Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone - Érudit
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Document generated on 11/11/2023 7:44 a.m. Études littéraires Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone Michaël La Chance Volume 31, Number 1, Fall 1998 Article abstract Influenced by avant-garde painting, William Burroughs is known to have Texte, image et abstraction proposed reading techniques which repudiated the descriptive value of text to focus on its spatial configuration alone. What is less generally recognized is URI: https://id.erudit.org/iderudit/501222ar that Burroughs was fascinated by the possibility of evoking ideas in literature DOI: https://doi.org/10.7202/501222ar that contained ail the requisit es of an invented world — or that, at any rate, modelled such a world — without relying on any prior description .Typically, these worlds were to embody the themes of self-intoxication and the enclosure See table of contents of the consciousness within the confines of the subject's cranium. In Interzoneand The Naked Lunch,Burroughs was to implement the project of describing and creating non-figurative objects through and abstract, Publisher(s) attenuated language that loses itself at every turn in the irresoluble ambivalences of sexuality and narcotics before becoming engulfed in a deadly Département des littératures de l'Université Laval literality. ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article La Chance, M. (1998). Auto-intoxication et littéralité meurtrière : Interzone. Études littéraires, 31(1), 29–43. https://doi.org/10.7202/501222ar Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1998 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
*3r ~~ ^ ~~^~~^ — "3r ~~ ^ ~~ ^ AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE Michaël La Chance La came est une clé, un prototype d'existence. Celui qui com- prendra vraiment la came détiendra certains des secrets de l'exis- tence, des réponses ultimes (Burroughs, 1991, p. 134). • L'expérience de la drogue comme mo- la souillure, les pouvoirs magiques, l'im- dification de la conscience (dissolution du mortalité, la passion christique (voir Hulin), schéma corporel, perte des repères spa- etc. Peut-on en dire autant des consomma- tiaux et temporels, confusion sujet / ob- teurs de stupéfiants ? Les expériences jet, etc.) détruit vraisemblablement la pos- américaines du début des années 60 — sibilité d'en laisser le récit. Un aspect l'action du Festin Nu se passe à New York essentiel de l'expérience de conscience en 1953 — reposaient également sur une modifiée (drogue, ascèse), c'est la convic- organisation symbolique qui surdéter- tion d'explorer une terra incognita, de minait ce qu'on pouvait attendre des pa- cartographier les intensités psychiques. radis et des enfers artificiels. L'œuvre de Chez Burroughs, ce continent se nomme Burroughs expose cette organisation et « Interzone », zone d'indiscernabilité qui tout à la fois propose un récit qui possède perturbe les repères territoriaux de la re- son économie propre, lorsque le travail présentation. Il est difficile d'évaluer dans d'écriture et d'elucidation apparaît comme quelle mesure l'expérience de la cons- une activité spécifique de l'Interzone. cience modifiée excède nos possibilités Ce n'est pas la conscience qui paraît d'en donner le récit, tout à la fois il est modifiée, mais le réel qui subit une trans- difficile d'évaluer dans quelle mesure une formation des ordres politiques, des rôles telle expérience est construite par son ca- sexuels, des régimes de la signification dre culturel. Il est établi que l'ascète a né- quand notre capacité de donner une des- cessairement recours à une organisation cription de nos états ne saurait être alté- symbolique dans laquelle seront thématisés rée. Cependant, il faut mesurer l'écart cons- Études Littéraires Volume 31 N° 1 Automne 1998
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 tant qui oppose le contenu de l'expérience pensée qui proposent une normalité, il y extatique et sa construction, que cette cons- aurait une imposture des régimes de repré- truction soit religieuse, idéologique ou litté- sentation qui proposent un réel. Notre lec- raire. Dans ce dernier cas, chez Burroughs — ture de Burroughs s'attache aux obstacles, mais aussi chez De Quincey, Michaux, aux impostures et aux tensions qui entrent Baudelaire, Junger — on voit bien que le en jeu dans l'élaboration du récit; de soi, récit de l'extase participe de sa construc- lorsque William Burroughs se met en scène tion. Car la drogue nous conduit à douter dans la recherche d'un sens, dans la quête de l'authenticité de nos états de cons- d'un message émanant de l'Interzone. L'In- cience : comment distinguer — sinon par terzone de Burroughs est un gouffre ana- seuils d'intensité — les expériences du logique, un risque de participation trop Tout-Autre mystique et les divers substituts intense contre lequel l'écrivain Burroughs qui nous font entrevoir le Vertige. Ils sont veut ré-instituer une souveraineté du lan- difficiles à distinguer, d'autant que le subs- gage, veut ré-instituer l'immunité de l'écri- titut peut induire l'expérience authentique. vain : ce à quoi il parvient par une tendance Dans l'étude des phénomènes d'extase, on à l'« abstraction » dans l'élaboration de son ne saurait accorder trop d'importance à récit. Cette « abstraction », dans laquelle l'authenticité de certaines expériences-limi- nous reconnaissons une condition de pos- tes, il est inutile de dénoncer la facilité de sibilité du récit, est entendue selon l'accep- l'expérience induite par des hallucinogènes, tion donnée à ce terme dans l'esthétique lorsque l'extase serait devenue marchan- psychologique allemande de Theodor dise. Car il n'est pas nécessaire que l'extase Lipps (voir Bites-Palévitch) et