ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE LA DROGUE EN AFRIQUE - Jason Eligh - AWS

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ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE
LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE
LA DROGUE EN AFRIQUE
Jason Eligh

                      Rapport continental 03 | juin 2019
ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE LA DROGUE EN AFRIQUE - Jason Eligh - AWS
Tables des matières                                                                                                           GA	Groupe des États d’Afrique auprès des
Liste des acronymes.......................................................................................... 2                   Nations Unies
                                                                                                                              GCDP	Commission mondiale sur les politiques en
Introduction............................................................................................................. 3
                                                                                                                                    matière de drogues
Brève histoire du trafic de drogue en Afrique............................. 6                                                  GP	Groupe Pompidou
                                                                                                                              HCDH	Haut-Commissariat des Nations Unies aux
Évolution des politiques antidrogue en Afrique....................... 8
                                                                                                                                    droits de l’homme
Politiques actuelles de l’Afrique à l’égard de                                                                                ICPAD	Conférence internationale des
   la drogue.........................................................................................................16              Parlementaires contre les drogues
                                                                                                                              IGAD	Autorité intergouvernementale pour le
La confusion engendrée par les communautés
                                                                                                                                    développement
   économiques régionales....................................................................33
                                                                                                                              LEA	Ligue des États arabes
L’influence des alliances mondiales.................................................39                                        MPNA	Mouvement des pays non alignés
Le rôle de l’Union africaine.......................................................................46                         NSP	Nouvelle substance psychoactive
                                                                                                                              PAC	Position africaine commune
Le Groupe des États d’Afrique...............................................................48
                                                                                                                              PES	Programme d’échange d’aiguilles et de
Le consensus continental sur la drogue se délite.................52                                                                seringues
                                                                                                                              OCI	Organisation de coopération islamique
Pourquoi faut-il envisager une nouvelle approche ?..........53
                                                                                                                              OICS	Organe international de contrôle des
Aligner le développement sur la réforme....................................56                                                       stupéfiants
Il est temps pour l’Afrique de prendre l’initiative..................58                                                       OIF	Organisation internationale de la
                                                                                                                                   Francophonie
                                                                                                                              OMS	Organisation mondiale de la Santé
                                                                                                                              ONU	Organisation des Nations Unies
    Liste des acronymes
                                                                                                                              ONUDC	Office des Nations Unies contre la drogue
    ANEA                  Acteurs non étatiques armés                                                                                et le crime
    BINLEA	
           Bureau of International Narcotics and Law                                                                          OSC	Organisation de la société civile
           Enforcement Affairs des États-Unis                                                                                 PNUD	Programme des Nations Unies pour le
    CADHP	Commission africaine des droits de                                                                                       développement
           l’homme et des peuples                                                                                             RADD	Dialogue antidrogue russo-africain
    CAE	Communauté d’Afrique de l’Est                                                                                        SADC	Communauté de développement de
    CEDEAO	Communauté économique des États de                                                                                      l’Afrique australe
            l’Afrique de l’Ouest                                                                                              TSO	Thérapie de substitution aux opiacés
    CEEAC	Communauté économique des États de                                                                                 UA	Union africaine
           l’Afrique centrale                                                                                                 UDI	Usage de drogue par injection
    CEN-SAD	Communauté des États sahélo-sahariens                                                                            UDI	Usagers de drogue par injection
    CND	Commission des stupéfiants                                                                                           UD	Usagers de drogue
    COMESA	Marché commun de l’Afrique orientale et                                                                           UMA	Union du Maghreb arabe
            australe                                                                                                          UNGASS	Session spéciale de l’Assemblée générale
    CPLP	Communauté des pays de langue                                                                                               des Nations Unies
          portugaise                                                                                                          VHC	Virus de l’hépatite C
    FSI	Indice de fragilité des États                                                                                        VIH	Virus de l’immunodéficience humaine
    G77	Groupe des 77 et la Chine                                                                                            WACD	Commission ouest-africaine sur les drogues

2                                                             Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE LA DROGUE EN AFRIQUE - Jason Eligh - AWS
Introduction                                                    intégration des réformes dans la réalisation des objectifs
                                                                continentaux de développement dans le cadre des
Depuis la dernière décennie, l’appui à la réforme des           Objectifs de développement durable à l’horizon 2030 et
politiques de lutte contre la drogue prend de l’ampleur         de l’Agenda 2063.
dans le monde entier. La stratégie mondiale de contrôle
des drogues, infructueuse depuis 20 ans, a été prolongée        L’ordre mondial contre la drogue s’effondre
de dix ans par les défenseurs du consensus de Vienne
                                                                En mars 2016, les chefs d’État et de gouvernement
lors de la réunion de haut niveau de la Commission
                                                                se sont réunis à New York à l’occasion de la session
des stupéfiants de mars 2019. Malgré tout, le vent de
                                                                spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies
réforme, soufflant parmi les États membres, a gagné en
                                                                sur le problème mondial de la drogue. La réunion avait
crédibilité et en force.
                                                                pour objectif affiché d’évaluer les progrès accomplis
La session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU            en matière de lutte mondiale contre les drogues. De
sur le problème mondial de la drogue (UNGASS) qui               manière plus spécifique, il s’agissait de déterminer si
s’est tenue à New York en 2016, a marqué un tournant            l’on s’était rapproché des objectifs de la stratégie et du
dans l’histoire des politiques de lutte contre la drogue.       plan d’action déployés dix ans auparavant2 contre les
Elle a exposé au grand jour la fragilité et la vulnérabilité    narcotiques par l’Organisation des Nations Unies (ONU).
d’un consensus mondial prônant depuis 55 ans
l’interdiction des drogues dont l’usage a toujours été en
constante évolution.                                            Bien souvent, les autorités
La session de 2016 a montré que l’arène politique
était prête à engager une réflexion, à la fois au niveau
                                                                autochtones africaines
national et régional, sur la nature des drogues illicites et    défendaient vigoureusement
sur les réponses apportées par les pays. Le délitement
du « consensus de Vienne » a dessiné de nouvelles               l’idée que la drogue constitue
perspectives pour l’Afrique. Le continent pourrait s’unifier
et se poser en chef de file dans la formulation et la           une menace internationale
mise en œuvre d’une approche internationale novatrice
en matière de drogue. Une telle approche pourrait
s’appuyer sur les Objectifs de développement durable            Reposant sur les trois grandes conventions
à l’horizon 2030 en matière de droits de l’homme, de            internationales relatives au contrôle des drogues, la
santé et de développement social, et dans une plus large        stratégie, telle que définie par les membres de la
mesure, sur l’ambition de l’Agenda 2063 de parvenir à           Commission des stupéfiants (CND), approchait du terme
une « Afrique intégrée, prospère et pacifique »1.               de sa deuxième décennie. Lancée en 1998, elle avait
                                                                été prolongée de dix années alors qu’elle n’était pas
Ce rapport a pour objectif de montrer l’évolution               parvenue à réaliser le moindre des objectifs fixés. Dans
des politiques de lutte contre la drogue en Afrique,            ce contexte, les États étaient donc enclins à réexaminer,
notamment dans la période précédant et suivant l’               avant le terme de ces trois Conventions, les avantages
événement fondateur qu’a été la session spéciale de             d’une approche strictement prohibitionniste afin
l’Assemblée générale des Nations Unies sur le problème          d’identifier toute modification nécessaire pour parvenir
mondial de la drogue (UNGASS) de 2016. Il examine               aux résultats escomptés. En l’occurrence, ces Conventions
également les politiques prohibitionnistes menées sur le        avaient été conçues pour satisfaire l’aspiration politique
continent, ainsi que leurs réformes à l’heure où partout        commune d’ « un monde sans drogue ».
dans le monde, l’interdiction stricte, autrefois universelle,
ne cesse de reculer face à de nouvelles solutions. Il           Nombre d’États africains sont engagés dans cette
inclut des observations et recommandations pour une             « guerre contre la drogue » à l’échelle mondiale et

