Vote communautaire et suffrage individuel : une conparaison des pratiques électorales dans le sud du Mexique1 - Plural Ciesas
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Vote communautaire et suffrage individuel : une conparaison des pratiques électorales dans le sud du Mexique1 David Recondo Chercheur associé au CEMCA2 En 1995, à l’heure même où le Mexique expérimente ses premières élections « libres et équitables » sous l’égide du tout nouvel Institut fédéral électoral, l’État de Oaxaca, dans le sud du pays, reconnaît officiellement les us et coutumes pratiqués par les communautés rurales pour désigner leurs autorités municipales. En effet, le Congrès de l’État vote, après de longues négociations, une réforme au code électoral destinée à légaliser des procédés coutumiers que le gouvernement et le parti « officiel » - le PRI3 – ont utilisés, pendant des décennies, afin d’assurer leur hégémonie dans les municipes4 indiens. Désormais les autorités désignées par les communautés pourront être accréditées sans l’intervention des partis politiques et l’Institut électoral local, tout comme le Congrès de l’État, devront se contenter de valider les élections opérées par les assemblées de village. Cette réforme fait partie des mesures de reconnaissance légale de la diversité culturelle entreprises par de nombreux pays d’Amérique latine, tout au long des années 1990. D’autres pays comme la Colombie ou bien l’Équateur ont également créé des législations spéciales, concernant l’autonomie des communautés indigènes et leur accès à la représentation politique5. Mais l’originalité de la réforme entreprise dans l’Oaxaca réside dans le fait qu’elle consacre un ensemble de pratiques électorales qui contredisent, sous plusieurs aspects, les principes et les formes du suffrage universel et secret qui prévaut lors des élections supra-municipales. Désormais la loi électorale locale légitime deux formes de vote : le vote coutumier (différent d’un 1 Cet article correspond à une version remaniée d’un article publié en anglais in BRIQUET, Jean Louis et PELS, Peter (coord.), Cultures of Voting. Essays on the ethnography of secret ballot, Londres, Hurst-CERI, à paraître. 2 Centre d’études mexicaines et centraméricaines de l’Ambassade de France à Mexico. 3 Partido revolucionario institucional (Parti révolutionnaire institutionnel). Fondé, en 1929, sous le nom de Partido nacional revolucionario (Parti national révolutionnaire), par le président Plutarco Elías Calles. En 1938, il devient le Partido de la revolución mexicana (Parti de la révolution mexicaine) et adopte son nom actuel en 1946. Ses dirigeants contrôlent le pouvoir fédéral sans interruption depuis sa création jusqu’en 2000. 4 Le municipe (municipio) mexicain correspond à la commune française. 5 Pour une étude comparée des politiques multiculturalistes en Amérique latine, voir Van cott 2000. 1
municipe à l’autre) et le suffrage universel, individuel et secret (tel que nous le connaissons, à quelques détails près, en Europe). Même si ces deux formes de suffrage s’appliquent à des niveaux politiques différent (celui du municipe pour le vote coutumier et celui de l’État fédéré et de la fédération pour le suffrage universel), leur coexistence sur un même territoire n’est pas sans incidence sur le déroulement des élections6. Certains phénomènes, comme l’interdiction d’installer les urnes décrétée par les autorités municipales, le non- respect du secret au moment de remplir les bulletins ou bien l’abstention record lors des élections supra-municipales, ont provoqué des interprétations diverses de la part des analystes. Pour certains, les irrégularités observées reflètent une contradiction profonde entre deux cultures politiques que la légalisation des coutumes est venue accentuer : le suffrage universel, individuel et secret serait incompatible avec les pratiques communautaires de désignation des autorités municipales7. Pour d’autres, au contraire, ces phénomènes reflètent la manipulation des acteurs politiques locaux : le suffrage secret est conçu comme une technique politique neutre pouvant s’implanter dans des contextes culturels forts différents. Ces deux interprétations nous semblent tout aussi réductrices. Si elles ont le mérite de porter l’attention sur les rapports entre la culture et les formes du vote, elles n’en appauvrissent pas moins un champ de réflexion extrêmement riche et en grande partie inexploré. Nous nous interrogerons ici, sur les interactions entre les deux formes de vote qui coexistent dans l’Oaxaca et les usages que font les acteurs locaux de cette dualité institutionnelle. Dans un premier temps, nous montrerons à quel point les formes matérielles du vote reflètent des configurations culturelles différentes qui contredisent la neutralité supposée des techniques électorales. Nous décriront brièvement les procédés employés par les communautés pour désigner leurs 6 Le Mexique étant une République fédérale, les élections ont lieu à trois niveaux : au niveau municipal, pour élire les membres des ayuntamientos (conseils municipaux) ; au niveau des États fédérés, pour élire les gouverneurs et les députés locaux, et au niveau fédéral pour élire le président de la République, les députés fédéraux et les sénateurs. Les députés locaux et fédéraux sont élus tous les trois ans et les gouverneurs, Président et sénateurs tous les six ans. 7 Les tenants ce point de vue, se divisent à leur tour en deux camps : d’un côté, ceux pour qui le suffrage secret apparaît comme une technique démocratique par excellence, dont l’apprentissage marque – et conditionne - l’accès des sociétés locales à un niveau supérieur de développement politique (Trejo et Aguilar 2002) ; de l’autre, ceux qui conçoivent le suffrage universel comme une technique « occidentale » susceptible de « polluer » les coutumes indigènes (Bellinghausen 1997). 2
