Allocution de M. Charles BEER Président du Département de l'instruction publique

 
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Allocution de M. Charles BEER
          Président du Département de l’instruction publique

Monsieur le Recteur,
Mesdames les Vice-rectrices et Monsieur le Vice-recteur,
Monsieur le Président du Conseil de l'Université,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités politiques, académiques, scientifiques,
religieuses et judiciaires,
Mesdames et Messieurs les invités,
Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi en premier lieu de féliciter Madame Nadia THALMANN, vice-rectrice et son
équipe pour l'excellent film que nous venons de voir, ce regard jeté en arrière sur cent ans de
vie universitaire genevoise, à partir du premier DIES ACADEMICUS de 1904.

Je lui rends un hommage marqué, car elle a su mettre en évidence dans son film cet
attachement historique d'une population cantonale, et avec elle d'une population étudiante,
pour une institution qui doit couronner pour elle le principe de l'égalité des chances qui est
reconnu par l'article 4 de la loi sur l'instruction publique.

Vous avez aimé comme moi ces rappels émouvants du passé, où l'on fait référence au
souvenir d'Einstein recevant le premier Doctorat Honoris causa de l'université de Genève en
1904, où l'on voit André CHAVANNE faire un vibrant plaidoyer pour l'université de Genève.

Aujourd’hui, le monde universitaire traverse une période de grand chambardement. Il est
soumis à de fortes pressions, à des tensions entre des objectifs contradictoires, à une menace
même de perte de son "être profond". Nous verrons lors de la prochaine session annuelle de la
Conférence universitaire suisse à LUGANO les 25 et 26 juin prochain quels seront les acteurs
politiques qui dessineront le paysage universitaire suisse de demain, quels seront les "jeux de
pouvoirs" à l'intérieur de ces structures, et qui en dictera les règles.
J'aimerais devant vous maintenant attirer votre attention sur trois paramètres essentiels, qui
constitueront le fil conducteur de mon exposé:

   1. Les hautes écoles doivent-elles rester des services publics ?
   2. La notion de marché dans la vie universitaire est-elle incontournable?
   3. Les hautes écoles doivent-elles poursuivre la démocratisation des études ?

I. Les hautes écoles doivent-elles rester des services publics ?

Cela implique qu'une mission générale d'intérêt public leur est confiée, qui va très au-delà
d'une simple rentabilité à court-terme. L'appartenance des hautes écoles au service public doit
leur rappeler leur responsabilité sociale et économique : celle de contribuer à la formation de
tous, sur une base non exclusive dans une logique d’investissement économique.

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Ce premier principe s'applique à la mise en œuvre de la Déclaration de Bologne, dont certains
aimeraient beaucoup utiliser la symbolique pour introduire une sélection déguisée, remettant
en cause le principe du master comme fin du premier cycle, en multipliant des masters
spécialisés à vocation très élitaires, contraires à l'esprit de la déclaration.

Le 10 novembre 2003, on a entendu à Genève la commissaire européenne chargée de la
culture et de l'éducation, Madame Viviane Reding, plaider pour la constitution de masters
européens ouverts au secteur privé."Si les universités ne s'ouvrent pas, elles seront sous-
financées et donc incapables de résister"(Le Monde du 28.11.2003)".

Parmi les nombreux pièges liés à l'application de la Déclaration de Bologne, il y a
effectivement celui d'une "marchandisation de l'éducation". La Déclaration dit pourtant
clairement: "nous devons faire en sorte que le système européen d'enseignement supérieur
exerce dans le monde entier un attrait à la hauteur de ses extraordinaires traditions
culturelles et scientifiques". Les notions de compétitivité et de comparabilité du système
européen d'enseignement supérieur sont lancées, afin d'accroître l'attractivité de
l'enseignement supérieur européen face à la concurrence des systèmes américain et asiatique.
Ces termes de compétitivité, de concurrence, de rentabilité, d'efficacité doivent être relativisés
en matière d'éducation, puisqu'il ne saurait être question de comparer l'enseignement
supérieur et l'éducation en général à un bien économique qui dépendrait du marché. Dès lors,
une telle vision, que nous voyons émerger à l'intérieur comme à l'extérieur de la Suisse,
considérerait les étudiants comme des clients et les universités comme des "entreprises" de
l'enseignement supérieur. Je refuse de me soumettre à une telle vision réductrice de
l'éducation, qui ne prendrait pas en compte les notions de tradition culturelle et scientifique –
parmi lesquelles, il est indispensable de rappeler l’esprit humaniste – qui caractérisent notre
système universitaire.

