VILLES VIOLENTES, SOCIÉTÉ VIOLENTE - ANALYSER LA VIOLENCE URBAINE DANS L'EST DU CONGO - RELIEFWEB

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villes violentes,
société violente
  Analyser la violence urbaine
           dans l'est du Congo
RIFT VALLEY INSTITUTE
PROJET usalama: insécurité en ville

Villes Violentes, Société Violente
Analyser la violence urbain dans l'est du
Congo

JUDITH VERWEIJEN
Publié en 2019 par le the Rift Valley Institute
159/163 Marlborough Road, Londres N19 4NF, Royaume-Uni
PO Box 52771 GPO, 00100 Nairobi, Kenya

LE PROJET USALAMA
Le Projet Usalama du Rift Valley Institute (RVI) est une initiative de recherche animée
par plusieurs partenaires et axée sur des travaux de terrain. Son objectif est d’étudier les
groupes armés et leur influence sur la société en République démocratique du Congo.

LE RIFT VALLEY INSTITUTE (RVI)
Le Rift Valley Institute (www.riftvalley.net) œuvre en Afrique centrale et de l’Est afin de
mettre le savoir local au service du développement social, politique et économique.

AUTEUR
Judith Verweijen est professeure en relations internationales à l'Université de Sheffield.
Ses recherches portent sur l’interaction entre la violence, les conflits et la mobilisation
armée dans l’est de la République démocratique du Congo.

NOTE CONCERNANT LA RESPONSABILITE
Ce rapport est rendu possible grâce au généreux soutien du peuple américain par
l'intermédiaire de l'United States Agency for International Development (USAID). Les
contenus relèvent de la responsabilité de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement les
vues de l'USAID, du gouvernement des États-Unis ou du Rift Valley Institute.

REMERCIEMENTS
DIRECTEUR EXECUTIF DU RVI : Mark Bradbury
RESPONSABLE Des PUBLICATIONS et des programmes DU RVI : Magnus Taylor
responsable de programme du rvi: Connor Clerke
REVISION: Kate McGuinness
TRADUCTION : Catherine Dauvergne-Newman | horizons
CONCEPTION: Iram Allam
CARTES: Jillian Luff, MAPgrafix
ISBN 978-1-907431-70-8

COUVERTURE: Des soldats congolais patrouillent pour empêcher les civils de manifester
contre l'échec du gouvernement à mettre fin aux tueries et à l'insécurité dans la ville de
Butembo.

DROITS
Copyright © Rift Valley Institute 2019
Image de couverture © REUTERS/Kenny Katombe - stock.adobe.com
Texte et cartes publiés au titre de la licence Creative Commons Attribution-
Noncommercial-NoDerivatives 4.0 International
www.creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0
Téléchargement gratuit sur www.riftvalley.net
Vous pouvez vous procurer une version imprimée de ce rapport sur Amazon et auprès
d’autres vendeurs en ligne, ainsi que dans certaines librairies.
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                                                                                                          DJUGU
                                                                                                              Djugu
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                                                                                                          Bun
                                                                                                          Bunia
                                                                                                  Irumu     Kasenyi
                                                          Mambasa                                IRUMU
                                      Lenda

                                                                                                                                  OUGANDA
                                                                             Oicha
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                                                                                          i
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                                                                                   BENI
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                                                                     Butembo
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                                                             LUBERO
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                                                                                       Édouard
          Parc national
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                                           NORD-
                                            KIVU                               Parc
                                          Bilati                               national
                                                                             Rutshuru

                                   WALIKALE
                                                                               des Virunga
                                              Lu b                     Mabenga Rutshuru
                                                     ongo               RUTSHURU Bunagana

                                     Walikale                       Masisi
                                                                             NYIRAGONGO                                                                    Frontière
                                                             MASISI
                                                                                                                                                           internationale
                                                                       Lac
                                                                               Goma
  MANIEMA                                                                                                                               KIVU               Province
                                                                       Kivu                  Kigali
                              Parc national      Kalehe    Bugarula                                                                        UVIRA
                             de Kahuzi-Biega KALEHE    IDJWI                                 RWAN D A                                                      Territoire
                                                            KABARE                                                                   Kigali                Capitale nationale
                                            Kabare                   Bukavu                                                       Goma                     Capital de province
   Shabunda                             Walungu
                                                 WALUNGU                                                                                 Uvira             Chef lieu territorial
                                   Mwenga                                                                                                                  Parc national
                                                                             Ru zizi

                SHABUNDA
                                        MWENGA                  UVIRA                                                                                      Route ou piste
                     SUD-KIVU                                                          Bujumbura                                                           choisie
                                                                Uvira
    R É P U B L I Q UE
                    UE                                                                  B URUN D I
                                                                                                                                                           Rivière choisie
                                                                                                                                                           Lac
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      O C R AT I QU
                 QUE
                                                             FIZI                                                                                0          km          100
      D U CaO N G O
                                                                                                                                                                                            MAPgrafix 2016

                                                                      Fizi
                         m
                  Lu a                                                                           TAN Z ANI E
                               Kabambare                                    Lac                                                                  © Rift Valley Institute 2016
                                                                         Tanganyika
           MANIEMA
                                                                                                                                                 Boundaries and names shown do not imply
                                                                                                                            www.riftvalley.net   endorsement by the RVI or any other body

Carte. L'est du Congo
Table des matières

Préface                                                              5
Résumé                                                               7

1. Introduction                                                      11
2. Normalisation de la violence                                     18
    La montée du système-D (années 1970 et 1980)                    18
    Une débrouillardise violente (années 1980 et 1990)              21
    Militarisation urbaine (1994–2003)                              26
    Omniprésence de l’insécurité dans la ville (2003–aujourd’hui)   29
3. Acceptabilité de la violence                                      35
    Complicité collective                                            35
    Collaboration de proximité                                      39
4. Accessibilité de la violence                                     45
    Disponibilité d’une main-d’œuvre violente                       45
    Anonymat et impunité                                             51
    Proximité de la main-d’œuvre violente                           56
5. Conclusions et considérations politiques                         60

