All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby : entre assignation identitaire et culture promotionnelle globale du rugby français

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Questions de communication
                          35 | 2019
                          Identité éditoriale, identités sportives

All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse
rugby : entre assignation identitaire et culture
promotionnelle globale du rugby français
Le cas de la Section paloise
All Blacks and Pacific Warriors in Rugby Press: Between Stacking and Global
Promotional Culture in Professional French Rugby. The Case of Section Paloise

Vincent Charlot

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/18929
DOI : 10.4000/questionsdecommunication.18929
ISSN : 2259-8901

Éditeur
Presses universitaires de Lorraine

Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2019
Pagination : 23-38
ISBN : 9782814305540
ISSN : 1633-5961

Référence électronique
Vincent Charlot, « All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby : entre assignation
identitaire et culture promotionnelle globale du rugby français », Questions de communication [En ligne],
35 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 21 janvier 2022. URL : http://
journals.openedition.org/questionsdecommunication/18929 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
questionsdecommunication.18929

Questions de communication is licensed under CC BY-NC-ND 4.0
questions de communication, 2019, 35, 23-38

                                                                      > DOSSIER

                                                                     VINCENT CHARLOT
                                     Centre de recherches sciences sociales sports et corps
                                                     Université Toulouse 3 – Paul Sabatier
                                                                                  F-31062
                                                             vincent.charlot[at]univ-tlse3.fr

                         ALL BLACKS ET GUERRIERS DU PACIFIQUE
                                       DANS LA PRESSE RUGBY :
                                ENTRE ASSIGNATION IDENTITAIRE
                         ET CULTURE PROMOTIONNELLE GLOBALE
                                          DU RUGBY FRANÇAIS.
                                                 LE CAS DE LA SECTION PALOISE

Résumé. — Le rugby d’élite français connaît une internationalisation massive de ses
effectifs. Parmi le contingent d’athlètes étrangers évoluant dans les clubs de Top 14, les
joueurs néo-zélandais et ceux issus des îles du Pacifique Sud bénéficient d’un statut
particulier construit autour de caractéristiques morphologiques, techniques et identitaires.
Le cas du club de la Section paloise illustre cette situation. À travers l’analyse du discours
journalistique sur ces joueurs et leur rôle central dans la communication externe du club,
l’article vise à objectiver la stratégie de promotion globale du rugby professionnel français.

Mots clés. — sport, rugby, étrangers, identité, presse, culture promotionnelle globale

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V
         ingt-trois ans se sont écoulés depuis l’entrée du rugby à XV dans l’ère du
         professionnalisme. Si l’opérationnalisation effective du processus traîne
         quelque peu en France, ne prenant véritablement forme qu’au début des
années 2000, il n’en demeure pas moins évident que cette mue, révolution symbolique
et éthique pour certains, préfigure la construction d’une des compétitions nationales
les plus attractives et élitistes dans cette discipline sportive (Chaix, 2015a). La
structuration du Top 14 (appellation de la première division française) s’est opérée
en synergie avec le développement d’un intérêt médiatique croissant initié par le
diffuseur (et financeur) « historique », la chaîne cryptée Canal Plus. Longtemps
référencée comme une pratique sportive n’intéressant que les terroirs du sud du
pays, la dernière décennie atteste d’une forme de désenclavement de l’intérêt pour le
rugby au point de constituer à ce jour un des produits d’appel principaux du diffuseur
qui en détient les droits exclusifs jusqu’en 2019 pour un montant de 74 millions
d’euros par saison. La visibilité grandissante de la pratique a également coïncidé avec
le déclin de l’empathie populaire pour le football dans l’hexagone après la période
dorée de la coupe du monde 98 et de l’Euro 20001.

La moindre réussite de l’équipe de France s’accompagne parallèlement d’une forme
de défiance de l’opinion publique vis-à-vis des professionnels du football coupables de
comportements sportifs et extra-sportifs défrayant la chronique, et d’une moindre
attractivité du championnat d’élite national, moins en capacité économique d’attirer
des joueurs de renoms capables de perturber la domination outrancière du PSG,
unique prétendant aux standards économiques des grands clubs européens. A contrario,
l’échelle économique dans laquelle évolue le rugby, en dépit d’un développement
exponentiel, offre aux investisseurs des droits d’entrée plus contenus que ceux du
football dans une discipline jouissant d’une image positive dont les publicitaires se
sont emparés. Le rugby professionnel français, avec son triptyque vertueux « diffuseur,
partenaires, public », est vite devenu l’un des plus puissants au monde sur le plan
économique et de fait particulièrement attractif pour l’élite mondiale de ce sport.
Très internationalisés, les effectifs du Top 14 donnent à voir une version renouvelée
du « rapport au local » dont le traitement médiatique des acteurs étrangers, tout
spécialement les joueurs originaires de Nouvelle-Zélande et des îles du Pacifique Sud
(Fidji, Samoa,Tonga), constitue un paramètre structurant et participe d’une logique de
promotion globale du produit (Andrews, 1997 ; Gantz, 2013). Cette contribution se
propose de mettre en exergue le rôle de la « presse rugby » dans cette stratégie, plus
spécifiquement le journal de référence Midi olympique, en insistant sur l’opérationnalité
commerciale des processus d’assignation identitaire à l’œuvre sur certaines populations
d’athlètes du rugby professionnel. Le focus sur le club de Top 14 de la Section paloise,
particulièrement exemplaire de la stratégie d’internationalisation du modèle, permettra
une illustration de ce phénomène, à travers la mobilisation régulière de cette logique
dans ses supports de communication, notamment numériques.

