VILLES VIOLENTES, SOCIÉTÉ VIOLENTE - ANALYSER LA VIOLENCE URBAINE DANS L'EST DU CONGO - RELIEFWEB
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villes violentes, société violente Analyser la violence urbaine dans l'est du Congo
RIFT VALLEY INSTITUTE PROJET usalama: insécurité en ville Villes Violentes, Société Violente Analyser la violence urbain dans l'est du Congo JUDITH VERWEIJEN
Publié en 2019 par le the Rift Valley Institute 159/163 Marlborough Road, Londres N19 4NF, Royaume-Uni PO Box 52771 GPO, 00100 Nairobi, Kenya LE PROJET USALAMA Le Projet Usalama du Rift Valley Institute (RVI) est une initiative de recherche animée par plusieurs partenaires et axée sur des travaux de terrain. Son objectif est d’étudier les groupes armés et leur influence sur la société en République démocratique du Congo. LE RIFT VALLEY INSTITUTE (RVI) Le Rift Valley Institute (www.riftvalley.net) œuvre en Afrique centrale et de l’Est afin de mettre le savoir local au service du développement social, politique et économique. AUTEUR Judith Verweijen est professeure en relations internationales à l'Université de Sheffield. Ses recherches portent sur l’interaction entre la violence, les conflits et la mobilisation armée dans l’est de la République démocratique du Congo. NOTE CONCERNANT LA RESPONSABILITE Ce rapport est rendu possible grâce au généreux soutien du peuple américain par l'intermédiaire de l'United States Agency for International Development (USAID). Les contenus relèvent de la responsabilité de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'USAID, du gouvernement des États-Unis ou du Rift Valley Institute. REMERCIEMENTS DIRECTEUR EXECUTIF DU RVI : Mark Bradbury RESPONSABLE Des PUBLICATIONS et des programmes DU RVI : Magnus Taylor responsable de programme du rvi: Connor Clerke REVISION: Kate McGuinness TRADUCTION : Catherine Dauvergne-Newman | horizons CONCEPTION: Iram Allam CARTES: Jillian Luff, MAPgrafix ISBN 978-1-907431-70-8 COUVERTURE: Des soldats congolais patrouillent pour empêcher les civils de manifester contre l'échec du gouvernement à mettre fin aux tueries et à l'insécurité dans la ville de Butembo. DROITS Copyright © Rift Valley Institute 2019 Image de couverture © REUTERS/Kenny Katombe - stock.adobe.com Texte et cartes publiés au titre de la licence Creative Commons Attribution- Noncommercial-NoDerivatives 4.0 International www.creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0 Téléchargement gratuit sur www.riftvalley.net Vous pouvez vous procurer une version imprimée de ce rapport sur Amazon et auprès d’autres vendeurs en ligne, ainsi que dans certaines librairies.
S OUDAN DU S UD N RÉPUBLIQUE GO DEMOCRATIC ON DÉMOCRATIQUE REPUBLIC HAUT- C DU OF CONGO THE CONGO UELE ARU Aru ANGOLA MAHAGI Mahagi DJUGU Djugu ITURI Lac MAMBASA Albert Bun Bunia Irumu Kasenyi Mambasa IRUMU Lenda OUGANDA Oicha TSHOPO Kamango i ulik Beni S em Kampala BENI Lin Butembo di LUBERO Mai e ro Lubero ko Lub Lac Édouard Parc national de la Maiko NORD- KIVU Parc Bilati national Rutshuru WALIKALE des Virunga Lu b Mabenga Rutshuru ongo RUTSHURU Bunagana Walikale Masisi NYIRAGONGO Frontière MASISI internationale Lac Goma MANIEMA KIVU Province Kivu Kigali Parc national Kalehe Bugarula UVIRA de Kahuzi-Biega KALEHE IDJWI RWAN D A Territoire KABARE Kigali Capitale nationale Kabare Bukavu Goma Capital de province Shabunda Walungu WALUNGU Uvira Chef lieu territorial Mwenga Parc national Ru zizi SHABUNDA MWENGA UVIRA Route ou piste SUD-KIVU Bujumbura choisie Uvira R É P U B L I Q UE UE B URUN D I Rivière choisie Lac DÉM D ÉM OC O C R AT I QU QUE FIZI 0 km 100 D U CaO N G O MAPgrafix 2016 Fizi m Lu a TAN Z ANI E Kabambare Lac © Rift Valley Institute 2016 Tanganyika MANIEMA Boundaries and names shown do not imply www.riftvalley.net endorsement by the RVI or any other body Carte. L'est du Congo
Table des matières Préface 5 Résumé 7 1. Introduction 11 2. Normalisation de la violence 18 La montée du système-D (années 1970 et 1980) 18 Une débrouillardise violente (années 1980 et 1990) 21 Militarisation urbaine (1994–2003) 26 Omniprésence de l’insécurité dans la ville (2003–aujourd’hui) 29 3. Acceptabilité de la violence 35 Complicité collective 35 Collaboration de proximité 39 4. Accessibilité de la violence 45 Disponibilité d’une main-d’œuvre violente 45 Anonymat et impunité 51 Proximité de la main-d’œuvre violente 56 5. Conclusions et considérations politiques 60 Acronymes, vocabulaire et expressions 68 Bibliographie 70 Carte. L'est du Congo 3
