Autour de Mexican Drugs : 7 essais d interprétation

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Autour de Mexican Drugs : 7 essais d´interprétation
                                                                   par Luis Martínez Andrade1
                                          Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales-CEIFR

                                                            traduit de l’espagnol par Pascale Naveau
                                                                    Université catholique de Louvain

                                                        I
                                                              Même le matérialisme historique,
                               Qui s´était proclamé comme étant le principal appareil critique
                                  pour interpréter la réalité du capitalisme, demeure obsolète
                                                                     Carlos Ramírez Vuelvas

      En décembre 1924, apparu à Lima un article publié dans Variedades, où l´on
pouvait lire : « au vu du faible crédit octroyé à la conception matérialiste de l´histoire, on
ne peut ignorer que les relations économiques sont le principal agent de la
communication ainsi que de l´articulation des peuples. Il est possible que l´économie ne
soit pas antérieure au politique. Du moins, les deux sont consubstantiels et solidaires.
L´histoire moderne nous l´enseigne à chaque instant » (Mariátegui, 1991 :361). Le texte
fut signé par José Carlos Mariátegui.
      Des années plus tard, précisément en décembre 2008, un hommage fut rendu à ce
journaliste et essayiste, avec comme paneliste Michael Löwy, Robert Paris et Edgar
Montiel, ce dernier abordant le magnifique héritage laissé par Mariátegui, soutenant que
« L´Amérique latine fut un continent des essayistes ». Alors que certains pourraient ne
pas consentir avec la thèse de Montiel, force est de constater que l´Amérique latine a été
et reste une pépinière de grands essayistes. Au-delà des horizons idéologiques et de sa
perspective théorique, José Martí, Octavio Paz, Eduardo Galeano, Jorge Luis Borges,

1 Sociologue. En 2009, il a reçu le premier prix du Concours international d’essai « Penser à contre-
courant » lors de sa 6e édition. Il est notamment l’auteur du livre Religión sin redención. Contradicciones
sociales y sueños despiertos en América Latina, Ediciones de Medianoche-Universidad de Zacatecas,
Mexique, 2011 (Paru en polonais : Ameryka Łacińska Religia bez odkupienia, KsiąŜka i Prasa-Le Monde
diplomatique Polska, 2012).
Roberto Fernández Retamar et bien entendu Mariátegui, dit « Amauta », sont tous
représentatifs de notre patrimoine en matière d´essai.
      Peut-être que c´est la grande nécessité des peuples de la périphérie de saisir dans
l´immédiat, de comprendre et d’improviser « à la sauvette » les évènements et les
pulsions de la réalité. Tout cela les incite à chercher des réponses. L´essai détient cette
caractéristique latino-américaine ou peut-être, nous latino-américains, avons cette
empreinte essayiste d´ouvrir des sentiers (tantôt sombres, tantôt lumineux), sans
méthodologie implicite.
      Pour sa part, le poète et essayiste mexicain Alberto Paredes (2008 : 15) mentionna
que « l´histoire d´un continent est l´histoire de ses genres littéraires ». De plus,
« l´émergence de l´Amérique latine » est contemporaine à l´émergence de l´Essai.
Effectivement, Paredes identifie « la contemporanéité historique » entre la chute de
l´Empire Aztèque en 1521 et leurs homologues Incas en 1534 avec l´apparition, un demi-
siècle plus tard, des essais de Montaigne en 1580. Occultation de l´Autre –comme le
songerait en termes ontologiques le philosophe argentin Enrique Dussel- et la subjectivité
occidentale cimentée dans un ego conquiro (précédent axiologique d’ego cogito) sont
synchroniques avec la constitution de la modernité. En ce sens, nous ne pouvons pas
imaginer la triade modernité-colonialisme-capitalisme de manière désarticulée.
      D´autre part, il est commun de mettre l´accent sur le caractère critique de l´essai,
c´est-à-dire le dialogue permanent (similaire à celui de Job) qui établit avec le « grand
Outre » (voire l’idéologie, l’Etat-Nation, la Loi, le Dieu) pour comprendre les conditions
matérielles de survie avec comme finalité de « guérir » des douleurs provoquées par la
« modernité réellement existante » qui depuis le XVI siècle ne cesse de ruiner notre
poiesis (économie) et notre vie nue.
      L´essai, comme nous en avertit Alberte Paredes, se différencie d´un traité
scientifique ou encore d´un article scientifique en ce sens qu´il conjugue beauté (poésie)
et écriture (figure d´argumentation). L´essai est une éternelle digression, un égarement en
constante quête. Plaisir esthétique et mépris méthodologique incarneraient certains traits
qui leur sont propres. Paredes (2008 : 24) n’a pas tort quand il juge : le style est l´idée.

                                                 II
Penser politiquement, c’est penser historiquement.
                             C’est penser la singularité des conjonctures et des situations.
                               C’est penser l’événement non comme miracle surgi de rien
                                                 mais comme historiquement conditionné,
                                       comme articulation du nécessaire et du contingent,
                                                               comme singularité politique
                                                                           Daniel Bensaïd