1
    Rappelons ici le cuisant échec sportif de l’équipe de France lors de la coupe du monde 2002 en
    Corée et, surtout, la désastreuse campagne de la coupe du monde 2010, ponctuée par l’épisode
    de la grève des joueurs à l’occasion d’un entraînement.

24        dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

Le Top 14 : exigence sportive, réalité économique
et légitimation de l’internationalisation
Comme le soulignent économistes du sport et gestionnaires, les budgets des
clubs de rugby à XV de l’élite ont augmenté de façon considérable depuis le
début des années 2000 pour atteindre en moyenne 21 millions d’euros (multipliés
par huit selon des travaux récents sur la période2 – Chaix, 2015a). Notons que
cette inflation concerne l’intégralité des acteurs évoluant en Top 14, les écarts
budgétaires entre les équipes trustant régulièrement le haut du tableau et celles
plus habituées aux joutes pour se maintenir au sein de l’élite étant par ailleurs
contenus (le ratio entre le budget le plus élevé et le plus faible s’élève à 2,56 – Chaix,
2015a). Quoi qu’il en soit, l’occasion d’évoluer dans le Top 14 désormais et de s’y
inscrire durablement semble dépendre capacités à mobiliser mécènes, partenaires
d’envergure nationale, voire internationale dans des bassins économiques porteurs.
Ainsi, depuis l’avènement de la professionnalisation, pouvons-nous constater la
disparition progressive de l’élite de fiefs historiques du rugby français, entraînant
une redéfinition de la cartographie du rugby d’élite faisant la part belle à des clubs
inscrits dans des zones urbaines conséquentes, indiquant une tendance à entrer
dans un processus de métropolisation (Helleu, Durand, 2007 ; Chaix, 2015b).
Bien entendu, l’augmentation des budgets est à appréhender parallèlement à la
rationalisation technique du jeu comme à l’alourdissement des calendriers pour les
athlètes (championnat national, coupes européennes et pour certains, rencontres
internationales), posant comme nécessité la constitution de squads (effectifs)
composés d’une quarantaine de joueurs sous contrats et de staff technique et
médical élargis (Charlot, 2012). Dans ce contexte, on peut aisément comprendre
la prédilection du milieu pour des stratégies « court-termistes » sur le plan sportif
tant l’atteinte des objectifs relève d’un exercice complexe3. Ce que certains
commentateurs et journalistes qualifient de « course à l’armement », lorsqu’il est
question d’évoquer l’intensification des mouvements de joueurs, ressemblerait
plus à une stratégie de survie tant la densité des effectifs en qualité comme en
quantité conditionne le déroulement d’une saison. Le recours au recrutement
étranger peut aussi être analysé en ce sens, au prétexte de pouvoir compter dans
ses rangs des joueurs a priori plus aguerris aux exigences de la haute compétition
que leurs jeunes homologues français. Précisons par ailleurs que l’argument d’une
pénurie de joueurs français sur certains postes de jeu est aussi fréquemment
avancé par les équipes dirigeantes lorsqu’il s’agit de légitimer cette « tentation de
l’étranger » (Brocard, Gouguet, 2015). La concurrence exacerbée entre clubs et
l’augmentation de leurs moyens financiers ont entraîné une inflation salariale loin

2
    La taille moyenne des villes de Top 14 est passée de 270 000 habitants jusqu’en 2008 pour atteindre
    475 000 en 2014/2015 (Chaix, 2015).
3
    À titre d’exemples sur l’exercice 2015/2016, citons la saison mouvementée du Stade français Paris,
    champion en titre et flirtant tout au long de l’exercice avec la zone de relégation ou encore le cas
    du club d’Oyonnax, 6e qualifié l’an passé et invité à sa première participation dans la compétition
    européenne majeure, qui connaîtra les affres de la relégation à l’issue de la saison.

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d’être négligeable4, surtout si l’on s’intéresse aux vedettes étrangères du jeu venues
poursuivre leur carrière en France5. Pour finir, notons que la forte médiatisation du
jeu a eu pour effet de publiciser le montant de ces rémunérations depuis plusieurs
années, ce qui revêt une certaine importance dans le processus de compréhension
du marché chez les amateurs de la pratique (ibid.).

Stabilité géographique du marché des joueurs
et redéfinition des stratégies identitaires des clubs
Le statut enviable du Top 14, au regard de son exposition médiatique comme de son
économie prospère, le positionne telle une consommation culturelle de choix parmi
l’offre de spectacles sportifs médiatisés en France. Cette configuration nationale
peut participer à l’atténuation de l’idée selon laquelle le rugby à XV reste un sport
régional à l’échelle mondiale. De manière factuelle, ce constat s’avère toujours
d’actualité et force est de constater que les zones d’influence de la discipline sont
peu ou prou identiques depuis quinze ans. La professionnalisation du jeu comme la
progressive structuration d’un marché des joueurs de rugby conforte cette situation,
les contingents d’athlètes étrangers venant grossir les rangs des équipes françaises
de manière intensive depuis les années 2000 provenant majoritairement des aires
de rugby historiques (Brocard, Gouguet, 2015). En effet, en dépit d’une poignée
de recrutements que l’on qualifierait dans le rugby professionnel « d’exotiques »
(joueurs nord-américains ou des pays nordiques par exemple), la plupart des viviers
sont clairement identifiés : nations européennes engagées dans le tournoi des 6
Nations (Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Irlande, Italie), pays de l’hémisphère sud
(Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud, Argentine, îles du Pacifique Sud) et
pays de l’est de l’Europe (Roumanie, Géorgie). Aussi la mondialisation du rugby à XV,
bien qu’espérée ou encouragée par les promoteurs internationaux du jeu (comme
en atteste la campagne visant à introduire le rugby à 7 aux Jeux olympiques [JO]),
semble tout de même bien circonscrite et se caractérise par un état de stabilisation
propice à la construction d’une « identité disciplinaire » internationale structurée
autour de vertus et d’usages fondateurs partagés de tous ceux qui appartiendraient
ou se revendiqueraient de cette fameuse « famille du rugby » (joueurs, dirigeants,
spectateurs et plus globalement amateurs de la discipline [Charlot, 2011]). Dans
cette discipline, souvent présentée en France comme un conservatoire des vertus
paysannes prompte à célébrer la défense de l’honneur d’un territoire, le recrutement
local des élites rugbystiques était un élément pensé comme incontournable dans
la vocation de la discipline à promouvoir des espaces géographiquement et