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                          3
mesurent, peut-être plus que d’autres, la portée de la        d’une stratégie intégrée et équilibrée de lutte contre le
session spéciale. Après tout, la lutte contre la drogue       problème mondial de la drogue de la CND (1998) en est
s’inscrit dans une longue histoire africaine. L’Égypte a      un exemple manifeste.
été le premier pays à adopter une législation moderne
contre la drogue, avec l’interdiction du haschisch            La résilience des marchés illicites de la
décidée en octobre 1800 par Jacques-François Menou,           drogue en Afrique
général en chef de l’armée française d’Orient3.
                                                              Les pays africains s’étaient alors retrouvés comme des
En sus des interdictions promulguées par le régime            plaques tournantes et des destinations de nouvelles
colonial, certaines autorités autochtones africaines          substances, telles que la cocaïne et l’héroïne. La
furent les premières à défendre vigoureusement                consommation et le commerce de stupéfiants se sont
l’idée que la consommation de drogues constitue une           développés le long des pays du littoral d’Afrique de
menace internationale.                                        l’Est et de l’Ouest puis vers l’intérieur du continent.
                                                              Parallèlement, le développement des infrastructures
Elles étaient favorables à la première interdiction           et l’explosion de la demande ont dopé la culture et
mondiale du cannabis, formulée lors de la deuxième            la production du cannabis, touchant de nouvelles
Conférence de l’opium en 19254. En effet, en droit            populations et de nouveaux territoires.
comme dans la pratique, le cannabis et le khat faisaient
déjà l’objet d’un contrôle au niveau national dans
plusieurs pays.                                               Les marchés de la drogue
Le régime de contrôle international des drogues s’est
étoffé au cours des décennies suivantes, dicté par
                                                              africains se sont bientôt
les rapports de force des puissances coloniales et            étendus au rythme des
postcoloniales, mais aussi par des préjugés orientalistes,
ainsi que par la peur inspirée par la liste croissante de     nouvelles économies
substances contrôlées au niveau international et le
nombre d’usagers des dites substances.                        nationales indépendantes
Les pays africains sont encore activement engagés dans
la lutte contre la drogue, notamment grâce à l’action         Le trafic de substances réglementées a toujours fait
du Groupe des États d’Afrique auprès de l’Assemblée           partie intégrante des échanges illicites mondiaux5. Ainsi,
générale des Nations Unies. La consommation de                les marchés africains de la drogue ont bientôt conquis
substances nouvellement classifiées était encore limitée      de nouveaux territoires au rythme du développement
sur une bonne partie du continent.                            économique des nations fraîchement indépendantes.

Cependant, avec les indépendances des États africains et      Sous le poids des réglementations internationales contre
le lancement de stratégies nationales de développement,       la drogue ciblant les filières d’Asie du Sud et d’Amérique
les réponses apportées aux problèmes de la drogue             latine, le trafic alimentant les marchés nord-américains
et de la criminalité se sont naturellement alignées sur       et européens s’est redéployé en traçant de nouveaux
l’élargissement des structures internationales de contrôle    itinéraires sur le continent africain. De nouvelles chaînes
et de lutte contre la drogue.                                 d’approvisionnement et par conséquent, de nouveaux
                                                              marchés ont vu le jour.
L’adoption par l’ONU d’un troisième instrument de
contrôle international, la Convention contre le trafic        La consommation, la production et la distribution
illicite de stupéfiants et de substances psychotropes         de substances réglementées, telles que l’héroïne, la
(1988), ainsi que de la Déclaration politique et du           cocaïne, le cannabis et les amphétamines, se sont
Plan d’action sur la coopération internationale en vue        considérablement intensifiées à partir des années 1980.

4                            Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
L’expansion de ce marché illicite a eu des répercussions      cultures illicites, telles que le cannabis et le khat.
notables sur le développement des pays avec lequel elle       Ils étaient donc particulièrement vulnérables aux
est paradoxalement en symbiose.                               mesures d’interdiction13.