     C´est un vrai plaisir de pouvoir commenter l´essai de Mexican drugs : cultura
poular y narcotráfico de Carlos Ramírez Vuelvas. Cette ouvrage ne se limite pas une
analyse du phénomène du narcotrafic, mais présente également une excellente exégèse de
« l´esprit de notre temps ». Ramírez Vuelvas parvient, à travers une proposition
conceptuelle très particulière, à rendre compte de la relation existante entre la culture, le
pouvoir et la société. Pénétrant dans divers domaines (philosophie, journalisme, histoire,
sociologie, études culturelles), l´auteur présente une approximation originale du
narcotrafic ainsi que de son environnement sociopolitique et culturel.
     « Nous sommes nés sous le signe de la crise » jugea Ramírez Vuelvas (2011 :26). A
partir de là, l´auteur, partant d´un horizon baudrillardien, n´épargne en rien l´usage du
concept de « postmodernité » pour se référer au porteur et représentant des symboles de
l´altérité ainsi que de la différence, avec comme distinction qu´actuellement elle est
considérée comme un dispositif qui non seulement génère et constitue les sujets, mais qui
en plus les contrôlent. A partir de cette considération, Ramírez Vuelvas propose le
concept « d´opacité hégémonique du pouvoir ». Cet accent montre que notre époque se
caractérise comme étant un moment de fractures ou de discontinuités, ce qui nous amène
à penser à une ère néo-baroque, idée proposée curieusement par deux penseurs pour
lesquels la Cosa nostra a également causé des naufrages. Nous nous référons à Gianni
Vattimo et au récemment regretté Omar Calabrese. Tant pour Vattimo que pour Calabrese,
l´idée de multiplicité joue un rôle primordial dans notre perception de la réalité. C´est
ainsi que Calabrese (1999 : 208) nous dit qu´avec le développement et la diffusion des
moyens de communication massive, s´est formée la « poétique néo baroque ». Il convient
de noter que cette surproduction de messages ne donne pas lieu à une société plus
transparente ou consciente de soi-même, mais bien à une société complexe et chaotique
(Vattimo, 1998 : 78). La relation entre « immédiateté et information », et la manière dont
elle est racontée –dans la post modernité- est l´un des points cardinaux dans l´ouvrage de
Ramírez Vuelvas (chap. 3).
     Depuis la tour de guet de la sociologie, l´incertitude marque désormais le rythme
des relations sociales, tant dans les pays périphériques que dans les nations du centre.
Comme le mentionne Immanuel Wallerstein (1998 : 160), nous ne savons pas vers quelle
direction nous nous dirigeons. Ainsi, selon Edgar Morin (1995 : 160), nous nous situons
dans un moment indécis et conjointement décisif. En accord avec Gilles Lipovetsky
(1983 : 9), nous vivons une mutation historique, où les « assurances » (figura archaïque),
ne nous libèrent pas des malheurs, comme le souligne Niklas Luhmann (1998 : 164).
Nous pouvons comprendre le terme d´aphasie comme étant « l´apoplexie des émotions »
qu´a diagnostiqué Ramírez Vuelvas dans les « structures du sentiment » des sociétés
contemporaines.
     En effet, comme nous en avertit l´auteur, il existe une relation étroite entre les
chiffres relatifs au narcotrafic et les fractures du langage. Selon lui, « l´opposition entre
Etat et narcotrafic montre l´inadéquation des structures étatiques face aux mécanismes de
l´illégalité (…). L´économie quant à elle s´est plongée dans un silence étrange, lugubre et
léger pour ne pas incommoder ceux qui vont mal. Pour ceci, l´économie doit prendre une
nouvelle posture lui permettant de prendre une position commode pour observer le
spectacle » Ramírez Vuelvas, 2011 : 22).
     Cependant, pour notre part, nous suggérons que cette supposée « opposition » entre
Etat et narcotrafic reste seulement « formelle », dans la mesure où ces entités répondent
au modèle même des actuelles relations du capitalisme qui se produisent et se
reproduisent. En conséquence, il est nécessaire de réaliser une analyse révélant les
fausses dichotomies. Ainsi, le matérialisme historique est non seulement essentiel, mais
aussi fructueux.

                                               III
                                        Le narcotrafic est un reflet obscène de notre réalité
                                                                   Carlos Ramírez Vuelvas
En 1999, le mexicain Carlos Ruíz Santamaría, connu comme “El Negro”, fut détenu
en Espagne pour avoir transféré par bateau neuf tonnes de cocaïne à partir du port
panaméen Colón. Cependant, après trente mois de détention, il fut relâché. En accord
avec les experts en matière de trafic de drogues, on estime qu´entre 1999 et 2000, 20
tonnes de cocaïne furent importées sur la péninsule Ibérique. En terme monétaire, cela
représente environ 300 millions d´euros, chiffre semblable aux revenus de certaines
multinationales espagnoles (Agullo, 2002). De l´autre côté de l´Atlantique, et ce
précisément dans la ville de Tijuana, la vente de drogue généra des gains avoisinants les
45 millions de dollars mensuels. Selon Alberto Najar (2002), dans chacun des 1.100
quartiers, il y a en moyenne trois dealers, dont certains transportent quasi 25 milles
dollars en narcotiques, telles que le « cristal », l´héroïne, les amphétamines et la cocaïne.