autorités municipales afin de mettre en valeur ce qui les différencie des mécanismes de la démocratie électorale. Dans un deuxième temps, nous montrerons à quel point les cultures locales du vote ne sont pas des systèmes clos mais qu’elles sont marquées, au contraire, par une hybridité originelle et en constante évolution. Nous analyserons la façon dont les formes mêmes du suffrage sont un enjeu des stratégies des acteurs politiques locaux et comment les controverses sur les procédés électoraux légitimes contribuent à produire – par hybridation – des configurations institutionnelles originales. Une telle analyse nous permet, du même coup, d’illustrer les avantages d’une approche comparée au niveau local (entre deux types de pratiques politiques) et au niveau régional (entre des localités différentes). Vote communautaire et suffrage universel : quelques différences pratiques Le code électoral de l’État de Oaxaca, réformé en 1995 puis de nouveau en 1997, établit une distinction entre deux types de municipes : d’une part, les municipes coutumiers où les autorités locales sont désignées selon des procédés « traditionnels » et sans l’intervention des partis politiques et, de l’autre, les « municipes de partis », où l’élection des autorités passe par le suffrage universel et secret. Le premier type est largement majoritaire puisqu’il concerne 418 des 570 municipes de l’Oaxaca. Les communautés y ont reproduit un système de gouvernement local hérité de l’époque coloniale. Ce système repose sur ce que les anthropologues ont appelé la hiérarchie civile et religieuse ou sistema de cargos (système de charges ou de fonctions) (Carrasco 1961 : 483-497). Les personnes qui appartiennent à la communauté doivent collaborer à la réalisation de tâches d’intérêt général. Chacun remplit, tout au long de sa vie, différentes fonctions (cargos), sans recevoir de rémunération. En principe, les responsabilités et le prestige attachés à ces fonctions augmentent progressivement. Cette hiérarchie comprend des fonctions d’ordre religieux (organisations des fêtes patronales, entretien de l’église, etc.), administratif (les différents postes du conseil municipal - l’ayuntamiento - y sont 3
intégrés) et agraire (comisariado de bienes comunales ou ejidales)8. D’autres fonctions liées aux travaux publics, à l’entretien des écoles ou bien à la mise en oeuvre de programmes gouvernementaux d’aide sociale font aussi partie de cet organigramme communautaire. L’administration municipale y est donc conçue comme un service obligatoire. Les mandats durent de un à trois ans, selon le niveau hiérarchique. Dans la majorité des cas, les membres de l’ayuntamiento changent tous les ans, contrairement aux trois années que fixe la loi. Chaque mandat est suivi d’une période de repos plus ou moins longue. Mais le service rendu à la communauté ne s’arrête pas à la réalisation des cargos. Les membres de la communauté doivent également participer de façon régulière à des travaux collectifs (construction d’édifices publics, ouverture ou entretien des chemins, etc.). Des sanctions sont prévues pour les personnes qui refusent de collaborer aux tâches communautaires, pouvant aller de l’amende à l’expulsion en passant par l’emprisonnement. Tout le monde est donc obligé de remplir un minimum de fonctions communautaires mais seule une minorité accumule l’influence et le prestige nécessaires pour arriver au sommet de la hiérarchie et prendre sa place parmi les anciens9. À côté du conseil des anciens et du cabildo10, l’assemblée de village constitue l’un des espaces de décision les plus importants. Selon des règles qui varient énormément d’une municipalité à l’autre, les personnes adultes ou mariées se réunissent de façon périodique pour traiter les affaires d’intérêt général ou bien pour désigner les autorités municipales. Les procédures coutumières de désignation des autorités municipales, communément appelées usos y costumbres (us et coutumes), sont sans doute l’un des traits les plus originaux de cette forme de gouvernement local. Comme pour l’ensemble des institutions décrites supra, les 8 Mot dérivé de Kassequa, nom des chefs indiens des Caraïbes que les Espagnols ont utilisé pour e désigner les chefs ou seigneurs autochtones de la Nouvelle Espagne. Il est utilisé au XX siècle pour désigner les leaders politiques issus généralement des milieux populaires dans le Mexique rural ou urbain post-révolutionnaire. 9 Les anciens, principales (principaux) ou tatamandones – leur nom varie d’une région à l’autre - sont les personnes qui ont gravi tous les échelons de la hiérarchie communautaire. Ils ont une autorité morale qui en fait des sortes de conseillers des autorités municipales. Jusque dans les années 1960 et 1970, dans certaines municipalités, ils avaient un pouvoir de décision important dans tous les domaines de la vie collective, y compris la désignation des membres de l’ayuntamiento. 10 Terme d’origine coloniale pour désigner le conseil municipal. 4
