ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE LA DROGUE EN AFRIQUE - Jason Eligh - AWS
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Ce projet est financé par l’Union européenne ÉVOLUTION DES MARCHÉS ILLICITES DE LA DROGUE ET DES POLITIQUES CONTRE LA DROGUE EN AFRIQUE Jason Eligh Rapport continental 03 | juin 2019
Tables des matières GA Groupe des États d’Afrique auprès des Liste des acronymes.......................................................................................... 2 Nations Unies GCDP Commission mondiale sur les politiques en Introduction............................................................................................................. 3 matière de drogues Brève histoire du trafic de drogue en Afrique............................. 6 GP Groupe Pompidou HCDH Haut-Commissariat des Nations Unies aux Évolution des politiques antidrogue en Afrique....................... 8 droits de l’homme Politiques actuelles de l’Afrique à l’égard de ICPAD Conférence internationale des la drogue.........................................................................................................16 Parlementaires contre les drogues IGAD Autorité intergouvernementale pour le La confusion engendrée par les communautés développement économiques régionales....................................................................33 LEA Ligue des États arabes L’influence des alliances mondiales.................................................39 MPNA Mouvement des pays non alignés Le rôle de l’Union africaine.......................................................................46 NSP Nouvelle substance psychoactive PAC Position africaine commune Le Groupe des États d’Afrique...............................................................48 PES Programme d’échange d’aiguilles et de Le consensus continental sur la drogue se délite.................52 seringues OCI Organisation de coopération islamique Pourquoi faut-il envisager une nouvelle approche ?..........53 OICS Organe international de contrôle des Aligner le développement sur la réforme....................................56 stupéfiants Il est temps pour l’Afrique de prendre l’initiative..................58 OIF Organisation internationale de la Francophonie OMS Organisation mondiale de la Santé ONU Organisation des Nations Unies Liste des acronymes ONUDC Office des Nations Unies contre la drogue ANEA Acteurs non étatiques armés et le crime BINLEA Bureau of International Narcotics and Law OSC Organisation de la société civile Enforcement Affairs des États-Unis PNUD Programme des Nations Unies pour le CADHP Commission africaine des droits de développement l’homme et des peuples RADD Dialogue antidrogue russo-africain CAE Communauté d’Afrique de l’Est SADC Communauté de développement de CEDEAO Communauté économique des États de l’Afrique australe l’Afrique de l’Ouest TSO Thérapie de substitution aux opiacés CEEAC Communauté économique des États de UA Union africaine l’Afrique centrale UDI Usage de drogue par injection CEN-SAD Communauté des États sahélo-sahariens UDI Usagers de drogue par injection CND Commission des stupéfiants UD Usagers de drogue COMESA Marché commun de l’Afrique orientale et UMA Union du Maghreb arabe australe UNGASS Session spéciale de l’Assemblée générale CPLP Communauté des pays de langue des Nations Unies portugaise VHC Virus de l’hépatite C FSI Indice de fragilité des États VIH Virus de l’immunodéficience humaine G77 Groupe des 77 et la Chine WACD Commission ouest-africaine sur les drogues 2 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
Introduction intégration des réformes dans la réalisation des objectifs continentaux de développement dans le cadre des Depuis la dernière décennie, l’appui à la réforme des Objectifs de développement durable à l’horizon 2030 et politiques de lutte contre la drogue prend de l’ampleur de l’Agenda 2063. dans le monde entier. La stratégie mondiale de contrôle des drogues, infructueuse depuis 20 ans, a été prolongée L’ordre mondial contre la drogue s’effondre de dix ans par les défenseurs du consensus de Vienne En mars 2016, les chefs d’État et de gouvernement lors de la réunion de haut niveau de la Commission se sont réunis à New York à l’occasion de la session des stupéfiants de mars 2019. Malgré tout, le vent de spéciale de l’Assemblée générale des Nations Unies réforme, soufflant parmi les États membres, a gagné en sur le problème mondial de la drogue. La réunion avait crédibilité et en force. pour objectif affiché d’évaluer les progrès accomplis La session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU en matière de lutte mondiale contre les drogues. De sur le problème mondial de la drogue (UNGASS) qui manière plus spécifique, il s’agissait de déterminer si s’est tenue à New York en 2016, a marqué un tournant l’on s’était rapproché des objectifs de la stratégie et du dans l’histoire des politiques de lutte contre la drogue. plan d’action déployés dix ans auparavant2 contre les Elle a exposé au grand jour la fragilité et la vulnérabilité narcotiques par l’Organisation des Nations Unies (ONU). d’un consensus mondial prônant depuis 55 ans l’interdiction des drogues dont l’usage a toujours été en constante évolution. Bien souvent, les autorités La session de 2016 a montré que l’arène politique était prête à engager une réflexion, à la fois au niveau autochtones africaines national et régional, sur la nature des drogues illicites et défendaient vigoureusement sur les réponses apportées par les pays. Le délitement du « consensus de Vienne » a dessiné de nouvelles l’idée que la drogue constitue perspectives pour l’Afrique. Le continent pourrait s’unifier et se poser en chef de file dans la formulation et la une menace internationale mise en œuvre d’une approche internationale novatrice en matière de drogue. Une telle approche pourrait s’appuyer sur les Objectifs de développement durable