      Les stratosphériques gains que produisent les activités liées au narcotrafic, dont les
principaux responsables sont tant des fonctionnaires publics que des agents du milieu des
affaires et du milieu bancaire, dépassent le PIB de certains pays. Dans Los señores del
narco, de la journaliste mexicaine Anabel Hernández (2010 : 567), Edgardo Buscaglia
soutient que : « Le Mexique s´est converti en un pays très attractif pour les groupes
criminels qui peuvent y blanchir leur argent et patrimoine. Il va de soi que les hommes
d´affaires légaux, qui sont en partie les bénéficiers de ses patrimoines, ressentent que ces
importants flux financiers leur ont été favorables en ce sens qu´ils ont pu durant des
décennies étendre et générer d´importants rendements dans l´économie légale. Pour cette
raison, l´élite des affaires mexicaine -hommes d´affaires légalement constitués, les entités
morales-    ont résisté aux mesures prises en matière de lutte contre la délinquance
organisée, mesures sans lesquelles la violence et la corruption, comparable au Mexique à
un véritable cancer, continueront à croître. L´achat d´armes, ainsi que la logistique au
niveau du transport –camions, bateaux, sous-marins- sont financés à l´aide de patrimoines
camouflés dans l´économie légale. Ainsi, ces derniers sont responsables de la violence
découlant tant des soldats mexicains que des tueurs à gage car ils financent directement
ces activités ».
      Il y a dans ce processus de décomposition un durcissement des lois sur la sécurité
d´un Etat de droit démo-libéral, ainsi que de plus en plus de suspension de la loi, tel un
Etat d´exception dont la justice a été bannie. Ce processus est traduis par Ramírez
Vuelvas dans la relation que fait l´auteur entre « l´anomalie du capitalisme tardif et la
perte des illusions » dans le Mexique post-révolutionnaire et pro-néolibéral des années
90.
      Ramírez Vuelvas nous offre un cadre catégorique afin de comprendre le narcotrafic
comme étant un système socioculturel. Dans cette « boîte d´outils », il met en évidence la
catégorie –d´inspiration heideggérienne- d´ « opacité hégémonique du pouvoir » qui
permet d´observer la forme que prennent les relations sociales au travers du pouvoir.
C’est par cette forme que le pouvoir traverse les relations sociales pour arriver non
seulement au sujet mais également pour affiner ses rêves (american dream of live), ses
horizons (Iniciativa Mérida) et ses projections (Zones de libre échange pour les
Amériques).
      Particulièrement bien observé par Ramírez Vuelvas, « les aquarelles dessinées par la
carte de l´Amérique latine » ne contiennent pas uniquement les tonalités du capital, mais
également l´arôme de la corruption. Ainsi, la voix métropolitaine n´hésite pas à projeter
la figure de l´autre comme étant un être violent par antonomase, une entité crapuleuse,
celle du latino-américain assoiffé de sang et d´horreur. C´est « l´obscénité de l´objet »
qui déculpabilise cette voix métropolitaine. Mais n’est-ce pas cette voix métropolitaine
qui serait la locution du capital dans son expression géopolitique ?

                                               IV
                                    Si vous voyez un banquier suisse sauter d’une fenêtre,
                                   sautez derrière lui. Il y a sûrement de l’argent à gagner
                                                                                    Voltaire

      L´hypocrisie que montrent certains secteurs des pays centraux en ce qui concerne la
question du narcotrafic est offensant et indignant, car ils contemplent uniquement une
face de la pièce de monnaie. Le narcotrafic et tout ce que ce dernier implique –
blanchiment d´argent, traite d´être humains, vente illégale d´armes- ne pourrait s´étendre
ainsi sans la complicité des grandes entreprises multinationales (pour la plupart
européennes et nord américaines). En se basant sur la base de données du périodique
mexicain El Universal, Ramírez Vuelvas (2011 : 24) observe que le blanchiment d´argent
à lieu à 70% dans l´économie légale, ce qui revient à dire que 25 milliards de dollars
passent par la banque nationale mexicaine. De plus, selon l´Organisation des Nations
Unies, le narcotrafic est la huitième économie la plus importante au monde. Laissons
donc la fausse simulation et la consternation pour les « belles âmes » et acceptons que les
devises provenant de l´illégalité se mélangent et demeurent dans les laboratoires
bancaires. S´il existe des pays où l´on produit de la drogue, ce n´est pas uniquement par
l´existence d´un marché, mais également parce qu’il existe d´autres pays prêts à
collaborer dans ce réseau de complicité.
     Au début des années nonante, le sociologue suisse Jean Ziegler mena un travail de
recherche sur l´impact de l´impérialisme secondaire exercé par la Suisse sur les pays du
tiers monde. Alors que le secret bancaire, reposant quant à lui sur l´article 47 de la « loi
fédérale des banques et des caisses d´épargnes », protège l´argent provenant du
commerce illégal en le blanchissant, il pouvait de plus compter sur la discrétion des
fonctionnaires et banquiers helvétiques. Ziegler (1990 : 107) identifia la ville de Genève
comme étant l´une des principales villes responsables du blanchiment d´argent provenant
du narcotrafic. Durant ces années, l´estimation des bénéfices générés par le trafic de la
drogue se chiffre entre 300 et 500 milliards de dollars.
     Pour sa part, James Petras dénonce lui aussi l´hypocrisie de son pays. Alors que
Washington n´hésite pas à dénoncer les banques colombiennes qui blanchissent l´argent
provenant de la drogue, paradoxalement, ce dernier accepte le blanchiment des fonds
monétaires russes. De plus, les banques nord-américaines utilisèrent une astuce en
prétendant ne pas savoir que les milliards transférés sur leurs comptes provenaient du
narcotrafic.
     Dans l´article Imperialism : Bankers, Drug Wars and Genocid, Petras (2011)
souligne que les grandes banques des Etats-Unis sont les moteurs économiques
permettant et consolidant le bon fonctionnement de l´Empire de la drogue. Ainsi, « la
Maison Blanche, le Congrès des Etats-Unis ainsi que des organismes officiels de lutte
contre la drogue sont les protecteurs de base des banques ». La relation entre crise
financière et blanchiment d´argent dans l´ère néolibérale se confirme très clairement par
les diverses déclarations faites par le chef du Bureau des Nations Unies dans la lutte
contre les drogues et la délinquance, Antonio Maria Costa, qui déclarait que « dans de
nombreux cas, l´argent de la drogue [était] l´unique capital liquide d´investissement. Lors
du second semestre de 2008, la liquidité fut le principal problème du système bancaire et
ainsi, le capital liquide s’est converti en un facteur important (…) ; les prêts
interbancaires furent financés par de l´argent provenant du narcotrafic et d´autres activités
illégales ; il y eu des indications comme quoi certaines banques furent sauvées par ce
moyen » (Petras, 2011).
     Il ne peut exister un véritable combat contre le narcotrafic tant qu´il existera des
pays qui maintiennent le secret bancaire, blanchissent l´argent provenant de commerces
louches et remplissent le rôle de « coffre-fort » d´une richesse acquise de manière
malsaine. Cohabitant avec les mafias, les élites politiques et militaires des pays
périphériques, les banquiers acceptent et concluent ainsi la machinerie de la mort : à
savoir le capitalisme.