Acronymes, vocabulaire et expressions                               68
Bibliographie                                                       70

Carte. L'est du Congo                                                3
Préface

L’est de la République démocratique du Congo (RDC) est en proie à des
violences depuis deux décennies et continue d’enregistrer une insécurité
omniprésente. Pourtant, les moteurs de cette insécurité n’ont toujours
pas bien été cernés. Le Projet Usalama (Usalama signifiant « sûreté »
ou « sécurité » en swahili) du Rift Valley Institute est une initiative de
recherche menée par des partenaires dont l’objectif est d’étudier la
dynamique du conflit et de la violence et les effets de ces deux phénomènes
sur la société congolaise.
   La première phase du Projet Usalama (2012–2013) portait sur la «
compréhension des groupes armés », tandis que la deuxième (2015–2016)
enquêtait sur « la gouvernance face au conflit ». La troisième phase
(2018–2019) est quant à elle consacrée à « l’insécurité en ville » et au rôle
des acteurs étatiques et non étatiques dans la mise à disposition d’outils
pour la sécurité, ainsi qu’à la façon dont les citoyens perçoivent l’insé-
curité, leur vécu à cet égard et les réponses qu’ils y apportent. Cette
troisième phase a été menée en partenariat avec le Groupe d’études sur
les Conflits et la Sécurité Humaine (GEC-SH), basé à Bukavu. Le projet
part d’une série de questions: qui sont les principaux agents de la sécurité
et de l’insécurité dans la ville? Quels sont les moteurs, les logiques et les
tendances en matière d’insécurité urbaine? Comment les résidents
perçoivent-ils l’insécurité? Et comment la gèrent-ils au quotidien?
   Le projet repose sur une approche principalement qualitative basée
sur des travaux de terrain approfondis réalisés par des chercheurs aussi
bien internationaux que congolais. Les travaux de terrain entrepris pour
les besoins du présent rapport se sont déroulés de mars à avril 2019. Les
entretiens sont complétés des recherches précédemment menées par
l’auteur, et de recherches documentaires provenant de diverses ressources
universitaires, gouvernementales, médiatiques et d’ONG. Un grand
nombre des entretiens menés dans le cadre de ce rapport ont été réalisés
sous couvert d’anonymat. Par conséquent, les données d’identification
des personnes interrogées se limitent à une appellation neutre, suivie
6    villes violentes, société violente

d’un lieu et d’une date, par exemple « Usalama Projet III, entretien avec
un policier, Goma, 25 mars 2019 ». Au cours des recherches, les témoi-
gnages relatifs à des événements potentiellement contestés ont été
confirmés par de multiples sources ayant eu une connaissance directe
des évén- ements en question.
   La phase « Insécurité en ville » du Projet Usalama fait partie du projet
Solutions for Peace and Recovery (SPR) financé par l’United States
Agency for International Development (USAID).
Résumé

Au cours des deux dernières décennies, la violence urbaine dans l’est de
la République démocratique du Congo a atteint une ampleur alarmante.
Il est pourtant rare qu’elle soit la priorité des politiques et de l’attention
internationales. La violence dans l’est du Congo tend à être analysée à
travers le prisme du conflit violent, lié aux affrontements entre groupes
armés majoritairement en zone rurale. Cette perspective repose égale-
ment sur des hypothèses quant aux moteurs de la violence, par exemple
le fait qu’il s’agirait essentiellement de conflits autour du foncier, des
autorités locales et de l’identité.
    L’étude de la violence urbaine dans l’est du Congo démontre toutefois
que ces hypothèses sont en partie erronées. En s’éloignant du prisme du
conflit violent, on s’aperçoit en effet qu’une grande partie de la violence
perpétrée dans les zones rurales et urbaines découle de facteurs similaires,
à savoir de conflits de nature personnelle et d’une volonté de générer des
revenus traduisant un désir de mobilité sociale et d’obtention d’un
certain statut. Ces motivations se conjuguent souvent dans les cas
d’assassinats et d’autres délits visant à régler des comptes et des litiges,
ou encore de criminalité violente ciblant des personnes contre lesquelles
des rancunes sont nourries.
    Or, les conflits de nature personnelle et la quête d’un statut et de
revenus ne contribuent à la violence qu’en raison de deux autres facteurs:
premièrement, l’acceptabilité du recours à la violence pour régler ses
comptes et promouvoir sa position sociale et, deuxièmement, l’accessi-
bilité de la violence, ou la facilité avec laquelle la violence peut être
mobilisée.
    L’acceptabilité de la violence entraîne deux phénomènes: première-
ment, une complicité collective, par exemple une collaboration généralisée
dans la vente de marchandises volées. Deuxièmement, une collaboration
de proximité, par laquelle des informateurs proches d’une personne
ciblée fournissent des renseignements sur ses biens et déplacements afin
de faciliter la commission d’un délit.
8    villes violentes, société violente