Reposant sur les trois grandes conventions à l’horizon 2030 en matière de droits de l’homme, de internationales relatives au contrôle des drogues, la santé et de développement social, et dans une plus large stratégie, telle que définie par les membres de la mesure, sur l’ambition de l’Agenda 2063 de parvenir à Commission des stupéfiants (CND), approchait du terme une « Afrique intégrée, prospère et pacifique »1. de sa deuxième décennie. Lancée en 1998, elle avait été prolongée de dix années alors qu’elle n’était pas Ce rapport a pour objectif de montrer l’évolution parvenue à réaliser le moindre des objectifs fixés. Dans des politiques de lutte contre la drogue en Afrique, ce contexte, les États étaient donc enclins à réexaminer, notamment dans la période précédant et suivant l’ avant le terme de ces trois Conventions, les avantages événement fondateur qu’a été la session spéciale de d’une approche strictement prohibitionniste afin l’Assemblée générale des Nations Unies sur le problème d’identifier toute modification nécessaire pour parvenir mondial de la drogue (UNGASS) de 2016. Il examine aux résultats escomptés. En l’occurrence, ces Conventions également les politiques prohibitionnistes menées sur le avaient été conçues pour satisfaire l’aspiration politique continent, ainsi que leurs réformes à l’heure où partout commune d’ « un monde sans drogue ». dans le monde, l’interdiction stricte, autrefois universelle, ne cesse de reculer face à de nouvelles solutions. Il Nombre d’États africains sont engagés dans cette inclut des observations et recommandations pour une « guerre contre la drogue » à l’échelle mondiale et Rapport continental 03 / juin 2019 3
mesurent, peut-être plus que d’autres, la portée de la d’une stratégie intégrée et équilibrée de lutte contre le session spéciale. Après tout, la lutte contre la drogue problème mondial de la drogue de la CND (1998) en est s’inscrit dans une longue histoire africaine. L’Égypte a un exemple manifeste. été le premier pays à adopter une législation moderne contre la drogue, avec l’interdiction du haschisch La résilience des marchés illicites de la décidée en octobre 1800 par Jacques-François Menou, drogue en Afrique général en chef de l’armée française d’Orient3. Les pays africains s’étaient alors retrouvés comme des En sus des interdictions promulguées par le régime plaques tournantes et des destinations de nouvelles colonial, certaines autorités autochtones africaines substances, telles que la cocaïne et l’héroïne. La furent les premières à défendre vigoureusement consommation et le commerce de stupéfiants se sont l’idée que la consommation de drogues constitue une développés le long des pays du littoral d’Afrique de menace internationale. l’Est et de l’Ouest puis vers l’intérieur du continent. Parallèlement, le développement des infrastructures Elles étaient favorables à la première interdiction et l’explosion de la demande ont dopé la culture et mondiale du cannabis, formulée lors de la deuxième la production du cannabis, touchant de nouvelles Conférence de l’opium en 19254. En effet, en droit populations et de nouveaux territoires. comme dans la pratique, le cannabis et le khat faisaient déjà l’objet d’un contrôle au niveau national dans plusieurs pays. Les marchés de la drogue Le régime de contrôle international des drogues s’est étoffé au cours des décennies suivantes, dicté par africains se sont bientôt les rapports de force des puissances coloniales et étendus au rythme des postcoloniales, mais aussi par des préjugés orientalistes, ainsi que par la peur inspirée par la liste croissante de nouvelles économies substances contrôlées au niveau international et le nombre d’usagers des dites substances. nationales indépendantes Les pays africains sont encore activement engagés dans la lutte contre la drogue, notamment grâce à l’action Le trafic de substances réglementées a toujours fait du Groupe des États d’Afrique auprès de l’Assemblée partie intégrante des échanges illicites mondiaux5. Ainsi, générale des Nations Unies. La consommation de les marchés africains de la drogue ont bientôt conquis substances nouvellement classifiées était encore limitée de nouveaux territoires au rythme du développement sur une bonne partie du continent. économique des nations fraîchement indépendantes. Cependant, avec les indépendances des États africains et Sous le poids des réglementations internationales contre le lancement de stratégies nationales de développement, la drogue ciblant les filières d’Asie du Sud et d’Amérique les réponses apportées aux problèmes de la drogue latine, le trafic alimentant les marchés nord-américains et de la criminalité se sont naturellement alignées sur et européens s’est redéployé en traçant de nouveaux l’élargissement des structures internationales de contrôle itinéraires sur le continent africain. De nouvelles chaînes et de lutte contre la drogue. d’approvisionnement et par conséquent, de nouveaux marchés ont vu le jour. L’adoption par l’ONU d’un troisième instrument de contrôle international, la Convention contre le trafic La consommation, la production et la distribution illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de substances réglementées, telles que l’héroïne, la (1988), ainsi que de la Déclaration politique et du cocaïne, le cannabis et les amphétamines, se sont Plan d’action sur la coopération internationale en vue considérablement intensifiées à partir des années 1980. 4 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