Préface L’est de la République démocratique du Congo (RDC) est en proie à des violences depuis deux décennies et continue d’enregistrer une insécurité omniprésente. Pourtant, les moteurs de cette insécurité n’ont toujours pas bien été cernés. Le Projet Usalama (Usalama signifiant « sûreté » ou « sécurité » en swahili) du Rift Valley Institute est une initiative de recherche menée par des partenaires dont l’objectif est d’étudier la dynamique du conflit et de la violence et les effets de ces deux phénomènes sur la société congolaise. La première phase du Projet Usalama (2012–2013) portait sur la « compréhension des groupes armés », tandis que la deuxième (2015–2016) enquêtait sur « la gouvernance face au conflit ». La troisième phase (2018–2019) est quant à elle consacrée à « l’insécurité en ville » et au rôle des acteurs étatiques et non étatiques dans la mise à disposition d’outils pour la sécurité, ainsi qu’à la façon dont les citoyens perçoivent l’insé- curité, leur vécu à cet égard et les réponses qu’ils y apportent. Cette troisième phase a été menée en partenariat avec le Groupe d’études sur les Conflits et la Sécurité Humaine (GEC-SH), basé à Bukavu. Le projet part d’une série de questions: qui sont les principaux agents de la sécurité et de l’insécurité dans la ville? Quels sont les moteurs, les logiques et les tendances en matière d’insécurité urbaine? Comment les résidents perçoivent-ils l’insécurité? Et comment la gèrent-ils au quotidien? Le projet repose sur une approche principalement qualitative basée sur des travaux de terrain approfondis réalisés par des chercheurs aussi bien internationaux que congolais. Les travaux de terrain entrepris pour les besoins du présent rapport se sont déroulés de mars à avril 2019. Les entretiens sont complétés des recherches précédemment menées par l’auteur, et de recherches documentaires provenant de diverses ressources universitaires, gouvernementales, médiatiques et d’ONG. Un grand nombre des entretiens menés dans le cadre de ce rapport ont été réalisés sous couvert d’anonymat. Par conséquent, les données d’identification des personnes interrogées se limitent à une appellation neutre, suivie
6 villes violentes, société violente d’un lieu et d’une date, par exemple « Usalama Projet III, entretien avec un policier, Goma, 25 mars 2019 ». Au cours des recherches, les témoi- gnages relatifs à des événements potentiellement contestés ont été confirmés par de multiples sources ayant eu une connaissance directe des évén- ements en question. La phase « Insécurité en ville » du Projet Usalama fait partie du projet Solutions for Peace and Recovery (SPR) financé par l’United States Agency for International Development (USAID).
Résumé Au cours des deux dernières décennies, la violence urbaine dans l’est de la République démocratique du Congo a atteint une ampleur alarmante. Il est pourtant rare qu’elle soit la priorité des politiques et de l’attention internationales. La violence dans l’est du Congo tend à être analysée à travers le prisme du conflit violent, lié aux affrontements entre groupes armés majoritairement en zone rurale. Cette perspective repose égale- ment sur des hypothèses quant aux moteurs de la violence, par exemple le fait qu’il s’agirait essentiellement de conflits autour du foncier, des autorités locales et de l’identité. L’étude de la violence urbaine dans l’est du Congo démontre toutefois que ces hypothèses sont en partie erronées. En s’éloignant du prisme du conflit violent, on s’aperçoit en effet qu’une grande partie de la violence perpétrée dans les zones rurales et urbaines découle de facteurs similaires, à savoir de conflits de nature personnelle et d’une volonté de générer des revenus traduisant un désir de mobilité sociale et d’obtention d’un certain statut. Ces motivations se conjuguent souvent dans les cas d’assassinats et d’autres délits visant à régler des comptes et des litiges, ou encore de criminalité violente ciblant des personnes contre lesquelles des rancunes sont nourries. Or, les conflits de nature personnelle et la quête d’un statut et de revenus ne contribuent à la violence qu’en raison de deux autres facteurs: premièrement, l’acceptabilité du recours à la violence pour régler ses comptes et promouvoir sa position sociale et, deuxièmement, l’accessi- bilité de la violence, ou la facilité avec laquelle la violence peut être mobilisée. L’acceptabilité de la violence entraîne deux phénomènes: première- ment, une complicité collective, par exemple une collaboration généralisée dans la vente de marchandises volées. Deuxièmement, une collaboration de proximité, par laquelle des informateurs proches d’une personne ciblée fournissent des renseignements sur ses biens et déplacements afin de faciliter la commission d’un délit.
