means by which we tell reality apart from
                             fiction […] seems to lie in the manner in which such information is coded
                             and accessed, namely, if it is personally significant or not. The degree of
                             associated self-relevance is therefore a possibly critical determinant factor
                             that enables us to differentiate between what is real and unreal. (Abraham
                             et al., 2008, p. 975 9)

                             Dans le domaine perceptuel, indépendamment des études
                        d’Abraham et al. (2008, 2009), un travail en IRMf mené par Silveira
                        et al. (2012) sur la perception de l’art pictural fait apparaître des
                        résultats concordants avec ceux d’Abraham et al. (2008, 2009).
                        Silveira et al. (2012) ont étudié en imagerie les processus activés par
                        la perception de tableaux réalistes et non réalistes. Comme les auteurs
                        de l’étude comprennent les peintures surréalistes comme des pein-
                        tures non réalistes, c’est-à-dire comme des peintures dont le contenu
                        représentationnel est impossible dans le monde réel, leurs résultats
                        sont pertinents pour la question qui nous occupe des bases neurales
                        de la distinction de la réalité et de la fiction. Silveira et al. (2012)
                        observent des activations élevées dans le précuneus et dans le cortex
                        occipital médian lorsque les entrées sensorielles correspondent à une
                        représentation picturale réaliste du monde visuel, des activations en
                        contraste avec celles observées lorsque les entrées sensorielles corres-
                        pondant à la perception d’une représentation picturale surréaliste :
                        « […] only the surrealistic condition […] resulted in a deactivation in
                        the precuneus » (Silveira et al., p. 575). Concernant le précuneus, qui
                        forme un réseau avec le CCP, Silveira et al. (2012) rappellent, en citant
                        Cavanna & Trimble (2006), que l’activité du précuneus a été associée
                        à l’imagerie visuelle, à l’extraction des souvenirs épisodiques, et à ce à
                        quoi l’on fait parfois référence comme étant le « soi ». Ce dernier point

                             9. Je suis reconnaissant à Françoise Lavocat d’avoir attiré mon attention, dès
                        2010, sur les travaux d’Abraham et al. (2008, 2009). Pour l’interprétation par
                        F. Lavocat des travaux d’Abraham et al. (2008, 2009), je me permets de renvoyer
                        le lecteur à Lavocat (Fait et fiction, à paraître, et 2014).

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                        se trouve confirmé par le fait que les régions du précuneus, du CCP
                        et du mPFC sont associées avec les pensées sur soi durant les phases
                        de repos mental et constituent, à elles trois, le « réseau par défaut ».
                        Silveira et al. (2012) retrouvent ainsi de manière significative, dans le
                        domaine perceptuel, les conclusions d’Abraham et al. (2008, 2009)
                        dans le domaine cognitif, à savoir le relatif désengagement des mPFC
                        et CCP et, pour Silveira et al. (2012), du précuneus dans le traitement
                        de représentations fictionnelles. On peut également mentionner
                        l’étude en imagerie cérébrale fonctionnelle de Lutz et al. (2013), qui,
                        dans le cas de sujets à qui étaient présentées des photographies non
                        artistiques de personnes et des peintures représentant des personnes,
                        a permis d’observer une activation du cortex ventromédial préfrontal
                        et du cortex visuel primaire significativement plus élevée lors de la
                        présentation des photographies relativement à la présentation des
                        tableaux, ceci lorsqu’on demandait aux sujets d’évaluer le caractère
                        plaisant des personnes représentées. Selon les auteurs de l’étude,
                        l’expérience de l’art visuel engagerait des processus perceptuels distincts
                        de l’expérience des photographies non artistiques.
                            Sur la base des études d’Abraham et al. (2008, 2009) et de Silveira
                        et al. (2012), et, dans une moindre mesure, sur la base de l’étude de
                        Lutz et al. (2013), il semble que les structures corticales médianes
                        impliquées dans les processus faisant référence au soi (mPFC, CCP
                        et précuneus) soient relativement désengagées dans le traitement de
                        représentations fictionnelles. Comme ces régions qui jouent un rôle
                        central dans le traitement du réel et seraient relativement désengagées
                        dans le traitement du fictionnel ont aussi une relation étroite avec
                        les structures impliquées dans l’encodage, le stockage et l’extraction
                        des pensées sur soi et expériences personnelles – c’est-à-dire avec le
                        système de la mémoire épisodique ou autobiographique formé du
                        CCP et du précuneus (cf. Nyberg et Cabeza, 2000) –, il suit égale-
                        ment de ces études que l’engagement ou le désengagement de la
                        mémoire épisodique devrait jouer un rôle pivot pour distinguer les
                        processus en relation au réel des processus en relation au fictionnel,
                        ces processus devant inclure, selon nous, les processus émotionnels.
                            Ce dernier point – le projet d’inclure les processus émotionnels
                        parmi les processus qui sont, selon les études d’Abraham et al.
                        (2008, 2009), non aveugles ou sensibles à la distinction du réel et
                        du fictionnel – se trouve à la base de l’hypothèse qu’une désimpli-
                        cation personnelle émotionnelle serait associée à l’appréhension de
                        la fictionnalité d’une scène. Or, le projet d’inclusion des processus