    L’accessibilité de la violence dépend en partie de la disponibilité d’une
main-d’œuvre violente formée de gangs, de criminels de carrière, de
membres des forces de sécurité et d’enfants des rues, entre autres.
Cependant, cet main-d’œuvre n’est rendu acessible que parce qu'il est
facile de s’en approcher et que les risques associés à la mobilisation et à
la perpétration de la violence sont faibles. Cette dernière dimension est
en grande partie le résultat des dynamiques de l’anonymat et de l’impu-
nité, qui réduisent les chances de se faire prendre et d’être sanctionné.
La facilité avec laquelle il est possible de faire appel à des acteurs violents
relève quant à elle de la proximité. Les acteurs violents instaurent ainsi
des liens étroits avec des citoyens par le biais de relations clientélistes et
de protection et en partageant le même espace vital. Cela abaisse le seuil
à partir duquel les citoyens sont prêts à aider ces acteurs à commettre
un délit et à faire appel à eux pour des meurtres commandités ou d’autres
formes de violence visant à nuire à leurs adversaires.
    On doit cette configuration spécifique de facteurs rendant la violence à
la fois acceptable et accessible au conflit violent qu’a connu et que connaît
toujours cette région. L’acceptabilité et l’accessibilité de la violence ont
toutefois des origines historiques plus profondes; dans une large mesure,
elles sont le produit de modalités de « débrouillardise » coercitives souvent
illégales, instaurées sous la présidence de Mobutu Sese Seko (1965–1997),
et dont un grand nombre ont d’abord été employées par les services de
sécurité.
    L’analyse erronée des moteurs d’une grande partie de la violence dans
les zones rurales et urbaines de l’est du pays est attribuable à une
tendance profondément ancrée consistant à établir une distinction entre
violence politique, criminelle et personnelle. Ainsi, la violence en zone
rurale est souvent perçue comme étant de nature politique car commise
par des groupes armés dont les objectifs sont liés à des conflits sociaux
et politiques. La violence en zone urbaine est quant à elle généralement
considérée comme étant criminelle car son but principal serait la généra-
tion de revenus.
    Pourtant, l’une des principales finalités d’une grande partie de la
violence commise en zone rurale, y compris par les groupes armés, est
	
     Résumé 	                                                                  9

aussi la génération de revenus. Par ailleurs, la violence urbaine revêt de
profondes dimensions politiques directes et indirectes. Elle est aussi
perpétrée ou facilitée par des membres des forces de sécurité étatiques
ou des criminels qui parviennent constamment à échapper à la justice.
Ces phénomènes sont le reflet de cultures institutionnelles profondes au
sein de l’appareil judiciaire et sécuritaire auxquelles les autorités
politiques ne prêtent pas attention.
   Non seulement la distinction entre violence politique et criminelle est
souvent loin d’être claire, mais une grande partie de la violence perpétrée
en zone rurale et urbaine est de nature profondément personnelle. Elle
est déclenchée ou facilitée par des individus qui cherchent à se venger, à
dégager un avantage sur leurs rivaux ou à régler des comptes. Cette
dimension personnelle est souvent invisible car la violence est présentée
selon des récits spécifiques faisant référence à un conflit politique ou
social.
   Si les frontières entre violence criminelle, politique et personnelle sont
extrêmement floues, elles influent considérablement sur les interven-
tions dans les domaines de l’humanitaire et de la consolidation et du
maintien de la paix. En effet, les organisations actives dans ces secteurs
tendent à partir d’une compréhension des zones de conflit reposant sur
des notions de violence liée à l’activité des groupes armés en zone rurale.
Elles ne travaillent généralement pas sur la violence urbaine et n’étudient
pas la violence dite personnelle, telle que les règlements de comptes
violents.
   Pour s’atteler à la question de la violence et protéger les citoyens de
l’est du Congo, il est impératif que les décideurs politiques et les ONG
cessent cette catégorisation problématique de la violence et mettent
l’accent sur la violence sous toutes ses formes. Il devrait également s’agir
d’abandonner le clivage urbain–rural qui détermine à l’heure actuelle
leurs priorités et leurs zones d’intervention.
   Pour réduire la violence, il est primordial d’étudier à la fois son
acceptabilité et son accessibilité. Ainsi, pour lutter contre son accessibi-
lité, il est important de contrôler plus rigoureusement les déplacements
des personnels des forces de sécurité. En outre, face au
10   villes violentes, société violente

dysfonctionnement des systèmes judiciaire et pénitentiaire, et au manque
d’efficacité de la justice rétributive, d’autres moyens de traiter les contre-
venants doivent être élaborés.
   Pour venir à bout de l’acceptabilité de la violence, il s’agit avant tout
de mieux comprendre la manière dont la violence s’est normalisée:
comment, pourquoi et pour qui il est désormais acceptable d’ordonner,
de faciliter et d’exécuter des actes violents pour réaliser une mobilité
sociale, obtenir un statut social ou dégager un avantage sur ses adver-
saires. Une meilleure compréhension analytique de ces questions
permettrait d’éclairer l’élaboration de mesures à même de lutter contre
la complicité collective, notamment dans la commercialisation des biens
volés. Elle devrait aussi orienter les efforts visant à s’assurer du concours
d’anciens chefs de gangs et criminels de carrière pour concevoir des
programmes destinés à nouer un dialogue avec les jeunes et à les
sensibiliser.
   Un grand nombre des solutions plus classiques qui ont été proposées
pour mettre fin à la violence dans l’est du Congo n’ont pas porté leurs
fruits. Entretemps, la violence est devenue endémique, engendrant
toujours plus de violence. Pour stopper ce cercle vicieux, il est temps de
revoir les bases analytiques des approches actuelles en matière de stabi-
lisation, de consolidation de la paix et de protection des civils.
1. Introduction

Depuis quelques années, l’insécurité urbaine dans l’est du Congo suscite
une attention croissante de la part des médias et des organisations de la
société civile. Ce nouvel intérêt résulte en grande partie du fait que des
formes plus spectaculaires de crime violent seraient apparues dans des
villes comme Goma et Bukavu, respectivement capitales du Nord- et du
Sud-Kivu.
    Cet intérêt pour l’insécurité urbaine n’est pas nouveau. Cela fait en
effet de nombreuses années que les organisations congolaises de
défense des droits humains documentent systématiquement les
incidents violents perpétrés dans les villes de l’est du Congo, en par-
ticulier à Butembo et Beni, dans la moitié nord de la province du
Nord-Kivu, dans les capitales provinciales de Goma et Bukavu, et à
Uvira, dans le sud du Sud-Kivu. Ces organisations étudient également
l’insécurité urbaine de manière approfondie et, à travers un travail de
lobby et de plaidoyer, essaient d’inscrire cette question à l’ordre du jour
politique.1
    Dans un rapport de 2009, le Pole Institute (un groupe de réflexion
congolais) concluait que le crime violent s’était banalisé dans les grandes
villes de l’est du Congo.2 De même, un livret consacré à l’insécurité à
Butembo en 2010 indiquait:

      La vie humaine ne vaut plus rien dans cette ville, les assassinats ciblés
      sont devenus monnaie courante. Les autorités locales, provinciales,
      nationale et internationales tournent le dos comme si la vie des

1     Ces organisations sont notamment: le Groupe d’associations de défense des
droits de l’homme et de la paix (GADHOP) en territoires de Beni et de Lubero; le
Centre indépendant de recherches et d’études stratégiques au Kivu (CIRESKI) à Uvira;
et les Héritiers de la justice et Synergie des associations des jeunes pour l’éducation
civique, électorale et la promotion des droits de l’homme au Sud-Kivu (SAJECEK) à
Bukavu.
2    Pole Institute, « Est de la République démocratique du Congo: Le crime
banalisé! », Regards Croisés n°23, Goma: Pole Institute, avril 2009.
12    villes violentes, société violente

      buboalais n´était pas sacrée comme toute vie humaine.3

En effet, les habitants des villes confrontés à une criminalité et une
insécurité élevées déclarent se sentir globalement ignorés et aban-
donnés. Une enquête récente réalisée dans l’est du Congo souligne
que le sentiment de sécurité nocturne est moins élevé en zone urbaine,
seuls deux pour cent des habitants de Beni se sentant « en sécurité »
voire « très en sécurité » lorsqu’ils circulent seuls à pied le soir, huit
pour cent à Goma et dix pour cent à Bukavu. En revanche, un sentiment
de sécurité nocturne a été relevé par 50 pour cent des personnes
interrogées à Walikale et 53 pour cent à Lubero, deux territoires du
Nord-Kivu connus pour l’activité de groupes armés.4
   Pourtant, il est rare que la sécurité urbaine suscite le même intérêt
médiatique et politique que l’insécurité en zone rurale. Comme l’observe
un commentateur, « Dans ce contexte de guerre à l est de la RDC, les
victimes de la violence quotidienne ordinaire, qui sont fauchées par les
balles « des hommes en uniforme non autrement identifiés » ne bénéfi-
cient pas de la même médiatisation que les victimes des crimes de guerre
et des exactions commises par les nombreux groupes armés qui rivalisent
d atrocités contre les populations civiles ».5
   L’image classique de la violence dans l’est du Congo est celle de
groupes armés qui s’affrontent en zone rurale, lancent des raids contre
des villages et violent les femmes. C’est surtout sur ce type d’incidents
de violence collective qu’enquêtent les organisations internationales de
défense des droits humains travaillant sur l’est du Congo, même s’il est
vrai qu’elles documentent aussi la répression politique dans les villes.
Ce sont également ces événements choquants qui suscitent la majeure

3     Tembos Yotama et Sylvestre Somo Mwaka, « Alerte cri d’alarme et de détresse de
la population de la ville de Butembo », 14 juillet 2010, livret non publié dans les archives
dans l’auteur.
4    Patrick Vinck et al., « Voices from Congo », Report #17, Peacebuilding and
Reconstruction Polls, Cambridge, MA: Harvard Humanitarian Initiative, Harvard
University et United Nations Development Programme, mars 2019, 3.
5     Onesphore Sematumba, préface de « Le crime banalisé ! », Pole Institute, Regards
Croisés n°23, Goma: Pole Institute, avril 2009, 2.
introduction 		 13

partie de l’attention médiatique internationale.6
   Le fait de consacrer une grande attention à la violence spectaculaire
contribue à la formation d’hypothèses particulières sur les moteurs de
la violence. Ces hypothèses concernent généralement des phénomènes
spécifiques aux contextes ruraux.7 Par exemple, l’une des explications
véhiculées à l’heure actuelle est que la violence dans l’est du Congo est
majoritairement attribuable à des conflits autour de l’autorité locale, du
foncier et du territoire, qu’elle oppose souvent différents groupes identi-
taires, et qu’elle concerne principalement les zones rurales.8
   Cette explication est contestable car elle part du principe que ce type
de conflits se transforme presque automatiquement en violence. Or, le
conflit politique et social n’est qu’un des facteurs conduisant à la création
et à la persistance des groupes armés; les luttes de pouvoir intéressées
entre élites constituent un autre facteur, souvent plus crucial.9 Qui plus
est, une grande partie de la violence commise par les groupes armés
contre les civils cible des membres de leurs propres groupes, et non le
groupe qu’ils considèrent comme leur étant opposé. En réalité, la violence
des groupes armés est souvent dictée par les intérêts du groupe et de ses

6     Les exemples incluent les viols de masse à Minova en 2012; le massacre de Mutarule
en 2014; et les massacres de Beni de 2013 à aujourd'hui; voir par exemple, Human Rights
Watch, « Justice on trial. Lessons from the Minova rape case in the Democratic Republic
of Congo », New York: Human Rights Watch, octobre 2015; Human Rights Watch, « DR
Congo: Army, UN Failed to Stop Massacre. Apparent Ethnic Attack Kills 30 Civilians »,
2 juillet 2014, consulté le 5 août 2019, https://www.hrw.org/news/2014/07/02/dr-congo-
army-un-failed-stop-massacre; Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme,
Rapport du Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme sur les violations
du droit humanitaire international commises par des combattants des Forces alliées
démocratiques (ADF) dans le territoire de Beni, province du Nord-Kivu Province, entre le
1er octobre et le 31 décembre 2014, MONUSCO et UNOHCHR, Kinshasa: MONUSCO et
New York: UNOHCHR, mai 2015.
7     Karen Büscher, « African cities and violent conflict: the urban dimension of conflict
and post conflict dynamics in Central and Eastern Africa », Journal of Eastern African
Studies 12/2 (2018).
8     Par exemple, Séverine Autesserre. « Local violence, national peace? Postwar
“settlement” in the eastern DR Congo (2003–2006) ». African Studies Review 49/3
(2006).
9   Judith Verweijen et Justine Brabant, « Cows and guns. Cattle-related conflict and
armed violence in South Kivu, DR Congo », Journal of Modern African Studies 55/1 (2017).
14    villes violentes, société violente