En signant la Déclaration de Bologne, les ministres des Etats signataires ont eu un projet :
mettre en réseau et rapprocher les pays de l’Union européenne de ce qui touche à la culture, à
la connaissance et au patrimoine commun. C'est dans la notion de citoyenneté européenne que
s'inscrit la Déclaration de Bologne qui entend promouvoir une certaine conscience et
appartenance européenne, notamment en matière de mobilité des étudiants au sein de
l'Europe. Il est vrai que la mise en place d'un Espace européen de l'enseignement supérieur a
été très rapidement conçu comme un outil permettant à la construction européenne de
s'affirmer, en s'appuyant sur le renforcement de ses dimensions intellectuelles, culturelles,
sociales, scientifiques et technologiques. Même si nous ne sommes pas membres de l'Union
européenne, mais des partenaires privilégiés dont les liens sont très étroits; c'est à mon avis
dans le sens d'une histoire et d'une culture communes que nous devons concevoir Bologne,
dans l'optique également d'une appartenance commune, pour une éducation supérieure qui
vise bien sûr l'excellence, mais dans une vision citoyenne et de liberté d'accès pour une
démocratisation des études supérieures dont les résultats et le retour profitera à l'ensemble de
la société européenne.

II. La notion de marché dans la vie universitaire est-elle incontournable?

Nous pouvons affirmer cependant qu'il existe bel et bien en Europe depuis les années 1980
l'idée que l'éducation tertiaire constitue un marché international, sur lequel on procède à la
comparaison des biens et des produits.

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La Suisse universitaire elle, a pris conscience de l'existence de ce marché au travers du
rapport de l'OCDE 2002 intitulé "Examens des politiques nationales de l'éducation:
l'enseignement tertiaire en Suisse". La Suisse pressent l'émergence et la reconnaissance de ce
marché dans le prochain article constitutionnel en préparation par le Groupement de la
science et de la recherche du secrétaire d'Etat Charles KLEIBER, à l'horizon 2007. Mais la
défense des hautes écoles implique qu'elles apprennent à résister aux pressions illégitimes,
aux abus du marché.

L'erreur principale qui nous guette serait d'introduire en Suisse, avec la reconnaissance
implicite de ce marché, une politique de positions dominantes de certaines hautes écoles par
rapport à d'autres. Je m'explique.

En redessinant le paysage universitaire suisse, la confédération sera tentée,- je n'en doute pas,-
d'encourager certaines hautes écoles de notre pays et pas d'autres, à se profiler sur la scène
internationale. Elle sera peu à peu conduite à favoriser certains établissements,- probablement
les écoles polytechniques fédérales, et celle de Zurich en particulier - au détriment des autres
universités. Le 18 mai 2004, on a entendu à Genève Madame Barbara SPORN, professeure
d'université en Autriche et auteure de l'étude d'Avenir suisse intitulée " Université suisse: une
proposition pour se profiler sur la scène internationale", défendre cette thèse du
positionnement des universités suisses selon le système des trois étages.
La constitution de ces positions dominantes (j'appelle pour ma part cela le système de la
"Champions League" dans le domaine de l'université) pourrait nous conduire tout
naturellement vers le redéploiement des sciences médicales et des sciences exactes dans des
hautes écoles très compétitives et payantes dépendant de la confédération, et le "reste" des
facultés de sciences humaines continuant à dépendre des cantons.
Une telle répartition des rôles entre les hautes écoles est inacceptable, elle constitue un "abus
de position dominante", elle joue apparemment les règles de la concurrence, mais
institutionnalise en réalité des décisions politiques préalables.

III. La poursuite de la démocratisation des études.

Le pourcentage de diplômés universitaires à l'intérieur d'une classe d'âge continue à être
insuffisant en Suisse, même s'il est beaucoup plus élevé dans notre canton (Statistiques 2000:
pour la CH 11,8%, pour GE 17,8% (rapport OCDE 2003, p. 122)1. Le but même de la
démocratisation des études est de garantir à chacun l'accès au savoir en fonction de ses
compétences seules, et non pas en fonction de ses moyens économiques. En d'autres termes,
le mouvement de démocratisation des études vise à faire tomber tous les obstacles financiers,
élevés le cas échéant sur la voie des hautes écoles.