procédures électorales varient énormément d’une municipalité à l’autre. Mais une enquête réalisée récemment dans plus de 400 municipalités a mis en valeur certains points communs (Velásquez Cepeda et Méndez Lugo 1997). Dans la majorité des cas, les personnes destinées à occuper les fonctions municipales sont désignées par l’ensemble des citoyens de la communauté réunis en assemblée11. La citoyenneté est rarement universelle ; dans un tiers des municipes seuls les hommes ont le droit de participer aux assemblées. Mais il ne s’agit pas de tous les hommes puisque le droit d’élire et d’être élu dépend d’autres facteurs liés, le plus souvent, aux services communautaires. L’homme, même s’il a moins de 18 ans doit participer aux tequios12 et occuper des charges publiques à partir du moment où il est marié et qu’il devient chef de famille. Dans certaines communautés, néanmoins, les célibataires sont obligés de participer aux charges civiles et religieuses – au bas de l’échelle- et acquièrent du même coup un droit d’opinion dans les assemblées. Là encore les normes varient d’une communauté à l’autre. En plus des femmes et des jeunes, les personnes qui ne sont pas nées dans le municipe concerné ou bien les habitants des communautés périphériques (les agencias municipales)13 n’ont pas toujours le droit de participer aux assemblées d’élection des autorités municipales, sauf si elles prennent part au système des charges de la communauté chef-lieu. Or, cela n’est pas toujours permis. D’une façon générale, les coutumes donnent lieu à un suffrage censitaire, bien que le cens prenne ici la forme d’une participation aux tâches communes et pas seulement celle d’un impôt (Recondo 1999 : 85-101). Par ailleurs, le vote n’est pas nécessairement personnel ou individuel, puisque le chef de famille peut l’exercer au nom de sa femme et de ses enfants. Il n’est pas 11 Bien que les études ethnographiques aient mis en évidence l’influence considérable des anciens dans la désignation des personnes devant occuper des charges municipales, ils ne sont plus, de nos jours, les seuls à décider. Ils se joignent parfois aux autorités sortantes pour établir une première liste des candidats. Mais la décision est toujours soumise à l’assemblée générale. 12 Mot d’origine préhispanique désignant les travaux d’interêt général non-rémunérés que tout membre adulte et indépendant de la communauté doit effectuer au bénéfice de la collectivité. 13 La plupart des municipes mexicains sont subdivisés en plusieurs localités, l’une d’elle a le statut de chef-lieu (cabecera municipal) tandis que les autres ont le statut d’agencia : elles dépendent administrativement du chef-lieu et ont, à leur tête, des autorités auxiliaires aux prérogatives extrêmement limitées. 5
toujours direct, non plus, puisque dans certains cas ce sont les autorités des agencias qui se rendent aux assemblées du chef-lieu pour participer à l’élection de l’ayuntamiento au nom de leurs communautés. Pendant des années, cette forme collective et indirecte du vote est aussi appliquée lors des élections supra- municipales : les autorités locales se chargent de remplir tous les bulletins de vote, au nom de la communauté. A partir des années 1990, cette pratique est devenue impossible en dehors des élections locales : la nouvelle réglementation électorale et la consolidation des partis d’opposition font que les bureaux de vote sont vraiment installés et que seules les personnes ayant une carte d’électeur peuvent voter. Il arrive encore, néanmoins, que la décision du vote soit prise de façon collective en ce qui concerne les élections supra-municipales. Les électeurs se contentent alors de ratifier individuellement et dans l’isoloir, la décision de l’assemblée. Vote coutumier, vote de consécration : l’ethos communautaire matérialisé Cette conception particulière du pouvoir et de son exercice se reflète dans les formes que prend le vote. Celui-ci n’est presque jamais secret. Vote de consécration par excellence, sa fonction est avant tout de ratifier une décision prise sur le mode de la délibération. Réunis en assemblée les habitants du village expriment leurs opinions sur les qualités des personnes proposées, jusqu’à ce qu’ils parviennent à un consensus. Les débats peuvent durer des heures, parfois même plusieurs jours. Plus ou moins formalisé, le vote sert à exprimer l’accord des participants plutôt qu’à départager, de façon strictement arithmétique, les personnes qui devront occuper des charges publiques. Il existe néanmoins une grande diversité de procédés, dont la plupart reflète le caractère éminemment hybride du vote coutumier. Dans la plupart des municipes, les membres de l’élite locale soucieux de légalité – des instituteurs le plus souvent – ont transposé aux assemblées de village les procédures appliquées dans l’organisation des réunions syndicales ou scolaires : vérification du quorum, désignation d’un modérateur et d’une équipe de scrutateurs destinés à coordonner les délibérations et comptabiliser le vote, etc. Dans ce cas, les modérateurs se chargent d’établir des listes de candidats pour chaque poste à pourvoir (maire, conseiller municipal, policier, juge municipal, etc.). Ils sont ensuite soumis au vote de l’assemblée. Le plus souvent les scrutateurs procèdent au 6
décompte des suffrages, le poste étant finalement attribué au candidat qui obtient le plus grand nombre de voix. Les candidats « éliminés » sont généralement proposés pour le poste suivant dans la hiérarchie des charges, si bien que toutes les personnes désignées par l’assemblée finissent par s’intégrer au conseil municipal sans qu’aucune ne soit exclue. Cette caractéristique générale n’en recouvre pas moins une grande diversité dans les formes que prend le vote. Dans plus de la moitié des municipes coutumiers, le vote se fait à main levée. Ailleurs il est inscrit par chaque électeur sur un tableau noir, déposé dans une urne ou bien communiqué de façon confidentielle à un scrutateur. Il prend, aussi, la forme d’une acclamation, d’un applaudissement si le degré de formalisation du vote est moindre et que l’assemblée veut simplement exprimer un accord unanime. Dans quelques cas, enfin, les électeurs s’alignent derrière le candidat de leur choix (voir tableau 1). 7