4
    Le salaire minimal pour un joueur professionnel en France est passé de 2 850 euros à environ
    4 200 euros sur les 10 dernières années (Chaix, 2015a).
5
    Les salaires annuels des stars du jeu en France s’étalonnent entre 500 000 et 900 000 euros, le
    salaire moyen du joueur de Top 14 s’élevant à 160 000 euros (source Direction nationale d’aide et
    de contrôle de gestion [DNACG]).

26         dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

culturellement circonscrits (Pociello, 1983). Face à l’exigence de résultats, toujours
plus pressante, comme face aux injonctions de spectacularisation liées au statut
médiatique du jeu en France, la logique d’internationalisation des recrutements
ressemble à une évidence dont les dirigeants de clubs, devenus objectivement des
entreprises commerciales, n’ont pu faire l’économie.

Les étrangers composent 45 % de la corporation des joueurs du Top 14 pour la
saison 2014-2015 quand ce chiffre avoisinait 20 % en 2003 (Légisport, 2015). Depuis
20 ans, l’internationalisation massive des effectifs des élites (Top 14, Pro D2 voire
fédérale) du rugby français a représenté l’un des thèmes de contestation prioritaire
des détracteurs de la professionnalisation du jeu, donnant naissance à la figure du
« mercenaire », athlète mu par l’appât du gain et que la dimension historique et
identitaire des clubs devenus strictement employeurs n’émeuvent guère (Chiba,
Ebihara, Morino, 2001 ; Falcous, Maguire, 2005). À ce niveau, les comparaisons
régulières avec les usages du monde du football, discipline hautement économisée,
sont autant de rappels des comportements disqualifiants à ne surtout pas imiter
sous peine d’affecter la socialisation rugbystique pensée distinctive par les pratiquants
comme généralement les amateurs du jeu.

Si la thématique du surcroît d’étrangers évoluant dans le championnat est récurrente
dans les débats autour du niveau de performance moindre de l’équipe nationale, la
figure du mercenaire s’est vue tempérée par de multiples réussites autant sportives
qu’identitaires de vedettes étrangères du jeu s’installant durablement dans le paysage du
rugby français au point d’en devenir de parfaits promoteurs (citons à titre d’exemples
les Anglais Jonny Wilkinson ou les frères Steffon et Delon Armitage, les Néo-Zélandais
Joe Rococoko, Carl Hayman, Luke Mac Allister ou encore Chris Masoe, les Australiens
Matt Giteau, Brock James, les Géorgiens Mamuka Gorgodze ou David Zirachasvili
entre autres joueurs), s’installant parfois en France à l’issue de leurs carrières, voire
dans certains cas obtenant même la nationalité française6. Sans être dupe de l’attrait
économique qui motive la venue dans le Top 14 de ces joueurs, il est évident que
leur apport sur le plan technique participe de la qualité de la compétition et plus
globalement de l’attractivité du produit médiatique. Si la moindre représentation des
athlètes nationaux peut poser question en termes d’opérationnalité des processus
identificatoires, l’engouement des publics autour de ces joueurs étrangers ne se
dément pas, pour peu que leur niveau de pratique soit proche de celui escompté et
que leurs usages soient conformes à « l’esprit rugby » tel qu’il est proclamé par les
amateurs de la discipline. On rejoint ici un phénomène constaté dans de nombreux
travaux en sociologie du sport traitant du statut de « l’étranger » et de son rôle dans
l’émergence d’identifications puissantes (i. e. Bromberger, 1995 ; Bourgeois, Whitson,
1995 ; Scherer, 2001). Par ailleurs, les stratégies marketing des responsables de la
communication des clubs objectivent cette situation puisque ce sont régulièrement
ces profils de joueurs qui sont mis en exergue.Tout se passe comme si nous assistions
à un glissement dans les vecteurs identitaires du rugby, le fan de rugby professionnel

6
    Citons les exemples des Sud-Africains de naissance Scott Speeding et Paul Willemse, ou encore du
    Fidjien Noa Nakaitaci, tous naturalisés Français et évoluant parfois pour l’équipe de France.