dirigeants, notamment par le contrôle exercé sur ses partisans et la
nécessité de générer des revenus.10
   Outre la défense de la communauté et d’autres motivations politiques,
l’un des facteurs qui pousse certains individus à rejoindre les groupes
armés est la génération de revenus, qu’il faut rapprocher d’aspirations
plus globales en matière de mobilité et d’appartenance sociales et d’amé-
lioration de son statut.11 Ce sont également sur ces aspirations que
s’appuient les activités des nombreux bandits armés opérant en zone
rurale et auteurs de vols qualifiés et de cambriolages violents.
   Le fait que la génération de revenus dicte la violence des groupes
armés et qu’elle représente l’une des raisons de rejoindre un groupe armé
ne signifie toutefois pas qu’elle constitue la principale cause de la mobili-
sation armée, comme cherchent à le faire valoir certaines analyses des
causes de la guerre dans l’est du Congo axées sur les minerais du conflit.
Ces analyses font abstraction de la multitude de facteurs qui sous-tendent
l’émergence et la persistance des groupes armés et de la violence qu’ils
commettent. Elles omettent aussi de tenir compte de la multitude de
sources de revenus des groupes armés.12
   Pour générer des revenus, de nombreux groupes armés des zones
rurales s’adonnent eux aussi à une criminalité violente – embuscades,
pillage de bétail et enlèvements. Il leur arrive également d’imposer des
taxes, par exemple sur les marchés, aux postes frontaliers, sur les sites
miniers et aux barrages routiers, et de prendre part à l’exploitation fores-
tière illégale, au commerce de charbon de bois, à la pêche illicite et au

10    Judith Verweijen, « From autochthony to violence? Discursive and coercive social
practices of the Mai Mai in Fizi, eastern DR Congo », African Studies Review 58/2 (2015).
11   Thomas Elbert et al., « Sexual and gender-based violence in the Kivu provinces of
the Democratic Republic of the Congo. Insights from former combatants », Washington,
DC: Banque mondiale, 2013, 27–28.
12    Jason Stearns, Judith Verweijen et Maria Eriksson Baaz, « Armée nationale et
groupes armés dans l’est du Congo : Trancher le nœud gordien de l’insécurité », Londres:
Rift Valley Institute, 2013.
introduction 		 15

commerce de cannabis.13 Cette implication économique provoque parfois
des violences avec d’autres acteurs armés, par exemple lorsqu’ils sont en
concurrence autour de marchés illégaux ou du droit à imposer une taxe.14
   Les groupes armés se livrent aussi à des activités économiques légales
par le biais d’intermédiaires civils. Citons notamment le préfinance-
ment et le change de monnaie, et des accords de type franchise pour la
gestion de boutiques et de taxi-motos. Ces activités peuvent elles aussi
conduire à de la violence, notamment un châtiment des civils travaillant
avec l’argent des groupes armés s’ils ne remboursent pas leurs dettes,
enfreignent les modalités d’un accord ou menacent de communiquer une
information aux services de sécurité étatiques.15
   La violence des groupes armés contre les civils en zone rurale peut
aussi être dictée par des conflits et différends personnels, soit liés aux
membres de groupes armés eux-mêmes, soit lié aux civils qui font appel
à eux pour régler des comptes ou des litiges personnels, notamment en
faisant tuer leurs adversaires contre paiement. Parmi ces conflits figurent:
les litiges économiques, tels que les conflits relatifs à une dette ou à la
répartition des bénéfices; les conflits fonciers, y compris concernant un
titre de propriété ou les délimitations de parcelles; et les différends
familiaux ou au sein des ménages, qui concernent souvent un héritage,
les enfants ou des affaires de cœur. Pour régler ces différends, les individus

13    Steven Spittaels et Filip Hilgert, « Mapping conflict motives: eastern DRC », IPIS
Mapping Report, Anvers: International Peace Information Service, 2008; Steven van
Damme, « Commodities of war. Communities speak out on the true cost of conflict in
eastern DRC », Oxfam Briefing Paper 164, Londres: Oxfam International, 2014; et DRC
Affinity Group, « FDLR: Past, Present and Policies », New York: Social Science Research
Council, Conflict Prevention and Peace Forum, 2014.
14    Citons l’exemple récent d’affrontements entre le groupe armé de l’Alliance des
patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS) et son groupe dissident APCLS-
Rénové autour des mines de Kibanda et de Rubonga en territoire de Masisi en 2018. Voir
Conseil de sécurité des Nations Unies, « Rapport de mi-mandat du Groupe d’experts sur
la République démocratique du Congo ». 18 décembre 2018, S/2018/1133, 11.
15   Judith Verweijen, « The Ambiguity of Militarization: The complex interaction
between the Congolese armed forces and civilians in the Kivu provinces, eastern DR
Congo », Thèse de doctorat, université d’Utrecht, Utrecht, 2015, 338–340; DRC Affinity
Group, « FDLR - past, present and policies ».
16    villes violentes, société violente

ont tendance à faire appel à des membres de groupes armés qu’ils
connaissent; par exemple à des parents (éloignés), à d’anciens camarades
de classe ou à des habitants du même village.16 Les recherches consacrées
aux forces armées congolaises montrent qu’en zone rurale comme en
zone urbaine, on fait également appel aux personnels militaires pour
intervenir de manière musclée dans la résolution des litiges personnels,
cette catégorie constituant une importance source de violence.17
   Par conséquent, une grande partie de la violence commise par les
acteurs armés dans les zones rurales est centrée sur la génération de
revenus, laquelle s’inscrit dans une quête plus générale de mobilité et de
statut social, ainsi que sur le règlement de comptes et différends person-
nels, notamment pour des questions d’ordre économique. La violence
urbaine repose sur des logiques similaires, et se présente sous la forme
d’assassinats, de vols à main armée violents et de cambriolages. D’après
une enquête récente, aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines, le
banditisme et la peur d’être confronté à des bandits représentent le
premier facteur ressenti comme engendrant une insécurité, devant les
groupes armés et la guerre.18
   Il existe néanmoins des différences en termes de schémas de violence
entre les zones rurales et urbaines. Les massacres à grande échelle, la
mise à feu et le pillage systématique d’habitations, et les viols collectifs
sont rares en zone urbaine, sauf en cas d’attaques par des groupes armés.
En revanche, la violence associée aux manifestations et actes de protes-
tation publics, ainsi que la répression politique, s’observent davantage
en zone urbaine.19
   En dépit de ces différences, une grande partie de la violence à laquelle
s’exposent les habitants des zones aussi bien urbaines que rurales revêt