                                                V
                                  Le grotesque et l’obscène font partie de l’identité propre
                                                des régimes de domination en postcolonie
                                                                         Achille Mbembe

     La modernité, le capitalisme et le colonialisme sont des phénomènes synchroniques.
La dynamique de chacun d´entre eux ne peut être comprise sans référence aux deux
autres phénomènes. « Dieu est dans le ciel, le roi est loin, c´est moi qui commande ici »,
ceci n’est bien qu´une phrase anecdotique du XVI siècle. C´est la constitution d´un noyau
dur de la subjectivité moderne occidentale.
     Durant le XX siècle, ce furent principalement des esthètes et architectes qui
proposèrent le terme de « postmodernité » pour se référer au « nouvel esprit de
l´époque ». Postérieurement, le terme s’est converti en monnaie courante dans les
domaines de la philosophie, de la sociologie et de l´histoire. Ce terme fut bien
régulièrement accompagné de vocables tels que « village global », société « post-
industrielle », « temps liquides ». Cependant, voulant centrer leurs analyses uniquement
sur des questions esthétiques ou culturelles, certains auteurs ont laissé de côté la
reconfiguration de l´économie et en conséquence, ils furent des complices masqués du
capital.
      Si la colonialité comme « face cachée » de la modernité va de paire avec le
capitalisme, alors nous devons concevoir la « postcolonialité » comme étant la partie
constituante et non reconnue de la postmodernité. Le post-colonialisme n´implique pas
les disparitions des vieux modèles de domination, mais bien sa reconfiguration formelle.
Si la colonisation représentait les excès de l´accumulation primitive, la postcolonialité
exprime quant à elle les symptômes les plus abjects de l´accumulation pour dépossession.
En conséquence, les contradictions sont plus aiguës dans la périphérie du système. C´est
ainsi que Ramírez Vuelvas (2011 :179) écrit que « l´hyperbole et l´oxymore figurent les
formes du narcotrafic, qui à son tour construit un monde parallèle à la réalité, de là, il
éblouit avec sa perverse alternative ».
      Achille Mbembe, qui est l´un des principaux chercheurs en matière de phénomène
politique dans la Postcolonie, nous dit que la condition ontologique où « le frère et
l’ennemi ne font plus qu’un » exerce une influence dans les relations sociales qui
s´établissent dans les sociétés de la périphérie ; où de plus, l´obscénité n´est pas une
catégorie morale, mais bien une modalité dans l´exercice du pouvoir (Mbembe,
2010a :186). En Postcolonie, l´haltère dépendant du ventre, de la bouche et du pénis :
politique du ventre et esthétique de la vulgarité.
      En suivant le sillage des travaux de Jean-François Bayart, Mbembe reprend la
notion de « politique du ventre » afin de se référer au processus, qui est vécu et qui
s´expérimente dans le monde Post-colonial, où les mécanismes de dominations se
reproduisent, donnant lieu à une forme de « colonialisme interne », où « l´horizon du
vice » marque le rythme de la relation sociale. D´autre part, dans sa réflexion sur la
violence de la mort comme l’état normal des choses, Mbembe (2010a : 217) soutient que
la violence structurelle et subjective a pour origine la colonisation. A travers lui, alors que
la violence coloniale s´exprimait à travers le langage ou le son, la dite violence était
toujours liée à des gestes phalliques. « Coloniser, c´est accomplir une sorte de coït bien
propre, dont la caractéristique est de faire coïncider horreur et plaisir ». Les atavismes de
la colonisation sont abjects en Postcolonie et, par exemple, dans son dernier ouvrage
Mbembe (2010b : 213) observe comment, à partir de la consolidation du néolibéralisme
en Afrique, la fragmentation sociale et la recomposition des rôles de genre se
reconfigurent. Cependant, la communauté politique a toujours été considérée comme une
société d´hommes dont l´effigie est la verge en érection. Le souverain est, par définition,
sexuel. Sa pratique est le plaisir, le plaisir sexuel évidemment. « La sexualité de
l’autocrate fonctionne à partir du principe de dévoration et d’avalement des femmes, à
commencer par les vierges qu’il déflore allégrement. Banquiers, bureaucrates, soldats,
policiers, maîtres d´école, voire évêques, prêtres, pasteurs et marabouts, s’en vont partout
en se vidangeant, éliminant le trop-plein et semant au gré du vent ». (Mbembe 2010b :
217). Même si la signification centrale du pouvoir du phallus a été mise en question, cela
n´empêche pas que le phénomène des enfants soldats en Afrique attire notre attention en
ce sens qu´après avoir tué leur ennemis, ils amputent son pénis afin de le consommer
pour manifester son impuissance au delà de sa mort.
     Dans Drug Lord, The Life and Death of a Mexican Kinpgin, Terrence E. Poppa
raconte l´histoire de Pablo Acosta, un narcotrafiquant mexicain des années 70 qui, versant
des pots-de-vin de cent milles dollars par mois, profitait ainsi du soutien et de la
protection de fonctionnaires fédéraux et locaux. Dans ce même ouvrage, on peut lire que
quand Acosta élimina l´un de ses ennemis, à savoir Fermín Arévalo, il ne lui suffisait pas
de l’abattre de 95 balles dans la tête, mais il lui fallait également couper le pénis et les
testicules afin de les transmettre à l´épouse de Arévalo, et ce dans le but qu´elle choisisse
entre l´un des deux trophées (Aguilar y Castaneda, 2010 : 60). Cette image exprime les
relations qui s´établissent dans la Postcolonie Latino-américaine, où la violence, comme
acte de plaisir et de commandement, accompagne la nouvelle configuration du
capitalisme. « Le capitalisme en lui-même est une violence constitutive » (Osorio Urbina
2012 : 91).