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se définissant désormais plus par son adhésion à une culture valorisée et valorisante
partagée à échelle internationale que par une obsession à clamer son appartenance
territoriale. Dès lors, l’émergence d’une culture promotionnelle globale dans le
processus de commercialisation du rugby à XV peut tout à fait s’entendre. Les
joueurs néo-zélandais (en particulier ceux ayant fait l’objet de sélections régulières
dans l’équipe nationale, les All Blacks), comme ceux originaires des îles du Pacifique
Sud (Fidji, Samoa, Tonga), constituent de fait l’élément structurant de cette stratégie
promotionnelle globale de la discipline tant ils combinent efficacement attractivité
sportive et identitaire (Wernick, 1991 ; Bourgeois, Whitson, 1995 ; Scherer, 2001).
Les All Blacks sont l’idéaltype d’une équipe sportive professionnelle référente en
termes de palmarès et de qualité de jeu, tout en sacralisant la dimension symbolique
et historique de la discipline notamment par le rappel constant de son attachement à
une logique territoriale traditionnelle (dont le fameux Haka est une parfaite illustration
[Jackson, Scherer, Héas, 2007]) et au principe de domination de l’organisation sur
l’individu, aussi brillant et médiatisé soit-il (les joueurs sont référencés à la fédération
néo-zélandaise sous un numéro de matricule et non sous leur patronyme les incitant
à cultiver une certaine humilité). Garante du maintien de la tradition rugbystique, que
l’on pourrait assimiler à un agrégat de vertus physiques, morales et à des formes de
sociabilités spécifiques, cette formation fait l’unanimité en termes de soutien chez
les amateurs de rugby dans le monde et confère à ceux qui en font, ou en ont
fait temporairement partie, un statut à part. Les Îliens7, communauté massivement
présente dans l’ensemble du rugby hexagonal (ils sont environ 700 joueurs en France8,
employés aussi bien pour leurs fréquentes qualités rugbystiques que pour le faible
investissement financier qu’ils représentent en règle générale pour les clubs), sont des
figures familières du monde du rugby français depuis deux décennies (Besnier, 2012 ;
2014 ; Guinness, Besnier, 2016).Vantés pour l’explosivité de leurs appuis, leur créativité
technique ou encore leur puissance jugée hors-norme, ces athlètes pieux, prompts à
revendiquer leur attachement viscéral à leur patrimoine culturel et évoluant au sein
d’un véritable réseau communautaire à l’échelle nationale, constituent également l’une
des facettes promotionnelles majeures du rugby international (encore plus depuis
l’émergence du rugby à 7, modalité de pratique dont ils sont les maîtres) et bien
entendu du championnat professionnel français.

Dans une discipline sujette à une intense rationalisation, se traduisant notamment
dans les formes de jeu pratiquées, les « artistes » fidjiens et les « perce-murailles »
tongiens ou samoans détiennent un statut à part dans l’imaginaire des amateurs
de rugby. Notons que ce constat est amplifié par les commentaires journalistiques
régulièrement emphatiques autour du style technique de ces joueurs ou encore les
surnoms dont ils sont affublés (par exemple Semi Radradra « la bombe fidjienne »,
Henry Tuilagi « le boucher samoan », Frank Halai « le tank maori » ou encore le
Brian Lima « le chiropracteur »).

7
    Le qualificatif d’îlien dans le monde du rugby renvoie à la communauté de pratiquants issus des îles
    du Pacifique Sud notamment Fidji, Samoa, Tonga, ou encore Wallis.
8
    Source FFR / LNR – Rapport d’activité saison 2018.

28         dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

L’assignation identitaire comme vecteur
de la culture promotionnelle de la discipline :
la presse rugby en question
La montée en puissance sur le plan médiatique (et financier) du rugby à XV en
France exige de ses promoteurs une gestion savante des logiques territoriales
et des impératifs de performance sportive et commerciale. Le club de la Section
paloise n’échappe bien entendu pas à cette règle car, après huit exercices passés
à l’échelon inférieur (Pro D2), ce dernier retrouve l’élite pour la saison 2015-
2016 avec la ferme intention de s’y maintenir durablement, challenge complexe
tant nous avons préalablement évoqué la grande homogénéité sportive de la
compétition. Sacré en Pro D2 avant l’issue de la saison 2014-2015, la Section
paloise, dont le budget est annoncé à hauteur de 17,3 millions d’euros9 avec le
soutien de partenaires économiques majeurs dont le pétrolier Total, a pu travailler
précocement sur la constitution de son effectif sportif pour cette remontée. En
termes de recrutement étranger, la stratégie fait la part belle à l’hémisphère
sud, le contingent de Néo-Zélandais et d’Îliens se densifiant notablement (une
dizaine de joueurs à partir de la saison 2015-2016), comptant dans ses rangs
deux joueurs labellisés All Blacks, le demi d’ouverture Colin Slade et le centre
expérimenté Conrad Smith, tout juste auréolés d’un titre de champion du
monde auquel en particulier Conrad Smith a grandement contribué (Colin Slade
s’étant blessé au début de la compétition)10. L’occasion pour un club promu,
jouissant certes d’une notoriété importante dans le paysage du rugby français,
eu égard à un passé reconnu dans l’élite, de pouvoir bénéficier de l’apport de
ce profil de joueurs constitue une entrée intéressante dans l’optique d’analyser
les rapports entre culture rugbystique locale, voire nationale et émergence d’un
modèle promotionnel plus tourné vers une lecture internationale de la discipline.

Dans ce cadre, nous pouvons penser que le processus d’assignation identitaire
dont font spécifiquement l’objet les joueurs néo-zélandais et îliens (ici structuré
autour des origines géographiques des joueurs comme des modèles techniques et
symboliques stéréotypés – McCarthy, Jones, 1997 ; Forté, Charlot, 2013 ; Perchot
et al., 2017) participe de l’efficacité de l’appropriation de ce modèle promotionnel
par les amateurs du jeu d’autant que dans le cas palois celui-ci se conjugue avec
une certaine réussite sportive (amélioration continue des résultats sportifs depuis
le retour dans l’élite). Le journal Midi olympique constitue la référence en termes de
presse rugby et se présente comme un élément structurant de la culture rugbystique
nationale depuis quasiment un siècle (il paraît hebdomadairement depuis 1929,
puis bi-hebdomadairement depuis 2006 avec un supplément magazine une fois
par mois). Au-delà de l’information du lectorat relative aux résultats et analyses de

9
   Avec un budget de 17,3 millions d’euros, la Section paloise dispose du 10e budget du championnat,
   les ténors présentant des budgets compris entre 25 et 30 millions d’euros.
10
    Sur ce point, les réseaux de connaissance du manager Simon Mannix, lui-même néo-zélandais et
   ancien international, ont joué un rôle décisif.