14 Tableau 1 Les formes du vote coutumier FORME DU VOTE NOMBRE DE MUNICIPES Main levée 209 Marquent un trait sur un tableau 79 Bulletins et urnes 40 Main levée ou bien autre procédé* 34 Acclamation 10 Bulletins 9 Applaudissements 3 Listes électorales 3 Oralement 2 Se mettent en ligne derrière le candidat 1 Transmis de façon confidentielle à un scrutateur 1 Chaque autorité sortante désigne son successeur 1 Sans réponse 20 TOTAL 412 Source : Catálogo municipal de usos y costumbres, CIESAS-IEE, 1997. *Certains municipes ont déclaré utiliser plusieurs procédés, mais celui de la main levée est le plus fréquent. Ces techniques de vote montrent à quel point le principe de majorité et celui du consensus sont étroitement mêlés. Toutefois, même si la logique de majorité tend à remplacer celle du consensus – à mesure que la compétition pour le contrôle du pouvoir local s’intensifie - la fonction de légitimation ou de ratification côtoie toujours celle de l’élection à proprement parler. L’élection est avant tout un acte rituel, dont la fonction première est d’ordre symbolique : le but est de refonder l’unité de la 14 L’enquête a été menée, en 1996, auprès des 412 municipes qui ont été classés coutumiers en 1995. Six autres municipes viendront s’ajouter à cette liste lors des municipales de 1998, pour donner un total de 418 municipes coutumiers contre 152 municipes « partisans ». Il convient de préciser, également, que dans la plupart des municipes, plusieurs des procédés indiqués sont utilisés selon le poste à pourvoir (par exemple, un vote à main levée pour désigner le presidente municipal, l’acclamation pour le reste des conseillers municipaux, etc.). 8
communauté en exprimant publiquement son accord. S’il est secret, le vote risque de ne plus remplir cette fonction d’unification et de production du consensus. Il risque d’affaiblir la logique qui amène la minorité en désaccord ou les individus indécis à s’aligner sur la majorité. Les paroles d’un tatamandón de San Agustín Chayuco illustrent parfaitement cette logique : [Avec le vote secret] les personnes disent une chose, mais après elles cochent le bulletin d’une autre façon… elles se moquent. C’est mieux que l’on voit bien pour qui chacun vote, en faisant des marques sur un tableau. […] Comme ça, ceux qui ne savent pas comment voter tracent leur croix là où il y en a le plus. Même s’ils ne sont pas d’accord15. Mais l’explication anthropologique ne doit pas en écarter une autre, beaucoup plus prosaïque : le refus d’introduire le vote secret dans la ratification des décisions collectives émane aussi des leaders communautaires et des caciques qui veulent pouvoir contrôler la dissidence. L’unité communautaire exprime aussi l’unité d’une certaine configuration des relations de pouvoir. Un équilibre parfois fragile que les rituels coutumiers servent à légitimer et à préserver. Les autorités locales tiennent tout particulièrement à ce que l’élection se fasse de façon publique, à main levée ou bien en faisant des marques sur un tableau noir car elles veulent s’assurer que les personnes à qui ils ont fait des « faveurs » voteront bien pour leur candidat. Les vicissitudes du suffrage universel et secret dans les municipes coutumiers : chroniques d’un quiproquo Les municipes à dominante communautaire, où l’exercice du pouvoir est conçu comme une obligation pourvoyeuse de prestige côtoient des municipes généralement plus grands, et plus politisés, où les groupes d’intérêts se sont constitués en factions susceptibles d’établir des alliances avec des partis politiques. La compétition pour le contrôle du pouvoir y est plus ouverte, en partie parce que 15 Entretien avec Pedro Nicolás Alavez, tatamandón et Président du comité municipal du PRI à San Agustín Chayuco, 20 novembre 1999. 9
celui-ci donne accès à des ressources financières considérables à partir des années 1980. Bien entendu, la frontière entre les municipes communautaires et partisans est particulièrement difficile à tracer : tous les municipes de l’Oaxaca sont marqués par une certaine hybridité, un équilibre subtile et changeant entre la communauté – où la logique collective prime sur l’individu – et la sociation – où les processus d’individualisation, dus en partie à la modernisation et à l’urbanisation qui l’accompagne, l’emportent sur les modes traditionnels de contrôle social. En établissant deux catégories bien distinctes de municipes (les coutumiers et les partisans), la loi n’en contribue pas moins à créer une dualité institutionnelle. Or si cette dualité donne lieu à des conflits au moment des élections municipales, comme nous le verrons un peu plus bas, elle en provoque également lorsqu’il s’agit d’organiser les élections supra-municipales. En effet, l’élection des députés (locaux et fédéraux), du gouverneur, des sénateurs et du président de la République passe par le suffrage universel, individuel et secret dans l’ensemble des municipes de l’Oaxaca et du Mexique. Les candidats doivent être obligatoirement accrédités par l’un des partis politiques officiellement reconnus. Ainsi, le modèle le plus classique de la démocratie électorale côtoie, sur un même territoire, des formes de désignation des autorités municipales qui contredisent souvent ses principes fondamentaux. Cette coexistence n’est pas toujours évidente. Certains analystes, comme José Antonio Aguilar et Guillermo Trejo ont montré que la préparation et le déroulement des élections fédérales sont plus conflictuels dans les municipes où l’élection municipale se fait selon la coutume (Trejo et Aguilar 2002). Les conflits surgissent aussi bien au moment de la sélection et de la formation des responsables des bureaux de vote que le jour même de l’élection. Les incidents les plus courants ont lieu lorsque les autorités municipales ou traditionnelles (les anciens) remplacent les jeunes et les femmes tirés au sort pour constituer les bureaux de vote, par des personnes occupant une position plus élevée dans la hiérarchie communautaire. Selon les propos recueillis dans l’un des municipes de la Mixtèque, les anciens n’admettent pas que les jeunes soient responsables des bureaux de vote « parce qu’ils n’ont pas encore été 10