                                                 VI
                                                                                               A
                                                           L’état de guerre suspend la morale;
                 il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et,
                                     dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels
                                                                                     impératifs
                                                                          Emmanuel Lévinas
Selon Giorgio Agamben (2003 : 12-13), la signification biopolitique actuelle de
« l´Etat d´exception » est le military order du 13 novembre 2011 aux Etats-Unis où l´on
autorise la indefinitive detention à travers un procès effectué par les military commissions.
A partir du USA Patriot Act, (voté le 2 octobre 2001), s´établit la possibilité de détenir un
individu dans la mesure où la sécurité nationale d´un pays est en danger. Les réflexions
faites par le philosophe italien au sujet de l´horizon biopolitique de la modernité, où la vie
naturelle de l´être humain est absorbée par et dans les mécanismes de pouvoir et de son
calcul, est une réflexion fondamentale afin de comprendre les dispositifs qui constituent
le paradigme de la sécurité comme étant une pratique normale utilisée par le
gouvernement (Agamben, 2003 : 29). L´ « Etat d´exception » présente un moment de
rupture de la norme, où la force de la loi agit en suspendant l´application de la dite loi. A
partir de cette réflexion, il est faux d´équiper cette circonstance avec un scénario
dictatorial. Agamben (1997 : 46) explique que « l´ Etat d´exception constitue donc moins
une suspension temporelle qu’une figure topologique complexe, dans laquelle non
seulement l’exception et la règle, mais aussi l’état de nature et le droit, le dehors et le
dedans passent l’un dans l’autre. C’est justement dans cette zone topologique
d’indistinction, qui devait demeurer cachée aux yeux de la justice, qu’il nous faut au
contraire essayer de plonger le regard ». En conséquence, la vie nue (nuda vita), comme
étant un objet axial de souveraineté, est répercutée dans les modèles classiques, où les
distinctions politiques traditionnelles (droite et gauche, libéralisme et totalitarisme, privé
et public) perdent leur clarté et leur signification. L´analyse va davantage se focaliser sur
une meilleure manière d´administrer l´Etat. La biopolitique, devenue thanatopolitique,
considère la vie comme étant un objet politique (1997 : 132). En termes généraux,
l´« Etat d´exception » s´exprime comme étant un « vide fictif » ayant émané afin de
garantir l´existence et l´application de la norme ; l´ « Etat d´exception » est un instant lors
duquel l´application de la loi est suspendue et en même temps maintenue. Ceci explique
que ce n´est pas l´exception qui amène à la suspension de la loi, mais bien la règle qui,
étant suspendue, laisse le champ libre à l´exception.
     Le 28 septembre 2011, le Conseil de Sécurité des Nations Unies approuva la
résolution 1373, qui permit aux Etats membres de l´ONU de réprimer les actes terroristes
à l´intérieur des ses frontières. Alberto Najar (2001b) mentionna que durant la présidence
d´Ernesto Zedillo, prés de 500 personnes furent accusées d´actes terroristes par le bureau
du Procureur Général de la République mexicaine (PRG). Un fait intéressant est qu´en
2001, les « supposés » terroristes étaient des étudiants de l´Université Nationale
Autonome du Mexique, membres du Conseil Général de Grève (CGH), ainsi que de
l´Armée Révolutionnaire de Peuple d´Insurgés (ERPI) et de l’Armée Zapatiste de
Libération Nationale (EZLN).
     La lutte contre le narcotrafic comme étant une stratégie de contre-insurgence est une
nouvelle tactique utilisée par le gouvernement. En septembre 1998, dans le numéro 973,
l´Obrero Revolucionario, travailleur révolutionnaire, publia une analyse au sujet de la
manière dont le gouvernement Reagan a fourni des aides aux Contras du Nicaragua.
Mettre en rapport la lutte à l´encontre des forces contre-révolutionnaires et les
narcotrafiquants, provoqua non seulement un combat contre les cellules de résistance,
mais provoqua également un financement de la guerre contre les révolutionnaires à partir
de Los Angeles et de Miami2. « En 1984, le gouvernement de Ronald Reagan obtenait
une somme de 24 millions de dollars afin de soutenir la lutte contre-révolutionnaire
nicaraguayenne » (Hernández, 2010 : 91). Un autre cas connu, est celui lors duquel fut
révélé que la compagnie d´aviation nord américaine East, dédiée à fumiger les
plantations de coca en Colombie et au Pérou fut la même compagnie qui en 1980
embaucha Oliver North pour transférer des armes aux contres-révolutionnaires
nicaraguayens du fameux scandale de l´Iran Gate. Un autre exemple est celui de Air
America, qui servit de distributeur de drogues entre les communautés locales et les
Vietnamiens. De telles entreprises ont servi à combattre et à réprimer les groupes
d´insurgés des pays qui luttaient pour leur libération. Dans un entretien, Noam Chomsky
déclara que « la guerre contre la drogue n´eut aux Etats-Unis aucun impact sur la
consommation de drogue ni sur le prix de celles-ci, mais bien d´autres effets. En
Amérique latine, c’est une couverture pour la contre-insurrection » (Mendosa, 2000).
     Pour sa part, le sociologue et avocat colombien César Osorio Sánchez (2012 : 183)
soutient que le lien entre la classe politique et les cartels n´est pas neuf, mais qu´il obéit à