16   Verweijen, « From autochthony to violence? »
17    Maria Eriksson Baaz et Judith Verweijen, « Arbiters with guns: The ambiguity of
military involvement in civilian disputes in the DR Congo », Third World Quarterly 35/5
(2014).
18   Vinck et al., « Voices from Congo », 8.
19    Voir la cartographie spatiale des incidents depuis avril 2017 de l’outil de suivi des
incidents de sécurité au Kivu, Kivu Security Tracker, https://kivusecurity.org/map.
introduction	           17

des formes similaires et découle de facteurs semblables. Le présent
rapport analyse ces facteurs, ainsi que leurs origines historiques, en
mettant l’accent sur l’acceptabilité et l’accessibilité de la violence.20

20 Ce rapport consacré à la violence urbaine dans l’est du Congo ne met pas l’accent
sur la violence sexuelle et de genre dans les zones urbaines ni sur la violence liée à la
répression politique et aux manifestations. Si celles-ci sont généralisées et constituent
des formes importantes de violence dans cette région, leurs moteurs et les processus par
lesquels elles se produisent sont différents des types de violence analysés dans le présent
rapport. Elles mériteraient par conséquent une discussion distincte.
2. Normalisation de la violence

Pour comprendre la façon dont le recours à la violence à des fins de
génération de revenus et de règlements de comptes est devenue à la fois
relativement acceptable socialement et largement accessible, il faut
d’abord analyser l’évolution de l’économie politique au Congo. Un facteur
majeur est la démarche de l’équipe dirigeante congolaise face à la
contraction constante de l’économie depuis les années 1970. Incités à
générer leurs propres revenus, les services de sécurité ont conçu diverses
façons d’extraire de l’argent aux citoyens de manière coercitive, stratégies
qui seraient par la suite reprises par un large éventail d’acteurs violents.
Les deux Guerres du Congo (1996–1997 et 1998–2003) ont favorisé une
normalisation accrue de la violence. Elles ont aussi facilité son accessibi-
lité auprès de la population au sens large, de nombreuses personnes ayant
alors décidé de prendre les armes ou de collaborer avec des acteurs armés.
Les formes actuelles de violence urbaine trouvent leur origine dans ces
développements.

La montée du système-D (années 1970 et 1980)
Arrivé au poste de chef de l’Etat à la faveur d’un coup d’Etat en 1965,
Mobutu Sese Seko a passé une grande partie de sa première décennie au
pouvoir à consolider et centraliser l’autorité étatique en renforçant
l’administration et les services de sécurité. Pour conserver sa mainmise
sur cet appareil étatique toujours plus imposant, il a employé une stratégie
de contrôle personnalisé. De vastes réseaux clientélistes, tributaires du
bon-vouloir du Président Mobutu, ont envahi les services de sécurité et
l’administration, rejoignant mais aussi parfois entravant la hiérarchie
bureaucratique.21
   Les nominations aux postes clés de l’appareil étatique étaient trib-
utaires de la loyauté personnelle de l’individu en question à l’égard du

21   Crawford Young et Thomas Turner, The Rise and Decline of the Zairian State, Madison:
University of Wisconsin Press, 1985, 54–70.
Normalisation de la violence	                  19

président. Pour continuer de s’assurer de leur loyauté, les personnes
désignées bénéficiaient d’une marge de manœuvre considérable dans la
gestion des ressources publiques. Elles ont ainsi élaboré diverses
techniques pour transformer le capital bureaucratique – « tout poste
d’influence stratégique au sein de la fonction publique » – en avantage
commercial, entraînant un favoritisme et l’accumulation privée de biens
publics.22 Les responsables se devaient de fournir à leurs propres clients
un accès aux ressources, ces clients s’attendant à quelque chose en
échange de leur loyauté. Pour empêcher que les fonctionnaires ne
deviennent autonomes, Mobutu révoquait régulièrement les nominations
de manière inopinée. Les fonctionnaires étaient donc incités à s’enrichir
le plus rapidement possible tant qu’ils occupaient leur poste, d’où des
abus de pouvoir et un comportement vorace.23
   Tant qu’il y avait suffisamment de revenus pour alimenter la machine
clientéliste, ce système d’administration et de contrôle a relativement bien
fonctionné. Au début des années 1970, cependant, l’économie du Zaïre
(comme s’appelait alors la RDC) a essuyé plusieurs revers dont elle ne
s’est jamais remise. La crise pétrolière de 1973 et la récession mondiale
ont été suivies d’une chute du cours mondial de certaines matières
premières, notamment du cuivre, dont l’économie zaïroise était fortement
tributaire. Parallèlement à cela, le projet de « zaïrianisation » des entre-
prises étrangères – en realité expropriation des actifs et leur redistribution
comme ressources de clientélisme – lancé en 1973 a eu des répercussions
catastrophiques sur la production industrielle et agricole.24
   Encouragé par des acteurs financiers internationaux, le gouvernement
a recouru à un emprunt étranger de grande ampleur pour financer une
série d’« éléphants blancs », autrement dit des mégaprojets de dévelop-
pement aux budgets faramineux qui ont tous plus ou moins périclité. Face

22 David Gould, « Local administration in Zaïre and underdevelopment », The Journal
of Modern African Studies 15/3 (1977): 356.
23    Thomas Callaghy, The State–Society Struggle: Zaire in Comparative Perspective, New
York: Columbia University Press, 1984, 180, 189.
24   Young et Turner, Rise and Decline of the Zairian State, 71–72.
20    villes violentes, société violente