Ces nouveaux marchés de la drogue en Afrique                  La population des établissements pénitentiaires
constituaient une menace au développement et à la             africains a décuplé, avec une surpopulation de plus
sécurité d’institutions et de structures à peine écloses.     de 400 %, sans cesse nourrie par les arrestations et
Cependant, pour les populations pauvres et vulnérables,       les incarcérations, liées à la drogue et opérées par les
toujours plus nombreuses, ils représentaient également        services judiciaires et de sécurité14. Des générations
de nouvelles sources de revenus et de résilience6.            entières de jeunes ont été marginalisées pour faits de
                                                              petite délinquance, tels que la consommation de drogue
Outre les autres sources de revenus illicites, le boom des
                                                              ou la possession de petites quantités de drogue pour
marchés de la drogue et les réponses sécuritaires, de
                                                              usage personnel15. Condamnés par les taux excessifs de
plus en plus militarisées, des pays africains (ou imposées
                                                              chômage et de sous-emploi16, les usagers (ou anciens
à ceux-ci) ont entraîné des conséquences inattendues.
                                                              usagers) et les individus tombés pour de petits délits
Le continent africain abritait déjà 69 % de la                liés à la drogue se sont encore plus enfoncés dans
population mondiale vivant avec le VIH. L’explosion           la marginalité.
de la consommation d’opiacés en Afrique a accru la
consommation de drogue par injection, entraînant
                                                              L’échec des efforts de lutte contre la drogue
une hausse des contaminations par le virus de                 sur le continent
l’immunodéficience humaine (VIH) et des hépatites C
                                                              Pourtant, malgré la destruction des champs de cultures
(VHC) et B (VHB) chez les usagers de drogue par
                                                              illicites, l’arrestation, l’emprisonnement et l’obligation
injection7. Le taux de séroprévalence au VIH culminait à
                                                              de traitement imposée aux usagers des drogues par
87 % au sein de cette population8.
                                                              injection, la traque et la destruction des laboratoires
L’adhérence moindre aux traitements antirétroviraux           illicites de fabrication et la saisie des cargaisons de
(contre le VIH), la stigmatisation (et les discriminations)   drogue, les marchés de la drogue ont poursuivi leur
par les prestataires de services de la santé et les forces    progression sur le continent.
de l’ordre expliquent la nette hausse de la mortalité
                                                              De nouvelles substances psychoactives absentes des
et de la morbidité chez les jeunes usagers de drogue9,
                                                              conventions internationales et l’utilisation détournée
plus fréquemment victimes de surdoses mortelles et
                                                              de produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance,
non mortelles10.
                                                              à l’exemple du tramadol, ont émergé et connu une
L’accès aux médicaments sur ordonnance, notamment             nouvelle ère de prospérité17.
les opioïdes, n’a pas suffi à inverser la tendance. Ce
                                                              Le trafic de drogue s’est greffé aux entreprises
constat s’explique par de mauvais choix stratégiques lors
                                                              économiques d’acteurs non étatiques violents,
des opérations antidrogues ciblant les opioïdes. Devant
                                                              notamment en Afrique de l’Ouest et au Sahel18. Comme
la réticence des établissements de santé à les employer,
                                                              dans d’autres régions du monde, les organisations
les trafiquants de produits pharmaceutiques ont pu
                                                              terroristes africaines tiraient de la drogue une monnaie
aisément les contrefaire, détourner les filières licites et
                                                              d’échange et des revenus19. De même, les profits tirés de
ainsi alimenter des marchés illicites11. La pharmacopée
                                                              la vente de drogues ont servi à financer des campagnes
nationale s’est donc vue réduite, limitant les options de
                                                              électorales démocratiques, à soutenir les régimes
soins palliatifs12.
                                                              de dictateurs et de dirigeants héréditaires ; ils ont si
Insérés dans des économies en déclin, d’innombrables          profondément corrompu l’appareil étatique qu’aux yeux
ménages ruraux africains dépendaient de la                    des organisations internationales, certains pays faisaient
culture, de la production et du commerce de                   figure de potentiels narco-États20.

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                        5
L’approche prohibitionniste est parvenue à déplacer ou à       Brève histoire du trafic de drogue
interrompre les flux illicites sur le continent, sans jamais
vraiment les contenir ou les tarir. L’Afrique n’est pas le
                                                               en Afrique
seul continent confronte à cette situation.                    La culture, la production, la consommation et la vente de
                                                               drogues s’inscrivent dans une longue histoire africaine.
Face à ce constat, après un siècle de mesures
                                                               Le khat (Catha edulis) est une plante indigène de la
inopérantes tentant d’enrayer ou de maîtriser les
                                                               Corne de l’Afrique et de sa côte Est. Il est utilisé comme
méfaits de l’industrie illicite de la drogue, la majorité
                                                               stimulant à usage récréatif en Éthiopie et au Yémen
des États membres ont choisi de redoubler d’efforts
                                                               depuis le XIIe siècle22. Importé d’Asie, le cannabis est
et de renforcer la coopération internationale pour faire       cultivé et consommé sur le continent africain depuis
prévaloir les interdictions existantes.                        plusieurs siècles. La production, la consommation et
                                                               le commerce de l’alcool, du tabac et de la caféine
                                                               appartiennent également à l’histoire socioculturelle de
La politique strictement                                       la consommation de la drogue sur le continent23.

prohibitionniste, le prétendu                                  Dans un premier temps, ces substances étaient régies
                                                               par des politiques informelles, dictées par les croyances
consensus de Vienne, ne fait                                   et pratiques culturelles et le tissu social traditionels24.