2
          http://rwor.org/a/v20/970-79/973/crim3_s.htm
des processus économiques et politiques de longue date. La lutte contre les drogues en
Colombie a eu comme conséquence une augmentation en matière d´ingérence de la part
des Etats-Unis dans la politique interne, une augmentation de la participation des mafieux
comme pouvoir fictif ainsi qu´une augmentation des violations des Droits de l´Homme.
La lutte de contre-insurrection servit comme obstacle pour poursuivre le processus
d´accumulation pour déposition où la « violence de classe » peut compter sur la
protection de la loi, des groupes paramilitaires, de la police et de l´armée.
     Il est certain que, suite à la fraude électorale de 2006, le gouvernement de Felipe
Calderón a déclaré une guerre contre le narcotrafic, avec comme finalité la légitimation
de son mandat présidentiel (Aguilar et Castaneda, 2010 ; Naveau, 2011 ; Osorio Uriban,
2012). Mis à part les 50.000 morts résultants de cette guerre, nous observons non
seulement une augmentation en matière de violation des Droits de l´Homme, mais
également une stratégie de contre-insurrection initiée par le gouvernement à tous les
niveaux de pouvoirs.
     Jorge Carrasco Araizes (Rodríguez, 2012 : 64) nous informe que dans l´Etat
mexicain de Durango, la Commission des Droits de l´Homme a comptabilisé une
augmentation en matière de violation des Droits de l´Homme de 900% en 2008 par
rapport à 2007. Pour sa part, Gloria Leticia Díaz, journaliste à la revue mexicaine El
Proceso (Rodríguez, 2010 : 83) nous enseigne la relation existante entre la guerre contre
les drogues et les abus militaires. En guise d´exemple, notons qu´entre 1997 et 2010, dans
l´Etat de Guerrero, le centre des Droits de l´Homme de Tlachinollan a dénoncé 82 cas de
violation des Droits de l´Homme, parmi lesquels de nombreux cas de tortures et
agressions sexuelles furent couramment pratiqués par l´armée mexicaine. De plus, il
convient de signaler l´augmentation de la présence militaire dans le cadre de la logique de
contre-insurrection dans le Chiapas et dans l´Etat de Guerrero.
     Le lien entre homo sacer et « Etat d´exception » exprime non seulement
l´indissolubilité entre la vie humaine et la norme, mais également la relation entre le droit
et la théologie. Il n´est pas fortuit que des penseurs tels Carl Schmitt, Walter Benjamin et
Ernst Kantorowicz furent fondamentaux dans la construction architectonique de ce
philosophe italien.
Homo Sacer est une figure du droit romain antique qui fut reprise par Giorgio
Agamben afin de mettre en évidence l´importance du pouvoir souverain sur la vie à
l´intérieur du paradigme de la biopolitique. L´homo sacer se trouve dans un limbe
juridique car, malgré qu´il soit sacré, il se situe hors des limites du droit des dieux
(infamis et intestabilis) et donc, sa vie ne peut ni être sacrifiée ni être liée à celle des
hommes. Sa vie reste hors des limites des normes religieuses et profanes. C’est donc une
nuda vita. La structure originale de cette séparation est la politique, d´où la sphère de la
souveraineté de la nuda vita reste exposée (et abandonnée) à la violence. En
conséquence, sa mort n´est pas considérée comme étant un homicide (parricidi non
damnatur). De plus, selon Agamben (1997 : 122), tous les citoyens sont virtuellement
homines sacris car la relation d´exclusion constitue la structure propre du pouvoir
souverain. De là, on peut dire que dans la modernité la misère et l´exclusion sont non
seulement des concepts économiques et sociaux, mais aussi des catégories politiques
(Agamben, 1997 : 192).
     Pour sa part, Ramírez Vuelva identifie le rôle de l´initiative Mérida (autrefois le
plan Puebla-Panamá) dans le projet géopolitique des Etats-Unis où lesentreprises privées
Bell, Dyncorp, Cessna et Harris en furent les plus grands bénéficiaires. Privatisation du
pouvoir public et exacerbation des forces répressives vont de pair dans le processus
néocolonial que traverse l´Amérique latine. Les ajustements structurels, propres du
modèle néolibéral, ont causé des ravages dans l´économie des pays périphériques. Cela a
fait place à une nouvelle logique néo-coloniale où non seulement les formes de précarités
dans le travail se sont aiguisées, mais cette dynamique prédatrice a également laissé des
marques sur l´environnement. Le néolibéralisme implique une absence de l´Etat en
matière de sécurité sociale et un durcissement en matière de présence dans le champ
punitif. Cet abandon de la part de l´Etat dans sa responsabilité sociale a poussé des
milliers de personnes à migrer. En ce sens, le migrant, avant tout celui venant
d´Amérique centrale, voulant se rendre aux Etats-Unis, sera pris dans les filets des
autorités et des cartels mexicains pour en faire un homo sacer.
     En août 2010 fut découvert une fosse commune dans le ranch de San Fernando dans
l´Etat de Tamaulipas. 72 cadavres y furent découverts, tous des migrants. Selon la
Commission des Droits de l´Homme, les cartels ont séquestré 9 758 migrants entre
septembre 2008 et février 2009. D´autres sources parlent de 20.000 victimes. Il importe
de mentionner qu’en six mois, environ 10.000 personnes ont disparu, ce qui représente un
gain de 25 millions de dollars.
     Tout comme il existe un lien entre « Etat d´exception » et homo sacer, il existe
également un lien entre le néolibéralisme et la militarisation de l´Etat. A l´ombre du
pouvoir, le narcotrafic offre des biens et des services là où l´Etat et le marché sont
absents, pour ensuite se le disputer. Dans ces disputes, la vie des citoyens, des travailleurs
et des migrants (homines sacris) peut être arrachée à n´importe quelle heure et à
n´importe quel endroit.
                                                                                          B
                  Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.
                                         Peut-être que les choses se présentent autrement.
                         Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité
                                            qui voyage dans le train tire le frein d’urgence
                                                                         Walter Benjamin