L’expansion de ce marché illicite a eu des répercussions cultures illicites, telles que le cannabis et le khat. notables sur le développement des pays avec lequel elle Ils étaient donc particulièrement vulnérables aux est paradoxalement en symbiose. mesures d’interdiction13. Ces nouveaux marchés de la drogue en Afrique La population des établissements pénitentiaires constituaient une menace au développement et à la africains a décuplé, avec une surpopulation de plus sécurité d’institutions et de structures à peine écloses. de 400 %, sans cesse nourrie par les arrestations et Cependant, pour les populations pauvres et vulnérables, les incarcérations, liées à la drogue et opérées par les toujours plus nombreuses, ils représentaient également services judiciaires et de sécurité14. Des générations de nouvelles sources de revenus et de résilience6. entières de jeunes ont été marginalisées pour faits de petite délinquance, tels que la consommation de drogue Outre les autres sources de revenus illicites, le boom des ou la possession de petites quantités de drogue pour marchés de la drogue et les réponses sécuritaires, de usage personnel15. Condamnés par les taux excessifs de plus en plus militarisées, des pays africains (ou imposées chômage et de sous-emploi16, les usagers (ou anciens à ceux-ci) ont entraîné des conséquences inattendues. usagers) et les individus tombés pour de petits délits Le continent africain abritait déjà 69 % de la liés à la drogue se sont encore plus enfoncés dans population mondiale vivant avec le VIH. L’explosion la marginalité. de la consommation d’opiacés en Afrique a accru la consommation de drogue par injection, entraînant L’échec des efforts de lutte contre la drogue une hausse des contaminations par le virus de sur le continent l’immunodéficience humaine (VIH) et des hépatites C Pourtant, malgré la destruction des champs de cultures (VHC) et B (VHB) chez les usagers de drogue par illicites, l’arrestation, l’emprisonnement et l’obligation injection7. Le taux de séroprévalence au VIH culminait à de traitement imposée aux usagers des drogues par 87 % au sein de cette population8. injection, la traque et la destruction des laboratoires L’adhérence moindre aux traitements antirétroviraux illicites de fabrication et la saisie des cargaisons de (contre le VIH), la stigmatisation (et les discriminations) drogue, les marchés de la drogue ont poursuivi leur par les prestataires de services de la santé et les forces progression sur le continent. de l’ordre expliquent la nette hausse de la mortalité De nouvelles substances psychoactives absentes des et de la morbidité chez les jeunes usagers de drogue9, conventions internationales et l’utilisation détournée plus fréquemment victimes de surdoses mortelles et de produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance, non mortelles10. à l’exemple du tramadol, ont émergé et connu une L’accès aux médicaments sur ordonnance, notamment nouvelle ère de prospérité17. les opioïdes, n’a pas suffi à inverser la tendance. Ce Le trafic de drogue s’est greffé aux entreprises constat s’explique par de mauvais choix stratégiques lors économiques d’acteurs non étatiques violents, des opérations antidrogues ciblant les opioïdes. Devant notamment en Afrique de l’Ouest et au Sahel18. Comme la réticence des établissements de santé à les employer, dans d’autres régions du monde, les organisations les trafiquants de produits pharmaceutiques ont pu terroristes africaines tiraient de la drogue une monnaie aisément les contrefaire, détourner les filières licites et d’échange et des revenus19. De même, les profits tirés de ainsi alimenter des marchés illicites11. La pharmacopée la vente de drogues ont servi à financer des campagnes nationale s’est donc vue réduite, limitant les options de électorales démocratiques, à soutenir les régimes soins palliatifs12. de dictateurs et de dirigeants héréditaires ; ils ont si Insérés dans des économies en déclin, d’innombrables profondément corrompu l’appareil étatique qu’aux yeux ménages ruraux africains dépendaient de la des organisations internationales, certains pays faisaient culture, de la production et du commerce de figure de potentiels narco-États20. Rapport continental 03 / juin 2019 5
L’approche prohibitionniste est parvenue à déplacer ou à Brève histoire du trafic de drogue interrompre les flux illicites sur le continent, sans jamais vraiment les contenir ou les tarir. L’Afrique n’est pas le en Afrique seul continent confronte à cette situation. La culture, la production, la consommation et la vente de drogues s’inscrivent dans une longue histoire africaine. Face à ce constat, après un siècle de mesures Le khat (Catha edulis) est une plante indigène de la inopérantes tentant d’enrayer ou de maîtriser les Corne de l’Afrique et de sa côte Est. Il est utilisé comme méfaits de l’industrie illicite de la drogue, la majorité stimulant à usage récréatif en Éthiopie et au Yémen des États membres ont choisi de redoubler d’efforts depuis le XIIe siècle22. Importé d’Asie, le cannabis est et de renforcer la coopération internationale pour faire cultivé et consommé sur le continent africain depuis prévaloir les interdictions existantes. plusieurs siècles. La production, la consommation et le commerce de l’alcool, du tabac et de la caféine appartiennent également à l’histoire socioculturelle de La politique strictement la consommation de la drogue sur le continent23. prohibitionniste, le prétendu Dans un premier temps, ces substances étaient régies par des politiques informelles, dictées par les croyances consensus de Vienne, ne fait et pratiques culturelles et le tissu social traditionels24. plus l’unanimité au sein des Sans être complètement étrangers aux usagers africains, le trafic à grande échelle et la consommation généralisée États membres d’opiacés, de stimulants et d’autres substances de synthèse sont un phénomène relativement récent sur le continent. Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants S’il n’était pas rare d’en trouver de petites quantités, le (OICS), de nouvelles approches ne suffiront pas à trafic d’opium et d’héroïne en Afrique a commencé à gagner la guerre internationale contre la drogue, et par prendre de l’ampleur en 195225. L’Afrique de l’Ouest extension, celle menée sur le continent africain. Les États était alors pour les réseaux libanais une étape de membres devraient plutôt consentir des « efforts plus l’acheminement de grosses cargaisons d’héroïne vers les poussés » à l’appui de la stratégie existante21. marchés américains. Parallèlement, les réseaux criminels Pourtant, l’approche politique strictement nigérians ont commencé à exporter illégalement prohibitionniste, ou le prétendu consensus de Vienne, le cannabis africain vers des marchés européens en ne fait plus l’unanimité au sein des États membres. pleine expansion26. De nombreux pays remettent discrètement en cause Le trafic intercontinental de cannabis s’est appuyé sur l’efficacité de la prohibition pour réguler et assécher les réseaux et les itinéraires précoloniaux traditionnels, les filières mondiales de la drogue, tandis que d’autres hérités du commerce de marchandises telles que l’or ont assoupli leurs approches nationales. Certains autres et l’ivoire, entre les zones du littoral et l’intérieur du sont même allés jusqu’à dépénaliser et/ou légaliser des continent27. Peu après, le rapport du continent à la substances qu’ils avaient autrefois si hardiment interdites. drogue a été profondément bouleversé. Cette réconciliation épistémologique s’observe partout L’ère postcoloniale dans le monde, d’Ottawa au Cap, d’Accra à Auckland. En ce sens, la récente remise en question des politiques Entre 1960 et 1977, 44 États africains ont accédé à antidrogue en Afrique se mesure à l’aune d’une l’indépendance, s’affranchissant de la colonisation tendance mondiale plus large, et non pas d’un simple européenne. L’essor économique et institutionnel de mouvement anticonformiste porté par une minorité de ces nouvelles nations s’est fait lentement, de manière pays africains. souvent inéquitable et sans financements suffisants, 6 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
poussant nombre de pays à investir massivement dans arrestations de passeurs de drogue venus d’Afrique de les industries extractives, et notamment minières, l’Ouest se multiplient. en vue de mobiliser des capitaux au service du développement. La jeunesse africaine a été la plus Les multiples nouveaux réseaux de trafiquants africains, durement touchée. notamment ceux dominés par les diasporas nigériane et ghanéenne, ont achevé de solidement s’implanter Face à des difficultés économiques croissantes, à dans de nouvelles destinations31, à savoir les économies une envolée du chômage chez les jeunes et à des de marché d’Asie de l’Est, du Moyen-Orient, d’Europe et bouleversements socioéconomiques spectaculaires d’Amérique du Nord, y introduisant cannabis, cocaïne et et profonds, le cannabis est devenu le symbole de la autres drogues. résistance politique des plus démunis, aux prises avec le pouvoir central grandissant dans les nations africaines28. Au milieu des années 1980, la Drug Enforcement La demande et l’usage du cannabis en Afrique ont donc Administration (DEA), l’organisme américain de lutte augmenté, tout comme les moyens de production et les contre la drogue, ouvre son premier bureau en Afrique, à marchés illicites qui leur sont associés. Lagos32, signe que pour les intérêts politiques européens et américains, la menace se fait sérieusement sentir Dans les années 1970, le paysage économique en Afrique. mondial, et notamment, le marché africain, a été radicalement transformé par l’expansion mondiale de Le boom des années 1990 la conteneurisation et du transport intermodal, ainsi Les années 1990 devaient annoncer la transformation que par l’arrivée d’appareils conçus pour le transport de économique des États africains grâce à la mise en masse sur de longues distances, tels que le Boeing 747. œuvre du nouvel Agenda des Nations Unies pour Parallèlement au développement des aéroports et des le développement de l’Afrique (NADAF) imposé au ports, de nouveaux nœuds de transport africains ont continent au début de la décennie. Celui-ci se solde été intégrés aux réseaux mondiaux de transport et de par un échec cuisant, jetant 80 millions d’Africains communication. De nouveaux commerces d’entreposage supplémentaires dans une pauvreté plus grande et de nouvelles infrastructures commerciales ont fleuri qu’avant la décennie du NADAF33. sur tout le continent. De plus, l’ouverture de nouveaux Cette décennie fut cependant propice à une expansion flux de trafic a tiré profit des nouvelles innovations importante et rapide du trafic de drogue sur tout le technologiques, conçues pour augmenter le volume continent, particulièrement en Afrique de l’Ouest. La de drogue en circulation tout en limitant les risques cocaïne, transitant de l’Amérique latine vers l’Europe, de saisie29. s’est transformée en un important produit de base L’effritement de l’État sud-africain ployant sous les de l’économie régionale de la drogue. Débarquée en sanctions internationales et la chute ultérieure de son Guinée-Bissau et au Ghana, elle y est reconditionnée régime d’apartheid ont fait exploser la production, la avant d’être expédiée vers les marchés européens consommation et le trafic des drogues manufacturées à et ses usagers. Cette évolution n’a pas échappé aux l’échelle locale30. Ceux-ci gagnent rapidement les autres organisations internationales. À leurs yeux, l’Afrique de marchés du continent. l’Ouest s’apparente de plus en plus à un agglomérat d’États corrompus, en faillite ou en voie de l’être34. Les conflits émergents et récurrents et le malaise économique qui y est associé et qui ont frappé le reste Près des deux tiers de l’héroïne saisie en 1991 à du continent dans les années 1980, notamment les l’aéroport JFK de New York étaient transportés par pays ayant les économies les moins diversifiés et les des Nigérians ou par des Africains recrutés par des plus durement touchés par la récession mondiale des réseaux nigérians35. La présence massive des réseaux de années 1970, ont permis une percée forte et rapide du trafiquants nigérians (et ghanéens) révèle leurs liens avec trafic de drogue. En Amérique du Nord et en Europe, les les diasporas des pays de destination. Rapport continental 03 / juin 2019 7