8 villes violentes, société violente L’accessibilité de la violence dépend en partie de la disponibilité d’une main-d’œuvre violente formée de gangs, de criminels de carrière, de membres des forces de sécurité et d’enfants des rues, entre autres. Cependant, cet main-d’œuvre n’est rendu acessible que parce qu'il est facile de s’en approcher et que les risques associés à la mobilisation et à la perpétration de la violence sont faibles. Cette dernière dimension est en grande partie le résultat des dynamiques de l’anonymat et de l’impu- nité, qui réduisent les chances de se faire prendre et d’être sanctionné. La facilité avec laquelle il est possible de faire appel à des acteurs violents relève quant à elle de la proximité. Les acteurs violents instaurent ainsi des liens étroits avec des citoyens par le biais de relations clientélistes et de protection et en partageant le même espace vital. Cela abaisse le seuil à partir duquel les citoyens sont prêts à aider ces acteurs à commettre un délit et à faire appel à eux pour des meurtres commandités ou d’autres formes de violence visant à nuire à leurs adversaires. On doit cette configuration spécifique de facteurs rendant la violence à la fois acceptable et accessible au conflit violent qu’a connu et que connaît toujours cette région. L’acceptabilité et l’accessibilité de la violence ont toutefois des origines historiques plus profondes; dans une large mesure, elles sont le produit de modalités de « débrouillardise » coercitives souvent illégales, instaurées sous la présidence de Mobutu Sese Seko (1965–1997), et dont un grand nombre ont d’abord été employées par les services de sécurité. L’analyse erronée des moteurs d’une grande partie de la violence dans les zones rurales et urbaines de l’est du pays est attribuable à une tendance profondément ancrée consistant à établir une distinction entre violence politique, criminelle et personnelle. Ainsi, la violence en zone rurale est souvent perçue comme étant de nature politique car commise par des groupes armés dont les objectifs sont liés à des conflits sociaux et politiques. La violence en zone urbaine est quant à elle généralement considérée comme étant criminelle car son but principal serait la généra- tion de revenus. Pourtant, l’une des principales finalités d’une grande partie de la violence commise en zone rurale, y compris par les groupes armés, est
Résumé 9 aussi la génération de revenus. Par ailleurs, la violence urbaine revêt de profondes dimensions politiques directes et indirectes. Elle est aussi perpétrée ou facilitée par des membres des forces de sécurité étatiques ou des criminels qui parviennent constamment à échapper à la justice. Ces phénomènes sont le reflet de cultures institutionnelles profondes au sein de l’appareil judiciaire et sécuritaire auxquelles les autorités politiques ne prêtent pas attention. Non seulement la distinction entre violence politique et criminelle est souvent loin d’être claire, mais une grande partie de la violence perpétrée en zone rurale et urbaine est de nature profondément personnelle. Elle est déclenchée ou facilitée par des individus qui cherchent à se venger, à dégager un avantage sur leurs rivaux ou à régler des comptes. Cette dimension personnelle est souvent invisible car la violence est présentée selon des récits spécifiques faisant référence à un conflit politique ou social. Si les frontières entre violence criminelle, politique et personnelle sont extrêmement floues, elles influent considérablement sur les interven- tions dans les domaines de l’humanitaire et de la consolidation et du maintien de la paix. En effet, les organisations actives dans ces secteurs tendent à partir d’une compréhension des zones de conflit reposant sur des notions de violence liée à l’activité des groupes armés en zone rurale. Elles ne travaillent généralement pas sur la violence urbaine et n’étudient pas la violence dite personnelle, telle que les règlements de comptes violents. Pour s’atteler à la question de la violence et protéger les citoyens de l’est du Congo, il est impératif que les décideurs politiques et les ONG cessent cette catégorisation problématique de la violence et mettent l’accent sur la violence sous toutes ses formes. Il devrait également s’agir d’abandonner le clivage urbain–rural qui détermine à l’heure actuelle leurs priorités et leurs zones d’intervention. Pour réduire la violence, il est primordial d’étudier à la fois son acceptabilité et son accessibilité. Ainsi, pour lutter contre son accessibi- lité, il est important de contrôler plus rigoureusement les déplacements des personnels des forces de sécurité. En outre, face au
10 villes violentes, société violente dysfonctionnement des systèmes judiciaire et pénitentiaire, et au manque d’efficacité de la justice rétributive, d’autres moyens de traiter les contre- venants doivent être élaborés. Pour venir à bout de l’acceptabilité de la violence, il s’agit avant tout de mieux comprendre la manière dont la violence s’est normalisée: comment, pourquoi et pour qui il est désormais acceptable d’ordonner, de faciliter et d’exécuter des actes violents pour réaliser une mobilité sociale, obtenir un statut social ou dégager un avantage sur ses adver- saires. Une meilleure compréhension analytique de ces questions permettrait d’éclairer l’élaboration de mesures à même de lutter contre la complicité collective, notamment dans la commercialisation des biens volés. Elle devrait aussi orienter les efforts visant à s’assurer du concours d’anciens chefs de gangs et criminels de carrière pour concevoir des programmes destinés à nouer un dialogue avec les jeunes et à les sensibiliser. Un grand nombre des solutions plus classiques qui ont été proposées pour mettre fin à la violence dans l’est du Congo n’ont pas porté leurs fruits. Entretemps, la violence est devenue endémique, engendrant toujours plus de violence. Pour stopper ce cercle vicieux, il est temps de revoir les bases analytiques des approches actuelles en matière de stabi- lisation, de consolidation de la paix et de protection des civils.
1. Introduction Depuis quelques années, l’insécurité urbaine dans l’est du Congo suscite une attention croissante de la part des médias et des organisations de la société civile. Ce nouvel intérêt résulte en grande partie du fait que des formes plus spectaculaires de crime violent seraient apparues dans des villes comme Goma et Bukavu, respectivement capitales du Nord- et du Sud-Kivu. Cet intérêt pour l’insécurité urbaine n’est pas nouveau. Cela fait en effet de nombreuses années que les organisations congolaises de défense des droits humains documentent systématiquement les incidents violents perpétrés dans les villes de l’est du Congo, en par- ticulier à Butembo et Beni, dans la moitié nord de la province du Nord-Kivu, dans les capitales provinciales de Goma et Bukavu, et à Uvira, dans le sud du Sud-Kivu. Ces organisations étudient également l’insécurité urbaine de manière approfondie et, à travers un travail de lobby et de plaidoyer, essaient d’inscrire cette question à l’ordre du jour politique.1 Dans un rapport de 2009, le Pole Institute (un groupe de réflexion congolais) concluait que le crime violent s’était banalisé dans les grandes villes de l’est du Congo.2 De même, un livret consacré à l’insécurité à Butembo en 2010 indiquait: La vie humaine ne vaut plus rien dans cette ville, les assassinats ciblés sont devenus monnaie courante. Les autorités locales, provinciales, nationale et internationales tournent le dos comme si la vie des 1 Ces organisations sont notamment: le Groupe d’associations de défense des droits de l’homme et de la paix (GADHOP) en territoires de Beni et de Lubero; le Centre indépendant de recherches et d’études stratégiques au Kivu (CIRESKI) à Uvira; et les Héritiers de la justice et Synergie des associations des jeunes pour l’éducation civique, électorale et la promotion des droits de l’homme au Sud-Kivu (SAJECEK) à Bukavu. 2 Pole Institute, « Est de la République démocratique du Congo: Le crime banalisé! », Regards Croisés n°23, Goma: Pole Institute, avril 2009.