plus l’unanimité au sein des                                   Sans être complètement étrangers aux usagers africains,
                                                               le trafic à grande échelle et la consommation généralisée
États membres                                                  d’opiacés, de stimulants et d’autres substances de
                                                               synthèse sont un phénomène relativement récent sur
                                                               le continent.
Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants
                                                               S’il n’était pas rare d’en trouver de petites quantités, le
(OICS), de nouvelles approches ne suffiront pas à
                                                               trafic d’opium et d’héroïne en Afrique a commencé à
gagner la guerre internationale contre la drogue, et par
                                                               prendre de l’ampleur en 195225. L’Afrique de l’Ouest
extension, celle menée sur le continent africain. Les États
                                                               était alors pour les réseaux libanais une étape de
membres devraient plutôt consentir des « efforts plus
                                                               l’acheminement de grosses cargaisons d’héroïne vers les
poussés » à l’appui de la stratégie existante21.
                                                               marchés américains. Parallèlement, les réseaux criminels
Pourtant, l’approche politique strictement                     nigérians ont commencé à exporter illégalement
prohibitionniste, ou le prétendu consensus de Vienne,          le cannabis africain vers des marchés européens en
ne fait plus l’unanimité au sein des États membres.            pleine expansion26.
De nombreux pays remettent discrètement en cause
                                                               Le trafic intercontinental de cannabis s’est appuyé sur
l’efficacité de la prohibition pour réguler et assécher
                                                               les réseaux et les itinéraires précoloniaux traditionnels,
les filières mondiales de la drogue, tandis que d’autres
                                                               hérités du commerce de marchandises telles que l’or
ont assoupli leurs approches nationales. Certains autres
                                                               et l’ivoire, entre les zones du littoral et l’intérieur du
sont même allés jusqu’à dépénaliser et/ou légaliser des
                                                               continent27. Peu après, le rapport du continent à la
substances qu’ils avaient autrefois si hardiment interdites.
                                                               drogue a été profondément bouleversé.
Cette réconciliation épistémologique s’observe partout
                                                               L’ère postcoloniale
dans le monde, d’Ottawa au Cap, d’Accra à Auckland.
En ce sens, la récente remise en question des politiques       Entre 1960 et 1977, 44 États africains ont accédé à
antidrogue en Afrique se mesure à l’aune d’une                 l’indépendance, s’affranchissant de la colonisation
tendance mondiale plus large, et non pas d’un simple           européenne. L’essor économique et institutionnel de
mouvement anticonformiste porté par une minorité de            ces nouvelles nations s’est fait lentement, de manière
pays africains.                                                souvent inéquitable et sans financements suffisants,

6                             Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
poussant nombre de pays à investir massivement dans          arrestations de passeurs de drogue venus d’Afrique de
les industries extractives, et notamment minières,           l’Ouest se multiplient.
en vue de mobiliser des capitaux au service du
développement. La jeunesse africaine a été la plus           Les multiples nouveaux réseaux de trafiquants africains,
durement touchée.                                            notamment ceux dominés par les diasporas nigériane
                                                             et ghanéenne, ont achevé de solidement s’implanter
Face à des difficultés économiques croissantes, à            dans de nouvelles destinations31, à savoir les économies
une envolée du chômage chez les jeunes et à des              de marché d’Asie de l’Est, du Moyen-Orient, d’Europe et
bouleversements socioéconomiques spectaculaires              d’Amérique du Nord, y introduisant cannabis, cocaïne et
et profonds, le cannabis est devenu le symbole de la         autres drogues.
résistance politique des plus démunis, aux prises avec le
pouvoir central grandissant dans les nations africaines28.   Au milieu des années 1980, la Drug Enforcement
La demande et l’usage du cannabis en Afrique ont donc        Administration (DEA), l’organisme américain de lutte
augmenté, tout comme les moyens de production et les         contre la drogue, ouvre son premier bureau en Afrique, à
marchés illicites qui leur sont associés.                    Lagos32, signe que pour les intérêts politiques européens
                                                             et américains, la menace se fait sérieusement sentir
Dans les années 1970, le paysage économique                  en Afrique.
mondial, et notamment, le marché africain, a été
radicalement transformé par l’expansion mondiale de          Le boom des années 1990
la conteneurisation et du transport intermodal, ainsi
                                                             Les années 1990 devaient annoncer la transformation
que par l’arrivée d’appareils conçus pour le transport de
                                                             économique des États africains grâce à la mise en
masse sur de longues distances, tels que le Boeing 747.
                                                             œuvre du nouvel Agenda des Nations Unies pour
Parallèlement au développement des aéroports et des          le développement de l’Afrique (NADAF) imposé au
ports, de nouveaux nœuds de transport africains ont          continent au début de la décennie. Celui-ci se solde
été intégrés aux réseaux mondiaux de transport et de         par un échec cuisant, jetant 80 millions d’Africains
communication. De nouveaux commerces d’entreposage           supplémentaires dans une pauvreté plus grande
et de nouvelles infrastructures commerciales ont fleuri      qu’avant la décennie du NADAF33.
sur tout le continent. De plus, l’ouverture de nouveaux
                                                             Cette décennie fut cependant propice à une expansion
flux de trafic a tiré profit des nouvelles innovations
                                                             importante et rapide du trafic de drogue sur tout le
technologiques, conçues pour augmenter le volume
                                                             continent, particulièrement en Afrique de l’Ouest. La
de drogue en circulation tout en limitant les risques
                                                             cocaïne, transitant de l’Amérique latine vers l’Europe,
de saisie29.
                                                             s’est transformée en un important produit de base
L’effritement de l’État sud-africain ployant sous les        de l’économie régionale de la drogue. Débarquée en
sanctions internationales et la chute ultérieure de son      Guinée-Bissau et au Ghana, elle y est reconditionnée
régime d’apartheid ont fait exploser la production, la       avant d’être expédiée vers les marchés européens
consommation et le trafic des drogues manufacturées à        et ses usagers. Cette évolution n’a pas échappé aux
l’échelle locale30. Ceux-ci gagnent rapidement les autres    organisations internationales. À leurs yeux, l’Afrique de
marchés du continent.                                        l’Ouest s’apparente de plus en plus à un agglomérat
                                                             d’États corrompus, en faillite ou en voie de l’être34.
Les conflits émergents et récurrents et le malaise
économique qui y est associé et qui ont frappé le reste      Près des deux tiers de l’héroïne saisie en 1991 à
du continent dans les années 1980, notamment les             l’aéroport JFK de New York étaient transportés par
pays ayant les économies les moins diversifiés et les        des Nigérians ou par des Africains recrutés par des
plus durement touchés par la récession mondiale des          réseaux nigérians35. La présence massive des réseaux de
années 1970, ont permis une percée forte et rapide du        trafiquants nigérians (et ghanéens) révèle leurs liens avec
trafic de drogue. En Amérique du Nord et en Europe, les      les diasporas des pays de destination.