En effet, les talibans ayant été déchus du pouvoir et fuyant l’intervention militaire américaine, les groupes armés afghans ont rapidement intensifie la culture du pavot d’opium et la production d’héroïne pour financer le conflit. Venus du Pakistan et de l’Iran par boutre, débarqués Près des deux tiers de l’héroïne saisie en 1991 à dans les ports kenyans et tanzaniens, reconditionnés et l’aéroport JFK de New York étaient transportés transbordés vers les marchés américains et européens, par des Nigérians ou par des Africains recrutés les cargaisons d’héroïne étaient inéluctablement sujets à par des réseaux nigérians des déperditions en cours d’acheminement, donnant un coup de fouet à la consommation locale. Prêts à partir en guerre mondiale contre la drogue, les L’injection d’héroïne s’est développée avec le produit États-Unis ont élargi leur théâtre d’opérations, ciblant le long de la côte est africaine, notamment au Kenya, toute menace extraterritoriale aux intérêts américains. en Tanzanie, au Mozambique et en Afrique du Sud. Ouvrant d’autres bureaux de la DEA sur le continent Ses modes d’utilisation ont poursuivi leur pénétration (à Accra, Nairobi, Pretoria), le pays n’a pas hésité à dans l’arrière-pays, ceux qui s’injectaient étant parmi brandir la menace d’un retrait des accréditations aux les populations les plus pauvres et les plus vulnérables. pays africains jugés « trop indulgents » et à accentuer la Le marché de l’héroïne injectable s’est ouvert de pression politique36. nouveaux territoires, au gré des déplacements des populations d’usagers partis chercher un emploi ou Néanmoins, le trafic de drogue a poursuivi son essor pour d’autres raisons. grâce au renforcement des liens noués entre réseaux africains et organisations criminelles en Amérique latine Il a ensuite atteint le Zimbabwe, la Zambie, le Malawi, ou en Asie, tout en renforçant les intérêts continentaux. l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, l’Eswatini, la Namibie, l’Angola et la République démocratique du Congo Le « pont de la cocaïne » entre les plaques tournantes (RDC). Bientôt, il sera difficile de trouver un pays africain d’Afrique de l’Ouest et les fournisseurs latino- épargné par la consommation d’héroïne ou d’autres américains s’est considérablement renforcé au cours substances injectables. des années 2000. Des tonnes de cocaïne transitent par l’Afrique de l’Ouest avant d’être acheminées vers les Ce phénomène s’est traduit par une transmission accrue marchés de l’Europe et du Moyen-Orient37, semant la du VIH et du VHC et, de ce fait, par des niveaux élevés de panique dans les organisations internationales. séroprévalence, de morbidité et de mortalité parmi les consommateurs de drogues injectables dans la région40. Dans un communiqué, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) avertit que « le trafic, qui Moins de 60 ans après l’entrée en vigueur de la touche une région vulnérable jusque-là épargnée par les Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la problèmes de drogue, pervertit les économies fragiles »38. consommation, la production et le commerce de Pour son directeur exécutif, il ne s’agit plus que d’un drogues en Afrique se sont radicalement transformés. problème de drogue, mais d’une menace sur la santé et La culture traditionnelle du khat et du cannabis a laissé la sécurité publiques en Afrique de l’Ouest »39. place à une production industrielle, une utilisation La propagation des marchés illicites de la généralisée et un vaste commerce d’opiacés, tels que l’héroïne, de stimulants41 comme la cocaïne, ou encore, drogue en Afrique de substances de type amphétamine (STA)42 à l’exemple En outre, l’héroïne venue d’Afghanistan commence à de la méthamphétamine en cristaux. S’y ajoutent le apparaitre en grandes quantités en Afrique de l’Est. détournement de produits pharmaceutiques43 tels que 8 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
le tramadol, la codéine et la fénéthylline, et l’émergence Durant des décennies, à quelques exceptions près, il de nouvelles substances psychoactives (NPS)44 comme a été le pilier inflexible de l’ordre mondial contre la les cannabinoïdes synthétiques. drogue et du consensus de Vienne. Les pays africains croient dans l’illégalité totale de toutes les substances figurant dans les trois conventions internationales Les pays africains ont joué un rôle relatives au contrôle des drogues. Ils se sont engagés à riposter au niveau national, faisant de la possession, la crucial dans la criminalisation du consommation, la production, la vente et le transport de drogues des infractions pénales passibles de sanctions. cannabis et dans l’élaboration des Les organisations internationales (à l’exemple des Nations premiers traités définissant les Unies) et les pays développés, principalement les pays de destination des drogues transitant par l’Afrique, ont tenté méthodes modernes de contrôle d’influencer l’orientation des politiques et des mesures des drogues de lutte mises en œuvre par certains États africains en maniant la carotte et le bâton. Cependant, comme l’a noté l’historien Charles Ambler, ces initiatives mondiales Le continent est devenu un véritable marché, organisé et imposées de l’extérieur visaient principalement exploité par les réseaux et groupes africains, mais appuyé à contrecarrer le trafic international, et non pas à et influencé par des investissements, des institutions et « protéger » les communautés africaines des méfaits de des organisations étrangères45. Cette évolution rapide a la drogue47. donné lieu à une réponse unifiée à travers le continent Cette remarque est valable aussi bien pour les initiatives pour tenter de contrôler le trafic de drogue et justifie le d’appui bilatérales (visant à promouvoir une réponse recours aux services de sécurité et la militarisation des sécuritaire nationale pour la prohibition des drogues) réponses régionales et nationales. que pour les initiatives de prévention et de lutte contre le trafic à l’échelle mondiale ou régionale. Bien L’évolution des politiques antidrogue entendu, cette assistance procurée n’était pas un simple en Afrique acte de bienfaisance, mais plutôt un investissement politique avisé en vue d’exercer une pression morale sur Il serait difficile de dire, aujourd’hui, que les objectifs les récipiendaires. « prohibitionnistes » panafricains traditionnels suscitent autant l’unanimité qu’avant les débats de la session spéciale de 2016, et ce, en dépit de la ratification quasi unanime de trois traités internationaux relatifs au contrôle des drogues. L’Afrique a été le berceau de la lutte antidrogue moderne, porteuse de l’héritage colonial de Menou et de sa loi de 180046. Les pays africains ont joué un rôle clé dans la pénalisation du cannabis et dans l’élaboration des traités à l’origine des méthodes modernes de lutte. À l’échelle mondiale, 45 pays mènent Véritable bloc postcolonial fort de ses 54 États membres, aujourd’hui des politiques plus libérales afin de le Groupe des États d’Afrique auprès des Nations Unies dépénaliser ou de légaliser la consommation, reste un farouche partisan de la prohibition, ne cessant la production et la commercialisation d’une d’approuver ou de réaffirmer d’innombrables mesures ou plusieurs substances listées dans les et déclarations prônant l’interdiction, le contrôle et conventions internationales les sanctions. Rapport continental 03 / juin 2019 9
Diverses tentatives d’influence et d’ingérence politiques Troisième Commission de l’Assemblée générale des ont encore cours, notamment depuis le délitement Nations Unies. Pour la première fois, les États membres du consensus mondial en matière de drogue, et en ne sont pas parvenus à approuver la « résolution particulier depuis que le doute planant sur le continent omnibus sur les politiques en matière de drogue »53 des africain commence à prendre de l’ampleur et qu’un vent Nations Unies, votée chaque année. En effet, la Chine de réforme souffle sur les pays africains. ne s’est pas ralliée au consensus, préférant formuler une réserve sur le projet de résolution avant son Il est important de savoir que si le consensus international adoption officielle54. sur le contrôle des stupéfiants est en constante évolution, les structures institutionnelles qui le sous-tendent L’évolution de la politique de lutte contre la drogue sont désormais en proie à des tensions entre les États au niveau mondial se reflète dans les changements membres, à de discrètes défections politiques et à des politiques en la matière en cours en Afrique. violations flagrantes du consensus politique. Traditionnellement, le continent africain était un bastion Le « pacte de fer » jadis universel entre les États de l’approche conservatrice et prohibitionniste, décrite membres des Nations Unies, unissant notamment les avec condescendance comme « destinée à renforcer les États africains, ancré dans les modalités définies par la institutions autoritaires et les capacités répressives des Convention de Vienne48 et supervisé par un triumvirat États »55. À présent, le continent fait l’objet de pressions onusien composé de la CND, l’ONUDC et l’OICS, n’est contraires exercées par les États et les organisations plus qu’une alliance précaire. Victime de la fracture dans le cadre d’une lutte internationale qui se idéologique sur la voie à suivre, il voit fléchir le nombre polarise rapidement. majoritaire d’États s’accrochant à un investissement politique traditionnel et sécuritaire dans une « guerre mondiale contre la drogue ». Bien que la plupart des drogues Depuis la session spéciale de 2016 qui devait marquer restent illégales de jure sur tout un tournant décisif dans la politique mondiale en matière de drogue, 19 pays ont légalisé sous une forme le continent, il existe de grandes ou une autre l’usage thérapeutique du cannabis49. Cinq autres pays ont dépénalisé sa consommation50 et deux disparités au niveau de leur autres encore ont légalisé son usage au sein de leurs frontières51. De plus, cinq autres Etats américains52 ont surveillance et de leur contrôle légalisé l’usage récréatif du cannabis, ce qui porte à dix le nombre total de juridictions américaines autorisant la Les conflits politiques et diplomatiques entre pays commercialisation du cannabis. prétendument prohibitionnistes et pays réformistes au Aujourd’hui, 45 pays à travers le monde mènent des niveau mondial se transposent au niveau continental. politiques nationales plus libérales afin de dépénaliser Les partisans africains d’une approche prohibitionniste ou de légaliser la consommation, la production et/ou la s’évertuent à rallier leurs voisins moins enthousiastes commercialisation d’une ou plusieurs substances listées autour d’un consensus historique (ren)forcé, encore dans les conventions internationales. Au total, près du perçu comme la « position africaine ». quart des 193 États membres des Nations Unies sont La politique africaine en matière de drogue se joue concernés. Le consensus de Vienne, a de toute évidence, sur une scène politique mouvante, traversée d’intérêts été mis à mal. divergents au niveau régional et mondial, exigeant L’ampleur de cette « crise » s’est illustrée en des États membres des positionnements politiques novembre 2018 lors de la session de clôture de la contradictoires. La double appartenance à des groupes 10 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
