Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone - Érudit

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Études littéraires

Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone
Michaël La Chance

Volume 31, Number 1, Fall 1998                                                    Article abstract
                                                                                  Influenced by avant-garde painting, William Burroughs is known to have
Texte, image et abstraction                                                       proposed reading techniques which repudiated the descriptive value of text to
                                                                                  focus on its spatial configuration alone. What is less generally recognized is
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501222ar                                      that Burroughs was fascinated by the possibility of evoking ideas in literature
DOI: https://doi.org/10.7202/501222ar                                             that contained ail the requisit es of an invented world — or that, at any rate,
                                                                                  modelled such a world — without relying on any prior description .Typically,
                                                                                  these worlds were to embody the themes of self-intoxication and the enclosure
See table of contents
                                                                                  of the consciousness within the confines of the subject's cranium. In
                                                                                  Interzoneand The Naked Lunch,Burroughs was to implement the project of
                                                                                  describing and creating non-figurative objects through and abstract,
Publisher(s)                                                                      attenuated language that loses itself at every turn in the irresoluble
                                                                                  ambivalences of sexuality and narcotics before becoming engulfed in a deadly
Département des littératures de l'Université Laval
                                                                                  literality.

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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La Chance, M. (1998). Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone.
Études littéraires, 31(1), 29–43. https://doi.org/10.7202/501222ar

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         AUTO-INTOXICATION ET
        LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE :
                                  INTERZONE
                                Michaël La Chance

                                       La came est une clé, un prototype d'existence. Celui qui com-
                                       prendra vraiment la came détiendra certains des secrets de l'exis-
                                       tence, des réponses ultimes (Burroughs, 1991, p. 134).

• L'expérience de la drogue comme mo-              la souillure, les pouvoirs magiques, l'im-
dification de la conscience (dissolution du        mortalité, la passion christique (voir Hulin),
schéma corporel, perte des repères spa-            etc. Peut-on en dire autant des consomma-
tiaux et temporels, confusion sujet / ob-          teurs de stupéfiants ? Les expériences
jet, etc.) détruit vraisemblablement la pos-       américaines du début des années 60 —
sibilité d'en laisser le récit. Un aspect          l'action du Festin Nu se passe à New York
essentiel de l'expérience de conscience            en 1953 — reposaient également sur une
modifiée (drogue, ascèse), c'est la convic-        organisation symbolique qui surdéter-
tion d'explorer une terra incognita, de            minait ce qu'on pouvait attendre des pa-
cartographier les intensités psychiques.           radis et des enfers artificiels. L'œuvre de
Chez Burroughs, ce continent se nomme              Burroughs expose cette organisation et
« Interzone », zone d'indiscernabilité qui         tout à la fois propose un récit qui possède
perturbe les repères territoriaux de la re-        son économie propre, lorsque le travail
présentation. Il est difficile d'évaluer dans      d'écriture et d'elucidation apparaît comme
quelle mesure l'expérience de la cons-             une activité spécifique de l'Interzone.
cience modifiée excède nos possibilités               Ce n'est pas la conscience qui paraît
d'en donner le récit, tout à la fois il est        modifiée, mais le réel qui subit une trans-
difficile d'évaluer dans quelle mesure une         formation des ordres politiques, des rôles
telle expérience est construite par son ca-        sexuels, des régimes de la signification
dre culturel. Il est établi que l'ascète a né-     quand notre capacité de donner une des-
cessairement recours à une organisation            cription de nos états ne saurait être alté-
symbolique dans laquelle seront thématisés         rée. Cependant, il faut mesurer l'écart cons-

                          Études Littéraires Volume 31 N° 1 Automne 1998
ÉTUDES LITTÉRAIRES         VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

 tant qui oppose le contenu de l'expérience               pensée qui proposent une normalité, il y
 extatique et sa construction, que cette cons-            aurait une imposture des régimes de repré-
 truction soit religieuse, idéologique ou litté-          sentation qui proposent un réel. Notre lec-
 raire. Dans ce dernier cas, chez Burroughs —            ture de Burroughs s'attache aux obstacles,
mais aussi chez De Quincey, Michaux,                     aux impostures et aux tensions qui entrent
Baudelaire, Junger — on voit bien que le                 en jeu dans l'élaboration du récit; de soi,
récit de l'extase participe de sa construc-              lorsque William Burroughs se met en scène
tion. Car la drogue nous conduit à douter                dans la recherche d'un sens, dans la quête
de l'authenticité de nos états de cons-                  d'un message émanant de l'Interzone. L'In-
cience : comment distinguer — sinon par                  terzone de Burroughs est un gouffre ana-
seuils d'intensité — les expériences du                  logique, un risque de participation trop
Tout-Autre mystique et les divers substituts             intense contre lequel l'écrivain Burroughs
qui nous font entrevoir le Vertige. Ils sont             veut ré-instituer une souveraineté du lan-
difficiles à distinguer, d'autant que le subs-           gage, veut ré-instituer l'immunité de l'écri-
titut peut induire l'expérience authentique.             vain : ce à quoi il parvient par une tendance
Dans l'étude des phénomènes d'extase, on                 à l'« abstraction » dans l'élaboration de son
ne saurait accorder trop d'importance à                  récit. Cette « abstraction », dans laquelle
l'authenticité de certaines expériences-limi-            nous reconnaissons une condition de pos-
tes, il est inutile de dénoncer la facilité de           sibilité du récit, est entendue selon l'accep-
l'expérience induite par des hallucinogènes,             tion donnée à ce terme dans l'esthétique
lorsque l'extase serait devenue marchan-                 psychologique allemande de Theodor
dise. Car il n'est pas nécessaire que l'extase           Lipps (voir Bites-Palévitch) et de Wilhelm
(chimique ou ascétique) soit vraie pour con-             Worringer l.
tester une vérité du monde. Entre les félici-                Participer, c'est s'abîmer dans les choses
tés fausses et les illuminations réelles, il ne          extérieures, se perdre dans le monde im-
s'agit toujours que d'éveiller nos percep-               mense, s'engager dans le négatif, laisser sur-
tions de leur sommeil métaphysique.                      gir l'Autre dans une expérience fusionnelle
    La littérature des stupéfiants permet                sans retour. D'emblée, un lien me relie aux
d'explorer les états de conscience modi-                 choses, c'est un lien mimétologique, une
fiés, mais aussi elle révèle l'enveloppe des             liaison analogique. Tandis que l'abstraction
tensions qui nous habitent. La conscience                ne relève d'aucun modèle naturel ou fac-
modifiée permet de dresser un portrait de                tuel (voir Worringer, p. 56), elle est sans
l'homme ordinaire perturbé dans ses habi-                analogie avec la nature humaine. Refuser
tudes par des intensités nouvelles. S'il y a             le lien participatif, c'est se défendre con-
une imposture des drogues qui proposent                  tre le gouffre analogique, c'est craindre le
l'expérience d'un moi « anormal », il y                  « monde terriblement animé 2 » qui est fi-
aurait aussi une imposture des systèmes de               guré chez Burroughs 1) par la transforma-