mayordomos »16. Dans bien des cas, il arrive que les maris prennent la place de leurs femmes ou bien tout simplement empêchent celles-ci de se rendre aux stages de formation que l’IFE17 organise pour les futurs responsables des bureaux de vote. Il en est de même pour des dissidents religieux : les autorités municipales voient parfois d’un mauvais œil que ces « brebis galeuses » aient des responsabilités « officielles » dans le déroulement des élections. Il est fréquent aussi, que les maris votent au nom de leur femme ou de leurs enfants, lorsque ces derniers ont atteint l’âge de voter, mais ne sont pas encore indépendants. Les chefs de famille se rendent aux urnes avec les cartes d’électeurs des membres de leur famille et remplissent eux-mêmes un nombre équivalent de bulletins de vote. La démarche semble tellement naturelle, que les assesseurs des bureaux de vote ne s’y opposent pas toujours. Les propriétaires des cartes se contentent alors de tendre le pouce aux assesseurs pour que ceux-ci les marquent avec de l’encre indélébile, comme l’indique la loi. Comme nous venons de le voir, ces « anomalies » reflètent une conception et une pratique particulières de la citoyenneté. Alors qu’aux élections supra-municipales, le suffrage est « universel, libre, secret, direct et personnel », celui-ci n’est ni universel, ni secret, ni personnel lorsqu’il s’agit de désigner les autorités municipales. Boycott des élections et abstention : lorsqu’une forme du vote en exclue une autre Dans l’Oaxaca, la contradiction entre les deux ordres juridico-institutionnels est aggravée par le fait que la loi électorale interdit la participation des partis politiques dans les élections locales de plus de 70% des municipes. Bien que la coutume n’ait qu’une application locale, sa légalisation a donné lieu à des distorsions peu favorables à la consolidation des partis politiques18. Les dirigeants locaux, qui perçoivent ces derniers 16 Charge traditionnelle de type religieux. Le mayordomo est une personne qui finance la fête patronale de son village avec ses propres ressources. 17 Instituto Federal Electoral (Institut fédéral électoral). Organisme public indépendant chargé d’organiser et de superviser les élections fédérales (présidentielles et législatives). 18 Au niveau fédéral, les partis politiques constituent le seul canal pour accréditer des candidats. La loi n’autorise pas les candidatures indépendantes. 11
comme une menace pour l’unité communautaire, versent souvent dans l’anti- électoralisme le plus radical. Lors des élections fédérales de 1997 et 2000, et celles de l’État de Oaxaca en 1998 – pour élire les députés locaux et le gouverneur- il est arrivé que des autorités interdisent aux candidats de faire campagne à l’intérieur du territoire municipal. Certaines d’entre elles ont même empêché que l’élection ait lieu. En 1997, ce sont les municipes de San Pedro y San Pablo Ayutla, Mazatlán Villa de Flores et Eloxochitlán de Flores Magón qui prennent ce genre de résolution. En 1998, à ces trois municipes vient s’ajouter celui de San Juan Quiahije. En 2000, c’est au tour de Santiago Zacatepec, San Juan Cotzocón, et Estancia de Morelos – une agencia de Santiago Atitlán - d’empêcher, tout comme San Juan Quiahije, de laisser installer les urnes19. Dans chacun de ces municipes, la décision d’interdire les campagnes et l’installation des urnes a des raisons particulières. Il existe néanmoins quelques points communs. Dans pratiquement tous les cas, la décision s’inscrit dans le contexte d’un conflit interne qui oppose deux factions dont l’une reçoit le soutien du PRI. Afin de contrer le pouvoir de ses rivaux la faction qui n’obtient pas l’appui du gouvernement adopte un discours autonomiste valorisant les coutumes locales au détriment du jeu partisan qui leur est défavorable. Le boycott des élections reflète aussi une deuxième logique, étroitement liée à la première et qui en dit long à la fois sur le manque de légitimité du système électoral et sur la culture politique des élites indigènes, dans les régions les plus marginalisées. En effet, les autorités municipales cherchent à faire pression sur le gouvernement pour qu’il apporte une réponse à des demandes parfois anciennes qui peuvent aller de l’attribution de ressources financières supplémentaires, à la solution d’un litige (de type agraire notamment), en passant par la demande d’ouverture d’un établissement d’éducation secondaire. Dans tous les cas, les autorités conçoivent les élections comme une « affaire du gouvernement », quelque chose d’officiel, mais pas comme un moyen permettant aux citoyens d’influer sur l’orientation des politiques publiques. Sans doute n’ont-ils pas tout à fait tort lorsqu’ils considèrent que les élections ne sont qu’un moyen de légitimation aux mains du gouvernement, un jeu 19 En 2000, Ayutla, Mazatlán et Eloxochitlán acceptent de participer aux élections fédérales. 12
soigneusement orchestré par le PRI, pour mieux assurer son hégémonie. Sous le régime monolithique du PRI, jusque dans les années 1990, les élections ne sont qu’un rituel, une formalité administrative destinée à légitimer les candidats du parti « officiel ». Le boycott des élections exprime aussi un nouveau courant politique qui se consolide après l’émergence de la guérilla néozapatiste au Chiapas. Axé sur un discours autonomiste, ce mouvement remet en cause le système de partis, dont il considère qu’il ne représente pas les intérêts des indigènes. La lutte est, là aussi, profondément anti-priiste20, mais elle renvoie dos-à-dos l’ensemble des partis politiques. Les organisations non-gouvernementales omme OIDHO21, le Front unique des maires de la région mazatèque ou bien SER22 partagent cette orientation. Leur but est de consolider des espaces de pouvoir local autonomes, qui ne soient plus soumis au contrôle clientéliste du PRI. Ils revendiquent également la mise en place de nouveaux mécanismes de représentation politique qui ne passent pas par les partis politiques et qui