de Wilhelm (chimique ou ascétique) soit vraie pour con- Worringer l. tester une vérité du monde. Entre les félici- Participer, c'est s'abîmer dans les choses tés fausses et les illuminations réelles, il ne extérieures, se perdre dans le monde im- s'agit toujours que d'éveiller nos percep- mense, s'engager dans le négatif, laisser sur- tions de leur sommeil métaphysique. gir l'Autre dans une expérience fusionnelle La littérature des stupéfiants permet sans retour. D'emblée, un lien me relie aux d'explorer les états de conscience modi- choses, c'est un lien mimétologique, une fiés, mais aussi elle révèle l'enveloppe des liaison analogique. Tandis que l'abstraction tensions qui nous habitent. La conscience ne relève d'aucun modèle naturel ou fac- modifiée permet de dresser un portrait de tuel (voir Worringer, p. 56), elle est sans l'homme ordinaire perturbé dans ses habi- analogie avec la nature humaine. Refuser tudes par des intensités nouvelles. S'il y a le lien participatif, c'est se défendre con- une imposture des drogues qui proposent tre le gouffre analogique, c'est craindre le l'expérience d'un moi « anormal », il y « monde terriblement animé 2 » qui est fi- aurait aussi une imposture des systèmes de guré chez Burroughs 1) par la transforma- 1 Les idées de Worringer ont été diffusées dans le monde anglo-saxon par les travaux de Thomas Ernest Hulme, Spéculations : Essays on Humanism and the Philosophy ofArt. 2 C. G. Jung, Types psychologiques ; voir chap. VII, « le Problème de l'attitude typique dans l'Esthé- tique », p. 281 sq. 30
AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE tion des machines en insectes, 2) par la connaissance de cause, un placebo au lac- mutation de l'acte sexuel en prédation tose et d'en attendre quand même le mira- cannibale 3, 3) par le renversement des cle d'une défonce immaculée. Jusqu'où représentations-opium en poisons viru- peut-on ruser avec soi-même ? Cela devient lents. Lorsque la participation devient une affaire de style. trop intense, on veut se protéger de ce 2) Tout comme le fils infâme remplace « monde terriblement animé » par la créa- la morphine de sa mère par de la codéine, tion abstraite d'un anti-monde protec- ainsi l'agent d'Interzone — à l'instigation du teur. Burroughs fait de la littérature un Dr A. Benway — remplace la poudre jaune anti-monde protecteur : l'écriture expose par de la drogue noire. La codéine des ima- le travail de l'abstrait. ges partagées en société est remplacée par la morphine pure du sursaut devant le néant, Ruser avec soi-même de l'auto-intoxication par le vide. Notez que Dans les Journaux de Lee, un camé la pharmacopée burroughsienne distingue substitue de la codéine à la morphine de quatre substances du manque : a) placebo sa mère qui se meurt d'un cancer. Lee fait au lactose, b) codéine, c) morphine, d) dé- remarquer qu'il aurait mieux valu rempla- fonce immaculée {overdose). Ces substan- cer la morphine par un simple placebo, car ces ne recoupent pas exactement la pou- l'écart entre le placebo substitutif et la dre jaune comme intoxication ordinaire et morphine attendue provoque un sursaut participative, qui est plutôt à mi-chemin sublime du métabolisme : une auto-intoxi- entre la codéine et la morphine ; et la pou- cation salutaire. dre noire comme intoxication sublime et Y substituer de la codéine est encore pire que de abstractive, cette dernière entre la mor- lui piquer carrément sa morphine en y substituant phine et la défonce immaculée. un placebo au lactose. Par la seule vertu du choc, Il est préférable que l'agent usurpateur du gouffre existant entre les tissus déchirés de douleur aspirant au soulagement de la morphine, ne soit pas au courant du rôle exact qu'il et le pur néant du placebo, un placebo pourrait est appelé à jouer. Lee est d'autant plus galvaniser le corps, lui procurant comme par mi- efficace qu'il est agent de Benway (Ben- racle une défonce immaculée. Mais la codéine ne peut qu'émousser le tranchant de la douleur qui way : la voie du fils). La drogue noire doit se liquéfie et se répand pour envahir les cellules progressivement s'infiltrer dans la drogue tel un brouillard gris, solide, impossible à dissiper jaune, ainsi l'agent secret qui infiltre Inter- (Burroughs, 1991, p. 142). zone doit lui-même croire en sa couverture Burroughs évoque ici le paradoxe éthi- pour mieux ressurgir lorsque la substitu- que du toxicomane : tion sera complète (voir Cronenberg, 1) La ruse la plus achevée serait de par- p. 29) 4. On voit que, dans un cas comme venir à s'administrer soi-même, en toute dans l'autre, ce n'est pas la nature des subs- 3 On peut comparer le territoire homoérotique de l'Interzone au peuple des Asmats dans Keep the River on Your Right de Tobias Schneebaum, autre forme du primitivisme postmoderne. Voir Torgovnick, p. 183. 4 L'adaptation cinématographique du Festin nu a été réalisée avec la participation de Burroughs. Cronenberg a fait quelques ajouts qui se situent toujours dans la logique de l'univers créé par Burroughs. 31