        1 Les idées de Worringer ont été diffusées dans le monde anglo-saxon par les travaux de Thomas
Ernest Hulme, Spéculations : Essays on Humanism and the Philosophy ofArt.
        2 C. G. Jung, Types psychologiques ; voir chap. VII, « le Problème de l'attitude typique dans l'Esthé-
tique », p. 281 sq.

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AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE :                        INTERZONE

tion des machines en insectes, 2) par la                         connaissance de cause, un placebo au lac-
mutation de l'acte sexuel en prédation                           tose et d'en attendre quand même le mira-
cannibale 3, 3) par le renversement des                          cle d'une défonce immaculée. Jusqu'où
représentations-opium en poisons viru-                          peut-on ruser avec soi-même ? Cela devient
lents. Lorsque la participation devient                         une affaire de style.
trop intense, on veut se protéger de ce                             2) Tout comme le fils infâme remplace
« monde terriblement animé » par la créa-                       la morphine de sa mère par de la codéine,
tion abstraite d'un anti-monde protec-                          ainsi l'agent d'Interzone — à l'instigation du
teur. Burroughs fait de la littérature un                       Dr A. Benway — remplace la poudre jaune
anti-monde protecteur : l'écriture expose                       par de la drogue noire. La codéine des ima-
le travail de l'abstrait.                                       ges partagées en société est remplacée par
                                                                la morphine pure du sursaut devant le néant,
Ruser avec soi-même                                             de l'auto-intoxication par le vide. Notez que
    Dans les Journaux de Lee, un camé                           la pharmacopée burroughsienne distingue
substitue de la codéine à la morphine de                        quatre substances du manque : a) placebo
sa mère qui se meurt d'un cancer. Lee fait                      au lactose, b) codéine, c) morphine, d) dé-
remarquer qu'il aurait mieux valu rempla-                       fonce immaculée {overdose). Ces substan-
cer la morphine par un simple placebo, car                      ces ne recoupent pas exactement la pou-
l'écart entre le placebo substitutif et la                      dre jaune comme intoxication ordinaire et
morphine attendue provoque un sursaut                           participative, qui est plutôt à mi-chemin
sublime du métabolisme : une auto-intoxi-                       entre la codéine et la morphine ; et la pou-
cation salutaire.                                               dre noire comme intoxication sublime et
   Y substituer de la codéine est encore pire que de
                                                                abstractive, cette dernière entre la mor-
   lui piquer carrément sa morphine en y substituant            phine et la défonce immaculée.
   un placebo au lactose. Par la seule vertu du choc,               Il est préférable que l'agent usurpateur
   du gouffre existant entre les tissus déchirés de
   douleur aspirant au soulagement de la morphine,              ne soit pas au courant du rôle exact qu'il
   et le pur néant du placebo, un placebo pourrait              est appelé à jouer. Lee est d'autant plus
   galvaniser le corps, lui procurant comme par mi-             efficace qu'il est agent de Benway (Ben-
   racle une défonce immaculée. Mais la codéine ne
   peut qu'émousser le tranchant de la douleur qui
                                                                way : la voie du fils). La drogue noire doit
   se liquéfie et se répand pour envahir les cellules           progressivement s'infiltrer dans la drogue
   tel un brouillard gris, solide, impossible à dissiper        jaune, ainsi l'agent secret qui infiltre Inter-
   (Burroughs, 1991, p. 142).
                                                                zone doit lui-même croire en sa couverture
  Burroughs évoque ici le paradoxe éthi-                        pour mieux ressurgir lorsque la substitu-
que du toxicomane :                                             tion sera complète (voir Cronenberg,
   1) La ruse la plus achevée serait de par-                    p. 29) 4. On voit que, dans un cas comme
venir à s'administrer soi-même, en toute                        dans l'autre, ce n'est pas la nature des subs-

        3 On peut comparer le territoire homoérotique de l'Interzone au peuple des Asmats dans Keep the
River on Your Right de Tobias Schneebaum, autre forme du primitivisme postmoderne. Voir Torgovnick,
p. 183.
        4 L'adaptation cinématographique du Festin nu a été réalisée avec la participation de Burroughs.
Cronenberg a fait quelques ajouts qui se situent toujours dans la logique de l'univers créé par Burroughs.

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ETUDES LITTERAIRES     VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