à un endettement croissant, les institutions financières intern-
ationales ont exercé des pressions sur le Zaïre pour qu’il intègre des
programmes de stabilisation basés notamment sur une baisse de ses
dépenses publiques.25
   Conjugués à une inflation galopante, ces événements ont entraîné un
net recul du pouvoir d’achat des fonctionnaires.26 Pour que l’administra-
tion et les services de sécurité puissent continuer de fonctionner malgré
les maigres salaires que touchaient leurs agents, Mobutu a encouragé
ceux-ci à « se débrouiller ». Il s’agissait par exemple de chapardage, de
travailler au noir, de commettre des fraudes à petite échelle, de toucher
des pots-de-vin, d’utiliser à titre privé des services publics et d’imposer
des taxes, des honoraires ou des amendes exagérées ou fabriquées de
toutes pièces.27 Afin de multiplier les opportunités de génération de
revenus pour les agents de l’Etat, Kinshasa a instauré un arsenal lourd et
complexe de règles, de règlements et d’honoraires pour la moindre
activité.28
   Les supérieurs toléraient souvent, voire encourageaient les abus
commis par leurs subordonnés, tant qu’eux aussi pouvaient en bénéficier
– on parlait alors de « manger à la chaîne ».29 Au sein des services de
sécurité et de certaines sections de l’administration, des systèmes ont été
élaborés au titre desquels les subordonnés devaient apporter à leurs

25   Thomas Callaghy, « The International Community and Zaire’s debt crisis », dans
The Crisis in Zaire: Myths and Realities, éd. George Nzongola-Ntalaja, Trenton, NJ: Africa
World Press, 1986.
26 Janet MacGaffey, « Historical, cultural and structural dimensions of Zaire’s
unrecorded trade », dans The Real Economy of Zaire: The Contribution of Smuggling and
Other Unofficial Activities to National Wealth, éd. Janet MacGaffey, Londres: James Currey,
Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1991.
27   Gould, « Local administration in Zaire ».
28 Theodore Trefon, « Public service provision in a failed state: Looking beyond
predation in the Democratic Republic of Congo », Review of African Political Economy,
36/119 (2009).
29 Rukarangira Wa Nkera et Brooke Grundfest Schoepf, « Unrecorded trade in
Southeast Shaba and across Zaire’s southern borders », dans The Real Economy of Zaire, éd.
Janet MacGaffey, Londres: James Currey, Philadelphie : University of Pennsylvania Press,
1991, 76.
Normalisation de la violence	                     21

supérieurs les revenus dégagés des actes d’extorsion et des abus de
pouvoir, pratique appelée « rapportage ». Ceux qui ne « récoltaient » pas
les montants escomptés se voyaient souvent mutés à un poste moins
lucratif. Cette pression a favorisé la généralisation d’un comportement
prédateur.30
    L’économie informelle, en plein essor, est devenue une importante
source de revenus pour les fonctionnaires; elle n’était ni réglementée ni
contrôlée de manière officielle par l’Etat. Les agents de l’Etat jouaient
toutefois un rôle clé dans cette économie, y compris dans ses aspects
illégaux. Par exemple, ils fermaient les yeux sur la fraude et les faux-pa-
piers, et se servaient de leur position pour s’assurer que les auteurs de ces
actes ne soient pas appréhendés.31 L’implication d’agents du gouverne-
ment indiquait aussi clairement que ce type d’activités était en réalité
acceptable.
    Face au déclin constant de l’économie, et s’inspirant du comportement
des fonctionnaires, une part croissante de la population a elle aussi été
contrainte de se débrouiller. C’est ainsi que la « débrouillardise » est
devenue un mode de vie, une mentalité et un système (« système-D »),
la population parvenant à survivre « en arnaquant, en colportant, en
magouillant, en se prostituant et en se faisant proxénètes, en troquant et
en faisant de la contrebande, en trafiquant et en volant, en négociant et
en facilitant, bref, en tirant le meilleur parti de toutes les opportunités qui
se présentaient ».32

Une débrouillardise violente (années 1980 et 1990)
Tout au long des années 1980 et 1990, la situation économique du Zaïre
a continué de se dégrader, forçant la population à faire preuve d’une

30 Maria Eriksson Baaz et Ola Olsson, « Feeding the horse: Unofficial economic
activities within the police force in the DR Congo », African Security 4/4 (2011).
31   Janet MacGaffey, « Issues and methods in the study of African economies », dans
The Real Economy of Zaire, éd. Janet MacGaffey, Londres: James Currey, Philadelphie :
University of Pennsylvania Press, 1991.
32   René Lemarchand, « The tunnel at the end of the light », Review of African Political
Economy 29/93, 94 (2002), 395.
22     villes violentes, société violente

inventivité et d’une ruse grandissantes et dépourvues de tout scrupule
pour joindre les deux bouts. C’est à ce moment qu’est apparue l’expres-
sion: « Nous vivons mystérieusement. »33 Les villes sont devenues des
centres de la débrouillardise, tandis que s’intensifiaient les mouvements
migratoires depuis les zones rurales vers les zones urbaines en raison de
la détérioration des conditions de vie à la campagne. L’infrastructure
routière précaire, la baisse des cours mondiaux des produits agricoles et
les pressions foncières croissantes rendaient en effet la vie rurale de plus
en plus difficile.34 Dans l’est du pays, où toutes les grandes villes se
situaient près d’une frontière internationale, l’économie parallèle a
continué de se développer du fait de l’intensification des échanges
commerciaux transfrontaliers.35
   La misère et le désespoir s’amplifiant, la lutte pour la survie et la
mobilité sociale a commencé à prendre des formes de plus en plus sinistres.
L’opportunisme et la volonté de dégager des gains à court terme se sont
mis à sous-tendre de nombreuses interactions sociales. Pour un nombre
croissant d’individus, la débrouillardise est ainsi devenue empreinte de
malhonnêteté, de manque d’intégrité, de coercition et de violence.
Certains se livraient par exemple à des activités telles que la contrefaçon,
la contrebande, l’escroquerie, le vol simple et le viol qualifié. Ce type de
travail était souvent qualifié de « coop », terme qui, comble de l’ironie,
fait référence à la « coopération au développement », impliquant des
subterfuges et des contrats juteux « contraires aux règlements et aux
normes sociales théoriquement en place ».36 La débrouillardise a continué
d’être réglementée par une « éthique de l’informel » claire et non codifiée