En réalité, cet objectif essentiel n'a pas été atteint, même dans les pays où les dépenses
d'enseignement public ont pris le plus d'importance par rapport au revenu national. La
dernière enquête de l'Office fédéral des statistiques effectuée au printemps 1995 nous montre
que les classes à statut économique élevé continuent à être sur-représentées dans les
populations universitaires. La population suisse issue des couches supérieures est mieux
représentée dans le monde universitaire que la population issue des moyens et faibles revenus.

1
    Statistiques 2000: pour la CH 11,8%, pour GE 17,8% (rapport OCDE 2003, p. 122)

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Au niveau du Département fédéral de l'intérieur, certains semblent croire à la possibilité de
supprimer toute barrière financière d'accès aux hautes écoles même avec des taxes élevées, en
soutenant simplement les étudiants issus de milieux sociaux défavorisés par des bourses qui
leur permettraient d'acquitter ces taxes élevées. Ils tentent d’importer ainsi le système des
Etats Unis d’Amérique. Or cette hypothèse néglige un facteur essentiel :

L'impossibilité administrative de tenir réellement compte du mode de vie précaire d'une
grande partie des étudiants, lequel se déploie dans une grande mesure dans un environnement
de faibles ressources économiques, de travail à temps-partiel, de perspectives aléatoires sur le
plan économique, raison pour laquelle il ne correspond pas ou difficilement aux critères de
réallocation des bourses d'études.

Par ailleurs, l'hypothèse de revenus élevés devant découler nécessairement des études
universitaires est largement contredite dans la pratique.

Pour ces raisons, je ne vois pas la moindre efficience économique à prélever quelque 150
millions de francs par années dans les universités suisses, pour en redistribuer une partie sous
forme de bourses d'études. Ce projet est inopportun dans une Europe qui entend promouvoir
une éducation supérieure de qualité, basée sur une approche sociale et démocratique.

Pour conclure, je crois qu'il faut rappeler combien en Suisse la matière grise est une ressource
essentielle et déterminante pour la société dans son ensemble.

En introduction à cette allocution, j’ai cité Albert Einstein et André Chavanne, immortalisés
dans le film de Madame Nadia Thalmann et son équipe. Ils incarnent cette double vocation de
notre université, celle de l’excellence et de l’ouverture sur le monde d’une part, celle de
l’enracinement et de la démocratisation des études d’autre part. Loin de la nostalgie, nous
devons construire l’avenir de notre enseignement supérieur dans un esprit de fidélité à nos
traditions et à notre patrimoine.

Nous nous devons, sur le plan suisse comme au niveau européen, de garantir l'égalité des
chances pour l'accès à la formation; et de refuser que la capacité financière des étudiants
puisse être un frein à une formation de qualité. Des personnes bien formées pourront accéder
à des revenus plus élevés, et nous savons qu'elles retourneront nécessairement une partie de
cet investissement à la société en terme notamment d'impôts, en terme de créativité, d'idées
nouvelles, de qualité des prestations, dans la recherche, dans la création d'entreprises et donc
d'emplois, et enfin par la valeur ajoutée qu'elles apporteront.

Il y a aussi dans la formation beaucoup plus à valoriser et à défendre: que ce soit en terme
d'égalité, en terme d'accès à la connaissance, en terme de liberté de choix de carrière et de vie,
en terme de bien-être social et de santé publique, en terme de participation, de justice sociale
et finalement de démocratie.

L’application de la déclaration de Bologne donne lieu à un débat particulièrement vif, dans la
mesure où les notions même de service public et de démocratisation des études sont remis en
cause.

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En ces temps d’agitation dans le débat d’idée, je salue le travail du rectorat visant à entrer de
façon déterminée dans l’esprit de la déclaration de Bologne, tout en se fondant sur une
méthode pragmatique, intégrant cette dimension rappelée par André CHAVANNE dans son
dernier discours du DIES ACADEMICUS du 4 juin 1985.

"Le savoir universitaire n'a pas à se glorifier de sa rareté; il n'a pas à se renfermer dans une
tour d'ivoire hautement sélective, il doit au contraire garantir au plus grand nombre le
maximum de connaissances et de compétences".

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