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 tances qui est en jeu, il n'y a pas une so- çonne que toute conscience n'est possible briété zéro et une intoxication parfaite, il que parce qu'elle s'exalte dans une forme s'agit seulement de provoquer des sauts d'intoxication — un flux irrépressible entre organisations narco-statiques. Le seul d'images, un jeu incessant des projections réel est la douleur du manque. et des contre-projections — dans laquelle Car il ne saurait y avoir de sursaut de- on se rend le monde supportable. Par delà vant le néant si nous ne sommes pas en une sobriété mythique et par delà notre mesure d'appréhender le néant, sinon de intoxication culturelle, William Burroughs se leurrer soi-même d'y toucher dans une voit en l'écriture ce qui déclenche (et per- présentation. L'horreur et la démesure pro- turbe parfois) cette propagation de formes voquent une faillite de l'imagination. Que qui se fragmentent et se reproduisent, qu'il l'on se rassure aussitôt : l'intellect qui ne compare à la fuite ininterrompue des ima- reçoit plus sa dose imaginative, malgré les ges au cinéma. On sait que Burroughs, dans terribles soubresauts du manque, parvien- son âge avancé, s'intéressera à la peinture drait à trouver en lui-même dans un effort parce qu'elle offre un ralenti des images et sublime le moyen de donner une représen- permet de multiplier les temps d'arrêt dans tation sensible aux idées. Mais comment le vertige imaginai (voir La Chance., p. 12). l'imagination peut-elle s'effondrer face à Il s'agit pour nous de comprendre, par delà l'inimaginable, puisque par définition l'ini- l'accélération du flux d'image dans l'écri- maginable ne peut être reconnu par l'ima- ture et le cinéma, par delà le ralenti qu'of- gination ? L'intellect fait mine de recevoir fre la peinture, de comprendre la mise en la secousse de l'inconcevable, l'imagination place de la littérature comme anti monde fait mine de se tenir au plus près de l'ini- protecteur. maginable. Le camé reconnaît cette ruse, Burroughs conçoit le langage comme car elle révèle la prétention délirante d'un instrument de désintégration et d accélé- cerveau qui croit trouver en lui-même son ration de toute réalité vécue et perçue. intoxication, qui croit pouvoir s'auto-in- Pulvériser, atomiser, morceler : il s'agit toxiquer en s'exposant au néant. d'abord de provoquer une suspension abs- traite des images et ensuite de relancer Accélérer, pulvériser le flux des celles-ci dans des représentations pulvé- images rulentes et virulentes où le corps, tenaillé Comment vivre sans inconnu devant par le manque, est identique à la cons- soi ? (Char, p. 247) cience travaillée par le Virus Verbal. À la L'esprit qui prétend entrer directement fragmentation du monde en images fait en contact avec les entités ideelles (les mo- suite aussitôt la fuite de ces images dans dèles de l'arrière-monde, les Idées et autres un vertige mental. Seule l'auto-intoxica- mythes philosophiques), sans passer par les tion de l'esprit saurait nous ressaisir dans représentations élaborées depuis l'expé- le vertige : telle est la vérité du cauche- rience « ordinaire » du corps, aurait trouvé mar — la forme de notre conscience se- sa « défonce immaculée ». Malgré les hau- rait le produit de cette auto-intoxication teurs philosophiques auxquelles on vou- qui s'impose à nous depuis toujours drait élever la conscience, le camé soup- comme Nécessité du symbolique. 32
AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE L'écriture est risque même lorsqu'elle pliquer, il lui suffit de reconnaître sa pen- ne parle que d'elle-même, lorsque les mots sée comme sienne, quand personne d'autre renvoient aux mots et déclenchent des fui- ne viendrait penser à sa place. Le camé tes vertigineuses. Mais, surtout, l'écriture reproduit la corruption de sa conscience à est dangereuse car il s'agit à chaque fois chaque fois qu'il veut s'en défendre. Il d'emprunter une machinerie du sens, de éprouve sa pensée comme médium tou- se plier aux rouages d'une mécanique jours infiltré par d'autres pensées, infiltré étrangère, de dire sa vie dans un médium par quelque chose de plus innommable ennemi : « Je savais qu'écrire était une ac- encore, — il lui est révélé que sa cons- tivité dangereuse, mais j'ignorais que le cience ordinaire est une drogue depuis danger venait de la machine elle-même » toujours dénaturée par des substances (Cronenberg, p. 69). étrangères. Le point de vue exprimé par L'écriture est dangereuse par tout ce Hassan I Sabbah : « Rien n'est vrai, tout est qu'elle peut révéler : quand le langage met permis 5 » annonce que l'illimité est dans en jeu la mobilité des signes, les rouages l'impureté, dans le sans-fond de la dégéné- de la culture, la place de l'Autre. Il faut rescence. Car depuis toujours la cons- craindre la machine à écrire d'autant cience est contaminée. Alors le fantasme qu'elle fait corps avec notre conscience, de l'auto-intoxication sublime ressurgit qu'elle est structure du désir, qu'elle fait comme la promesse d'une pureté et aussi dériver le sens. Ce qui se vérifie chez comme la révélation d'un viol permanent William Burroughs lorsque la machine lui de la conscience. Notre imaginaire, toute donne son nom, s'impose depuis la place représentation de notre culture, sont la du Nom : les calculatrices et les machines codéine du peuple. Par dégoût de la vie in- à écrire de Burroughs. C'est ainsi que Hank statique, la camé attend l'extase du divin (il s'agit de Jack Kerouac), un ami de qui éjaculera une overdose d'héroïne di- William Lee, dénonce l'écriture comme rectement dans sa fontanelle. trahison de nos pensées : pratique de la duplicité mais aussi de l'illimité. Dans un Première série : les poudres monde où « tous les agents retournent leur Dans la participation, je donne une va- veste et tous les résistants trahissent » leur sacrée au désordre du monde en prê- (ibid, p. 114), la force de Lee est d'avoir tant vie à chacune de ses parties : les élé- compris tout de suite qu'il faut « extermi- ments de ce monde sont reliés par la vie ner toute pensée rationnelle » (ibid., p. 11). que j'insuffle en chacun d'eux. C'est une En effet, le camé craint d'être infiltré, pé- expérience esthétique du monde, quand nétré et violé dans sa pensée par la néces- la jouissance esthétique est pensée (par sité qui nous est imposée à tous de faire Th. Lipps) sur le mode de l'épanchement sens, d'être intelligible. Peu lui importe la vital en l'œuvre (voir Worringer, p. 45). La distorsion d'une pensée qui ne sait pas s'ex- participation n'implique pas une dissolu- 5 Phrase placée en exergue du film de David Cronenberg, et reprise dans le titre du livre qui lui est consacré (voir Silverberg). 33