ressembleraient à une sorte de projection, au niveau régional, du système d’us et coutumes : les candidats indigènes, seraient désignés dans des assemblées régionales, en prenant en compte leur trajectoire communautaire et municipale (Regino 1998 : 17). Même si ce mouvement est porteur d’un changement politique, dans la conjoncture électorale de 1997, 1998 et 2000, il encourage une abstention particulièrement favorable au PRI. D’une façon générale, en effet, l’abstention est plus élevée dans les municipes coutumiers que dans ceux de partis. Le 2 août 1998, le taux moyen d’abstention atteint 53,8% dans les municipes coutumiers, alors qu’il est de 48,8% dans les municipes de partis. Cela fait une différence de 5% entre les deux catégories de municipes. Cet écart est encore plus marqué dans les élections fédérales du 2 juillet 2000 : dans les municipes de partis le taux moyen d’abstention est de 38,6 % alors que dans les municipes coutumiers il s’élève à 48,9%. 20 Opposée au PRI. 21 Organizaciones Indígenas para la Defensa de los Derechos Humanos de Oaxaca (Organisations indigènes de Oaxaca pour la défense des droits de l’homme). 22 Servicios del Pueblo Mixe (Services su peuple mixe). 13
L’abstention a baissé de 4 % par rapport à 1998, mais l’écart entre les deux types de municipes a doublé. Si l’on distingue les municipes en fonction du niveau d’abstention, le contraste est encore plus criant : en 1998, dans 228 des municipes coutumiers (55 %) l’abstention dépasse les 50 % aux élections législatives, alors que seulement 55 municipes partisans (36 %) ont le même niveau d’abstention (voir tableau 1). C’est aussi parmi les municipes coutumiers que l’on trouve les taux d’abstention les plus élevés : 38 municipes ont entre 71 et 100 % d’abstention alors que seulement 2 municipes partisans se situent entre 71 et 80 % (voir tableau 2)23. Là encore le contraste s’accentue lors des élections fédérales du 2 juillet 2000 : dans 171 municipes coutumiers (40 %) l’abstention dépasse les 50%, alors que seulement 11 municipes partisans (7 %) ont entre 50 et 60 % d’abstention. Les niveaux d’abstention les plus élevés se trouvent encore dans les municipes coutumiers : alors qu’aucun municipe partisan n’a plus de 60 % d’abstention, 14 municipes coutumiers ont entre 71 et 89 % d’abstention (voir tableau 3)24. Tableau 2 Elections législatives 2 août 1998, État de Oaxaca Taux d’abstention Municipes coutumiers Municipes de partis politiques 50-60% 116 41 61-70% 74 12 71-80% 28 2 81-90% 7 0 91-100% 3 0 Total 228 55 Source : Institut électoral de Oaxaca. 23 Les trois municipes ayant 100% d’abstention sont ceux où les autorités municipales ont interdit l’installation des urnes. Il s’agit de Mazatlán Villa de Flores, Eloxochitlán des Flores Magon et San Juan Quiahije. 24 Parmi les trois municipes qui dépassent les 80% d’abstention on retrouve Santiago Atitlán (89%), dont une des agencias (Estancia de Morelos) a décidé d’annuler tous les bulletins de vote et San Juan Quiahije (85%), où deux bureaux de votes sur trois – ceux qui correspondent au chef-lieu- n’ont pas été installés. 14
Tableau 3 Elections fédérales 2 juillet 2000 Taux d’abstention Municipes coutumiers Municipes de partis politiques 50-60% 121 11 61-70% 36 0 71-80% 11 0 81-90% 3 0 91-100% 0 0 Total 171 11 Source : Institut électoral de Oaxaca. On ne peut s’empêcher d’établir un lien direct entre le régime coutumier - désormais légitimé par la loi - l’abstention et le vote priiste. L’interdiction faite aux partis d’intervenir dans les élections municipales rend difficile la diffusion de leur programme et de ceux de leurs candidats. Ces derniers éprouvent souvent des difficultés à faire campagne dans les municipes coutumiers. Il est fréquent que les autorités municipales leur interdisent de faire des réunions publiques ou bien de distribuer leur propagande, au nom du respect des coutumes et de l’unité communautaire. Certains municipes, comme Ayutla ou Tlahuitoltepec, dans la région Mixe, ont même interdit aux candidats de coller des affiches ou de peindre leurs slogans sur les murs du village. Le plus souvent, ce sont les candidats de l’opposition qui font les frais de ces mesures. Lors des élections fédérales de 1997, par exemple, Aristarco Aquino, le candidat du PRD25 dans le district 426, se plaint d’avoir rencontré des obstacles considérables pour mener sa campagne électorale. Dans plusieurs municipes, les autorités municipales l’empêchent de distribuer des tracts ou de faire du porte-à-porte27. Les candidats du PRI bénéficient souvent d’un bien meilleur accueil. Dans la plupart des municipes ils continuent à être considérés comme les candidats « officiels » à qui il convient de ne rien refuser si l’on veut 25 Partido de la Revolución Democrática (Parti de la révolution démocratique). Fondé en 1989 par des dissidents du PRI et d’anciens dirigeants du mouvement étudiant de 1968. 26 Le district 4 correspond à la région Mixe, au nord-est de la capitale de l’État, dont la majorité de la population est indigène et la totalité des municipes sont coutumiers. 27 Entretien avec Aristarco Aquino, Oaxaca, 2 août 1997. 15