                                                                                    dossier      29
V. Charlot

confrontations, le journal propose une couverture globale de la discipline dans ses
diverses dimensions (techniques, économiques, médiatiques, symboliques, politiques).
À travers la collecte puis l’analyse qualitative et quantitative des articles traitant
spécifiquement du club béarnais dans le Midi olympique de mai 2015 à janvier 2017
(152 éditions hors numéros spéciaux pour un total de 86 articles, toutes rubriques
confondues concernant le club support de l’étude), nous soulignons la prégnance
du processus d’assignation identitaire de ces athlètes pouvant légitimement se
réclamer de cultures valorisées et valorisantes dans le monde du rugby.

Efficience technique, vertus morales et cultures du jeu
Dans le corpus traité, les occurrences lexicales couvrent plusieurs registres. Bien
entendu, avec l’intensification du processus d’internationalisation de la discipline, la
nécessaire évocation de la nationalité des joueurs peut sembler être une évidence.
Ainsi la présence de termes faisant référence à la Nouvelle-Zélande semble-t-elle
désormais inévitable lorsqu’il est question du club béarnais dans le journal Midi
olympique (117 évocations dans les termes suivants : néo-zélandais, All Blacks, kiwis,
joueurs à la fougère). Dans une moindre mesure, ce constat est applicable aux
Fidjiens, en relevant à 62 reprises des références à ces îles du Pacifique Sud à
propos des joueurs palois, soit par la mention de leur nationalité ou de leur gentilé
(fidjiens, joueurs ou guerriers du Pacifique Sud).

Le registre lexical employé pour caractériser Colin Slade et Conrad Smith
semble s’apparenter à une célébration du « beau jeu », du « beau joueur »
(96 citations dans le corpus étudié), invoquant les registres comportementaux
parmi les plus marquants de la caractériologie rugbystique : la grandeur morale
(les seigneurs, gentleman, noblesse), l’efficience tactique (rusé, fin, malice), la
dimension esthétique d’une gestuelle techniquement irréprochable (esthète,
délié, œuvre d’art) ou encore le palmarès élogieux (coupe du monde, champion
du monde, vainqueur). La régularité des qualificatifs flatteurs agit tel un rappel des
caractéristiques distinctives de l’excellence de pratique, à l’instar des évocations
des vedettes françaises (les frères Boniface, Jo Maso, Serge Blanco, Philippe Sella,
Philippe Saint-André pour ne citer qu’eux) d’un passé souvent traité avec nostalgie
par les amateurs de longue date du jeu comme par la presse spécialisée, Midi
olympique en particulier. Le physique plutôt longiligne des deux Néo-Zélandais
(1,85 mètre pour 90 kg), apparaît plus proche des standards des trois décennies
précédentes que de celui du rugbyman moderne dont l’évolution du gabarit
(surtout en termes de poids) a suivi les mutations techniques de la discipline
(la percussion prenant généralement le pas sur l’évitement ou la lecture de jeu).
Leur grande maîtrise de gestes techniques aujourd’hui sacralisés dans le rugby
moderne tels que la passe après contact (dite « off-load ») ou encore le raffut
balle en main sur le défenseur (écarter le défenseur en le repoussant avec le bras
tendu) participe de ce sentiment d’excellence.

30     dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

Lorsqu’il s’agit de qualifier les Îliens, en particulier les Fidjiens, on repère, sans grande
originalité, l’opérationnalité du double registre « vitesse/puissance » visuellement
facilement appréciable et si valorisé dans les formes de jeu contemporaines initiées
avec le professionnalisme (65 citations dans le corpus étudié). Ainsi les termes
« explosivité », « puissance », « cocktail détonnant » sont-ils autant de marqueurs de
ces compétences prisées. Parallèlement aux caractéristiques athlétiques partagées
par les joueurs îliens, il convient de noter le recours régulier aux qualificatifs
métaphoriques visant à mettre en exergue leur propension à tenter (et souvent
réussir) des gestes techniques démontrant à la fois une dextérité hors norme
comme une conception ludique de la pratique, les termes artistes, funambules,
équilibristes ou encore magiciens structurant le discours sur cette catégorie de
joueurs, principalement incarnée dans le cas palois par les trois-quarts Sireli Bobo,
Watisoni Votu ou encore Jale Vatubua. Dans un rugby français d’élite dont le journal,
comme d’ailleurs la plupart des observateurs, souligne la dimension stéréotypée,
la créativité technique des joueurs du Pacifique, parfois interprétée comme de
l’insouciance voire de manière plus péjorative comme des lacunes stratégiques,
apporte une lecture romantique de la discipline à haut-niveau. Régulièrement
associés à l’analyse du club béarnais et ses figures de proue, les termes relatifs à la
pertinence du recrutement sont légion (58 citations sur le corpus) : « ambition »,
« réussite », « coup-gagnant », « pari gagné », « coup de maître » ou encore
« visionnaires », non sans rappeler les qualificatifs récurrents de la stratégie de
recrutement de vedettes du jeu internationales opérée par le club de Toulon avec
succès déjà initiée il y a une dizaine d’années (avec notamment les recrutements
des vedettes néo-zélandaises pionnières Tana Umaga et Sonny Bill Williams ou
celui d’une des personnalités les plus médiatiques et respectées en la personne de
l’anglais Jonny Wilkinson). L’appréciation largement plus contrastée du recrutement
massif de joueurs Sud-Africains dans le club de Montpellier ces dernières années
questionne d’autant, si besoin était, l’importance de la culture de jeu d’origine et les
styles de pratique associés contribuant à sa valorisation par les amateurs du rugby
à XV11. Il semblerait ainsi que sur le plan promotionnel, toutes les « terres » de
rugby ne se valent donc pas.