12 villes violentes, société violente buboalais n´était pas sacrée comme toute vie humaine.3 En effet, les habitants des villes confrontés à une criminalité et une insécurité élevées déclarent se sentir globalement ignorés et aban- donnés. Une enquête récente réalisée dans l’est du Congo souligne que le sentiment de sécurité nocturne est moins élevé en zone urbaine, seuls deux pour cent des habitants de Beni se sentant « en sécurité » voire « très en sécurité » lorsqu’ils circulent seuls à pied le soir, huit pour cent à Goma et dix pour cent à Bukavu. En revanche, un sentiment de sécurité nocturne a été relevé par 50 pour cent des personnes interrogées à Walikale et 53 pour cent à Lubero, deux territoires du Nord-Kivu connus pour l’activité de groupes armés.4 Pourtant, il est rare que la sécurité urbaine suscite le même intérêt médiatique et politique que l’insécurité en zone rurale. Comme l’observe un commentateur, « Dans ce contexte de guerre à l est de la RDC, les victimes de la violence quotidienne ordinaire, qui sont fauchées par les balles « des hommes en uniforme non autrement identifiés » ne bénéfi- cient pas de la même médiatisation que les victimes des crimes de guerre et des exactions commises par les nombreux groupes armés qui rivalisent d atrocités contre les populations civiles ».5 L’image classique de la violence dans l’est du Congo est celle de groupes armés qui s’affrontent en zone rurale, lancent des raids contre des villages et violent les femmes. C’est surtout sur ce type d’incidents de violence collective qu’enquêtent les organisations internationales de défense des droits humains travaillant sur l’est du Congo, même s’il est vrai qu’elles documentent aussi la répression politique dans les villes. Ce sont également ces événements choquants qui suscitent la majeure 3 Tembos Yotama et Sylvestre Somo Mwaka, « Alerte cri d’alarme et de détresse de la population de la ville de Butembo », 14 juillet 2010, livret non publié dans les archives dans l’auteur. 4 Patrick Vinck et al., « Voices from Congo », Report #17, Peacebuilding and Reconstruction Polls, Cambridge, MA: Harvard Humanitarian Initiative, Harvard University et United Nations Development Programme, mars 2019, 3. 5 Onesphore Sematumba, préface de « Le crime banalisé ! », Pole Institute, Regards Croisés n°23, Goma: Pole Institute, avril 2009, 2.
introduction 13 partie de l’attention médiatique internationale.6 Le fait de consacrer une grande attention à la violence spectaculaire contribue à la formation d’hypothèses particulières sur les moteurs de la violence. Ces hypothèses concernent généralement des phénomènes spécifiques aux contextes ruraux.7 Par exemple, l’une des explications véhiculées à l’heure actuelle est que la violence dans l’est du Congo est majoritairement attribuable à des conflits autour de l’autorité locale, du foncier et du territoire, qu’elle oppose souvent différents groupes identi- taires, et qu’elle concerne principalement les zones rurales.8 Cette explication est contestable car elle part du principe que ce type de conflits se transforme presque automatiquement en violence. Or, le conflit politique et social n’est qu’un des facteurs conduisant à la création et à la persistance des groupes armés; les luttes de pouvoir intéressées entre élites constituent un autre facteur, souvent plus crucial.9 Qui plus est, une grande partie de la violence commise par les groupes armés contre les civils cible des membres de leurs propres groupes, et non le groupe qu’ils considèrent comme leur étant opposé. En réalité, la violence des groupes armés est souvent dictée par les intérêts du groupe et de ses 6 Les exemples incluent les viols de masse à Minova en 2012; le massacre de Mutarule en 2014; et les massacres de Beni de 2013 à aujourd'hui; voir par exemple, Human Rights Watch, « Justice on trial. Lessons from the Minova rape case in the Democratic Republic of Congo », New York: Human Rights Watch, octobre 2015; Human Rights Watch, « DR Congo: Army, UN Failed to Stop Massacre. Apparent Ethnic Attack Kills 30 Civilians », 2 juillet 2014, consulté le 5 août 2019, https://www.hrw.org/news/2014/07/02/dr-congo- army-un-failed-stop-massacre; Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport du Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme sur les violations du droit humanitaire international commises par des combattants des Forces alliées démocratiques (ADF) dans le territoire de Beni, province du Nord-Kivu Province, entre le 1er octobre et le 31 décembre 2014, MONUSCO et UNOHCHR, Kinshasa: MONUSCO et New York: UNOHCHR, mai 2015. 7 Karen Büscher, « African cities and violent conflict: the urban dimension of conflict and post conflict dynamics in Central and Eastern Africa », Journal of Eastern African Studies 12/2 (2018). 8 Par exemple, Séverine Autesserre. « Local violence, national peace? Postwar “settlement” in the eastern DR Congo (2003–2006) ». African Studies Review 49/3 (2006). 9 Judith Verweijen et Justine Brabant, « Cows and guns. Cattle-related conflict and armed violence in South Kivu, DR Congo », Journal of Modern African Studies 55/1 (2017).