tances qui est en jeu, il n'y a pas une so-   çonne que toute conscience n'est possible
briété zéro et une intoxication parfaite, il  que parce qu'elle s'exalte dans une forme
s'agit seulement de provoquer des sauts       d'intoxication — un flux irrépressible
entre organisations narco-statiques. Le seul  d'images, un jeu incessant des projections
réel est la douleur du manque.                et des contre-projections — dans laquelle
    Car il ne saurait y avoir de sursaut de-  on se rend le monde supportable. Par delà
vant le néant si nous ne sommes pas en        une sobriété mythique et par delà notre
mesure d'appréhender le néant, sinon de       intoxication culturelle, William Burroughs
se leurrer soi-même d'y toucher dans une      voit en l'écriture ce qui déclenche (et per-
présentation. L'horreur et la démesure pro-   turbe parfois) cette propagation de formes
voquent une faillite de l'imagination. Que    qui se fragmentent et se reproduisent, qu'il
l'on se rassure aussitôt : l'intellect qui ne compare à la fuite ininterrompue des ima-
reçoit plus sa dose imaginative, malgré les   ges au cinéma. On sait que Burroughs, dans
terribles soubresauts du manque, parvien-     son âge avancé, s'intéressera à la peinture
drait à trouver en lui-même dans un effort    parce qu'elle offre un ralenti des images et
sublime le moyen de donner une représen-      permet de multiplier les temps d'arrêt dans
tation sensible aux idées. Mais comment       le vertige imaginai (voir La Chance., p. 12).
l'imagination peut-elle s'effondrer face à    Il s'agit pour nous de comprendre, par delà
l'inimaginable, puisque par définition l'ini- l'accélération du flux d'image dans l'écri-
maginable ne peut être reconnu par l'ima-     ture et le cinéma, par delà le ralenti qu'of-
gination ? L'intellect fait mine de recevoir  fre la peinture, de comprendre la mise en
la secousse de l'inconcevable, l'imagination  place de la littérature comme anti monde
fait mine de se tenir au plus près de l'ini-  protecteur.
maginable. Le camé reconnaît cette ruse,          Burroughs conçoit le langage comme
car elle révèle la prétention délirante d'un  instrument de désintégration et d accélé-
cerveau qui croit trouver en lui-même son     ration de toute réalité vécue et perçue.
intoxication, qui croit pouvoir s'auto-in-    Pulvériser, atomiser, morceler : il s'agit
toxiquer en s'exposant au néant.              d'abord de provoquer une suspension abs-
                                              traite des images et ensuite de relancer
Accélérer, pulvériser le flux des             celles-ci dans des représentations pulvé-
images                                        rulentes et virulentes où le corps, tenaillé
   Comment vivre sans inconnu devant par le manque, est identique à la cons-
soi ? (Char, p. 247)                          cience travaillée par le Virus Verbal. À la
   L'esprit qui prétend entrer directement fragmentation du monde en images fait
en contact avec les entités ideelles (les mo- suite aussitôt la fuite de ces images dans
dèles de l'arrière-monde, les Idées et autres un vertige mental. Seule l'auto-intoxica-
mythes philosophiques), sans passer par les tion de l'esprit saurait nous ressaisir dans
représentations élaborées depuis l'expé- le vertige : telle est la vérité du cauche-
rience « ordinaire » du corps, aurait trouvé mar — la forme de notre conscience se-
sa « défonce immaculée ». Malgré les hau- rait le produit de cette auto-intoxication
teurs philosophiques auxquelles on vou- qui s'impose à nous depuis toujours
drait élever la conscience, le camé soup- comme Nécessité du symbolique.

                                            32
AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE

    L'écriture est risque même lorsqu'elle              pliquer, il lui suffit de reconnaître sa pen-
ne parle que d'elle-même, lorsque les mots              sée comme sienne, quand personne d'autre
renvoient aux mots et déclenchent des fui-              ne viendrait penser à sa place. Le camé
tes vertigineuses. Mais, surtout, l'écriture            reproduit la corruption de sa conscience à
est dangereuse car il s'agit à chaque fois              chaque fois qu'il veut s'en défendre. Il
d'emprunter une machinerie du sens, de                  éprouve sa pensée comme médium tou-
se plier aux rouages d'une mécanique                    jours infiltré par d'autres pensées, infiltré
étrangère, de dire sa vie dans un médium                par quelque chose de plus innommable
ennemi : « Je savais qu'écrire était une ac-            encore, — il lui est révélé que sa cons-
tivité dangereuse, mais j'ignorais que le               cience ordinaire est une drogue depuis
danger venait de la machine elle-même »                 toujours dénaturée par des substances
(Cronenberg, p. 69).                                    étrangères. Le point de vue exprimé par
    L'écriture est dangereuse par tout ce               Hassan I Sabbah : « Rien n'est vrai, tout est
qu'elle peut révéler : quand le langage met             permis 5 » annonce que l'illimité est dans
en jeu la mobilité des signes, les rouages              l'impureté, dans le sans-fond de la dégéné-
de la culture, la place de l'Autre. Il faut             rescence. Car depuis toujours la cons-
craindre la machine à écrire d'autant                   cience est contaminée. Alors le fantasme
qu'elle fait corps avec notre conscience,               de l'auto-intoxication sublime ressurgit
qu'elle est structure du désir, qu'elle fait            comme la promesse d'une pureté et aussi
dériver le sens. Ce qui se vérifie chez                 comme la révélation d'un viol permanent
William Burroughs lorsque la machine lui                de la conscience. Notre imaginaire, toute
donne son nom, s'impose depuis la place                 représentation de notre culture, sont la
du Nom : les calculatrices et les machines              codéine du peuple. Par dégoût de la vie in-
à écrire de Burroughs. C'est ainsi que Hank             statique, la camé attend l'extase du divin
(il s'agit de Jack Kerouac), un ami de                  qui éjaculera une overdose d'héroïne di-
William Lee, dénonce l'écriture comme                   rectement dans sa fontanelle.
trahison de nos pensées : pratique de la
duplicité mais aussi de l'illimité. Dans un             Première série : les poudres
monde où « tous les agents retournent leur                 Dans la participation, je donne une va-
veste et tous les résistants trahissent »               leur sacrée au désordre du monde en prê-
(ibid, p. 114), la force de Lee est d'avoir             tant vie à chacune de ses parties : les élé-
compris tout de suite qu'il faut « extermi-             ments de ce monde sont reliés par la vie
ner toute pensée rationnelle » (ibid., p. 11).          que j'insuffle en chacun d'eux. C'est une
En effet, le camé craint d'être infiltré, pé-           expérience esthétique du monde, quand
nétré et violé dans sa pensée par la néces-             la jouissance esthétique est pensée (par
sité qui nous est imposée à tous de faire               Th. Lipps) sur le mode de l'épanchement
sens, d'être intelligible. Peu lui importe la           vital en l'œuvre (voir Worringer, p. 45). La
distorsion d'une pensée qui ne sait pas s'ex-           participation n'implique pas une dissolu-

      5 Phrase placée en exergue du film de David Cronenberg, et reprise dans le titre du livre qui lui est
consacré (voir Silverberg).