Acteurs étrangers et promotion du rugby mondialisé
d’Europe
Comme le rappelait Andy Smith (2002), les étrangers dans le sport fournissent
un matériel riche en vue d’appréhender le rapport entre l’altérité, l’identité
et la territorialité. Souvent perçu dans le sens commun tel un « destructeur
d’identités territoriales » (ibid. : 77), l’athlète étranger joue a contrario un rôle-clé

11
      Le style de jeu sud-africain est reconnu comme particulièrement axé sur le défi physique et assez
     stéréotypé sur le plan stratégique, le joueur sud-africain, notamment sur les postes avant, étant présenté
     comme très rugueux.

                                                                                              dossier       31
V. Charlot

dans l’émergence d’un sentiment de groupe en qualité d’élément rapporté dont
l’intégration réussie aura pour effet de magnifier les qualités du groupe (Simmel,
1908). La notion de groupe peut être déclinée à diverses échelles (club, ville, région,
nation, voire communauté de représentations autour d’une pratique sportive
[Appadurai, 1996]). Dans une discipline aussi historiquement territorialisée que le
rugby, la figure du mercenaire, souvent liée à celle de l’étranger, semble avoir eu
d’autant plus de résonance durant la mise en place du professionnalisme qu’elle
rappelait la compromission éthique que signifiait la rémunération officielle des
joueurs (Daniell, 2007). L’intégration de ce dernier paramètre et plus largement
des enjeux du spectacle évoqués dans un paragraphe précédent redessinent les
contours du statut du joueur étranger dont pour la plupart le discours renvoie
aux gentlemen rugbymen, pionniers de l’expatriation rugbystique au siècle dernier
(Lecocq, 2005). Cette génération de joueurs, qui n’a connu que l’ère professionnelle
de la pratique, a pris en considération la critique du mercenariat et s’attache
visiblement à la déconstruire. À ce niveau, le journal se fait le relais des imaginaires
vertueux associés aux All Blacks. Dans le concert du spectacle professionnel, les
All Blacks et, dans une moindre mesure, les joueurs des îles du Pacifique, plus
encore que d’autres acteurs majeurs issus de nations dominantes, ont un statut
spécifique qui les invite à endosser le rôle d’ambassadeur au sens qu’ils sont les
dépositaires d’une culture du jeu valorisée sur le plan sportif et identitaire. Le rôle
de la presse de référence, à travers un exercice délibéré d’essentialisation, participe
d’une réelle valorisation de l’identité culturelle à l’instar des analyses de Valérie
Bonnet (2010) concernant la perception du jeu « à la française » par les Anglo-
Saxons. Les All Blacks seraient en quelque sorte garants d’une certaine éthique
du professionnel de rugby, endossant le rôle d’entrepreneur de morale au sens
d’Howard Becker (1963), véritables « modèles » (31 occurrences sur le corpus
étudié) ou « exemples » (27 occurrences), ils sont présentés tels des catalyseurs
de professionnalisme entraînant leurs coéquipiers dans leur sillage. En faisant la
part belle aux joueurs îliens et néo-zélandais du club, le discours journalistique
semble valoriser des formes d’incarnation d’une façon « d’être au monde », de
sociabilités spécifiques dont le monde du rugby est fier. En définitive, ils « sont
rugby » (pour reprendre l’expression consacrée d’Anne Saouter, 2000) encore
plus que les autres, sorte de concentré de tout ce que la socialisation rugbystique
aurait de meilleur et de distinctif en somme12. La socialisation rugbystique, avec
ses usages et ses normes partagées, devient d’autant plus prégnante que le milieu
« s’économise » et qu’il se révèle professionnellement instable. Dans un monde
du rugby qui se décloisonne, ce socle commun fait office de référence pour les
membres de la corporation comme pour les lecteurs en valorisant ces figures
exotiques comme autant d’incarnations d’un art de vivre le jeu, y compris dans sa
version professionnalisée.

12
      Le poids de cette éthique professionnelle est d’autant plus objectivé lorsque certains membres des All
     Blacks sont eux-mêmes pris en défaut autour de conduites jugées moralement inappropriées et largement
     relayées dans les médias (conduites en état d’ébriété, adultère, violences conjugales, toxicomanie).

32          dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

Se connecter à un modèle de référence :
un enjeu marketing et identitaire
La présence de joueurs internationalement reconnus dans l’effectif facilite l’affichage
d’une proximité avec le modèle sportif, identitaire, et commercial le plus efficace.
La signature précoce de Colin Slade et Conrad Smith, avant la coupe du monde,
a permis, d’une certaine manière, au club de la Section paloise de profiter de
l’exposition médiatique de cet événement majeur13. À l’issue du travail d’investigation
journalistique, s’apparentant à celui effectué dans le monde du football et donnant
lieu à l’annonce quasi quotidienne d’informations ou rumeurs sur les probables
mouvements de joueurs dans le monde du rugby professionnel, l’engagement
officiel des deux All Blacks est acté au début de l’été, précisant une intégration
à l’effectif après une période de repos post-coupe du monde. L’aboutissement
heureux de ces tractations fut qualifié dans les médias spécialisés de « gros
coup » sur le marché d’autant que les plus puissantes formations du championnat
étaient en concurrence avec le club palois promu, motivant une certaine fierté
chez les dirigeants comme les supporters. Le journal Midi olympique, au travers
d’un traitement intense et régulier de cette opération de recrutement marquante,
participe d’un renforcement du sentiment de fierté légitimement perçu par les
supporters du club et attendu par les dirigeants béarnais (7 articles consacrés
à ces recrutements dans la période pré et post-recrutement soit de juin 2015 à
décembre 2015). Par la suite et durant la compétition mondiale, les responsables
de la communication mettent en œuvre un véritable teasing préparatoire à l’arrivée
des deux joueurs en écho aux éclairages réguliers du Midi olympique : vidéos
postées sur le site internet du club et sur les réseaux sociaux officiels ; des articles
de presse, notamment locale, relatant les parcours personnels et sportifs des Néo-
Palois ou traitant de leur expérience en cours dans le squad du futur vainqueur de
la compétition mondiale. L’image des Blacks est exploitée dès l’officialisation de leur
signature, la technologie numérique autorisant leur incrustation sur les diverses
campagnes d’abonnement et de promotion du spectacle. Ils sont les figures de
proue du discours promotionnel phare de la saison « Ensemble vivons plus grand »,
en référence aux statuts de ses recrues, signe d’une ambition renouvelée avec
l’accession au Top 14. Cette campagne agit également comme un rappel auprès de
la communauté de supporters de la nécessité d’internationaliser son recrutement
pour envisager la pérennité sportive du club dans l’élite.