14 villes violentes, société violente dirigeants, notamment par le contrôle exercé sur ses partisans et la nécessité de générer des revenus.10 Outre la défense de la communauté et d’autres motivations politiques, l’un des facteurs qui pousse certains individus à rejoindre les groupes armés est la génération de revenus, qu’il faut rapprocher d’aspirations plus globales en matière de mobilité et d’appartenance sociales et d’amé- lioration de son statut.11 Ce sont également sur ces aspirations que s’appuient les activités des nombreux bandits armés opérant en zone rurale et auteurs de vols qualifiés et de cambriolages violents. Le fait que la génération de revenus dicte la violence des groupes armés et qu’elle représente l’une des raisons de rejoindre un groupe armé ne signifie toutefois pas qu’elle constitue la principale cause de la mobili- sation armée, comme cherchent à le faire valoir certaines analyses des causes de la guerre dans l’est du Congo axées sur les minerais du conflit. Ces analyses font abstraction de la multitude de facteurs qui sous-tendent l’émergence et la persistance des groupes armés et de la violence qu’ils commettent. Elles omettent aussi de tenir compte de la multitude de sources de revenus des groupes armés.12 Pour générer des revenus, de nombreux groupes armés des zones rurales s’adonnent eux aussi à une criminalité violente – embuscades, pillage de bétail et enlèvements. Il leur arrive également d’imposer des taxes, par exemple sur les marchés, aux postes frontaliers, sur les sites miniers et aux barrages routiers, et de prendre part à l’exploitation fores- tière illégale, au commerce de charbon de bois, à la pêche illicite et au 10 Judith Verweijen, « From autochthony to violence? Discursive and coercive social practices of the Mai Mai in Fizi, eastern DR Congo », African Studies Review 58/2 (2015). 11 Thomas Elbert et al., « Sexual and gender-based violence in the Kivu provinces of the Democratic Republic of the Congo. Insights from former combatants », Washington, DC: Banque mondiale, 2013, 27–28. 12 Jason Stearns, Judith Verweijen et Maria Eriksson Baaz, « Armée nationale et groupes armés dans l’est du Congo : Trancher le nœud gordien de l’insécurité », Londres: Rift Valley Institute, 2013.
introduction 15 commerce de cannabis.13 Cette implication économique provoque parfois des violences avec d’autres acteurs armés, par exemple lorsqu’ils sont en concurrence autour de marchés illégaux ou du droit à imposer une taxe.14 Les groupes armés se livrent aussi à des activités économiques légales par le biais d’intermédiaires civils. Citons notamment le préfinance- ment et le change de monnaie, et des accords de type franchise pour la gestion de boutiques et de taxi-motos. Ces activités peuvent elles aussi conduire à de la violence, notamment un châtiment des civils travaillant avec l’argent des groupes armés s’ils ne remboursent pas leurs dettes, enfreignent les modalités d’un accord ou menacent de communiquer une information aux services de sécurité étatiques.15 La violence des groupes armés contre les civils en zone rurale peut aussi être dictée par des conflits et différends personnels, soit liés aux membres de groupes armés eux-mêmes, soit lié aux civils qui font appel à eux pour régler des comptes ou des litiges personnels, notamment en faisant tuer leurs adversaires contre paiement. Parmi ces conflits figurent: les litiges économiques, tels que les conflits relatifs à une dette ou à la répartition des bénéfices; les conflits fonciers, y compris concernant un titre de propriété ou les délimitations de parcelles; et les différends familiaux ou au sein des ménages, qui concernent souvent un héritage, les enfants ou des affaires de cœur. Pour régler ces différends, les individus 13 Steven Spittaels et Filip Hilgert, « Mapping conflict motives: eastern DRC », IPIS Mapping Report, Anvers: International Peace Information Service, 2008; Steven van Damme, « Commodities of war. Communities speak out on the true cost of conflict in eastern DRC », Oxfam Briefing Paper 164, Londres: Oxfam International, 2014; et DRC Affinity Group, « FDLR: Past, Present and Policies », New York: Social Science Research Council, Conflict Prevention and Peace Forum, 2014. 14 Citons l’exemple récent d’affrontements entre le groupe armé de l’Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain (APCLS) et son groupe dissident APCLS- Rénové autour des mines de Kibanda et de Rubonga en territoire de Masisi en 2018. Voir Conseil de sécurité des Nations Unies, « Rapport de mi-mandat du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo ». 18 décembre 2018, S/2018/1133, 11. 15 Judith Verweijen, « The Ambiguity of Militarization: The complex interaction between the Congolese armed forces and civilians in the Kivu provinces, eastern DR Congo », Thèse de doctorat, université d’Utrecht, Utrecht, 2015, 338–340; DRC Affinity Group, « FDLR - past, present and policies ».
16 villes violentes, société violente ont tendance à faire appel à des membres de groupes armés qu’ils connaissent; par exemple à des parents (éloignés), à d’anciens camarades de classe ou à des habitants du même village.16 Les recherches consacrées aux forces armées congolaises montrent qu’en zone rurale comme en zone urbaine, on fait également appel aux personnels militaires pour intervenir de manière musclée dans la résolution des litiges personnels, cette catégorie constituant une importance source de violence.17 Par conséquent, une grande partie de la violence commise par les acteurs armés dans les zones rurales est centrée sur la génération de revenus, laquelle s’inscrit dans une quête plus générale de mobilité et de statut social, ainsi que sur le règlement de comptes et différends person- nels, notamment pour des questions d’ordre économique. La violence urbaine repose sur des logiques similaires, et se présente sous la forme d’assassinats, de vols à main armée violents et de cambriolages. D’après une enquête récente, aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines, le banditisme et la peur d’être confronté à des bandits représentent le premier facteur ressenti comme engendrant une insécurité, devant les groupes armés et la guerre.18 Il existe néanmoins des différences en termes de schémas de violence entre les zones rurales et urbaines. Les massacres à grande échelle, la mise à feu et le pillage systématique d’habitations, et les viols collectifs sont rares en zone urbaine, sauf en cas d’attaques par des groupes armés. En revanche, la violence associée aux manifestations et actes de protes- tation publics, ainsi que la répression politique, s’observent davantage en zone urbaine.19 En dépit de ces différences, une grande partie de la violence à laquelle s’exposent les habitants des zones aussi bien urbaines que rurales revêt 16 Verweijen, « From autochthony to violence? » 17 Maria Eriksson Baaz et Judith Verweijen, « Arbiters with guns: The ambiguity of military involvement in civilian disputes in the DR Congo », Third World Quarterly 35/5 (2014). 18 Vinck et al., « Voices from Congo », 8. 19 Voir la cartographie spatiale des incidents depuis avril 2017 de l’outil de suivi des incidents de sécurité au Kivu, Kivu Security Tracker, https://kivusecurity.org/map.