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ETUDES LITTERAIRES      VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

tion totale du moi puisque je projette ma           mède augmente le mal, devient le mal qui
volonté d'activité dans les choses. Je me           se répand : les agents de probation de Lee,
dessaisis pour une part de mon être indivi-         et finalement tout le monde « normal »,
duel, mais j'objective ma volonté d'activité        deviennent des cafards qui se nourrissent
(et mon existence) à devenir le sujet d'une         de la poudre qui devrait les tuer. La raison
contemplation hallucinée et visionnaire.            qui devait dissiper l'obscurantisme devient
Pour qui tend à s'abîmer dans les choses,           à son tour une représentation-opium. Ils
la jouissance esthétique est issue de la            se vautrent dedans et s'en gavent. Ils ne
« beauté de la forme organique et gorgée            meurent pas de leur vision du monde puis-
de vie » (ibid., p. 53), soit le lien vital créé    qu'ils se donnent pour vision celle qui saura
par la participation, alors que l'abstraction       leur rendre le monde supportable — mais
implique le dessaisissement plus grand de           en même temps cette vision les tue puis-
l'inscription d'un sujet dans l'ordre sym-          qu'elle les dénature.
bolique. Dans un premier temps (partici-               La vraie poudre (d'aspect plus jaune, le
pation), l'objet, ou l'œuvre, « ne reçoit sa        pyrèthre) est sévèrement rationnée. Lee
vie que du moi » (ibid., p. 58) ; dans un           apprend par ses amis Hank et Martin (dans
deuxième temps (abstraction), l'autonomie           lequel on peut reconnaître Allan Ginsberg)
de l'entendement exige d'effacer toutes             qu'il est dupé par son épouse Joan : elle
« traces d'une liaison avec la vie » (ibid,         remplace par un laxatif pour bébé de bon-
p. 56). Avec la participation, le monde est         nes quantités de poudre jaune qu'elle s'ad-
devenu réceptacle de mes contenus sub-              ministre par injection. Joan a également des
jectifs, je maintiens un lien organique et          relations sexuelles avec Hank, ce qu'elle
mimétique avec tous les objets — tandis             minimisera en disant : «Je marche à l'in-
que chaque objet révèle un lien avec tous           secticide. Je n'ai pas besoin de jouir »
les autres dans un Tout vitaliste. Par con-         (Cronenberg, p. 32). Ce seront les derniè-
tre, avec l'abstraction, le monde des idées         res paroles de Joan Lee avant d'être assas-
est devenu un monde en soi. Le Tout pul-            sinée par son mari dans une mise en scène
vérisé, l'objet est arraché de son contexte         à la Guillaume Tell : ayant placé un verre
et absolutisé pour le bénéfice de son ins-          sur sa tête, il la tue d'une balle dans le
cription symbolique. La relation aux objets         front : l'exercice semble réussi parce que
est marquée par un procès de production :           le verre n'a pas été cassé.
liaison inorganique et même organicide.                L'abstraction marque un arrêt dans la
    Mais il apparaît bientôt que l'abstraction,     fuite des apparences, provoque une halte
qui efface toute « liaison avec la vie » est        dans l'alternance naturelle. Cette expé-
d'emblée présente dans la culture des re-           rience retrouve la définition classique du
présentations-opium. Dans Exterminator !,           geste esthétique : arracher la chose singu-
les services municipaux — pour lesquels             lière de son contexte, la placer sub specie
Lee travaille — utilisent un insecticide trop       œternitatis. L'abstraction isole les corps
faible : une poudre blanche composée                afin de les purifier de leur dépendance
d'amidon et de fluor. Celle-ci fait réappa-         envers la vie, afin de leur donner une va-
raître les blattes qui deviennent agressives        leur absolue. Cette beauté de l'absolu se
lorsqu'elles n'ont plus leur ration. Le re-         révèle plus volontiers dans l'inorganique,

                                               34
AUTO-INTOXICATION ET LITTERALITÉ MEURTRIÈRE :                        INTERZONE

dans le démembré et le pulvérisé. L'abs-                        Égaré dans l'Interzone, ayant goûté à la
traction, comme la participation, serait un                 poudre noire, William Lee se rend compte
des effets de la drogue, serait même un                     qu'il serait devenu addictdc quelque chose
effet préalable de cette drogue : rappelons                 qui n'existe pas (Cronenberg, p. 63), qu'il
que la poudre jaune est d'abord un insec-                   a commencé à s'auto-intoxiquer. Il est par-
ticide, c'est-à-dire une substance anti-or-                 tagé entre la félicité de sécréter soi-même
ganique. Ainsi, préalable à toute partici-                  la drogue qui nous convient le mieux et
pation aux objets, une abstraction de                       l'horreur de ne pouvoir s'approvisionner
l'objet aura vidé celui-ci de toutes ses ca-                hors de soi en cas de manque, c'est-à-dire
ractéristiques, « pour le rendre apte à re-                 au cas où il manquerait à lui-même. Il lui
cevoir les contenus subjectifs de l'indi-                   apparaît de plus que les « secrets de l'exis-
vidu » (voir Jung, chap. VII, « le Problème                 tence, les réponses ultimes », tout cela s'ac-
de l'attitude typique dans l'Esthétique »,                  corde dans une perspective qui crée une
p. 281 sq.).                                                illusion de profondeur en faisant usage d'un
                                                            point de fuite : le trou dans le tableau, le
Le néant burroughsien                                       néant au cœur du monde, l'enfermement
   « Dr A. Benway, M.D., Ph.D. », envahit                   de la conscience en elle-même.
le marché avec sa poudre noire : il vend                        C'est ainsi que l'homme post-rationnel
aux junkies leur propre destruction. Ce                     retrouve la vision du monde du primitif6,
docteur en philosophie leur vend du néant,                  soit un monde dont on ne peut plus dire
leur néant. La poudre noire, c'est du junkie                qu'il est vrai ou faux, réalité ou illusion,
pulvérisé et re-shooté dans le junkie !                     descriptible ou indescriptible — monde
Dr Benway vend aux junkies leur propre                      « dont il est également faux de dire qu'il
mort à petite dose. Contre toute appa-                      est ou qu'il n'est pas » (Schopenhauer,
rence, la poudre noire de Benway nous                       1966, cité dans Worringer, p. 54). Selon
séduit complètement, alors qu'il nous sem-                  Schopenhauer, la crispation devant le
blait que notre manque était ailleurs. Car,                 Chaos, l'effroi devant l'Illusion (la Maià),
ayant développé une accoutumance aux re-                    donnent naissance à une volonté et un dé-
présentations-opium, celles-ci n'ont plus                   sir de s'intoxiquer contre ce gouffre. Dans
d'effet. Ayant perdu leur puissance d'illu-                 la lignée de Schopenhauer, de Lipps et de
sion référentielle, il apparaît que leur effi-              Worringer, la confrontation au Chaos
cacité symbolique repose sur l'auto-                        donne lieu à deux réactions :
référentialité : elles sont le produit                          1) La mobilisation d'une volonté de vie
préalable d'un saut dans l'abstrait, d'un                   qui sera insufflée dans le désordre et ses
sursaut sublime contre le néant.                            objets. Ce qui constitue une affirmation de