33    Janet MacGaffey, Entrepreneurs and Parasites: The Struggle for Indigenous Capitalism in
Zaire, Cambridge: Cambridge University Press, 1987, 116.
34   James Fairhead, « Paths of authority: roads, the state and the market in eastern
Zaire », The European Journal of Development Research 4/2 (1992).
35   MacGaffey, « Historical, cultural and structural dimensions of Zaire’s unrecorded
trade ».
36    Gauthier de Villers, « Introduction », dans Manières de vivre: Économie de la ‘débrouille’
dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil Jewsiewicki et Laurent
Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan, 2002, 12.
Normalisation de la violence	                     23

spécifiant quels comportements étaient immoraux.37 Mais les frontières
de l’immoral étaient sans cesse repoussées.
   Un opportunisme croissant et la volonté de saisir toutes les occasions
de se faire de l’argent ont eu des répercussions profondes sur le tissu
social. Les voisins sont devenus des concurrents, la confiance entre collè-
gues s’est volatilisée et les relations au sein des familles ont été mises à
mal. Les jeunes sont devenus de plus en plus autonomes, devant subvenir
à leurs propres besoins puisque leurs parents étaient incapables de prendre
soin d’eux. Des parents désespérés ont encouragé leurs filles à se prosti-
tuer ou ont envoyé leurs enfants mendier dans la rue. Les accusations de
sorcellerie, y compris à l’encontre d’enfants, se sont multipliées. Les
relations sexuelles sont devenues partiellement monétisées, impliquant
différents arrangements, un paiement ou des cadeaux réguliers étant par
exemple attendus de la part du partenaire.38
   C’est sur cette toile de fond que la violence est devenue une option de
plus en plus intéressante pour gagner sa vie. Dans certaines villes, comme
Bukavu, le nombre de vols à main armée et d’autres actes criminels
violents a augmenté dans les années 1980.39 Il ne fait aucun doute que ce
sont les services de sécurité zaïrois qui ont lancé certaines de ces techniques
violentes d’extraction de la richesse. En effet, non seulement ils étaient
mis sous pression du fait des impératifs du rapportage, mais leurs salaires
étaient maigres et irréguliers, une partie étant détournée par leurs
supérieurs. Vers la fin des années 1980, on estime que les militaires des

37     Isidore Ndaywel E Nziem, « Le territoire médical à l’épreuve de l’informel:
“Survivre” comme infirmière aux cliniques universitaires de Kinshasa », dans Manières de
vivre: Économie de la ‘débrouille’ dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil
Jewsiewicki et Laurent Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan,
2002.
38    Falangani Pashi Mvondo, « Paupérisation de familles petites-bourgeoises et
transformation des valeurs en période de crise », dans Manières de vivre: Économie de la
‘débrouille’ dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil Jewsiewicki et
Laurent Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan, 2002, 160
39    Godefroid Muzalia, « Insécurité dans la ville de Bukavu au Sud-Kivu: Perspectives
historiques (1960–2018) », Bukavu: Groupe d’études sur les conflits et la sécurité
humaine, à paraître.
24     villes violentes, société violente

Forces armées zaïroises (FAZ) dégageaient au moins 90 pour cent de leurs
revenus de sources autres que leur salaire.40
    Les effectifs des FAZ et de la gendarmerie (unité militaire chargée du
maintien de l’ordre civil) ont fait preuve d’une créativité extraordinaire
pour compléter leurs revenus. Ils ont loué leurs services en tant que
gardiens privés à des entreprises ou des particuliers, avec la complicité de
leurs supérieurs. Les forces aériennes zaïroises ont commencé à opérer
au même titre qu’une compagnie commerciale, transportant des passagers
et des marchandises en plus de ses activités officielles. Des membres de
l’armée de l’air ont également vendu du kérosène et des pièces de rechange
volés, dépouillant systématiquement les appareils jusqu’à ce qu’ils soient
hors d’état de fonctionner.41 Ailleurs, les casernes ont peu à peu été
démantelées et vidées de leur contenu, y compris des armes et des
munitions qui ont été vendues aux chasseurs.42 Des officiers des FAZ
censés combattre l’insurrection dans le sud du Kivu sont même allés
jusqu’à échanger des armes et des munitions contre de l’or avec les
rebelles.43
    L’armée n’était cependant pas la principale cible de l’appropriation
illégale de la richesse commise par le personnel militaire; la richesse des
civils était en effet la première visée. Au milieu des années 1970, des
gendarmes ont été régulièrement emprisonnés pour différents types de
méfaits, y compris des « viols, vols, attaques, actes d’extorsion, homicides
et activités consistant à aider des détenus à s’échapper ».44 Des militaires
ont également procédé à des arrestations illégales pour percevoir des
amendes, extorqué des citoyens lors de leurs patrouilles, souvent
nocturnes, et lancé des opérations de ratissage violentes. Celles-ci

40 Peter Rosenblum, « Constructing the authoritarian state: Zaire », Third World Legal
Studies 9 (1990): 217.
41    Pierre Yambuya, Zaïre, l’abattoir: Un pilote de Mobutu parle. Bruxelles et Anvers:
Editions EPO, 1991, 24–29.
42   Wa Nkera et Grundfest Schoepf, « Unrecorded trade in Southeast Shaba ».
43   Michael Schatzberg, The Dialectics of Oppression in Zaire, Bloomington et Indianapolis:
Indiana University Press, 1988, 60.
44   Schatzberg, The Dialectics of Oppression, 56.
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