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                      7
En effet, les talibans ayant été déchus du pouvoir et
                                                              fuyant l’intervention militaire américaine, les groupes
                                                              armés afghans ont rapidement intensifie la culture du
                                                              pavot d’opium et la production d’héroïne pour financer
                                                              le conflit.

                                                              Venus du Pakistan et de l’Iran par boutre, débarqués
Près des deux tiers de l’héroïne saisie en 1991 à             dans les ports kenyans et tanzaniens, reconditionnés et
l’aéroport JFK de New York étaient transportés                transbordés vers les marchés américains et européens,
par des Nigérians ou par des Africains recrutés               les cargaisons d’héroïne étaient inéluctablement sujets à
           par des réseaux nigérians                          des déperditions en cours d’acheminement, donnant un
                                                              coup de fouet à la consommation locale.

Prêts à partir en guerre mondiale contre la drogue, les       L’injection d’héroïne s’est développée avec le produit
États-Unis ont élargi leur théâtre d’opérations, ciblant      le long de la côte est africaine, notamment au Kenya,
toute menace extraterritoriale aux intérêts américains.       en Tanzanie, au Mozambique et en Afrique du Sud.
Ouvrant d’autres bureaux de la DEA sur le continent           Ses modes d’utilisation ont poursuivi leur pénétration
(à Accra, Nairobi, Pretoria), le pays n’a pas hésité à        dans l’arrière-pays, ceux qui s’injectaient étant parmi
brandir la menace d’un retrait des accréditations aux         les populations les plus pauvres et les plus vulnérables.
pays africains jugés « trop indulgents » et à accentuer la    Le marché de l’héroïne injectable s’est ouvert de
pression politique36.                                         nouveaux territoires, au gré des déplacements des
                                                              populations d’usagers partis chercher un emploi ou
Néanmoins, le trafic de drogue a poursuivi son essor          pour d’autres raisons.
grâce au renforcement des liens noués entre réseaux
africains et organisations criminelles en Amérique latine     Il a ensuite atteint le Zimbabwe, la Zambie, le Malawi,
ou en Asie, tout en renforçant les intérêts continentaux.     l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, l’Eswatini, la Namibie,
                                                              l’Angola et la République démocratique du Congo
Le « pont de la cocaïne » entre les plaques tournantes
                                                              (RDC). Bientôt, il sera difficile de trouver un pays africain
d’Afrique de l’Ouest et les fournisseurs latino-
                                                              épargné par la consommation d’héroïne ou d’autres
américains s’est considérablement renforcé au cours
                                                              substances injectables.
des années 2000. Des tonnes de cocaïne transitent par
l’Afrique de l’Ouest avant d’être acheminées vers les         Ce phénomène s’est traduit par une transmission accrue
marchés de l’Europe et du Moyen-Orient37, semant la           du VIH et du VHC et, de ce fait, par des niveaux élevés de
panique dans les organisations internationales.               séroprévalence, de morbidité et de mortalité parmi les
                                                              consommateurs de drogues injectables dans la région40.
Dans un communiqué, l’Office des Nations Unies contre
la drogue et le crime (ONUDC) avertit que « le trafic, qui    Moins de 60 ans après l’entrée en vigueur de la
touche une région vulnérable jusque-là épargnée par les       Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la
problèmes de drogue, pervertit les économies fragiles »38.    consommation, la production et le commerce de
Pour son directeur exécutif, il ne s’agit plus que d’un       drogues en Afrique se sont radicalement transformés.
problème de drogue, mais d’une menace sur la santé et
                                                              La culture traditionnelle du khat et du cannabis a laissé
la sécurité publiques en Afrique de l’Ouest »39.
                                                              place à une production industrielle, une utilisation
La propagation des marchés illicites de la                    généralisée et un vaste commerce d’opiacés, tels que
                                                              l’héroïne, de stimulants41 comme la cocaïne, ou encore,
drogue en Afrique
                                                              de substances de type amphétamine (STA)42 à l’exemple
En outre, l’héroïne venue d’Afghanistan commence à            de la méthamphétamine en cristaux. S’y ajoutent le
apparaitre en grandes quantités en Afrique de l’Est.          détournement de produits pharmaceutiques43 tels que

8                            Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
le tramadol, la codéine et la fénéthylline, et l’émergence     Durant des décennies, à quelques exceptions près, il
de nouvelles substances psychoactives (NPS)44 comme            a été le pilier inflexible de l’ordre mondial contre la
les cannabinoïdes synthétiques.                                drogue et du consensus de Vienne. Les pays africains
                                                               croient dans l’illégalité totale de toutes les substances
                                                               figurant dans les trois conventions internationales
Les pays africains ont joué un rôle                            relatives au contrôle des drogues. Ils se sont engagés à
                                                               riposter au niveau national, faisant de la possession, la
crucial dans la criminalisation du                             consommation, la production, la vente et le transport de
                                                               drogues des infractions pénales passibles de sanctions.
cannabis et dans l’élaboration des
                                                               Les organisations internationales (à l’exemple des Nations
premiers traités définissant les                               Unies) et les pays développés, principalement les pays de
                                                               destination des drogues transitant par l’Afrique, ont tenté
méthodes modernes de contrôle                                  d’influencer l’orientation des politiques et des mesures