introduction 17 des formes similaires et découle de facteurs semblables. Le présent rapport analyse ces facteurs, ainsi que leurs origines historiques, en mettant l’accent sur l’acceptabilité et l’accessibilité de la violence.20 20 Ce rapport consacré à la violence urbaine dans l’est du Congo ne met pas l’accent sur la violence sexuelle et de genre dans les zones urbaines ni sur la violence liée à la répression politique et aux manifestations. Si celles-ci sont généralisées et constituent des formes importantes de violence dans cette région, leurs moteurs et les processus par lesquels elles se produisent sont différents des types de violence analysés dans le présent rapport. Elles mériteraient par conséquent une discussion distincte.
2. Normalisation de la violence Pour comprendre la façon dont le recours à la violence à des fins de génération de revenus et de règlements de comptes est devenue à la fois relativement acceptable socialement et largement accessible, il faut d’abord analyser l’évolution de l’économie politique au Congo. Un facteur majeur est la démarche de l’équipe dirigeante congolaise face à la contraction constante de l’économie depuis les années 1970. Incités à générer leurs propres revenus, les services de sécurité ont conçu diverses façons d’extraire de l’argent aux citoyens de manière coercitive, stratégies qui seraient par la suite reprises par un large éventail d’acteurs violents. Les deux Guerres du Congo (1996–1997 et 1998–2003) ont favorisé une normalisation accrue de la violence. Elles ont aussi facilité son accessibi- lité auprès de la population au sens large, de nombreuses personnes ayant alors décidé de prendre les armes ou de collaborer avec des acteurs armés. Les formes actuelles de violence urbaine trouvent leur origine dans ces développements. La montée du système-D (années 1970 et 1980) Arrivé au poste de chef de l’Etat à la faveur d’un coup d’Etat en 1965, Mobutu Sese Seko a passé une grande partie de sa première décennie au pouvoir à consolider et centraliser l’autorité étatique en renforçant l’administration et les services de sécurité. Pour conserver sa mainmise sur cet appareil étatique toujours plus imposant, il a employé une stratégie de contrôle personnalisé. De vastes réseaux clientélistes, tributaires du bon-vouloir du Président Mobutu, ont envahi les services de sécurité et l’administration, rejoignant mais aussi parfois entravant la hiérarchie bureaucratique.21 Les nominations aux postes clés de l’appareil étatique étaient trib- utaires de la loyauté personnelle de l’individu en question à l’égard du 21 Crawford Young et Thomas Turner, The Rise and Decline of the Zairian State, Madison: University of Wisconsin Press, 1985, 54–70.
Normalisation de la violence 19 président. Pour continuer de s’assurer de leur loyauté, les personnes désignées bénéficiaient d’une marge de manœuvre considérable dans la gestion des ressources publiques. Elles ont ainsi élaboré diverses techniques pour transformer le capital bureaucratique – « tout poste d’influence stratégique au sein de la fonction publique » – en avantage commercial, entraînant un favoritisme et l’accumulation privée de biens publics.22 Les responsables se devaient de fournir à leurs propres clients un accès aux ressources, ces clients s’attendant à quelque chose en échange de leur loyauté. Pour empêcher que les fonctionnaires ne deviennent autonomes, Mobutu révoquait régulièrement les nominations de manière inopinée. Les fonctionnaires étaient donc incités à s’enrichir le plus rapidement possible tant qu’ils occupaient leur poste, d’où des abus de pouvoir et un comportement vorace.23 Tant qu’il y avait suffisamment de revenus pour alimenter la machine clientéliste, ce système d’administration et de contrôle a relativement bien fonctionné. Au début des années 1970, cependant, l’économie du Zaïre (comme s’appelait alors la RDC) a essuyé plusieurs revers dont elle ne s’est jamais remise. La crise pétrolière de 1973 et la récession mondiale ont été suivies d’une chute du cours mondial de certaines matières premières, notamment du cuivre, dont l’économie zaïroise était fortement tributaire. Parallèlement à cela, le projet de « zaïrianisation » des entre- prises étrangères – en realité expropriation des actifs et leur redistribution comme ressources de clientélisme – lancé en 1973 a eu des répercussions catastrophiques sur la production industrielle et agricole.24 Encouragé par des acteurs financiers internationaux, le gouvernement a recouru à un emprunt étranger de grande ampleur pour financer une série d’« éléphants blancs », autrement dit des mégaprojets de dévelop- pement aux budgets faramineux qui ont tous plus ou moins périclité. Face 22 David Gould, « Local administration in Zaïre and underdevelopment », The Journal of Modern African Studies 15/3 (1977): 356. 23 Thomas Callaghy, The State–Society Struggle: Zaire in Comparative Perspective, New York: Columbia University Press, 1984, 180, 189. 24 Young et Turner, Rise and Decline of the Zairian State, 71–72.