régionaux porteurs d’un positionnement politique propre, d’une part, et d’autre part, à des alliances mondiales et régionales qui présentent un enjeu pour Onze États africains les pays africains ou font l’objet d’une adhésion officielle, ont libéralisé (ou déchaîne des vents contraires dans l’organisation envisagent de pratique du débat sur les questions de drogue sur la libéraliser) leurs scène politique nationale. politiques et leurs Certaines alliances préconisent une approche beaucoup approches en plus axée sur les droits de l’homme et la santé, souvent matière de contrôle à l’encontre des politiques et pratiques nationales tandis des drogues, en que d’autres pourraient contribuer au renforcement droit ou dans la des partis pris prohibitionnistes. Définies aux niveaux mondial et régional, la politique et les pratiques en pratique matière de drogue se compliquent au moment où la position moins marquée de certains pays Africains pour un cadre de contrôle prohibitionniste les oriente de plus Ainsi, 11 États africains, soit 20 %, ont libéralisé (ou en plus vers des mesures hardies de sortie du consensus envisagent de libéraliser) leurs politiques et leurs prohibitionniste traditionnel. approches de contrôle des drogues, en droit ou dans la La crise de confiance qui paralyse le consensus pratique. Ces évolutions ont été opérées au cours des continental est exacerbée par le fait que le Lesotho 18 mois qui ont suivi la session spéciale de 2016. (2016), l’Afrique du Sud (2018), la Zambie (2017)56 et le Ainsi, une minorité de pays s’est détournée du Zimbabwe (2018) ont légalisé sous une forme ou une consensus prohibitionniste continental traditionnel autre la consommation et la production de cannabis au pour embrasser une politique alignée sur les réformes niveau national. En outre, quatre autres États africains57 de la législation antidrogue menées dans le monde, envisagent soit la dépénalisation, soit la légalisation ajoutant aux tensions et à l’ambiguïté du débat faisant du cannabis ou d’autres substances à l’intérieur de désormais rage sur le continent. leurs frontières. Il peut être surprenant de constater que sur le Par ailleurs, bien que la plupart des drogues restent continent, l’ambiguïté n’est pas rare dans le débat illégales de jure sur tout le continent (sauf les exceptions sur la drogue. Elle apparaît clairement dans les susmentionnées), il existe de grandes disparités au évolutions des politiques relatives à la culture de deux niveau de leur surveillance et de leur contrôle au sein des « stupéfiants traditionnels » sur le continent, le khat et frontières de chaque État. le cannabis. Par exemple, le cannabis échappe à un contrôle L’ambiguïté du khat systématique dans de nombreux pays africains, comme s’il s’agissait d’une substance licite de facto. On peut Le khat incarne l’ « archétype de la substance quasi en dire autant de la complaisance de plusieurs États légale »59. Plante indigène d’Afrique orientale et africains face à la possession de petites quantités australe, elle contient des alcaloïdes psychoactifs tels d’autres substances illégales, définie parfois comme que la cathine et la cathinone. Elle est utilisée comme un « usage personnel ». À cet égard, trois autres États stimulant récréatif en Éthiopie et au Yémen depuis le africains semblent considérer le cannabis comme une XIIe siècle60. La culture du khat s’étend de l’Éthiopie et substance légale de facto en raison de la non-application du Yémen au Kenya jusqu’aux provinces orientales de (ou d’une application très laxiste) de la législation l’Afrique du Sud et au nord de Madagascar, en passant nationale prohibitionniste58. par l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi61. Rapport continental 03 / juin 2019 11
Culture commerciale caractérisée par une forte L’implantation de la production et la consommation dimension culturelle, son attractivité provient de la de khat a suivi les traces de la diaspora, au-delà des stabilité de son cours, mais aussi du fait qu’elle pousse territoires et des terres où il était traditionnellement tout au long de l’année sur des terres marginales. De cultivé70. Il a notamment accompagné les migrations des plus, sa culture ne nécessite que peu d’intrants et ne fait populations somaliennes, groupe à la consommation la pas concurrence aux cultures vivrières traditionnelles62. plus ostensible. Fuyant la violence ainsi que l’insécurité et l’instabilité grandissantes de leur pays au début des Jusqu’à la fin des années 1970, le khat se consommait années 199071, elles ont trouvé refuge dans les pays surtout dans sa zone de production63. Cette localisation voisins, puis en Europe et en Amérique du Nord. géographique s’expliquait par le caractère périssable de la plante. Ses feuilles et ses tiges doivent être Grâce au perfectionnement des systèmes de transport consommées fraîches, le plus souvent mâchées, les et d’expédition, la production et les stocks de khat ont alcaloïdes se détériorant dans les trois jours suivant quitté leurs collines natales pour les centres urbains la récolte. d’Europe et d’Amérique du Nord vers lesquels ont convergé les diasporas est-africaines. Cependant, avec le développement dans les années 70 des systèmes de transport et de communication ainsi Sur le continent africain, le khat est également que celui des aéroports et des ports africains et leur rapidement devenu un marché florissant en Érythrée, au meilleure intégration dans un marché mondial et des Soudan, en Ouganda, au Rwanda et en Afrique du Sud. réseaux de distribution des marchandises en expansion, le marché du khat a décollé, dopé par l’essor du trafic de De nouvelles communautés de migrants sont venues drogue sur le continent. grossir la demande, autrefois limitée aux populations somaliennes et kenyanes expatriées, mais également Contrairement au cannabis, a la feuille de coca ou à d’autres nationalités est-africaines. L’offre a encore le pavot à opium, ses actifs alcaloïdes font l’objet suivi rapidement. d’une classification internationale et donc d’un contrôle international. Pourtant, la matière végétale y échappe64. Bien que le khat n’ait pas été classé comme substance Cette classification incohérente a conféré au khat un illégale (contrôlée) dans les Conventions de Vienne, statut particulier, oscillant entre le légal et l’illégal, le les autorités de ces nouveaux foyers occidentaux de licite et l’illicite, selon les contextes65. consommation se sont alarmées de l’émergence de cette « nouvelle » substance. Le khat a été au cœur de Cette ambivalence est plus profonde encore, comme débats visant à évaluer sa nocivité et le cas échéant, l’illustre la confusion des débats et recherches médicales son interdiction potentielle72. Selon Klein et al, « la menées depuis les années 1950 pour statuer sur question du khat a été principalement étudiée sous son innocuité66. l’angle de l’application de la législation en matière de drogue [...]