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 tion totale du moi puisque je projette ma mède augmente le mal, devient le mal qui volonté d'activité dans les choses. Je me se répand : les agents de probation de Lee, dessaisis pour une part de mon être indivi- et finalement tout le monde « normal », duel, mais j'objective ma volonté d'activité deviennent des cafards qui se nourrissent (et mon existence) à devenir le sujet d'une de la poudre qui devrait les tuer. La raison contemplation hallucinée et visionnaire. qui devait dissiper l'obscurantisme devient Pour qui tend à s'abîmer dans les choses, à son tour une représentation-opium. Ils la jouissance esthétique est issue de la se vautrent dedans et s'en gavent. Ils ne « beauté de la forme organique et gorgée meurent pas de leur vision du monde puis- de vie » (ibid., p. 53), soit le lien vital créé qu'ils se donnent pour vision celle qui saura par la participation, alors que l'abstraction leur rendre le monde supportable — mais implique le dessaisissement plus grand de en même temps cette vision les tue puis- l'inscription d'un sujet dans l'ordre sym- qu'elle les dénature. bolique. Dans un premier temps (partici- La vraie poudre (d'aspect plus jaune, le pation), l'objet, ou l'œuvre, « ne reçoit sa pyrèthre) est sévèrement rationnée. Lee vie que du moi » (ibid., p. 58) ; dans un apprend par ses amis Hank et Martin (dans deuxième temps (abstraction), l'autonomie lequel on peut reconnaître Allan Ginsberg) de l'entendement exige d'effacer toutes qu'il est dupé par son épouse Joan : elle « traces d'une liaison avec la vie » (ibid, remplace par un laxatif pour bébé de bon- p. 56). Avec la participation, le monde est nes quantités de poudre jaune qu'elle s'ad- devenu réceptacle de mes contenus sub- ministre par injection. Joan a également des jectifs, je maintiens un lien organique et relations sexuelles avec Hank, ce qu'elle mimétique avec tous les objets — tandis minimisera en disant : «Je marche à l'in- que chaque objet révèle un lien avec tous secticide. Je n'ai pas besoin de jouir » les autres dans un Tout vitaliste. Par con- (Cronenberg, p. 32). Ce seront les derniè- tre, avec l'abstraction, le monde des idées res paroles de Joan Lee avant d'être assas- est devenu un monde en soi. Le Tout pul- sinée par son mari dans une mise en scène vérisé, l'objet est arraché de son contexte à la Guillaume Tell : ayant placé un verre et absolutisé pour le bénéfice de son ins- sur sa tête, il la tue d'une balle dans le cription symbolique. La relation aux objets front : l'exercice semble réussi parce que est marquée par un procès de production : le verre n'a pas été cassé. liaison inorganique et même organicide. L'abstraction marque un arrêt dans la Mais il apparaît bientôt que l'abstraction, fuite des apparences, provoque une halte qui efface toute « liaison avec la vie » est dans l'alternance naturelle. Cette expé- d'emblée présente dans la culture des re- rience retrouve la définition classique du présentations-opium. Dans Exterminator !, geste esthétique : arracher la chose singu- les services municipaux — pour lesquels lière de son contexte, la placer sub specie Lee travaille — utilisent un insecticide trop œternitatis. L'abstraction isole les corps faible : une poudre blanche composée afin de les purifier de leur dépendance d'amidon et de fluor. Celle-ci fait réappa- envers la vie, afin de leur donner une va- raître les blattes qui deviennent agressives leur absolue. Cette beauté de l'absolu se lorsqu'elles n'ont plus leur ration. Le re- révèle plus volontiers dans l'inorganique, 34
AUTO-INTOXICATION ET LITTERALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE dans le démembré et le pulvérisé. L'abs- Égaré dans l'Interzone, ayant goûté à la traction, comme la participation, serait un poudre noire, William Lee se rend compte des effets de la drogue, serait même un qu'il serait devenu addictdc quelque chose effet préalable de cette drogue : rappelons qui n'existe pas (Cronenberg, p. 63), qu'il que la poudre jaune est d'abord un insec- a commencé à s'auto-intoxiquer. Il est par- ticide, c'est-à-dire une substance anti-or- tagé entre la félicité de sécréter soi-même ganique. Ainsi, préalable à toute partici- la drogue qui nous convient le mieux et pation aux objets, une abstraction de l'horreur de ne pouvoir s'approvisionner l'objet aura vidé celui-ci de toutes ses ca- hors de soi en cas de manque, c'est-à-dire ractéristiques, « pour le rendre apte à re- au cas où il manquerait à lui-même. Il lui cevoir les contenus subjectifs de l'indi- apparaît de plus que les « secrets de l'exis- vidu » (voir Jung, chap. VII, « le Problème tence, les réponses ultimes », tout cela s'ac- de l'attitude typique dans l'Esthétique », corde dans une perspective qui crée une p. 281 sq.). illusion de profondeur en faisant usage d'un point de fuite : le trou dans le tableau, le Le néant burroughsien néant au cœur du monde, l'enfermement « Dr A. Benway, M.D., Ph.D. », envahit de la conscience en elle-même. le marché avec sa poudre noire : il vend C'est ainsi que l'homme post-rationnel aux junkies leur propre destruction. Ce retrouve la vision du monde du primitif6, docteur en philosophie leur vend du néant, soit un monde dont on ne peut plus dire leur néant. La poudre noire, c'est du junkie qu'il est vrai ou faux, réalité ou illusion, pulvérisé et re-shooté dans le junkie ! descriptible ou indescriptible — monde Dr Benway vend aux junkies leur propre « dont il est également faux de dire qu'il mort à petite dose. Contre toute appa- est ou qu'il n'est pas » (Schopenhauer, rence, la poudre noire de Benway nous 1966, cité dans Worringer, p. 54). Selon séduit complètement, alors qu'il nous sem- Schopenhauer, la crispation devant le blait que