     Il existe beaucoup d'interprétations sur le sens cryptique de cette réflexion de Walter
Benjamin. Bien que nous sachions que cette note n'est pas apparue dans la rédaction
finale des Thèses, d’auprès Michael Löwy (2011: 110), cette image exprime l'idée que
Benjamin avait du continuum de l'histoire comme direction, et que si celle-ci n'était pas
interrompue nous nous dirigions vers la catastrophe. Ce n’est pas par hasard que
Benjamin use de la métaphore “tempête” pour se référer au progrès destructif qui nous
conduit directement dans l'abyme : la destruction de l'humanité et de la planète. En ces
temps, où le capital n'hésite pas à saper (untergräbt) les hommes et la terre pour continuer
l´accumulation pour dépossession ; il est urgent et vital d’interrompre « le train de
l’histoire » de la modernité capitaliste.
     Pour sa part, le philosophe Stefan Gandler (2009: 72) soutient que pour comprendre
cette phrase “dans son vrai sens et poids”, nous devons considérer les années où
Benjamin à rédigé ces notes. D’où, nous voulons prendre en compte l'histoire du fascisme
et du nazisme, tout comme l'histoire de l’élimination des juifs, ainsi que “l'image du
freinage d'urgence qui devrait arrêter le train, qui est plus qu’une image que le philosophe
use pour faire entendre ses idées au public intéressé. C'est la réalité elle-même”.
Même Gandler mentionne que lorsqu'il commenta cette phrase avec l'écrivain et
cinéaste français Claude Lanzmann (Directeur du film Shoah, 1985), ce denier, lui
suggéra qu'il ne s'agissait pas de “quelques freins d'urgence dans n'importe quel train,
mais plutôt, le frein d'urgence dans un train qui se dirigeait à Auschwitz, à Sobibor, à
Treblinka ou d'autres camps d'extermination national socialiste”. Le vrai acte
révolutionnaire réside dans l'arrêt des trains qui se dirigeaient vers ces dits camps
d'extermination. De là, pour Gandler (2009:73) “ arrêter un seul train rempli de gens sur
le chemin de l'extermination immédiate aurait été plus révolutionnaire que les actes de
Robespierre et Danton réunis.”
     En se souvenant de la célèbre phrase de Max Horkheimer : “celui qui ne veut pas
parler du capitalisme devra se taire aussi à propos du fascisme”, nous sommes d'accord
avec Gandler (2009:125) pour identifier le noyau dur (ou l’épine critique) du projet
théorique et philosophique de l'école de Francfort qui implique une analyse critique de la
tendance autodestructive propre à notre formation sociale. La destruction des juifs
européens n'a pas été un “accident de l'histoire”, mais la conséquence de la “marche
logique” de l'histoire universelle et abstraite (Gandler, 2009:29).
     Dans cette “marche logique” de l'histoire nous continuons d'être les témoins
d'holocaustes silencieux qui se forgent dans ce XXI siècle sous les roues meurtrières du
progrès. L'un d'entre eux est celui dont souffrent les migrants centroaméricains, qui
durant leur passage sur le territoire mexicain, sont victimes d'abus et d’exactions
perpétrés par les narcotrafiquants et les autorités locales et fédérales. Ironies de l'histoire
que le train des migrants qui va de Tenosique dans l'Etat du Tabasco jusqu'à
Coatzacoalcos dans l'Etat de Veracruz est connu comme “La Bête”, figure de la
démonologie pour nommer la locomotive qui parcourt la route la plus dangereuse pour
les sans papiers où si fort est le vent, qu'il provoque le progrès de la rouille sur les longs
rails, qui traversent l'oxyde, illumine la lente nuit mexicaine qui traverse les sans papiers
pour arriver à leur destin, comme l'explique le poème “La Bête” de Daniel Rodriguez
Moya (A.A.V.V. 2011). Il n'est pas fortuit que le prêtre Alejandro Solalinde, fondateur de
l'auberge “Les frères dans le chemin”, compare le calvaire vécu par les migrants avec
l'holocauste subi par les juifs européens durant le minuit de l'histoire3. La solidarité, le
soutien et la responsabilité que ce prêtre de “l'Eglise des pauvres” a montré pour l'autre,
lui ont couté des menaces de mort4. Bien que certains aient facilement critiqué les limites
du travail des « frères dans le chemin » -critique faite par des groupes dont leur passivité
politique provoquera la honte de n’importe quel adolescent du « ghetto de Varsovie »-
nous pensons que la valeur de l’action de Solalinde et de celle des « Frères dans le
chemin » réside dans le fait qu’ils n’ont pas renoncé à « la faible force messianique »
dont leur génération est porteuse.
     Il va sans dire que les théologiens de la libération qui, en s’appuyant sur le
marxisme et en essayant une lecture à rebrousse-poil, ont montré le caractère idolâtrique
et sacrificiel du capital. Dans l’ouvrage A idolatria do mercado, Franz Hinkelammert et
Hugo Asmman ont mis en lumière le capitalisme non seulement comme un système des
apparences fétichisées mais aussi comme une religion de la vie quotidienne. En analysant
le binôme économie-théologie, ces théologiens ont trouvé les emprunts du discours
économique afin de montrer les conséquences sur le milieu social et sur la nature. A ses
yeux, l’économie est une forme de théologie sécularisée, laquelle détient ses propres
apôtres et théologiens. En ce sens, Hinkelammert et Assmann ont étudié l’aspect religieux
(la main invisible, le marché total) qui est caché dans le discours scientifique et séculaire
de l’économie.
     Hugo Assmann et Franz Hinkelammert concevaient l’économie capitaliste comme
un procès d’idolâtrie. Cette économie entraîne de néfastes conséquences non seulement
sur les hommes et les femmes mais également sur la nature, car le désir de gain devient le
critère formel de décision. C’est pour cela, que les théologiens de la libération reprennent
la critique du fétichisme –élaborée par Marx, afin d’analyser la dynamique du Capital.
Cette intuition fut déjà faite par Walter Benjamin qui concevait le capitalisme comme une