continuer à bénéficier de l’aide gouvernementale. Ils exigent encore des autorités municipales qu’elles réunissent les habitants du village et les représentants des agencias, afin de les convaincre de voter pour eux. Dans certains cas, néanmoins, les autorités municipales imposent les mêmes règles à tous les candidats, mais ceux du PRI n’en sont pas moins avantagés dans la mesure où leur parti est souvent le seul que les électeurs connaissent. Même si leurs campagnes passent inaperçues, ils savent qu’au moment de cocher les bulletins de vote, les électeurs reconnaîtront d’abord le logotype du PRI, aux couleurs du drapeau national. Le parti du gouvernement dispose d’un noyau dur clientéliste dans les régions les plus marginalisées. Les candidats de l’opposition ont des moyens beaucoup plus limités et doivent faire face à la méfiance et, parfois même, à l’hostilité des autorités communautaires et municipales, que celles-ci soient priistes ou non. Il serait pourtant abusif, nous semble-t-il, d’en conclure que le rejet du vote secret et les taux particulièrement élevés d’abstention reflètent une simple incompatibilité culturelle. Une vision essentialiste de la culture nous amènerait à penser que la démocratie électorale est une importation en provenance d’Occident qui entre en contradiction avec les formes d’organisation communautaire. C’est ce que le discours indianiste et anthropologique tend à affirmer lorsqu’il oppose un modèle de démocratie communautaire, axé sur le consensus, à celui de la démocratie occidentale, reposant avant tout sur le principe de majorité. Dans le premier modèle, le consensus serait le résultat d’un long processus de délibération. Aucune décision importante ne peut être prise en dehors de l’assemblée communautaire et sans arriver à un accord unanime des personnes réunies. Ce mode de décision s’opposerait totalement à celui de la règle majoritaire qui prime dans la démocratie occidentale. Celle-ci implique un choix entre plusieurs options, distinctes et souvent irréconciliables. Elle suppose donc un vote. La décision finale reflète le choix de la majorité, auquel doit se plier la minorité. Le mode consensuel met au contraire l’accent sur l’intégration, la complémentarité et peut se passer de l’émission d’un vote formel, d’un suffrage. Les termes employés dans un document élaboré par les membres de l’organisation SER nous semblent particulièrement représentatifs de cette conception politique : 16
Le suffrage implique la capacité d’émettre un vote. Émettre un vote suppose qu’il y a une majorité et une minorité. Dans le cas de nos communautés et peuples indigènes, la désignation des autorités repose sur l’idée de complémentarité. Le consensus est donc la forme idéale pour désigner nos autorités (Cité dans Bellinghausen 1997). Les dirigeants de SER opposent ici la pratique du consensus à celle du « suffrage universel, libre, secret et direct » que les législateurs prétendent instaurer dans tous les municipes de l’Oaxaca. Ils considèrent que toute décision concernant la communauté doit être prise de façon collective et publique, pour pouvoir justement produire le consensus. Le vote est perçu comme une « dégradation » des formes traditionnelles de décision, une « importation » faite par les instituteurs qui auraient voulu appliquer dans les assemblées les règles qu’ils ont apprises dans le cadre scolaire : parler les uns après les autres, lever la main pour demander la parole, ne pas faire de bruit, etc. Ils auraient ainsi contribué à remplacer le « murmure » (cuchicheo) et le consensus par le vote à main levée et le principe de majorité, autant de procédés « occidentaux » qui contribuent à dénaturer les formes indigènes de délibération (Díaz Gómez s.d.). Il s’agit là d’une vision idéalisée du fonctionnement des assemblées communautaires. Elle repose sur une conception essentialiste de la culture qui en fait un système cohérent, fermé sur lui-même et imperméable aux influences externes. L’introduction d’une technique nouvelle comme le vote secret par le biais de bulletins et d’urnes est susceptible de rompre entièrement les mécanismes traditionnels de délibération. Une telle interprétation nous semble aussi fausse que celle qui présente le vote secret comme une technologie neutre d’un point de vue culturel, comme le serait l’automobile, par exemple. Un instrument que les indigènes pourraient utiliser sans rompre pour autant avec leurs formes de sociabilité et d’organisation collective28. 28 L’historien Juan Pedro Viqueira, entre autres, conçoit la démocratie électorale comme une « technique politique efficace » pouvant s’implanter dans différents contextes culturels « indépendamment de la région du monde où elle aurait été pensée et appliquée pour la première fois ». cf. Viqueira 2000 : 217-244. 17
Us et coutumes et démocratie électorale : quelques « affinités électives » A trop vouloir souligner les particularités du régime coutumier on finit par oublier qu’il partage un élément crucial avec la démocratie électorale : le vote. Celui- ci, nous l’avons vu, a des significations, des fonctions et des formes différentes, mais il n’en fait pas moins partie de la culture indienne. Loin d’être incompatibles, les pratiques coutumières et la démocratie électorale ont des affinités électives29 qui plongent leurs racines dans l’histoire de l’institution municipale mexicaine. Le principe électif fait partie des coutumes. Il ne s’agit pas d’une importation récente, qui refléterait une quelconque acculturation. Dès la formation des pueblos de indios à l’époque coloniale, les Espagnols ont introduit le principe de rotation des charges publiques. Celui-ci a constitué sans doute l’une des ruptures les plus radicales avec l’organisation préhispanique dont les historiens ont montré qu’elle était de type lignager (Romero Frizzi 1996 : 45-73). Au XVIe siècle, les Espagnols instituent les républiques d’indiens (repúblicas de indios), avec des cabildos dont les charges sont électives. Certes les déviances sont fréquentes pendant les premiers temps de la colonie, si bien que l’achat de ses charges ou leur rotation entre un nombre restreint de principales est chose courante dans bien des repúblicas de l’Oaxaca et d’ailleurs. Mais le principe même de l’élection des autorités locales n’en est pas moins un élément constitutif de l’institution municipale. Les caciques dont le pouvoir et les privilèges reconnus par les Espagnols sont héréditaires, cohabitent désormais avec des autorités élues. Les modes d’élection des alcaldes30 et regidores31 changent tout au long de l’histoire coloniale. José Miranda, auteur d’une histoire des idées et des institutions de la Nueva España, regroupe les procédés d’élection des autorités municipales en 29 Expression utilisée par Max Weber dans son étude sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (cf. Weber 1995 [1905]). Nous reprenons ici la définition qu’en donne Michael Löwy : « il s’agit du processus par lequel deux formes culturelles - religieuses, littéraires, politiques, économiques, etc. - entrent, à partir de certaines analogies ou correspondances structurelles, en un rapport d’influence réciproque, choix mutuel, convergence, symbiose et même, dans certains cas, fusion » (Löwy 1999 : 42-50.). 30 Sorte de juge de paix municipal. 31 Conseiller municipal. 18