        6 Selon Worringer (voir Worringer, p. 54) l'homme primitif, par instinct (collectif), éprouve le be-
soin de séparer les choses et à croire qu'elles subsistent en elles-mêmes. Bien sûr l'élaboration intellectuelle
prend le relais de cet instinct (et nous fait oublier celui-ci) lorsqu'elle construit le réalisme naïf qui sous-tend
le plus souvent l'approche rationnelle. Par contre, l'approche post-rationnelle retrouve cet instinct comme
sentiment individuel (et non plus collectif) de la chose en soi.

                                                       35
ÉTUDES LITTÉRAIRES      VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

la volonté globale d'activité qui repose en       jouissance esthétique » (ibid, p. 59) quand
nous, une objectivation de cette volonté          cette jouissance est conçue comme apai-
dans des objets. L'inconvénient de cette          sement devant le confus d'un intellect qui
affirmation, c'est qu'elle nous rend dépen-       trouve son assise en lui-même, comme an-
dants de cette organisation du monde se-          nulation de la volonté qui laisse entrevoir
lon la volonté, dépendants des représenta-        l'immensité du monde.
tions de notre culture : en effet, selon
Schopenhauer, les représentations de no-          Deuxième série :
tre culture sont un mauvais remède, elles         les machines à écrire
sont devenues une intoxication dont nous              La machine à écrire de Lee, c'est d'abord
ne savons plus nous défaire : « tel l'homme       un dispositif (drogue noire + homoérotisme
épuisé espère trouver dans des consommés          + écriture de soi) qui apparaît alors comme
et dans les drogues de pharmacie la santé         « machine abstraite » deleuzienne, quand
et la vigueur dont la vraie source est la force   celle-ci engendre, selon Deleuze, « la vie la
vitale propre » (Schopenhauer, 1964, cité         plus bizarre et la plus intense, une vitalité
ibid., p. 24). Chez Burroughs, cette em-          non-organique» (Deleuze, 1981, p. 83).
prise de la volonté s'apparente à l'emprise       Chez Burroughs, cette auto-activité de la
d'une drogue (la jaune), à la perte de la         construction abstraite, c'est la jouissance
pureté originelle d'une conscience sobre.         de la machine à écrire. La machine abs-
    2) Par contre le refus de s'abîmer, le        traite brouille les repères territoriaux: pour
refus de la participation, suscite une vo-        pénétrer l'Interzone, elle déplace les figu-
lonté de forme qui se dépose dans les ob-         res pour rendre les corps fluides, alors « le
jets et qui, subséquemment, doit s'annu-          corps déborde ou fait craquer l'organisme »
ler dans ces mêmes objets. L'abstraction          (ibid, p. 81).
nous libère, par delà les limites de l'exis-          La machine à écrire est ambivalente, car
tence individuelle, de la vitalité organique      elle est à la fois génération et (dé)montage
universelle (ibid, p. 60). Bien sûr, la ques-     de la machinerie du sens. Pour lutter con-
tion reste à savoir si on peut effectivement      tre la morosité d'une existence entièrement
se libérer de toute infusion de sa volonté        banalisée par la poudre jaune, contre notre
dans les objets. Chez Burroughs, ce rap-          intoxication par les images de la publicité,
port in-fusionnel aux objets relève de la         des médias, etc., Lee consomme la poudre
drogue jaune, alors que la « sortie »             noire que lui fournit le Dr Benway, en re-
burroughsienne consiste à éliminer la cul-        tour il doit rédiger des rapports sur ses
ture-opium et à s'auto-intoxiquer directe-        expériences à son fournisseur. Ce qui con-
ment au néant. Dans la participation, une         duit Lee cherche à rechercher une nou-
volonté d'activité est infusée dans l'objet.      velle figuration, un au-delà halluciné de
On peut ainsi se libérer de l'existence in-       la figuration. La figuration prend le risque
dividuelle dans une narco-affirmation de la       de la contamination par l'objet. Ce qui
vie. L'abstraction conduit à la contempla-        entraîne un régime de vérité spécifique :
tion du nécessaire et de l'immuable. Elle         le faux tire de plus grands effets de vé-
tend à l'inorganique car « la vie [...] est       rité. Pour se détacher de la figuration, le
alors ressentie comme un obstacle à la            langage devient machine abstraite. Aux

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AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE :                INTERZONE