3
         http://www.vanguardia.com.mx/sermigranteelmayormartirioalejandrosolalinde-
1217110.html

4
          http://www.gatopardo.com/ReportajesGP.php?R=104
religion, une religion très féroce et cruelle ne connaissant ni la paix, ni la trêve5. Et
maintenant, elle continue sa marche, « la bête en chemin vers la frontière/ Elle avance
vers le nord/ le vieux grondement d’un train de marchandises » (Rodríguez Moya: 2011).

                                                  VII
                                                       Il faut s’installer dans la contradiction,
                          la travailler de l’intérieur. Ni exil, ni exode de nouveaux nomades
                                                                                 Daniel Bensaïd

      Suivant la méthode (ou le sentier) parcouru par Agamben lors de sa description du
homines sacris, Edgardo Logiudice (2007 : 82) pénètre dans les formes archaïques
romaines pour révéler les marques de la rationalité moderne dans le droit « privé », et son
intersection avec les mécanismes religieux pré-modernes ayant comme finalité le
dévoilement du fait que « le contrat est la forme idéologique constituante de la relation
capitaliste » (2007 :63). De plus, à l´intérieur du mécanisme théologique-idéologique,
l´auteur observe que fides est intimement lié avec la foi, la confidence et la foi en la
parole. C´est pour cette raison que le contrat (ou le vote) implique un acte de foi, un pari,
car il ne faut pas oublier que le vote (votom) est un échange de promesses.
      Pour Logiudice (2007) le contrat s’exprime également dans la forme du salaire en
tant qu´arbitre dans la relation asymétrique pour y garantir la supposée « équité » et la
« liberté » des participants. Tout comme dans un supermarché, nous sommes libres et
égaux pour choisir du Coca-Cola ou du Pepsi. Sur le marché de la démocratie
représentative, nous sommes libres et égaux de voter pour un candidat exécrable ou un
autre avec les mêmes allures, la fonction idéologique de la « contractualité » est de
garantir la préservation de la contradiction immanente de la dynamique du capitalisme,
c´est-à-dire, la contradiction entre le capital et le travail.
      Dans la perspective de Loguidice, l´apparence impersonnelle de la loi est similaire
au capital. Les deux peuvent être conçues comme étant des structures (juridiques et
économiques) qui cachent la domination et l´exploitation de classe. Notons que

5
         http://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/2012/02/16/se-la-
feroce-religione-del-denaro-divora.html
l´appropriation du travail de quelqu'un d´autre (la plus value) reste légitime par forme
contractuelle. En ce sens, le détenteur de la force de travail (source de la valeur), c´est-à-
dire le travailleur, se retrouve sans emploi et est abandonné (zone d´indifférence
démontrée par Agamben) (1997 : 121). Tout comme l´homo sacer, le chômeur se trouve
hors de l´autel du capitalisme. Ainsi, dans cette relation entre homo sacer et capitalisme,
le chercheur Jaime Sebastián Osorio Urbina (2012 : 94) dévoile la manière dont, durant le
néolibéralisme, la vie du travailleur ne fut remise en question sans pour autant être
considérée comme étant un acte d´homicide.
     La répudiation de la classe politique en général et, du président Felipe Calderón en
particulier, montre que la société est fatiguée de voir la démocratie libérale bourgeoise
comme forme hégémonique. Malgré les limites que peuvent présenter les mouvements
sociaux, organisés à partir de la société civile ou des mouvements d´insurgés, ils
expriment une tentative de rupture avec la forme de compréhension du politique et de la
pratique de la politique. Il ne fait aucun doute que l´organisation politique est
indispensable pour la destruction des structures qui dominent et oppriment le peuple et
donc, nous ne devons pas oublier que le message prophétique de José Carlos Mariátegui
proclame qu’« un nouvel ordre juridique et économique ne peut pas toujours être l´œuvre
d´un leader mais bien d´une classe. Quand la classe existe, le leader fonctionne comme
un interprète et un homme de confiance. Il n´est pas un arbitre personnel, mais plutôt le
récipient d’un assemblement d´intérêts et de nécessités collectives qui décident de sa
politique » (Mariátegui, 1958 : 60).

                                                                     Murcia, le 10 mai 2012

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