des drogues                                                    de lutte mises en œuvre par certains États africains en
                                                               maniant la carotte et le bâton. Cependant, comme l’a
                                                               noté l’historien Charles Ambler, ces initiatives mondiales
Le continent est devenu un véritable marché, organisé et       imposées de l’extérieur visaient principalement
exploité par les réseaux et groupes africains, mais appuyé     à contrecarrer le trafic international, et non pas à
et influencé par des investissements, des institutions et      « protéger » les communautés africaines des méfaits de
des organisations étrangères45. Cette évolution rapide a       la drogue47.
donné lieu à une réponse unifiée à travers le continent
                                                               Cette remarque est valable aussi bien pour les initiatives
pour tenter de contrôler le trafic de drogue et justifie le
                                                               d’appui bilatérales (visant à promouvoir une réponse
recours aux services de sécurité et la militarisation des
                                                               sécuritaire nationale pour la prohibition des drogues)
réponses régionales et nationales.
                                                               que pour les initiatives de prévention et de lutte
                                                               contre le trafic à l’échelle mondiale ou régionale. Bien
L’évolution des politiques antidrogue                          entendu, cette assistance procurée n’était pas un simple
en Afrique                                                     acte de bienfaisance, mais plutôt un investissement
                                                               politique avisé en vue d’exercer une pression morale sur
Il serait difficile de dire, aujourd’hui, que les objectifs
                                                               les récipiendaires.
« prohibitionnistes » panafricains traditionnels suscitent
autant l’unanimité qu’avant les débats de la session
spéciale de 2016, et ce, en dépit de la ratification quasi
unanime de trois traités internationaux relatifs au
contrôle des drogues.

L’Afrique a été le berceau de la lutte antidrogue
moderne, porteuse de l’héritage colonial de Menou et
de sa loi de 180046. Les pays africains ont joué un rôle clé
dans la pénalisation du cannabis et dans l’élaboration
des traités à l’origine des méthodes modernes de lutte.
                                                                      À l’échelle mondiale, 45 pays mènent
Véritable bloc postcolonial fort de ses 54 États membres,       aujourd’hui des politiques plus libérales afin de
le Groupe des États d’Afrique auprès des Nations Unies           dépénaliser ou de légaliser la consommation,
reste un farouche partisan de la prohibition, ne cessant          la production et la commercialisation d’une
d’approuver ou de réaffirmer d’innombrables mesures                 ou plusieurs substances listées dans les
et déclarations prônant l’interdiction, le contrôle et                     conventions internationales
les sanctions.

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                     9
Diverses tentatives d’influence et d’ingérence politiques      Troisième Commission de l’Assemblée générale des
ont encore cours, notamment depuis le délitement               Nations Unies. Pour la première fois, les États membres
du consensus mondial en matière de drogue, et en               ne sont pas parvenus à approuver la « résolution
particulier depuis que le doute planant sur le continent       omnibus sur les politiques en matière de drogue »53 des
africain commence à prendre de l’ampleur et qu’un vent         Nations Unies, votée chaque année. En effet, la Chine
de réforme souffle sur les pays africains.                     ne s’est pas ralliée au consensus, préférant formuler
                                                               une réserve sur le projet de résolution avant son
Il est important de savoir que si le consensus international
                                                               adoption officielle54.
sur le contrôle des stupéfiants est en constante évolution,
les structures institutionnelles qui le sous-tendent           L’évolution de la politique de lutte contre la drogue
sont désormais en proie à des tensions entre les États         au niveau mondial se reflète dans les changements
membres, à de discrètes défections politiques et à des         politiques en la matière en cours en Afrique.
violations flagrantes du consensus politique.
                                                               Traditionnellement, le continent africain était un bastion
Le « pacte de fer » jadis universel entre les États            de l’approche conservatrice et prohibitionniste, décrite
membres des Nations Unies, unissant notamment les              avec condescendance comme « destinée à renforcer les
États africains, ancré dans les modalités définies par la      institutions autoritaires et les capacités répressives des
Convention de Vienne48 et supervisé par un triumvirat          États »55. À présent, le continent fait l’objet de pressions
onusien composé de la CND, l’ONUDC et l’OICS, n’est            contraires exercées par les États et les organisations
plus qu’une alliance précaire. Victime de la fracture          dans le cadre d’une lutte internationale qui se
idéologique sur la voie à suivre, il voit fléchir le nombre    polarise rapidement.
majoritaire d’États s’accrochant à un investissement
politique traditionnel et sécuritaire dans une « guerre
mondiale contre la drogue ».                                   Bien que la plupart des drogues
Depuis la session spéciale de 2016 qui devait marquer
                                                               restent illégales de jure sur tout
un tournant décisif dans la politique mondiale en
matière de drogue, 19 pays ont légalisé sous une forme         le continent, il existe de grandes
ou une autre l’usage thérapeutique du cannabis49. Cinq
autres pays ont dépénalisé sa consommation50 et deux           disparités au niveau de leur
autres encore ont légalisé son usage au sein de leurs
frontières51. De plus, cinq autres Etats américains52 ont      surveillance et de leur contrôle
légalisé l’usage récréatif du cannabis, ce qui porte à dix
le nombre total de juridictions américaines autorisant la
                                                               Les conflits politiques et diplomatiques entre pays
commercialisation du cannabis.
                                                               prétendument prohibitionnistes et pays réformistes au
Aujourd’hui, 45 pays à travers le monde mènent des             niveau mondial se transposent au niveau continental.
politiques nationales plus libérales afin de dépénaliser       Les partisans africains d’une approche prohibitionniste
ou de légaliser la consommation, la production et/ou la        s’évertuent à rallier leurs voisins moins enthousiastes
commercialisation d’une ou plusieurs substances listées        autour d’un consensus historique (ren)forcé, encore
dans les conventions internationales. Au total, près du        perçu comme la « position africaine ».
quart des 193 États membres des Nations Unies sont
                                                               La politique africaine en matière de drogue se joue
concernés. Le consensus de Vienne, a de toute évidence,
                                                               sur une scène politique mouvante, traversée d’intérêts
été mis à mal.
                                                               divergents au niveau régional et mondial, exigeant
L’ampleur de cette « crise » s’est illustrée en                des États membres des positionnements politiques
novembre 2018 lors de la session de clôture de la              contradictoires. La double appartenance à des groupes