. Jusqu’à présent, l’interdiction légale a été En fait, « certaines substances ou activités sont dictée par la consommation, découlant elle-même de considérées comme licites par la société, même si elles l’immigration somalienne73 ». sont illégales aux yeux de la loi, et inversement »67. Le khat en est un parfait exemple. Quel que soit son statut Les soupçons pesant sur une substance légale mais en vertu du droit national ou international, l’essentiel « étrangère », dont les effets sont souvent comparés à reste la manière dont il est perçu « par ceux qui sont ceux de la caféine, pourraient faire davantage écho à chargés de faire respecter la loi et par la société, en la perception qu’avaient les pays occidentaux vis-à-vis général »68. En effet, le statut du khat reste déterminé des usagers de ladite substance, qu’à leur opinion sur la par le contexte socioculturel, politique et historique dans substance même74. lequel il est consommé69. Pour Ambler, l’approche coloniale prônant la prohibition À cet égard, son cas est fascinant. et le contrôle de l’alcool en Afrique illustrait une forme 12 Évolution des marchés illicites de la drogue et des politiques contre la drogue en Afrique
de paternalisme, présentant les populations locales La tendance à la criminalisation croissante du khat comme désarmées face aux effets néfastes de la soulève la probabilité non négligeable que des consommation d’alcools et de spiritueux75. L’on pourrait liens jusqu’alors inexistants aient été tissés entre la imaginer que les réponses des pays développés face à filière de production de khat et les réseaux criminels l’afflux de khat et à ses usagers ont été guidées par une organisés transnationaux78. vision similaire. Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté juridique du khat au L’ambiguïté juridique entourant titre des conventions internationales a permis aux pays de le définir unilatéralement comme une substance le khat dans les conventions relativement inoffensive ou relativement nocive, et par extension, de classer son commerce comme internationales a permis aux relativement licite ou relativement illicite76. Ainsi, le khat, substance pourtant légale, est prohibé en Allemagne, en pays de le définir comme Arabie Saoudite, en Australie, au Canada, au Danemark, une substance licite ou aux États-Unis, en Espagne, en France, en Italie, en Jordanie, en Norvège, aux Pays-Bas, en Royaume-Uni relativement illicite (RU)77 et en Suède. En Afrique, il a été interdit par le Rwanda et la Tanzanie, et est soumis à autorisation en Afrique du Sud. Une substance légale est désormais Après tout, la criminalisation du khat dans certains pays devenue illégale à l’étranger. ne saurait tarir la demande. De plus, les interdictions historiques du khat (tentées en Somalie dans les En effet, même dans les pays où le khat ne faisait pas années 1980) se sont soldées par un échec en raison explicitement l’objet d’une interdiction de jure, il restait d’une faible reconnaissance de légitimité, de la pour autant contrôlé de facto par l’État par le biais croissance continue de la demande et de l’échec des de mesures concrètes. Ces mesures témoignent de forces de sécurité à contrôler les circuits de contrebande, l’amalgame flagrant entre le cannabis et le khat. Les de plus en plus nombreux79. plants de khat sont d’ailleurs souvent saisis par les forces Quoi qu’il en soit, le discours prohibitionniste qui affecte de l’ordre locales au motif de culture illégale semblable le statut du khat en Afrique peut être mis en relation à au cannabis. De telles saisies sont probablement celui entourant le cannabis et son commerce. davantage un moyen de soutirer des pots-de-vin ou de faire gonfler les chiffres d’arrestations pour délits La légalisation de facto du cannabis liés à la drogue à l’échelle locale que la preuve d’une en Afrique véritable volonté d’interdire le khat. Son commerce reste toutefois empreint d’illégalité (et d’illicéité) véhiculé par Le cannabis, plante non indigène importée en Afrique les forces de l’ordre ainsi que par certains segments de la de l’Est depuis l’Asie via les voies commerciales de population en général. l’océan Indien, est présent depuis longtemps sur le continent africain. Sa production et sa consommation Après l’interdiction du khat au Rwanda et en Tanzanie, remontent au XIVe siècle80. Il s’agit de la substance les pays voisins ont à leur tour invoqué cet « autre » la plus consommée et la plus vendue en Afrique (en statut pour saisir des plants, alors même que le khat ne dehors de l’alcool, du tabac et du café), avec environ tombait pas sous le coup d’une législation nationale. 38,2 millions de consommateurs81 contre 5 à 10 millions de consommateurs de khat82. Le commerce du khat à l’étranger et à l’intérieur du continent, se heurte de plus en plus à l’interdiction et Le cannabis est présent sur tout le continent, mais sa une criminalisation d’ordre social visant à enrayer sa consommation est prédominante en Afrique de l’Ouest consommation. Son statut n’a jamais été aussi ambigu. et en Afrique centrale83. Rapport continental 03 / juin 2019 13
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