deux grands ensembles : d’un côté, les repúblicas où le droit de suffrage est réservé à un groupe restreint de nobles (principales), d’autorités (passées et actuelles), d’anciens et de quelques macehuales (gens du commun) ; de l’autre, les repúblicas où le droit de suffrage était attribué à tous les habitants du pueblo de indios correspondant (Miranda 1978 : 133). Entre ces deux pôles il existe toute une variété de situations dans lesquelles le suffrage est plus ou moins restreint. Le principe d’élection n’en remplace pas moins, graduellement, celui de l’hérédité. Dès la fin du XVIIe les caciques et autres nobles sont déplacés par une classe de principales qui occupe les différentes charges civiles et contrôle les échanges tributaires et commerciaux avec les autorités coloniales (alcaldes mayores). Certains auteurs parlent aussi d’une macehualisation du gouvernement des repúblicas, à mesure que la noblesse perd ses privilèges et sa légitimité, et qu’un nombre de plus en plus important de gens du commun accède aux charges publiques. La stratification de la société indienne se maintient, mais elle subit des transformations profondes. La distinction de fortune tend à remplacer celle des titres de noblesse. Après l’indépendance, les institutions municipales subissent de profonds changements, mais les communautés indiennes de l’Oaxaca continuent à reproduire les éléments propres des repúblicas de l’époque coloniale. L’ayuntamiento remplace le cabildo, avec de nouvelles charges, comme celle de Presidente municipal32 ou de síndico33 qui apparaissent dès la seconde moitié du XIXe et viennent s’ajouter à celles d’alcalde et de regidor. La rotation annuelle de ces charges se maintient et leurs titulaires sont toujours élus par les habitants (vecinos) des municipes. A l’instar des lois de la République, le suffrage reste réservé aux hommes. Les communautés continuent néanmoins à appliquer leurs propres critères de citoyenneté et d’éligibilité en interaction avec la formation des nouvelles institutions étatiques. L’un des changements majeurs de l’organisation communautaire et municipale résulte en grande partie des lois de la réforme impulsées par le gouvernement central pour mettre fin à toutes les formes de corporation. Ces mesures contribuent à remplacer le financement collectif du culte catholique (cajas de comunidad) par un financement individuel (mayordomías). Les historiens situent, à cette époque, la formalisation de 32 Maire. 33 Sorte de procureur municipal. 19
la hiérarchie des charges civiles et religieuses que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les municipes de Oaxaca (Chance et Taylor 1985: 1-26). L’accès aux charges civiles est désormais déterminé - en partie - par le prestige qu’acquièrent les individus en faisant des dépenses somptuaires lors des fêtes religieuses. La Révolution marque l’avènement du municipio libre et du suffrage universel. Les communautés n’en continuent pas moins à appliquer leurs propres procédés d’élection. Le suffrage reste toujours plus ou moins restreint et les principales, tout comme les nouveaux caciques qui émergent à la faveur de la réforme agraire (dans les années 1930 et 1940) jouent souvent un rôle déterminant dans la désignation des autorités municipales. Néanmoins, la description que fait José Miranda des procédés électoraux à l’époque coloniale, semble toujours valable dans la période post-révolutionnaire. Il existe une infinité de situations différentes – avec des variations considérables dans le temps - qui semblent pourtant osciller entre deux pôles : d’un côté, un suffrage réservé à quelques principales et autorités locales et, de l’autre, une participation plus large de l’ensemble des citoyens. Dans tous les cas les procédés de désignation des autorités municipales reposent désormais sur la légitimité du suffrage « populaire » : aucune décision n’est prise sans qu’elle soit ratifiée, à un moment donné, par un ensemble plus ou moins important des membres de la communauté (Velásquez Cepeda 2000 : 115-125). Même s’il ne remplit pas les mêmes fonctions que dans la démocratie électorale, le vote coutumier n’en constitue pas moins un véritable précédent démocratique, une matrice traditionnelle à partir de laquelle le jeu électoral moderne, concurrentiel et individualisant peut être appréhendé et même approprié. Cela d’autant mieux, que les coutumes électorales sont marquées par l’hybridité originelle que nous venons de décrire un peu plus haut. Les pratiques coutumières ne constituent pas une forme de démocratie essentiellement distincte, irréductibles à celles qui ont été inventées dans les sociétés occidentales ; il nous semble au contraire qu’elles contiennent - dès leur origine - des logiques « mixtes » voir même contradictoires. Il en est ainsi en particulier du mode de décision : la méthode du consensus se combine souvent avec un principe de majorité. Les anthropologues ont sans doute raison lorsqu’ils affirment que le mode de décision indigène ne passait pas par un vote nominal et que l’habitude de « compter 20
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