10                            Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
régionaux porteurs d’un positionnement politique
propre, d’une part, et d’autre part, à des alliances
mondiales et régionales qui présentent un enjeu pour                                                 Onze États africains
les pays africains ou font l’objet d’une adhésion officielle,                                         ont libéralisé (ou
déchaîne des vents contraires dans l’organisation                                                        envisagent de
pratique du débat sur les questions de drogue sur la
                                                                                                       libéraliser) leurs
scène politique nationale.
                                                                                                      politiques et leurs
Certaines alliances préconisent une approche beaucoup                                                    approches en
plus axée sur les droits de l’homme et la santé, souvent                                             matière de contrôle
à l’encontre des politiques et pratiques nationales tandis
                                                                                                       des drogues, en
que d’autres pourraient contribuer au renforcement
                                                                                                       droit ou dans la
des partis pris prohibitionnistes. Définies aux niveaux
mondial et régional, la politique et les pratiques en                                                      pratique
matière de drogue se compliquent au moment où la
position moins marquée de certains pays Africains pour
un cadre de contrôle prohibitionniste les oriente de plus
                                                                Ainsi, 11 États africains, soit 20 %, ont libéralisé (ou
en plus vers des mesures hardies de sortie du consensus
                                                                envisagent de libéraliser) leurs politiques et leurs
prohibitionniste traditionnel.
                                                                approches de contrôle des drogues, en droit ou dans la
La crise de confiance qui paralyse le consensus                 pratique. Ces évolutions ont été opérées au cours des
continental est exacerbée par le fait que le Lesotho            18 mois qui ont suivi la session spéciale de 2016.
(2016), l’Afrique du Sud (2018), la Zambie (2017)56 et le
                                                                Ainsi, une minorité de pays s’est détournée du
Zimbabwe (2018) ont légalisé sous une forme ou une              consensus prohibitionniste continental traditionnel
autre la consommation et la production de cannabis au           pour embrasser une politique alignée sur les réformes
niveau national. En outre, quatre autres États africains57      de la législation antidrogue menées dans le monde,
envisagent soit la dépénalisation, soit la légalisation         ajoutant aux tensions et à l’ambiguïté du débat faisant
du cannabis ou d’autres substances à l’intérieur de             désormais rage sur le continent.
leurs frontières.
                                                                Il peut être surprenant de constater que sur le
Par ailleurs, bien que la plupart des drogues restent           continent, l’ambiguïté n’est pas rare dans le débat
illégales de jure sur tout le continent (sauf les exceptions    sur la drogue. Elle apparaît clairement dans les
susmentionnées), il existe de grandes disparités au             évolutions des politiques relatives à la culture de deux
niveau de leur surveillance et de leur contrôle au sein des     « stupéfiants traditionnels » sur le continent, le khat et
frontières de chaque État.                                      le cannabis.
Par exemple, le cannabis échappe à un contrôle
                                                                L’ambiguïté du khat
systématique dans de nombreux pays africains, comme
s’il s’agissait d’une substance licite de facto. On peut        Le khat incarne l’ « archétype de la substance quasi
en dire autant de la complaisance de plusieurs États            légale »59. Plante indigène d’Afrique orientale et
africains face à la possession de petites quantités             australe, elle contient des alcaloïdes psychoactifs tels
d’autres substances illégales, définie parfois comme            que la cathine et la cathinone. Elle est utilisée comme
un « usage personnel ». À cet égard, trois autres États         stimulant récréatif en Éthiopie et au Yémen depuis le
africains semblent considérer le cannabis comme une             XIIe siècle60. La culture du khat s’étend de l’Éthiopie et
substance légale de facto en raison de la non-application       du Yémen au Kenya jusqu’aux provinces orientales de
(ou d’une application très laxiste) de la législation           l’Afrique du Sud et au nord de Madagascar, en passant
nationale prohibitionniste58.                                   par l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi61.

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                          11
Culture commerciale caractérisée par une forte                  L’implantation de la production et la consommation
dimension culturelle, son attractivité provient de la           de khat a suivi les traces de la diaspora, au-delà des
stabilité de son cours, mais aussi du fait qu’elle pousse       territoires et des terres où il était traditionnellement
tout au long de l’année sur des terres marginales. De           cultivé70. Il a notamment accompagné les migrations des
plus, sa culture ne nécessite que peu d’intrants et ne fait     populations somaliennes, groupe à la consommation la
pas concurrence aux cultures vivrières traditionnelles62.       plus ostensible. Fuyant la violence ainsi que l’insécurité
                                                                et l’instabilité grandissantes de leur pays au début des
Jusqu’à la fin des années 1970, le khat se consommait
                                                                années 199071, elles ont trouvé refuge dans les pays
surtout dans sa zone de production63. Cette localisation        voisins, puis en Europe et en Amérique du Nord.
géographique s’expliquait par le caractère périssable
de la plante. Ses feuilles et ses tiges doivent être            Grâce au perfectionnement des systèmes de transport
consommées fraîches, le plus souvent mâchées, les               et d’expédition, la production et les stocks de khat ont
alcaloïdes se détériorant dans les trois jours suivant          quitté leurs collines natales pour les centres urbains
la récolte.                                                     d’Europe et d’Amérique du Nord vers lesquels ont
                                                                convergé les diasporas est-africaines.
Cependant, avec le développement dans les années 70
des systèmes de transport et de communication ainsi             Sur le continent africain, le khat est également
que celui des aéroports et des ports africains et leur          rapidement devenu un marché florissant en Érythrée, au
meilleure intégration dans un marché mondial et des             Soudan, en Ouganda, au Rwanda et en Afrique du Sud.
réseaux de distribution des marchandises en expansion,
le marché du khat a décollé, dopé par l’essor du trafic de      De nouvelles communautés de migrants sont venues
drogue sur le continent.                                        grossir la demande, autrefois limitée aux populations
                                                                somaliennes et kenyanes expatriées, mais également
Contrairement au cannabis, a la feuille de coca ou              à d’autres nationalités est-africaines. L’offre a
encore le pavot à opium, ses actifs alcaloïdes font l’objet     suivi rapidement.
d’une classification internationale et donc d’un contrôle
international. Pourtant, la matière végétale y échappe64.       Bien que le khat n’ait pas été classé comme substance
Cette classification incohérente a conféré au khat un           illégale (contrôlée) dans les Conventions de Vienne,
statut particulier, oscillant entre le légal et l’illégal, le   les autorités de ces nouveaux foyers occidentaux de
licite et l’illicite, selon les contextes65.                    consommation se sont alarmées de l’émergence de
                                                                cette « nouvelle » substance. Le khat a été au cœur de
Cette ambivalence est plus profonde encore, comme               débats visant à évaluer sa nocivité et le cas échéant,
l’illustre la confusion des débats et recherches médicales      son interdiction potentielle72. Selon Klein et al, « la
menées depuis les années 1950 pour statuer sur                  question du khat a été principalement étudiée sous
son innocuité66.                                                l’angle de l’application de la législation en matière de
                                                                drogue [...]. Jusqu’à présent, l’interdiction légale a été
En fait, « certaines substances ou activités sont
                                                                dictée par la consommation, découlant elle-même de
considérées comme licites par la société, même si elles
                                                                l’immigration somalienne73 ».
sont illégales aux yeux de la loi, et inversement »67. Le
khat en est un parfait exemple. Quel que soit son statut        Les soupçons pesant sur une substance légale mais
en vertu du droit national ou international, l’essentiel        « étrangère », dont les effets sont souvent comparés à
reste la manière dont il est perçu « par ceux qui sont          ceux de la caféine, pourraient faire davantage écho à
chargés de faire respecter la loi et par la société, en         la perception qu’avaient les pays occidentaux vis-à-vis
général »68. En effet, le statut du khat reste déterminé        des usagers de ladite substance, qu’à leur opinion sur la
par le contexte socioculturel, politique et historique dans     substance même74.
lequel il est consommé69.
                                                                Pour Ambler, l’approche coloniale prônant la prohibition
À cet égard, son cas est fascinant.                             et le contrôle de l’alcool en Afrique illustrait une forme