notre manque était ailleurs. Car, Chaos, l'effroi devant l'Illusion (la Maià), ayant développé une accoutumance aux re- donnent naissance à une volonté et un dé- présentations-opium, celles-ci n'ont plus sir de s'intoxiquer contre ce gouffre. Dans d'effet. Ayant perdu leur puissance d'illu- la lignée de Schopenhauer, de Lipps et de sion référentielle, il apparaît que leur effi- Worringer, la confrontation au Chaos cacité symbolique repose sur l'auto- donne lieu à deux réactions : référentialité : elles sont le produit 1) La mobilisation d'une volonté de vie préalable d'un saut dans l'abstrait, d'un qui sera insufflée dans le désordre et ses sursaut sublime contre le néant. objets. Ce qui constitue une affirmation de 6 Selon Worringer (voir Worringer, p. 54) l'homme primitif, par instinct (collectif), éprouve le be- soin de séparer les choses et à croire qu'elles subsistent en elles-mêmes. Bien sûr l'élaboration intellectuelle prend le relais de cet instinct (et nous fait oublier celui-ci) lorsqu'elle construit le réalisme naïf qui sous-tend le plus souvent l'approche rationnelle. Par contre, l'approche post-rationnelle retrouve cet instinct comme sentiment individuel (et non plus collectif) de la chose en soi. 35
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 la volonté globale d'activité qui repose en jouissance esthétique » (ibid, p. 59) quand nous, une objectivation de cette volonté cette jouissance est conçue comme apai- dans des objets. L'inconvénient de cette sement devant le confus d'un intellect qui affirmation, c'est qu'elle nous rend dépen- trouve son assise en lui-même, comme an- dants de cette organisation du monde se- nulation de la volonté qui laisse entrevoir lon la volonté, dépendants des représenta- l'immensité du monde. tions de notre culture : en effet, selon Schopenhauer, les représentations de no- Deuxième série : tre culture sont un mauvais remède, elles les machines à écrire sont devenues une intoxication dont nous La machine à écrire de Lee, c'est d'abord ne savons plus nous défaire : « tel l'homme un dispositif (drogue noire + homoérotisme épuisé espère trouver dans des consommés + écriture de soi) qui apparaît alors comme et dans les drogues de pharmacie la santé « machine abstraite » deleuzienne, quand et la vigueur dont la vraie source est la force celle-ci engendre, selon Deleuze, « la vie la vitale propre » (Schopenhauer, 1964, cité plus bizarre et la plus intense, une vitalité ibid., p. 24). Chez Burroughs, cette em- non-organique» (Deleuze, 1981, p. 83). prise de la volonté s'apparente à l'emprise Chez Burroughs, cette auto-activité de la d'une drogue (la jaune), à la perte de la construction abstraite, c'est la jouissance pureté originelle d'une conscience sobre. de la machine à écrire. La machine abs- 2) Par contre le refus de s'abîmer, le traite brouille les repères territoriaux: pour refus de la participation, suscite une vo- pénétrer l'Interzone, elle déplace les figu- lonté de forme qui se dépose dans les ob- res pour rendre les corps fluides, alors « le jets et qui, subséquemment, doit s'annu- corps déborde ou fait craquer l'organisme » ler dans ces mêmes objets. L'abstraction (ibid, p. 81). nous libère, par delà les limites de l'exis- La machine à écrire est ambivalente, car tence individuelle, de la vitalité organique elle est à la fois génération et (dé)montage universelle (ibid, p. 60). Bien sûr, la ques- de la machinerie du sens. Pour lutter con- tion reste à savoir si on peut effectivement tre la morosité d'une existence entièrement se libérer de toute infusion de sa volonté banalisée par la poudre jaune, contre notre dans les objets. Chez Burroughs, ce rap- intoxication par les images de la publicité, port in-fusionnel aux objets relève de la des médias, etc., Lee consomme la poudre drogue jaune, alors que la « sortie » noire que lui fournit le Dr Benway, en re- burroughsienne consiste à éliminer la cul- tour il doit rédiger des rapports sur ses ture-opium et à s'auto-intoxiquer directe- expériences à son fournisseur. Ce qui con- ment au néant. Dans la participation, une duit Lee cherche à rechercher une nou- volonté d'activité est infusée dans l'objet. velle figuration, un au-delà halluciné de On peut ainsi se libérer de l'existence in- la figuration. La figuration prend le risque dividuelle dans une narco-affirmation de la de la contamination par l'objet. Ce qui vie. L'abstraction conduit à la contempla- entraîne un régime de vérité spécifique : tion du nécessaire et de l'immuable. Elle le faux tire de plus grands effets de vé- tend à l'inorganique car « la vie [...] est rité. Pour se détacher de la figuration, le alors ressentie comme un obstacle à la langage devient machine abstraite. Aux 36
AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE récits de la contamination se substituent tellect » (Worringer, p. 55). Les machines à des récits de l'autonomisation de la pen- écrire de Burroughs révèlent cette ambiva- sée, de la vie, de l'humain. lence de l'abstraction : la machine envoie Le monde de Lee est envahi par la pou- des messages à la police en reposant sur une dre noire du Dr Benway : c'est le combat figuration conventionnelle, tout en rédi- de deux descriptions, le récit de la conta- geant des dépêches pour Benway dans l'abs- mination est parallèle au récit de l'auto- traction plus grande d'une épreuve du néant nomisation. L'esprit de Lee, nourri de toujours déjà là. Il y a une lutte entre les poudre jaune, était devenu une Bug- machines, les machines géométriques (abs- machine. Mais la poudre noire entreprend traites) tâchant de se débarasser des machi- d'insensibiliser le cerveau aux effets de la nes empathiques (participatives), et vice- poudre jaune afin qu'une nouvelle ma- versa : la Clark-Nova dévore la Martinelli de chine prenne le contrôle. La conscience Frost dans