20 villes violentes, société violente à un endettement croissant, les institutions financières intern- ationales ont exercé des pressions sur le Zaïre pour qu’il intègre des programmes de stabilisation basés notamment sur une baisse de ses dépenses publiques.25 Conjugués à une inflation galopante, ces événements ont entraîné un net recul du pouvoir d’achat des fonctionnaires.26 Pour que l’administra- tion et les services de sécurité puissent continuer de fonctionner malgré les maigres salaires que touchaient leurs agents, Mobutu a encouragé ceux-ci à « se débrouiller ». Il s’agissait par exemple de chapardage, de travailler au noir, de commettre des fraudes à petite échelle, de toucher des pots-de-vin, d’utiliser à titre privé des services publics et d’imposer des taxes, des honoraires ou des amendes exagérées ou fabriquées de toutes pièces.27 Afin de multiplier les opportunités de génération de revenus pour les agents de l’Etat, Kinshasa a instauré un arsenal lourd et complexe de règles, de règlements et d’honoraires pour la moindre activité.28 Les supérieurs toléraient souvent, voire encourageaient les abus commis par leurs subordonnés, tant qu’eux aussi pouvaient en bénéficier – on parlait alors de « manger à la chaîne ».29 Au sein des services de sécurité et de certaines sections de l’administration, des systèmes ont été élaborés au titre desquels les subordonnés devaient apporter à leurs 25 Thomas Callaghy, « The International Community and Zaire’s debt crisis », dans The Crisis in Zaire: Myths and Realities, éd. George Nzongola-Ntalaja, Trenton, NJ: Africa World Press, 1986. 26 Janet MacGaffey, « Historical, cultural and structural dimensions of Zaire’s unrecorded trade », dans The Real Economy of Zaire: The Contribution of Smuggling and Other Unofficial Activities to National Wealth, éd. Janet MacGaffey, Londres: James Currey, Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1991. 27 Gould, « Local administration in Zaire ». 28 Theodore Trefon, « Public service provision in a failed state: Looking beyond predation in the Democratic Republic of Congo », Review of African Political Economy, 36/119 (2009). 29 Rukarangira Wa Nkera et Brooke Grundfest Schoepf, « Unrecorded trade in Southeast Shaba and across Zaire’s southern borders », dans The Real Economy of Zaire, éd. Janet MacGaffey, Londres: James Currey, Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1991, 76.
Normalisation de la violence 21 supérieurs les revenus dégagés des actes d’extorsion et des abus de pouvoir, pratique appelée « rapportage ». Ceux qui ne « récoltaient » pas les montants escomptés se voyaient souvent mutés à un poste moins lucratif. Cette pression a favorisé la généralisation d’un comportement prédateur.30 L’économie informelle, en plein essor, est devenue une importante source de revenus pour les fonctionnaires; elle n’était ni réglementée ni contrôlée de manière officielle par l’Etat. Les agents de l’Etat jouaient toutefois un rôle clé dans cette économie, y compris dans ses aspects illégaux. Par exemple, ils fermaient les yeux sur la fraude et les faux-pa- piers, et se servaient de leur position pour s’assurer que les auteurs de ces actes ne soient pas appréhendés.31 L’implication d’agents du gouverne- ment indiquait aussi clairement que ce type d’activités était en réalité acceptable. Face au déclin constant de l’économie, et s’inspirant du comportement des fonctionnaires, une part croissante de la population a elle aussi été contrainte de se débrouiller. C’est ainsi que la « débrouillardise » est devenue un mode de vie, une mentalité et un système (« système-D »), la population parvenant à survivre « en arnaquant, en colportant, en magouillant, en se prostituant et en se faisant proxénètes, en troquant et en faisant de la contrebande, en trafiquant et en volant, en négociant et en facilitant, bref, en tirant le meilleur parti de toutes les opportunités qui se présentaient ».32 Une débrouillardise violente (années 1980 et 1990) Tout au long des années 1980 et 1990, la situation économique du Zaïre a continué de se dégrader, forçant la population à faire preuve d’une 30 Maria Eriksson Baaz et Ola Olsson, « Feeding the horse: Unofficial economic activities within the police force in the DR Congo », African Security 4/4 (2011). 31 Janet MacGaffey, « Issues and methods in the study of African economies », dans The Real Economy of Zaire, éd. Janet MacGaffey, Londres: James Currey, Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1991. 32 René Lemarchand, « The tunnel at the end of the light », Review of African Political Economy 29/93, 94 (2002), 395.
22 villes violentes, société violente inventivité et d’une ruse grandissantes et dépourvues de tout scrupule pour joindre les deux bouts. C’est à ce moment qu’est apparue l’expres- sion: « Nous vivons mystérieusement. »33 Les villes sont devenues des centres de la débrouillardise, tandis que s’intensifiaient les mouvements migratoires depuis les zones rurales vers les zones urbaines en raison de la détérioration des conditions de vie à la campagne. L’infrastructure routière précaire, la baisse des cours mondiaux des produits agricoles et les pressions foncières croissantes rendaient en effet la vie rurale de plus en plus difficile.34 Dans l’est du pays, où toutes les grandes villes se situaient près d’une frontière internationale, l’économie parallèle a continué de se développer du fait de l’intensification des échanges commerciaux transfrontaliers.35 La misère et le désespoir s’amplifiant, la lutte pour la survie et la mobilité sociale a commencé à prendre des formes de plus en plus sinistres. L’opportunisme et la volonté de dégager des gains à court terme se sont mis à sous-tendre de nombreuses interactions sociales. Pour un nombre croissant d’individus, la débrouillardise est ainsi devenue empreinte de malhonnêteté, de manque d’intégrité, de coercition et de violence. Certains se livraient par exemple à des activités telles que la contrefaçon, la contrebande, l’escroquerie, le vol simple et le viol qualifié. Ce type de travail était souvent qualifié de « coop », terme qui, comble de l’ironie, fait référence à la « coopération au développement », impliquant des subterfuges et des contrats juteux « contraires aux règlements et aux normes sociales théoriquement en place ».36 La débrouillardise a continué d’être réglementée par une « éthique de l’informel » claire et non codifiée 33 Janet MacGaffey, Entrepreneurs and Parasites: The Struggle for Indigenous Capitalism in Zaire, Cambridge: Cambridge University Press, 1987, 116. 34 James Fairhead, « Paths of authority: roads, the state and the market in eastern Zaire », The European Journal of Development Research 4/2 (1992). 35 MacGaffey, « Historical, cultural and structural dimensions of Zaire’s unrecorded trade ». 36 Gauthier de Villers, « Introduction », dans Manières de vivre: Économie de la ‘débrouille’ dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil Jewsiewicki et Laurent Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan, 2002, 12.