récits de la contamination se substituent             tellect » (Worringer, p. 55). Les machines à
des récits de l'autonomisation de la pen-             écrire de Burroughs révèlent cette ambiva-
sée, de la vie, de l'humain.                          lence de l'abstraction : la machine envoie
    Le monde de Lee est envahi par la pou-            des messages à la police en reposant sur une
dre noire du Dr Benway : c'est le combat              figuration conventionnelle, tout en rédi-
de deux descriptions, le récit de la conta-           geant des dépêches pour Benway dans l'abs-
mination est parallèle au récit de l'auto-            traction plus grande d'une épreuve du néant
nomisation. L'esprit de Lee, nourri de                toujours déjà là. Il y a une lutte entre les
poudre jaune, était devenu une Bug-                   machines, les machines géométriques (abs-
machine. Mais la poudre noire entreprend              traites) tâchant de se débarasser des machi-
d'insensibiliser le cerveau aux effets de la          nes empathiques (participatives), et vice-
poudre jaune afin qu'une nouvelle ma-                 versa : la Clark-Nova dévore la Martinelli de
chine prenne le contrôle. La conscience               Frost dans laquelle elle a reconnu un agent
ordinaire abrite à son insu un néant, elle            d'Interzone.
s'est formée autour d'un vide. Les policiers              La Clark-Nova de Lee fait également
gavés de jaune contre-attaquent, ils veulent          preuve de duplicité. Lee envoie ses rapports
percer à jour les activités d'Interzone Inc.          à Benway, mais la machine les intercepte
et mettre fin aux activités de Benway. Par-           pour le compte du Bureau des narcotiques.
tagé entre deux machineries de cons-                  Les machineries de la pensée ne nous ap-
cience, Lee c h e r c h e à produire une              partiennent pas et pourtant la pensée nous
description de son existence, car la cons-            semble l'expression la plus intime de nous-
cience modifiée exige une nouvelle cons-              même. À la pharmacopée succède un inven-
truction du récit de soi — il veut savoir             taire des machines : a) blanche, Machines à
par quelle machine sémantique le sens                 calculer Burroughs ; b) jaune, Clark-Nova
advient, quels rouages en assurent la pro-            (amant + drogue), Bugmachine ; c) noire,
duction. Il doit exercer une police du sens           Martinelli (agent ennemi) ou Moudjahidin
pour débusquer les lieux secrets où se-               à caractères arabes ; d)jissom, Mugwriter,
rait synthétisé ce stupéfiant très subtil. //         sécrétion de sens, le stupéfiant subtil, par
recherche une connexion secrète des cho-              Mugwump.
ses, qui serait comme une nouvelle dro-                  À Tanger, William Lee rencontre Tom
gue — au-delà de la blanche (amidon et                Frost, un américain qui est addict de sa
fluoride), de la jaune (pyrèthre) et de la            machine (autre métabolisme, autre façon
noire — réservée aux initiés : la sécrétion           d'être intoxiqué par / contre le monde) et
secrète du sens, un élixir qui enchante               qui assassine lentement sa femme avec la
l'âme.                                                poudre noire. Frost propose à Lee d'essayer
   Lee tape à la machine ses rapports sur             sa Martinelli, sauf que celle-ci ne s'accorde
Interzone, les récits de la cohérence face            pas avec les habitudes narcomaniaques de
au chaos et aussi les récits de l'illusion gé-        Lee. La Bugmachine de Lee détruit la
néralisée. Il faut insister sur le fait que l'abs-    Martinelli et donc la vision de Frost qui s'im-
traction est, en premier lieu, une réaction           misçait en Lee. Frost lui confisque alors sa
instinctive, c'est une réponse au chaos qui           Clark-Nova, machine qui ne lui convient
ne requiert « aucune participation de l'in-           guère, parce qu'il écrit avec celle-ci dans

                                                 37
ETUDES LITTERAIRES        VOLUME 31 N" 1 AUTOMNE 1998

un style emprunté. En dernier recours, Lee           selon les frontières mouvantes d'épidémies
obtient de récupérer sa machine en                   ou de transmutations génétiques d'un
l'échangeant contre une Mugwriter, ma-               « monde terriblement animé ». C'est cette
chine qui sécrète des fluides intoxicants :          vie mutante et infiltrée que représente le
il pousse ainsi Frost vers l'impasse de son          devenir-insecte chez Burroughs, dans la
auto-intoxication. Il réduit Frost au silence,       consommation de substances, dans l'acte
car l'intellect qui se séduit lui-même est           sexuel et dans le récit de l'expérience 7.
l'ennemi de l'écriture : notons que Frost               La machine à écrire, soit les conditions
est un alias de Lee.                                 nécessaires pour penser, créer, faire
                                                     l'amour, présente également une duplicité
Troisième série : les sexes                          sexuelle. Parce que tout devient inter-
   À plusieurs reprises, la machine à                changeable pour le bénéfice de l'abstrac-
écrire-insecte conseillera à Lee de tuer sa          tion, écrire c'est faire l'amour avec la
femme, Joan Lee, en lui répétant que les             machine à écrire, la machine c'est l'amant
femmes ne sont pas humaines. Elle ex-                et c'est aussi la poudre : une bonne copu-
prime ainsi la misogynie de la machine               lation favorise l'écriture. Lorsque Lee in-
familiale Burroughs qui aura fait de lui une         vite Joan à taper quelques mots sur la
« entité sous-humaine » (Cronenberg,                 machine de Frost — la Moudjahidin —, un
p. 58), soit un individu dont la sexualité           phallus apparaît. La machine se trans-
reste inavouable. Les poudres ne font que            forme en corps frétillant qui s'agite sur
donner forme à cette sous-humanité, ainsi            les corps enlacés de William et Joan. La
la poudre jaune favorise le commerce bi-             poudre noire devient l'encre des descrip-
sexuel mais elle éteint le désir : on devient        tions pornographiques, au lieu d'éteindre
cafard sous la jaune. Tandis que la poudre           le désir elle excite la prédation sexuelle.
noire évoque les garçons et la prédation             La jaune est une sexualité passive, anale.
sexuelle dans Interzone. La noire est com-           La machine Clark-Nova exhorte Lee : « in-
posée de scolopendre grillée et broyée, puis         jecte des mots en moi » (Cronenberg,
finalement pulvérisée : « viande noire — la          p. 46) et « frotte la poudre sur mes lèvres »
chair de la scolopendre aquatique noire, le          (ibid., p. 20), lesquelles lèvres ne sont que
Mille-pattes géant » (Burroughs, 1984,               les bords d'un anus bavard (Burroughs,
p. 66) ; elle évoque aussi le junkie qui sera        1984, p. 146). Se laisser nourrir de jaune :
finalement sodomisé / broyé et réinjecté /           devenir un cafard friand du plaisir anal.
éjaculé dans de nouveaux junkies, dans l'éré-        Se laisser nourrir de noire, c'est opter pour
thisme artificiellement entretenu qui défi-          une sexualité hétéro ou homo dominante,
nit l'Interzone. Car le corps de l'Interzone         anale et orale d'abord, mais aussi phalli-
n'est ni biologique (au sens de l'unité orga-        que. La poudre noire ne nourrit pas l'es-
nique individuelle) ni mécanique. C'est un           prit, elle ne fait que consumer un esprit
corps animé par une vie qui traverse les             qui se domine et à la fois se brûle dans
corps, comme la progression d'un virus,              une mutation du camé en Mugwump

      7   Steven Shapiro évoque un « paradigme ii     », dans « Two Lessons from Burroughs », p. 50-51.

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AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE

(ibid., p. 67). La machine à écrire sur-                  indistinction entre la forme et la substance
monte la « répugnance toute particulière                  quand la substance est déjà une forme,
pour le fait d'écrire » (Burroughs, 1991,                 entre l'expression et le contenu pour faire
p. 132) et devient machine à jouir 8. La                  du contenu une expression qui renvoie à
Mugwriter, nous l'avons vu, n'est pas un                  de nouveaux contenus. Les messages en-
intellect qui se laisse intoxiquer par la                 voyés et reçus de l'Interzone sont autant
poudre jaune de l'imagination, c'est une                  de machines qui perpétuent ses effets de
machine sémantique qui parvient, dans                     transversalité. Les puissances d'abstraction
un moment sublime, à générer sa propre                    se concentrent dans des machines abstrai-
drogue, à devenir elle-même un phallus                    tes comme puissance informelle de l'Indé-
auto-généré.                                              fini 9.
    La transversalité des séries drogue /                     L'emprise de la drogue, mais aussi la vio-
sexe / machine est complétée. Après la                    lence du symbolique, s'apparentent à la
jaune, la noire : aller plus loin dans la dro-            prédation sexuelle, c'est une scolopendre
gue, c'est copuler avec elle : le cerveau                 qui vous enserre dans ses pattes venimeu-
transforme sa physiologie, devient un sexe                ses et ne vous lâche plus : Yves Cloquet, le
exacerbé (« sex blob », Silverberg, p. 103).              dandy suisse, devient une scolopendre
L'Interzone apparaît plus que jamais gouf-                géante qui sodomise Kiki. «Je venais de
fre des analogies prédatrices, des mimé-                  mordre à l'hameçon. La zone entière est
tismes irrépressibles, des emballements sé-               une souricière » (Burroughs, 1991, p. 140).
riels, des transversalités pansexuelles. La               La poudre noire «fucksyou » et vous laisse
faillite de l'imagination signifie la perte du            « ail fucked up » au sens le plus littéral :
lien imitatif, analogique, avec les choses                l'esprit est devenu un orifice qui parle, co-
extérieures. Le monde devenu irrepré-                     pule, mange et bien sûr défèque. Tout à la
sentable, inimitable, infigurable, provoque               fois, cette poudre a pris complètement le
un sursaut sublime de l'entendement qui                   contrôle du corps et scellé tous les orifi-
fait de ses propres idées un monde en soi,                ces 10. Seuls les yeux sont encore ouverts
qui se prend lui-même pour objet. Cette                   dans lesquels on peut lire la souffrance des
autonomie de l'esprit, d'un langage, ou en-               cerveaux « murés dans le crâne, pieds et
core d'un style de vie, conduit à une                     poings liés » (Burroughs, 1984, p. 148 ;

        8 Cette machine à écrire devenue sphincter, ce n'est pas tant la machine qui est devenue charnelle,
mais plutôt la machine à écrire qui est devenue une idéalisation de la relation sexuelle. C'est ainsi qu'Edward
Glover analyse comment « [d]ans un cas typique l'anneau sphinctérien était phantasme comme une sorte de
halo suspendu dans le ciel. Il était alors contemplé, adoré et idéalisé. Les qualités qui lui étaient assurées
étaient mystiques et toute l'attitude du patient était d'ordre religieux » (Glover, p. 294).
        9 Contre la représentation classique, délimitation par les figures, la poudre noire propose le dyna-
misme de l'Illimité, la puissance d'une vie non organique (voir Deleuze, 1980, p. 621-624 et 636-639. Les
catégories de Worringer (abstraction, Einfùhlung, etc.) seront également reprises par Gilles Deleuze dans
l'image-temps, lorsqu'il oppose deux types de volonté de forme, ou deux stratégies de composition : l'organi-
que et le cristallin.
        10 Cette expérience s'apparente au délire de Schreber, analysé par Freud, qui devient idiot pour se
détacher du Dieu qui usurpe ses fonctions corporelles, et qui tout à la fois se transforme en femme pour
interpeler et séduire Dieu.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES         VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

Cronenberg, p. 103). Le rapport au monde                 réalité qui fait obstacle aux risques de
est contrôlé par les machines, l'esprit abs-             l'abîme, à la perdition du vide, aux vacilla-
trait n'est plus que l'orifice vide d'une                tions du gouffre.
ouverture béante sur le monde. Par ailleurs,                Lee est attiré par Joan Frost mais celle-
dans sa volonté de surdéterminer ses pro-                ci est envoûtée par sa gouvernante les-
cessus mentaux, le camé fait corps avec                  bienne Fadela, tout comme Benway parle
ce qui le pénètre afin que rien ne lui soit              à travers Lee lui-même (ibid., p. 74). Para-
étranger : se détournant de la jouissance                doxalement, Lee accepte de redevenir
que lui procurait le viol permanent de la                l'agent de Benway dans le but de repren-
conscience ordinaire, il attend désormais                dre Joan. Il parvient à ce compromis parce
sa jouissance de son propre esprit devenu                qu'il a « dépassé » la poudre noire, pour
une machine analérotique.                                devenir le prosélyte des fluides intoxicants
    Lee est maintenant un agent spécial dans             qui suintent de la multiplicité des phallus
Interzone (Cronenberg, p. 46). L'Organisa-               dressés sur sa Mugmachine. Mieux encore,
tion lui demande de surmonter ses répul-                 Benway dirige maintenant un centre de
sions envers son homosexualité, tout                     production où des dizaines de Mugwumps
comme il lui fallut surmonter sa répulsion               sont enchaînés pour que l'on puisse sucer
envers le fait d'écrire. Inversement, ce se-             les fluides intoxicants qui jaillissent de leur
raient les tendances homosexuelles de Lee                tête. C'est la forme extrême du phantasme
qui l'auraient conduit aux stupéfiants et le             d'auto-intoxication : c'est dorénavant dans
conduisent inéluctablement vers la poudre                le cerveau en feu des Grands Camés que
noire u . Car l'homosexuel peut quitter la               seront produits les sucs que d'aucuns ne
position anale passive — la conscience                   manqueront plus de rechercher 12.
ordinaire — pour accéder à une ambiva-
lence phallique — l'inter-conscience dan-                Conclusion : la littéralité meurtrière
gereuse. Tel est le paradoxe éthique de Lee,                Chez Burroughs, la possibilité d'écrire
comme agent double, amateur de poudres,                  est conditionnelle au dépassement de sa
bisexuel : « Un agent qui ne sait pas qu'il              répulsion envers son homosexualité et au
en est un est un agent efficace » (ibid.,                dépassement de sa consommation des dro-
p. 80). Ne pas savoir ce qu'on est, quel                 gues vers une intoxication supérieure, celle
meilleur moyen pour devenir le véhicule                  de la sécrétion du sens et de l'épreuve du
d'un sens qui nous échappe ? Nous trou-                  néant. Il décrit la littéralité extrême d'un
vons une configuration nouvelle : l'oscilla-             monde décapé de ses endorphines et
tion d'un sujet ouvert d'un côté sur la                  autres euphorisants, d'un intellect qui ne
béance d'une indétermination du désir, et                peut se nourrir d'images, devenu langage
confronté de l'autre à la surdétermination               pulvérisé. Dans le Festin nu, un père in-
d'un réel implacable. Interzone c'est le réel,           vite son fils à aller se « trancher des gon-
lorsque le réel apparaît comme une contre-               zesses », afin de se payer « [sa] première