À l’instar de leurs coéquipiers étrangers du club, Colin Slade et Conrad Smith
ont très promptement été l’objet d’un premier travail de localisation visant à les
sensibiliser aux usages territoriaux (essai aux travaux de la vigne, découverte
de la gastronomie locale, présence sur les événements culturels béarnais, etc.),
facilitant leur intégration et agissant comme autant de signes de rapprochement
de leur espace d’accueil pour la communauté de supporters (Charlot, 2009). En

13
      Le club de Toulon avec les signatures du All Black Ma’a Nonu et de l’Australien Quade Cooper a
     bénéficié d’une situation analogue à la même période.

                                                                                     dossier     33
V. Charlot

relayant les discours circulants (Charaudeau, 2005 : 97), le journal Midi olympique
participe au renforcement des systèmes de normes et valeurs susceptibles
d’être mobilisés dans plusieurs types de discours situés, notamment le discours
journalistique. Ainsi les « Néo-Béarnais » (26 occurrences dans le corpus) font
montre d’une adaptation « Grand V » et semblent se reconnaître dans les usages
et coutumes locales, présageant d’une intégration réussie aussi bien sur le plan
sportif que personnel. Les comparaisons entre la ruralité béarnaise, ses élevages
et ses espaces agricoles et le territoire néo-zélandais sont légion (22 références
à la proximité des environnements : « la petite Wellington (en évoquant Pau) »,
« le non-dépaysement des Néo-Zéd palois », « la quiétude toute néo-zélandaise
de la cité d’Henri IV »). Le discours des principaux intéressés étant en parfaite
adéquation avec cette lecture orientée.

Comme le précise Valérie Bonnet (2010), « ces discours circulants charrient des
savoirs de connaissance (compétences sportives, compétences d’appréciation du jeu)
et des savoirs de croyance (croyance en la qualité sportive d’une nation, appropriation
des stéréotypes, adhésion au schéma archétypal [tradition vs modernité, mercenaires
vs investis, professionnels vs amateurs, etc.], éléments fondateurs de l’identité des
communautés discursives (Charaudeau, Maingueneau, 2002 : 106) ». Ces savoirs
agissent tels des signes de reconnaissance des membres d’une communauté, les
discours circulants étant autant de témoignages de ces savoirs. Le relais présenté
par les réseaux sociaux dans cette stratégie est primordial, comme en atteste
le succès de la communauté virtuelle « AllSection » (en référence à un slogan
publicitaire de l’équipementier Adidas, partenaire majeur de la Fédération néo-
zélandaise, que l’on retrouve aussi sous l’appellation « on est tous Section » sur
le site internet du club) et des actions promotionnelles engagées autour de ce
slogan (jeux concours, merchandising [Gantz, 2013]). En surexposant leurs deux
recrues transnationales, le club s’autorise un élargissement de sa zone de chalandise
et favorise le supportérisme à distance mobilisant les fans expatriés (communauté
des Béarnais) comme les supporters des All Blacks disséminés sur l’ensemble de la
planète Rugby14 (Lestrelin, Basson, 2009). Avec le concept marketing « AllSection »,
c’est en réalité l’opérationnalisation, par le prisme des réseaux sociaux numériques
et plus largement des supports de communication numériques, des propositions de
reformulation de la notion d’identité par Rogers Brubaker (2001). On y retrouve
les expressions de ce qu’il désigne par la communalité organisée à travers le partage
d’un attribut commun, ici une certaine idée du jeu de rugby, la connexité par la
localisation et l’implication des étrangers pour créer du lien avec la communauté et
enfin la groupalité renvoyant à la perception d’un sentiment d’appartenance à un
groupe particulier, solidaire. Si une telle stratégie de communication peut apparaître
comme innovante dans l’espace du rugby, elle n’est pas sans rappeler celle adoptée
dès les années 1990 par les clubs de basket-ball français en plein contexte d’expansion
de l’influence du modèle NBA (National Basketball Association) en Europe

14
     Trois mois après l’arrivée des deux All Blacks, le nombre de followers a augmenté de 20 % depuis le début
     de la saison 2016-2017 pour atteindre 31 000 sur Facebook, 10 000 sur tweeter et 7 000 sur Instagram.

34          dossier
All Blacks et Guerriers du Pacifique dans la presse rugby

notamment suite aux JO de Barcelone. En effet, de nombreux pensionnaires de la
Pro A (appellation du championnat d’élite de basket-ball en France) avaient déjà fait
le choix, en dépit de l’instabilité chronique du marché des joueurs américains, d’axer
leur politique de communication autour de leurs recrues nord-américaines perçues
comme autant de traits d’union avec la « culture d’origine » du jeu (Andrews, 1997).