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                        émotionnels dans la catégorie des processus sensibles à la distinction
                        du réel et du fictionnel est une extension, que certains pourront
                        juger excessive et non justifiée, de résultats obtenus dans le domaine
                        cognitif (Abraham et al., 2008, 2009) ou perceptuel (Silveira et al.,
                        2012). Comment dissiper ces doutes ?

                                    IV. Le problème de l’extension à l’émotion

                            Une première réponse aux doutes qui viennent d’être mentionnés
                        revient à souligner la base perceptuelle ou cognitive des émotions : « Il
                        faut voir le chien qui accourt pour ressentir de la peur ; il faut croire
                        qu’untel vous a insulté pour éprouver de la colère. Certaines de ces
                        bases cognitives sont de simples perceptions, alors que d’autres sont
                        propositionnelles. » (Tappolet, 2002) L’extension au domaine de
                        l’émotion des résultats obtenus dans les domaines de la perception
                        et de la cognition est justifiée sitôt qu’on admet qu’une émotion est
                        toujours basée ou, à tout le moins, médiée par une perception ou
                        une cognition. Si l’on admet ce point, on peut alors légitimement
                        supposer que ce qui est observé au niveau perceptuel et cognitif – et
                        qui a été observé par des équipes distinctes – devrait se retrouver au
                        niveau émotionnel. De même que la perception de représentations
                        ayant un contenu imaginaire (les peintures surréalistes) ou la cognition
                        de contenu fictionnel (les personnages de fiction) seraient associées,
                        relativement à la perception de représentations ayant un contenu non
                        imaginaire (les peintures naturalistes) ou à la cognition de contenu
                        réel (les personnes réelles), à un désengagement du système de la
                        pertinence personnelle, l’émotion en réponse aux scènes représentées
                        comme fictionnelles devrait, relativement aux scènes représentées
                        comme réelles, être associée à un désengagement du système de la
                        pertinence personnelle.
                            Il se trouve, en outre, que le système de la pertinence personnelle
                        ou de la référence à soi (Northoff & Bermpohl, 2004 ; Vogeley et al.,
                        2001) – système dont les recherches neuroscientifiques qui ont été
                        citées (Abraham et al., 2008, 2009 ; Silveira et al., 2012) soulignent le
                        désengagement dans les tâches cognitives ou perceptuelles impliquant
                        des entités représentées comme fictionnelles – est aussi le système
                        décrit comme central dans les processus émotionnels par les études
                        psychologiques et neuroscientifiques portant sur les émotions. Au
                        niveau de la théorie psychologique, un théoricien de l’émotion, Frijda