laquelle elle a reconnu un agent ordinaire abrite à son insu un néant, elle d'Interzone. s'est formée autour d'un vide. Les policiers La Clark-Nova de Lee fait également gavés de jaune contre-attaquent, ils veulent preuve de duplicité. Lee envoie ses rapports percer à jour les activités d'Interzone Inc. à Benway, mais la machine les intercepte et mettre fin aux activités de Benway. Par- pour le compte du Bureau des narcotiques. tagé entre deux machineries de cons- Les machineries de la pensée ne nous ap- cience, Lee c h e r c h e à produire une partiennent pas et pourtant la pensée nous description de son existence, car la cons- semble l'expression la plus intime de nous- cience modifiée exige une nouvelle cons- même. À la pharmacopée succède un inven- truction du récit de soi — il veut savoir taire des machines : a) blanche, Machines à par quelle machine sémantique le sens calculer Burroughs ; b) jaune, Clark-Nova advient, quels rouages en assurent la pro- (amant + drogue), Bugmachine ; c) noire, duction. Il doit exercer une police du sens Martinelli (agent ennemi) ou Moudjahidin pour débusquer les lieux secrets où se- à caractères arabes ; d)jissom, Mugwriter, rait synthétisé ce stupéfiant très subtil. // sécrétion de sens, le stupéfiant subtil, par recherche une connexion secrète des cho- Mugwump. ses, qui serait comme une nouvelle dro- À Tanger, William Lee rencontre Tom gue — au-delà de la blanche (amidon et Frost, un américain qui est addict de sa fluoride), de la jaune (pyrèthre) et de la machine (autre métabolisme, autre façon noire — réservée aux initiés : la sécrétion d'être intoxiqué par / contre le monde) et secrète du sens, un élixir qui enchante qui assassine lentement sa femme avec la l'âme. poudre noire. Frost propose à Lee d'essayer Lee tape à la machine ses rapports sur sa Martinelli, sauf que celle-ci ne s'accorde Interzone, les récits de la cohérence face pas avec les habitudes narcomaniaques de au chaos et aussi les récits de l'illusion gé- Lee. La Bugmachine de Lee détruit la néralisée. Il faut insister sur le fait que l'abs- Martinelli et donc la vision de Frost qui s'im- traction est, en premier lieu, une réaction misçait en Lee. Frost lui confisque alors sa instinctive, c'est une réponse au chaos qui Clark-Nova, machine qui ne lui convient ne requiert « aucune participation de l'in- guère, parce qu'il écrit avec celle-ci dans 37
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N" 1 AUTOMNE 1998 un style emprunté. En dernier recours, Lee selon les frontières mouvantes d'épidémies obtient de récupérer sa machine en ou de transmutations génétiques d'un l'échangeant contre une Mugwriter, ma- « monde terriblement animé ». C'est cette chine qui sécrète des fluides intoxicants : vie mutante et infiltrée que représente le il pousse ainsi Frost vers l'impasse de son devenir-insecte chez Burroughs, dans la auto-intoxication. Il réduit Frost au silence, consommation de substances, dans l'acte car l'intellect qui se séduit lui-même est sexuel et dans le récit de l'expérience 7. l'ennemi de l'écriture : notons que Frost La machine à écrire, soit les conditions est un alias de Lee. nécessaires pour penser, créer, faire l'amour, présente également une duplicité Troisième série : les sexes sexuelle. Parce que tout devient inter- À plusieurs reprises, la machine à changeable pour le bénéfice de l'abstrac- écrire-insecte conseillera à Lee de tuer sa tion, écrire c'est faire l'amour avec la femme, Joan Lee, en lui répétant que les machine à écrire, la machine c'est l'amant femmes ne sont pas humaines. Elle ex- et c'est aussi la poudre : une bonne copu- prime ainsi la misogynie de la machine lation favorise l'écriture. Lorsque Lee in- familiale Burroughs qui aura fait de lui une vite Joan à taper quelques mots sur la « entité sous-humaine » (Cronenberg, machine de Frost — la Moudjahidin —, un p. 58), soit un individu dont la sexualité phallus apparaît. La machine se trans- reste inavouable. Les poudres ne font que forme en corps frétillant qui s'agite sur donner forme à cette sous-humanité, ainsi les corps enlacés de William et Joan. La la poudre jaune favorise le commerce bi- poudre noire devient l'encre des descrip- sexuel mais elle éteint le désir : on devient tions pornographiques, au lieu d'éteindre cafard sous la jaune. Tandis que la poudre le désir elle excite la prédation sexuelle. noire évoque les garçons et la prédation La jaune est une sexualité passive, anale. sexuelle dans Interzone. La noire est com- La machine Clark-Nova exhorte Lee : « in- posée de scolopendre grillée et broyée, puis jecte des mots en moi » (Cronenberg, finalement pulvérisée : « viande noire — la p. 46) et « frotte la poudre sur mes lèvres » chair de la scolopendre aquatique noire, le (ibid., p. 20), lesquelles lèvres ne sont que Mille-pattes géant » (Burroughs, 1984, les bords d'un anus bavard (Burroughs, p. 66) ; elle évoque aussi le junkie qui sera 1984, p. 146). Se laisser nourrir de jaune : finalement sodomisé / broyé et réinjecté / devenir un cafard friand du plaisir anal. éjaculé dans de nouveaux junkies, dans l'éré- Se laisser nourrir de noire, c'est opter pour thisme artificiellement entretenu qui défi- une sexualité hétéro ou homo dominante, nit l'Interzone. Car le corps de l'Interzone anale et orale d'abord, mais aussi phalli- n'est ni biologique (au sens de l'unité orga- que. La poudre noire ne nourrit pas l'es- nique individuelle) ni mécanique. C'est un prit, elle ne fait que consumer un esprit corps animé par une vie qui traverse les qui se domine et à la fois se brûle dans corps, comme la progression d'un virus, une mutation du camé en Mugwump 7 Steven Shapiro évoque un « paradigme ii », dans « Two Lessons from Burroughs », p. 50-51. 38