Normalisation de la violence 23 spécifiant quels comportements étaient immoraux.37 Mais les frontières de l’immoral étaient sans cesse repoussées. Un opportunisme croissant et la volonté de saisir toutes les occasions de se faire de l’argent ont eu des répercussions profondes sur le tissu social. Les voisins sont devenus des concurrents, la confiance entre collè- gues s’est volatilisée et les relations au sein des familles ont été mises à mal. Les jeunes sont devenus de plus en plus autonomes, devant subvenir à leurs propres besoins puisque leurs parents étaient incapables de prendre soin d’eux. Des parents désespérés ont encouragé leurs filles à se prosti- tuer ou ont envoyé leurs enfants mendier dans la rue. Les accusations de sorcellerie, y compris à l’encontre d’enfants, se sont multipliées. Les relations sexuelles sont devenues partiellement monétisées, impliquant différents arrangements, un paiement ou des cadeaux réguliers étant par exemple attendus de la part du partenaire.38 C’est sur cette toile de fond que la violence est devenue une option de plus en plus intéressante pour gagner sa vie. Dans certaines villes, comme Bukavu, le nombre de vols à main armée et d’autres actes criminels violents a augmenté dans les années 1980.39 Il ne fait aucun doute que ce sont les services de sécurité zaïrois qui ont lancé certaines de ces techniques violentes d’extraction de la richesse. En effet, non seulement ils étaient mis sous pression du fait des impératifs du rapportage, mais leurs salaires étaient maigres et irréguliers, une partie étant détournée par leurs supérieurs. Vers la fin des années 1980, on estime que les militaires des 37 Isidore Ndaywel E Nziem, « Le territoire médical à l’épreuve de l’informel: “Survivre” comme infirmière aux cliniques universitaires de Kinshasa », dans Manières de vivre: Économie de la ‘débrouille’ dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil Jewsiewicki et Laurent Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan, 2002. 38 Falangani Pashi Mvondo, « Paupérisation de familles petites-bourgeoises et transformation des valeurs en période de crise », dans Manières de vivre: Économie de la ‘débrouille’ dans les villes du Congo/Zaïre, éd. Gauthier de Villers, Bogumil Jewsiewicki et Laurent Monnier, Tervuren: Institut Africain-CEDAF, Paris: L’Harmattan, 2002, 160 39 Godefroid Muzalia, « Insécurité dans la ville de Bukavu au Sud-Kivu: Perspectives historiques (1960–2018) », Bukavu: Groupe d’études sur les conflits et la sécurité humaine, à paraître.
24 villes violentes, société violente Forces armées zaïroises (FAZ) dégageaient au moins 90 pour cent de leurs revenus de sources autres que leur salaire.40 Les effectifs des FAZ et de la gendarmerie (unité militaire chargée du maintien de l’ordre civil) ont fait preuve d’une créativité extraordinaire pour compléter leurs revenus. Ils ont loué leurs services en tant que gardiens privés à des entreprises ou des particuliers, avec la complicité de leurs supérieurs. Les forces aériennes zaïroises ont commencé à opérer au même titre qu’une compagnie commerciale, transportant des passagers et des marchandises en plus de ses activités officielles. Des membres de l’armée de l’air ont également vendu du kérosène et des pièces de rechange volés, dépouillant systématiquement les appareils jusqu’à ce qu’ils soient hors d’état de fonctionner.41 Ailleurs, les casernes ont peu à peu été démantelées et vidées de leur contenu, y compris des armes et des munitions qui ont été vendues aux chasseurs.42 Des officiers des FAZ censés combattre l’insurrection dans le sud du Kivu sont même allés jusqu’à échanger des armes et des munitions contre de l’or avec les rebelles.43 L’armée n’était cependant pas la principale cible de l’appropriation illégale de la richesse commise par le personnel militaire; la richesse des civils était en effet la première visée. Au milieu des années 1970, des gendarmes ont été régulièrement emprisonnés pour différents types de méfaits, y compris des « viols, vols, attaques, actes d’extorsion, homicides et activités consistant à aider des détenus à s’échapper ».44 Des militaires ont également procédé à des arrestations illégales pour percevoir des amendes, extorqué des citoyens lors de leurs patrouilles, souvent nocturnes, et lancé des opérations de ratissage violentes. Celles-ci 40 Peter Rosenblum, « Constructing the authoritarian state: Zaire », Third World Legal Studies 9 (1990): 217. 41 Pierre Yambuya, Zaïre, l’abattoir: Un pilote de Mobutu parle. Bruxelles et Anvers: Editions EPO, 1991, 24–29. 42 Wa Nkera et Grundfest Schoepf, « Unrecorded trade in Southeast Shaba ». 43 Michael Schatzberg, The Dialectics of Oppression in Zaire, Bloomington et Indianapolis: Indiana University Press, 1988, 60. 44 Schatzberg, The Dialectics of Oppression, 56.
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