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                        (1988), a tenté de formuler les lois auxquelles les émotions seraient
                        en quelque sorte soumises, et qu’il appelle les lois de l’émotion.
                        Selon une des ces lois, la loi de l’implication, chaque émotion serait
                        une réponse à un événement perçu comme impliquant les buts,
                        motivations et préoccupations de l’individu. Une des conditions
                        de l’émotion est, selon Frijda, qu’une situation soit perçue comme
                        comptant d’une manière ou d’une autre pour le sujet. De même,
                        nombreux sont les neuroscientifiques qui soulignent le rôle central
                        des émotions au service de l’action personnelle, un rôle d’aide à la
                        décision et à l’optimisation des réponses comportementales (Damasio,
                        1999 ; LeDoux, 2002 ; Panksepp, 1998). De ce point de vue, les
                        neuroscientifiques s’accordent avec les psychologues pour expliquer
                        l’émotionalité d’une scène pour un sujet en faisant référence, au
                        moins implicitement, au sujet de la scène et à l’expérience que ce
                        sujet fait de sa relation personnelle à la scène émotionnelle. À l’appui
                        de ce point sur l’implication personnelle du sujet dans l’expérience
                        d’une émotion, les neuroscientifiques mettent en avant une série
                        d’observations d’activations au niveau du cortex préfrontal médial
                        et orbital (OMPFC) dans le traitement des scènes émotionnelles (cf.
                        Rolls, 1999 ; Phan et al. 2002). Généralisant ce point, Northoff et
                        Bermpohl (2004) font alors l’hypothèse que l’engagement du cortex
                        préfrontal médial et orbital (OMPFC), un engagement indépendant de
                        la modalité sensorielle comme de la méthode d’induction émotionnelle
                        et de la tâche associée, serait associé à la représentation des stimuli
                        émotionnels (Northoff & Bermpohl, 2004, p. 104).
                            L’imbrication étroite entre les systèmes de l’émotion et de la
                        pertinence personnelle apparaît une fois de plus si on regarde la
                        manière dont une structure comme l’amygdale, structure dont le rôle
                        dans le traitement émotionnel a été depuis longtemps reconnu, est
                        maintenant considérée par certains comme responsable de la détec-
                        tion de la pertinence personnelle des stimuli, indépendamment de
                        leurs propriétés émotionnelles. Cette structure phylogénétiquement
                        ancienne, l’amygdale, dont le rôle dans le traitement des stimuli
                        visuels à signification émotionnelle est connu (Adolphs et al., 1999 ;
                        Vuilleumier et al., 2004), et qui a d’abord été conceptualisée comme
                        un module de la peur (Öhman & Mineka, 2001), puis comme une
                        structure dédiée au traitement de stimuli à intensité émotionnelle
                        élevée de valence positive et négative (Sabatinelli et al., 2005), a été
                        récemment conceptualisée comme un système ayant évolué pour la
                        détection de la pertinence personnelle (Sander et al., 2003 ; Zalla

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                        et al., 2013). Selon cette conception, l’amygdale est un composant
                        d’un système cortico-limbique impliqué dans la détection des stimuli
                        qui permet la mobilisation des ressources attentionnelles et physio-
                        logiques sur des indices qui ont une pertinence spéciale pour un
                        organisme. Qu’est-ce qu’un événement pertinent ? Selon la définition
                        proposée par Sander et al. (2003), un événement est pertinent pour
                        un organisme s’il peut influencer la satisfaction de ses besoins, le
                        maintien de son bien-être, ou jouer un rôle dans l’accomplissement
                        des buts poursuivis par l’organisme (cf. Sander et al., 2003, p. 311).
                        Cette nouvelle conception du rôle de l’amygdale comme détecteur
                        des stimuli pertinents pour l’organisme est renforcée par le fait que
                        cette structure a de multiples connections avec les zones préfrontales
                        (Stefanacci & Amaral, 2000).
                            On peut ajouter qu’une situation est pertinente pour un indi-
                        vidu ou organisme donné si et seulement si elle a une signification
                        relationnelle pour cet individu ou organisme, cette signification rela-
                        tionnelle étant une catégorie incluant la signification émotionnelle,
                        ou la « signifiance émotionnelle » de la situation, pour reprendre la
                        terminologie de Williams (2006) et de Williams et Gordon (2007).
                        Dans cette conception, l’émotion, plus précisément le « core affect »
                        de l’émotion, dans la terminologie de Russell (2003) et de Barrett et
                        al. (2007), c’est-à-dire le contenu de plaisir ou de déplaisir de l’expé-
                        rience affective de la situation, joue alors un rôle de « baromètre » de
                        la relation qu’un individu a avec son environnement à un instant
                        donné (Nauta, 1971, mentionné par Barrett et al. 2007, p. 378) en
                        transformant les informations concernant des états de la situation
                        en des représentations codées de manière affective (Damasio, 1999 ;
                        Nauta, 1971).
                            Les stimuli émotionnels sont donc conçus, en psychologie et en
                        neuroscience cognitive, comme des stimuli ayant une pertinence
                        relationnelle ou personnelle, une signification relationnelle pour le
                        sujet. Le réseau cérébral responsable de la réponse émotionnelle est
                        donc le même réseau qui se trouve engagé dans le traitement de tâches
                        cognitives (Abraham et al., 2008, 2009) et perceptuelles (Silveira et al.,
                        2012) portant sur des entités réelles et désengagé dans le traitement
                        des entités fictionnelles. Il est alors tentant de prolonger au domaine
                        émotionnel les résultats des études d’Abraham et al. (2008, 2009)
                        et de Silveira et al. (2012). Un prolongement de ce type est à la base
                        de l’hypothèse sur la désimplication de la pertinence personnelle
                        dans l’émotion de la fiction. Sur la base des études d’Abraham et al.