       11 « Je n'oublierai jamais l'horreur indicible q\ai m'a glacé la lymphe dans les glandes lorsque ce mot
funeste a explosé dons mon cerveau affolé : j'étais un homosexuel » (Cronenberg, p. 58).
       12 C'est le jissom inventé par Cronenberg (p. 59).

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AUTO-INTOXICATION ET LITTERALITE MEURTRIÈRE :                       INTERZONE

tranche de cul ». Le fils prend l'invitation               Par le détour le plus large qu'on peut ima-
littéralement en découpant au couteau « un                 giner, le grand camé finit par rejoindre
bon biftèque de cul comme demandé »                        cette littéralité. Il a trouvé une machine à
(Burroughs, 1984, p. 133). C'est l'horreur                 écrire qui ne trahit aucune défaillance pour
d'un monde sans figuration, abandonné                      décrire les états mentaux les plus altérés —
aux tendances organicides de l'abstrait,                   mais en même temps cette machine à
devenu néant de la lettre.                                 écrire exerce une contrainte absolue sur
    L'horreur consiste à faire à la lettre tout            ses expériences.
ce qu'on dit. Alors le réel est réduit à des                   Tout à commencé lorsque Joan avait in-
conventions mentales qui gravitent autour                  vité William à essayer la poudre jaune : c'est
de quelques fictions philosophiques. La                    une expérience très littéraire, disait-elle,
pensée qui ne gravite pas autour de ces                    parce qu'en prenant du Bugpowder on se
absolus périclite et s'en trouve totalement                sent littéralement comme un cafard : « C'est
paralysée 13. Par contre, lorsqu'elle s'aban-              une défonce kafkaïenne » (Cronenberg,
donne totalement à cette gravitation, elle                 p. 15). Joan Lee oublie que son mari est
implose dans les gouffres qu'ouvrent en                    exterminateur de son métier : il exterminera
elle ces fictions. William Lee part prospec-               en effet Joan devenue bug-junkie. Plus tard,
ter un nouveau marché de la drogue pour                    Tom Frost avouera à Lee son projet de se
le Dr Benway. Joan Frost et Lee quittent                   débarrasser de sa femme en la droguant à la
Interzone dans un véhicule à chenilles                     poudre noire. À cette étape le langage de
Bombardier pour passer en Annexie u (le                    Lee a déjà rejoint l'immédiateté télépa-
Québec indépendant — et donc socia-                        thique, la dangerosité de l'inter-conscience.
liste — dans les années cinquante, avec son                Il s'agit d'acheminer Joan Frost vers une
rideau de fer et ses vopos, serait alors de-               impasse mentale, celle de l'illusion de faire
venu une annexe de l'URSS ?). À la fron-                   corps avec la Loi et de pouvoir ainsi subir
tière, Lee explique aux douaniers qu'il                    toutes les pénétrations sans être façonné par
vient écrire des reportages sur les citoyens               celles-ci. William Lee et Tom Frost ne par-
d'Annexie pour les USA. Les gardes fron-                   lent-ils pas aussi d'eux-mêmes lorsqu'ils con-
tières demandent à William Lee de prou-                    sidèrent un telle impasse ? Chose certaine,
ver qu'il est écrivain. Alors Wiliam Lee an-               ils se parlent par télépathie lorsqu'ils échan-
nonce à Joan : « lets do our Wiliam Tell                   gent des idées aussi démentes, pendant
Routine », où William Lee devient littéra-                 qu'ils simulent une autre conversation que
lement William qui « dit », ou qui « raconte »             les autres peuvent entendre.
comme dans « tell a story », c'est-à-dire un                   Ainsi Lee n'a de cesse de se parler à lui-
écrivain qui s'abandonne totalement aux                    même, dans une immédiateté fulgurante,
automatismes de la pensée et de l'écriture.                tout en faisant la conversation aux autres,

       13 Nous généralisons ici avec E. M. Forster : « Si une phrase ne payait pas, en passant, par quelques
compliments, son écot à la justice et la moralité, sa syntaxe blessait leurs oreilles et paralysait leurs esprits.
Leurs paroles et leurs sentiments (hormis le cas d'une affection) concordaient rarement. Ils avaient des con-
ventions intellectuelles nombreuses sans l'aide desquelles leur pensée fonctionnait mal » (Forster, p. 143).
       14 Sur la « police d'Annexie », dont la population est terrorisée par le contrôleur, voir Burroughs,
1984, p. 38.

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ETUDES LITTERAIRES     VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998

à ceux qui s'agitent dans un espace décalé,      où les corps ne sont que littéralités, par-
dans un temps ralenti. Bientôt Lee sera plus     vient à devenir une ligne abstraite au-des-
direct et plus littéral : la poudre noire qui    sus de la fïgurabilité des corps. C'est l'ari-
tuera Joan, c'est aussi la poudre qui pro-       dité du monde sans représentations-opium,
pulse la balle dans sa tête. La poudre noire     le monde devenu cauchemar abrasif. Fina-
et la balle dans la tête procurent une « dé-     lement, Lee tue Joan Frost, qui n'est plus
fonce immaculée », un sublime philosophi-        qu'une figurante, la dernière, dans l'affir-
que inédit. Lorsque William tue Joan Lee         mation de son identité d'écrivain. Exigence
d'une balle dans le front, il semble que sa      organicide et meurtrière du littéral par la-
machinerie d'écriture aurait commandé ce         quelle passe l'esprit qui devient son ab-
meurtre. Le langage devient ligne de fuite       solu — et son néant.

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AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE

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