12                             Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
de paternalisme, présentant les populations locales               La tendance à la criminalisation croissante du khat
comme désarmées face aux effets néfastes de la                    soulève la probabilité non négligeable que des
consommation d’alcools et de spiritueux75. L’on pourrait          liens jusqu’alors inexistants aient été tissés entre la
imaginer que les réponses des pays développés face à              filière de production de khat et les réseaux criminels
l’afflux de khat et à ses usagers ont été guidées par une         organisés transnationaux78.
vision similaire.

Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté juridique du khat au              L’ambiguïté juridique entourant
titre des conventions internationales a permis aux pays
de le définir unilatéralement comme une substance                 le khat dans les conventions
relativement inoffensive ou relativement nocive, et
par extension, de classer son commerce comme                      internationales a permis aux
relativement licite ou relativement illicite76. Ainsi, le khat,
substance pourtant légale, est prohibé en Allemagne, en
                                                                  pays de le définir comme
Arabie Saoudite, en Australie, au Canada, au Danemark,            une substance licite ou
aux États-Unis, en Espagne, en France, en Italie, en
Jordanie, en Norvège, aux Pays-Bas, en Royaume-Uni                relativement illicite
(RU)77 et en Suède. En Afrique, il a été interdit par le
Rwanda et la Tanzanie, et est soumis à autorisation en
Afrique du Sud. Une substance légale est désormais                Après tout, la criminalisation du khat dans certains pays
devenue illégale à l’étranger.                                    ne saurait tarir la demande. De plus, les interdictions
                                                                  historiques du khat (tentées en Somalie dans les
En effet, même dans les pays où le khat ne faisait pas            années 1980) se sont soldées par un échec en raison
explicitement l’objet d’une interdiction de jure, il restait      d’une faible reconnaissance de légitimité, de la
pour autant contrôlé de facto par l’État par le biais             croissance continue de la demande et de l’échec des
de mesures concrètes. Ces mesures témoignent de                   forces de sécurité à contrôler les circuits de contrebande,
l’amalgame flagrant entre le cannabis et le khat. Les             de plus en plus nombreux79.
plants de khat sont d’ailleurs souvent saisis par les forces
                                                                  Quoi qu’il en soit, le discours prohibitionniste qui affecte
de l’ordre locales au motif de culture illégale semblable
                                                                  le statut du khat en Afrique peut être mis en relation à
au cannabis. De telles saisies sont probablement
                                                                  celui entourant le cannabis et son commerce.
davantage un moyen de soutirer des pots-de-vin ou
de faire gonfler les chiffres d’arrestations pour délits          La légalisation de facto du cannabis
liés à la drogue à l’échelle locale que la preuve d’une           en Afrique
véritable volonté d’interdire le khat. Son commerce reste
toutefois empreint d’illégalité (et d’illicéité) véhiculé par     Le cannabis, plante non indigène importée en Afrique
les forces de l’ordre ainsi que par certains segments de la       de l’Est depuis l’Asie via les voies commerciales de
population en général.                                            l’océan Indien, est présent depuis longtemps sur le
                                                                  continent africain. Sa production et sa consommation
Après l’interdiction du khat au Rwanda et en Tanzanie,            remontent au XIVe siècle80. Il s’agit de la substance
les pays voisins ont à leur tour invoqué cet « autre »            la plus consommée et la plus vendue en Afrique (en
statut pour saisir des plants, alors même que le khat ne          dehors de l’alcool, du tabac et du café), avec environ
tombait pas sous le coup d’une législation nationale.             38,2 millions de consommateurs81 contre 5 à 10 millions
                                                                  de consommateurs de khat82.
Le commerce du khat à l’étranger et à l’intérieur du
continent, se heurte de plus en plus à l’interdiction et          Le cannabis est présent sur tout le continent, mais sa
une criminalisation d’ordre social visant à enrayer sa            consommation est prédominante en Afrique de l’Ouest
consommation. Son statut n’a jamais été aussi ambigu.             et en Afrique centrale83.

Rapport continental 03 / juin 2019                                                                                         13
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