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Quand l’émotion rencontre la fiction         139

                        (2008, 2009) et de Silveira et al. (2012), on fait l’hypothèse que les
                        émotions de la fiction devraient se distinguer des émotions du réel par
                        le désengagement du système de la signifiance émotionnelle relation-
                        nelle. Une fois que les émotions de la fiction sont conçues comme des
                        réponses émotionnelles sans signifiance émotionnelle relationnelle,
                        il reste à défendre qu’il s’agit toujours de réponses émotionnelles et
                        qu’il y a une place – aussi bien au niveau des données que l’on peut
                        acquérir en psychologie expérimentale ou en neurosciences qu’au
                        niveau conceptuel de la théorie psychologique et de la philosophie de
                        l’esprit – pour des émotions sans pertinence personnelle. D’un point
                        de vue théorique, notre hypothèse est que la signification relationnelle
                        est une des dimensions de l’expérience émotionnelle, une dimension
                        susceptible de varier, au point de quasi disparaître dans l’expérience
                        de la fiction, une dimension qui viendrait s’ajouter aux dimensions
                        de valence (plaisir/déplaisir) et de degré d’excitation.
                            On peut cependant envisager de suivre une autre route que celle
                        ouverte par l’hypothèse de la désimplication personnelle émotion-
                        nelle dans la fiction et poser que l’émotion de la fiction résulterait
                        d’une sorte de croyance dans la réalité des scènes émotionnelles
                        fictionnelles. Cette route a été, un temps, suivie par le psychologue
                        Frijda (1988, 1989).

                        V. Les émotions de la fiction et les deux lois de Frijda

                             Parmi les lois de l’émotion formulées par Frijda (1988), la loi de
                        la réalité apparente énonce que les émotions seraient déclenchées
                        par des événements évalués comme réels et leur intensité varierait en
                        fonction de la réalité effective des événements. Cette loi vient s’ajouter
                        à la loi de l’implication, mentionnée plus haut, selon laquelle chaque
                        émotion serait une réponse à un événement perçu comme impliquant
                        les buts, motivations et préoccupations de l’individu.
                             Les émotions de la fiction entrent-elles dans le cadre des deux lois
                        de Frijda ? Cette question a été posée à Frijda concernant la première
                        loi, la loi de la réalité apparente. En commentant la loi de la réalité
                        apparente, Walters (1989) remarque qu’il peut éprouver de l’horreur
                        en regardant les scènes de possession de L’Exorciste tout en sachant
                        que ces scènes ne sont ni réelles ni menaçantes. Or, poursuit Walters,
                        si l’intensité émotionnelle était une fonction des croyances dans la
                        réalité, il ne devrait pas y avoir, dans ce cas, de réponse émotionnelle.

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