AUTO-INTOXICATION ET LITTÉRALITÉ MEURTRIÈRE : INTERZONE (ibid., p. 67). La machine à écrire sur- indistinction entre la forme et la substance monte la « répugnance toute particulière quand la substance est déjà une forme, pour le fait d'écrire » (Burroughs, 1991, entre l'expression et le contenu pour faire p. 132) et devient machine à jouir 8. La du contenu une expression qui renvoie à Mugwriter, nous l'avons vu, n'est pas un de nouveaux contenus. Les messages en- intellect qui se laisse intoxiquer par la voyés et reçus de l'Interzone sont autant poudre jaune de l'imagination, c'est une de machines qui perpétuent ses effets de machine sémantique qui parvient, dans transversalité. Les puissances d'abstraction un moment sublime, à générer sa propre se concentrent dans des machines abstrai- drogue, à devenir elle-même un phallus tes comme puissance informelle de l'Indé- auto-généré. fini 9. La transversalité des séries drogue / L'emprise de la drogue, mais aussi la vio- sexe / machine est complétée. Après la lence du symbolique, s'apparentent à la jaune, la noire : aller plus loin dans la dro- prédation sexuelle, c'est une scolopendre gue, c'est copuler avec elle : le cerveau qui vous enserre dans ses pattes venimeu- transforme sa physiologie, devient un sexe ses et ne vous lâche plus : Yves Cloquet, le exacerbé (« sex blob », Silverberg, p. 103). dandy suisse, devient une scolopendre L'Interzone apparaît plus que jamais gouf- géante qui sodomise Kiki. «Je venais de fre des analogies prédatrices, des mimé- mordre à l'hameçon. La zone entière est tismes irrépressibles, des emballements sé- une souricière » (Burroughs, 1991, p. 140). riels, des transversalités pansexuelles. La La poudre noire «fucksyou » et vous laisse faillite de l'imagination signifie la perte du « ail fucked up » au sens le plus littéral : lien imitatif, analogique, avec les choses l'esprit est devenu un orifice qui parle, co- extérieures. Le monde devenu irrepré- pule, mange et bien sûr défèque. Tout à la sentable, inimitable, infigurable, provoque fois, cette poudre a pris complètement le un sursaut sublime de l'entendement qui contrôle du corps et scellé tous les orifi- fait de ses propres idées un monde en soi, ces 10. Seuls les yeux sont encore ouverts qui se prend lui-même pour objet. Cette dans lesquels on peut lire la souffrance des autonomie de l'esprit, d'un langage, ou en- cerveaux « murés dans le crâne, pieds et core d'un style de vie, conduit à une poings liés » (Burroughs, 1984, p. 148 ; 8 Cette machine à écrire devenue sphincter, ce n'est pas tant la machine qui est devenue charnelle, mais plutôt la machine à écrire qui est devenue une idéalisation de la relation sexuelle. C'est ainsi qu'Edward Glover analyse comment « [d]ans un cas typique l'anneau sphinctérien était phantasme comme une sorte de halo suspendu dans le ciel. Il était alors contemplé, adoré et idéalisé. Les qualités qui lui étaient assurées étaient mystiques et toute l'attitude du patient était d'ordre religieux » (Glover, p. 294). 9 Contre la représentation classique, délimitation par les figures, la poudre noire propose le dyna- misme de l'Illimité, la puissance d'une vie non organique (voir Deleuze, 1980, p. 621-624 et 636-639. Les catégories de Worringer (abstraction, Einfùhlung, etc.) seront également reprises par Gilles Deleuze dans l'image-temps, lorsqu'il oppose deux types de volonté de forme, ou deux stratégies de composition : l'organi- que et le cristallin. 10 Cette expérience s'apparente au délire de Schreber, analysé par Freud, qui devient idiot pour se détacher du Dieu qui usurpe ses fonctions corporelles, et qui tout à la fois se transforme en femme pour interpeler et séduire Dieu. 39
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 Cronenberg, p. 103). Le rapport au monde réalité qui fait obstacle aux risques de est contrôlé par les machines, l'esprit abs- l'abîme, à la perdition du vide, aux vacilla- trait n'est plus que l'orifice vide d'une tions du gouffre. ouverture béante sur le monde. Par ailleurs, Lee est attiré par Joan Frost mais celle- dans sa volonté de surdéterminer ses pro- ci est envoûtée par sa gouvernante les- cessus mentaux, le camé fait corps avec bienne Fadela, tout comme Benway parle ce qui le pénètre afin que rien ne lui soit à travers Lee lui-même (ibid., p. 74). Para- étranger : se détournant de la jouissance doxalement, Lee accepte de redevenir que lui procurait le viol permanent de la l'agent de Benway dans le but de repren- conscience ordinaire, il attend désormais dre Joan. Il parvient à ce compromis parce sa jouissance de son propre esprit devenu qu'il a « dépassé » la poudre noire, pour une machine analérotique. devenir le prosélyte des fluides intoxicants Lee est maintenant un agent spécial dans qui suintent de la multiplicité des phallus Interzone (Cronenberg, p. 46). L'Organisa- dressés sur sa Mugmachine. Mieux encore, tion lui demande de surmonter ses répul- Benway dirige maintenant un centre de sions envers son homosexualité, tout production où des dizaines de Mugwumps comme il lui fallut surmonter sa répulsion sont enchaînés pour que l'on puisse sucer envers le fait d'écrire. Inversement, ce se- les fluides intoxicants qui jaillissent de leur raient les tendances homosexuelles de Lee tête. C'est la forme extrême du phantasme qui l'auraient conduit aux stupéfiants et le d'auto-intoxication : c'est dorénavant dans conduisent inéluctablement vers la poudre le cerveau en feu des Grands Camés que noire u . Car l'homosexuel peut quitter la seront produits les sucs que d'aucuns ne position anale passive — la conscience manqueront plus de rechercher 12. ordinaire — pour accéder à une ambiva- lence phallique — l'inter-conscience dan- Conclusion : la littéralité meurtrière gereuse. Tel est le paradoxe éthique de Lee, Chez Burroughs, la possibilité d'écrire comme agent double, amateur de poudres, est conditionnelle au dépassement de sa bisexuel : « Un agent qui ne sait pas qu'il répulsion envers son homosexualité et au en est un est un agent efficace » (ibid., dépassement de sa consommation des dro- p. 80). Ne pas savoir ce qu'on est, quel gues vers une intoxication supérieure, celle meilleur moyen pour devenir le véhicule de la sécrétion du sens et de l'épreuve du d'un sens qui nous échappe ? Nous trou- néant. Il décrit la littéralité extrême d'un vons une configuration nouvelle : l'oscilla- monde décapé de ses endorphines et tion d'un sujet ouvert d'un côté sur la autres euphorisants, d'un intellect qui ne béance d'une indétermination du désir, et peut se nourrir d'images, devenu langage confronté de l'autre à la surdétermination pulvérisé. Dans le Festin nu, un père in- d'un réel implacable. Interzone c'est le réel, vite son fils à aller se « trancher des gon- lorsque le réel apparaît comme une contre- zesses », afin de se payer « [sa] première 11 « Je n'oublierai jamais l'horreur indicible q\ai m'a glacé la lymphe dans les glandes lorsque ce mot funeste a explosé dons mon cerveau affolé : j'étais un homosexuel » (Cronenberg, p. 58). 12 C'est le jissom inventé par Cronenberg (p. 59). 40
AUTO-INTOXICATION ET LITTERALITE MEURTRIÈRE : INTERZONE tranche de cul ». Le fils prend l'invitation Par le détour le plus large qu'on peut ima- littéralement en découpant au couteau « un giner, le grand camé finit par rejoindre bon biftèque de cul comme demandé » cette littéralité. Il a trouvé une machine à (Burroughs, 1984, p. 133). C'est l'horreur écrire qui ne trahit aucune défaillance pour d'un monde sans figuration, abandonné décrire les états mentaux les plus altérés — aux tendances organicides de l'abstrait, mais en même temps cette machine à devenu néant de la lettre. écrire exerce une contrainte absolue sur L'horreur consiste à faire à la lettre tout ses expériences. ce qu'on dit. Alors le réel est réduit à des Tout à commencé lorsque Joan avait in- conventions mentales qui gravitent autour vité William à essayer la poudre jaune : c'est de quelques fictions philosophiques. La une expérience très littéraire, disait-elle, pensée qui ne gravite pas autour de ces parce qu'en prenant du Bugpowder on se absolus périclite et s'en trouve totalement sent littéralement comme un cafard : « C'est paralysée 13. Par contre, lorsqu'elle s'aban- une défonce kafkaïenne » (Cronenberg, donne totalement à cette gravitation, elle p. 15). Joan Lee oublie que son mari est implose dans les gouffres qu'ouvrent en exterminateur de son métier : il exterminera elle ces fictions. William Lee part prospec- en effet Joan devenue bug-junkie. Plus tard, ter un nouveau marché de la drogue pour Tom Frost avouera à Lee son projet de se le Dr Benway. Joan Frost et Lee quittent débarrasser de sa femme en la droguant à la Interzone dans un véhicule à chenilles poudre noire. À cette étape le langage de Bombardier pour passer en Annexie u (le Lee a déjà rejoint l'immédiateté télépa- Québec indépendant — et donc socia- thique, la dangerosité de l'inter-conscience. liste — dans les années cinquante, avec son Il s'agit d'acheminer Joan Frost vers une rideau de fer et ses vopos, serait alors de- impasse mentale, celle de l'illusion de faire venu une annexe de l'URSS ?). À la fron- corps avec la Loi et de pouvoir ainsi subir tière, Lee explique aux douaniers qu'il toutes les pénétrations sans être façonné par vient écrire des reportages sur les citoyens celles-ci. William Lee et Tom Frost ne par- d'Annexie pour les USA. Les gardes fron- lent-ils pas aussi d'eux-mêmes lorsqu'ils con- tières demandent à William Lee de prou- sidèrent un telle impasse ? Chose certaine, ver qu'il est écrivain. Alors Wiliam Lee an- ils se parlent par télépathie lorsqu'ils échan- nonce à Joan : « lets do our Wiliam Tell gent des idées aussi démentes, pendant Routine », où William Lee devient littéra- qu'ils simulent une autre conversation que lement William qui « dit », ou qui « raconte » les autres peuvent entendre. comme dans « tell a story », c'est-à-dire un Ainsi Lee n'a de cesse de se parler à lui- écrivain qui s'abandonne totalement aux même, dans une immédiateté fulgurante, automatismes de la pensée et de l'écriture. tout en faisant la conversation aux autres, 13 Nous généralisons ici avec E. M. Forster : « Si une phrase ne payait pas, en passant, par quelques compliments, son écot à la justice et la moralité, sa syntaxe blessait leurs oreilles et paralysait leurs esprits. Leurs paroles et leurs sentiments (hormis le cas d'une affection) concordaient rarement. Ils avaient des con- ventions intellectuelles nombreuses sans l'aide desquelles leur pensée fonctionnait mal » (Forster, p. 143). 14 Sur la « police d'Annexie », dont la population est terrorisée par le contrôleur, voir Burroughs, 1984, p. 38. 41
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTOMNE 1998 à ceux qui s'agitent dans un espace décalé, où les corps ne sont que littéralités, par- dans un temps ralenti. Bientôt Lee sera plus vient à devenir une ligne abstraite au-des- direct et plus littéral : la poudre noire qui sus de la fïgurabilité des corps. C'est l'ari- tuera Joan, c'est aussi la poudre qui pro- dité du monde sans représentations-opium, pulse la balle dans sa tête. La poudre noire le monde devenu cauchemar abrasif. Fina- et la balle dans la tête procurent une « dé- lement, Lee tue Joan Frost, qui n'est plus fonce immaculée », un sublime philosophi- qu'une figurante, la dernière, dans l'affir- que inédit. Lorsque William tue Joan Lee mation de son identité d'écrivain. Exigence d'une balle dans le front, il semble que sa organicide et meurtrière du littéral par la- machinerie d'écriture aurait commandé ce quelle passe l'esprit qui devient son ab- meurtre. Le langage devient ligne de fuite solu — et son néant. 42
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