Conclusion
Le cas de la Section paloise est assez exemplaire des évolutions ayant trait aux
représentations identitaires inhérentes au rugby professionnel en France. Le
recrutement de deux vedettes néo-zélandaises, une première pour ce club, comme
la réussite sportive de joueurs îliens a donné lieu à une forme de réinterprétation
du sentiment d’appartenance plus uniquement axé sur une version traditionnelle
de l’ancrage territorial de l’institution15. L’intensité du traitement journalistique
bienveillant, opéré par le titre de presse national référent dans la discipline autour
de la stratégie sportive du club, agit telle une forme de validation de l’orientation
internationale. La mise en lumière intensifiée de la dimension internationale du jeu
ne constitue pas en soi un reniement de l’histoire locale du club mais participe
plus d’une stratégie de promotion du local qui profite de l’internationalisation
des modèles comme le signale entre autres Joseph Maguire (1999). Alan Bryman
(1999) souligne l’efficacité du modèle économique et médiatique des grandes
ligues de sport professionnel Outre-Atlantique et en Europe (nous pouvons citer,
par exemple, la National Basketball Association en basket ou l’UEFA Champions
League en football) reposant sur l’exposition de modèles d’athlètes facilitant
l’opérationnalité de stéréotypes et autres assignations identitaires, participant,
comme dans la stratégie développée par le géant américain du divertissement, la
firme Disney, à la construction d’un espace de consommation polarisé, facilement
accessible et décryptable. Les caractéristiques techniques du rugby comme la
diversité des postes de jeu et des aptitudes à y faire valoir autorisent l’interprétation
de l’assignation identitaire autour des origines géographiques et culturelles des
joueurs, de leurs morphotypes, de leurs compétences perçues, voire fantasmées,
comme un référentiel structurant de l’analyse de la pratique mobilisé par les acteurs
du spectacle (joueurs, dirigeants, cadres techniques, partenaires économiques,
médias). À ce niveau, le caractère prescriptif du journal autour de la définition du
« beau rugby » et sa faculté à magnifier le profil de certains joueurs étrangers
emblématiques peuvent être appréhendés tels des catalyseurs de cette stratégie
promotionnelle. Soulignons que ce virage, opéré avec l’apparente bienveillance de
la majorité des supporters, prend forme dans un contexte sportif favorable qui a
vu la Section paloise atteindre deux années de suite ses objectifs (accession Top 14

15
       Le renforcement du staff technique poursuit une politique analogue avec l’arrivée en 2016 de
     l’ancien pilier All Black Carl Hayman, jeune retraité et ancien capitaine de Toulon, en lieu et place
     d’une ancienne gloire du club.

                                                                                          dossier      35
V. Charlot

et maintien). Il semble évident que des exercices moins concluants modifieraient
les résultats de ce travail et atténueraient certainement l’enthousiasme du public.
Si une telle stratégie, que la Section paloise n’est pas le seul club à adopter, peut
revêtir un certain risque identitaire en minorant le statut des acteurs locaux du
club, il convient de repérer parallèlement l’intensification d’une folklorisation de
certains marqueurs traditionnels dans les enceintes des stades du championnat
(hymnes à la gloire du territoire16, mise en valeur de boissons et plats locaux, usage
des dialectes locaux par les speakers, etc.).

Références
Andrews D., 1997, « The (Trans)National Basketball Association: American Commodity-
  Sign Culture and Global-Local Conjuncturalism », pp. 72-101, in : Cvetkovich A., Kellner
  D., eds, Articulating the Global and the Local: Globalization and Cultural Studies, Boulder,
  Westview Press.
Appadurai A., 1996, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation,
  trad. de l’anglais (États-Unis) par F. Bouillot, Paris, Payot, 2001.
Becker H., 1963, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, trad. de l’anglais (États-Unis)
  par J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris, A.-M. Métailié, 1985.
Besnier N., 2012, « The Athlete’s Body and the Global Condition: Tongan Rugby Players in
  Japan », American Ethnologist, 39 (3), pp. 491-510.
Besnier N., 2014, « Sport, Bodies, and Futures: An Epilogue », The Contemporary Pacific, 26
  (2), pp. 435-444.
Bonnet V., 2010, « Le stéréotype dans la presse sportive : vision de l’identité à travers l’altérité »,
  Signes, discours et sociétés, 4 (11). Accès : http://www.revue-signes.info/document.php?id=1417.
Bourgeois N., Whitson D., 1995, « Le sport, les médias et la marchandisation des identités »,
  Sociologies et sociétés, 27 (1), pp. 151-163.
Brocard J.-F., Gouguet J.-J., 2015, « Marché du travail, équilibre compétitif et stabilité
  financière », pp. 133-156, in : Chaix P., dir., Le Nouveau Visage du rugby professionnel
  Français. Argent, succès et dérives, Paris, Éd. L’Harmattan.
Bromberger C., 1995, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille,
  Naples et Turin, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.
Brubaker R., 2001, « Au-delà de “l’identité” », trad. de l’anglais par F. Junqua, Actes de la
  recherche en sciences sociales, 4 (139), pp. 66-85.
Bryman A., 1999, « The Disneyization of Society », The Sociological Review, 47 (1), pp. 25- 47.
Chaix P., 2015a, « L’organisation et le financement du rugby professionnel en France », pp. 17-55,
  in : Chaix P., dir., Le Nouveau Visage du rugby professionnel Français : argent, succès et dérives, Paris,
  Éd. L’Harmattan.

16
      Parmi les hymnes à la gloire du territoire, citons la Honahada à Pau, le Pilou-Pilou à Toulon, l’Estaca
     à Perpignan entre autres.

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