Aux États-Unis, toute communication civilisée est quasi impossible

 
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Aux États-Unis, toute communication civilisée est quasi impossible
Débats & Reportages

“Aux États-Unis, toute
communication civilisée
est quasi impossible”
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Emmanuelle Dasque
Publié le 29/10/20 mis à jour le 07/12/20

À quelques jours de l’élection présidentielle américaine, les
militants démocrates se mobilisent plus que jamais contre
une réélection de Donald Trump. L’entrepreneuse, écrivaine
et critique d’art Fanny Singer est de ceux-là. Elle vit en
Californie, théâtre cette année d’incendies historiques. Et sa
mère, Alice Waters, fondatrice du célèbre restaurant Chez
Panisse, est une figure du “slow food”. Comme elle, Fanny
Singer se bat pour un changement de société, plus
respectueux de la terre et des hommes.

Ce matin-là, le ciel est redevenu clair et bleu, mais la qualité de l’air reste mauvaise et des
feux brûlent encore au nord-est de la baie de San Francisco. Il est neuf heures en Californie
et Fanny Singer est en ligne depuis Berkeley. À 37 ans, cette entrepreneuse, écrivaine et
critique d’art, diplômée de Yale et de Cambridge, appartient à une nouvelle génération de
militants américains. Déterminés à faire élire Joe Biden, ils rêvent avant tout d’une autre
Amérique, inclusive et acquise à la lutte contre le changement climatique. Fanny Singer a
grandi dans une famille d’activistes. Sa mère, Alice Waters, n’est autre que la célèbre cheffe
du restaurant Chez Panisse, pionnière dans les années 1970 du mouvement slow food,
prônant une agriculture locale et biologique. Aujourd’hui, elle se retrouve plus que jamais
dans les combats de cette figure maternelle, récompensée par Barack Obama en 2015. Elle
vient d’ailleurs de lui consacrer un très beau livre, Always Home, où à travers les mémoires
olfactives de son enfance, elle rend hommage à sa mère et à son art de vivre guidé par le
respect de la terre.

Quel est votre état d’esprit à quelques jours de l’élection présidentielle ?
Toute mon enfance, j’ai entendu mes parents dire que notre pays était divisé, et qu’à
Berkeley, nous vivions dans une bulle démocrate et progressiste, aux valeurs très différentes
d’une bonne partie de l’Amérique. Je n’ai jamais autant ressenti cette division
qu’aujourd’hui. La présidence de Donald Trump a accentué le fossé qui séparait déjà deux
systèmes de pensée, deux visions du monde opposées. Nous sommes arrivés à un stade où
toute communication civilisée est quasi impossible.

Il y a quelques semaines, je suis partie camper avec une amie. Nous avons traversé le
Nevada, l’Utah et le Colorado pour planter notre tente dans des parcs nationaux. Censé nous
régénérer, ce voyage nous a aussi abasourdies. Nous nous sommes arrêtées dans des lieux
sublimes, menacés de destruction car Trump envisage d’y creuser des mines de charbon… en
2021 ! Partout où nous passions, des drapeaux américains flottaient sur les porches de
maisons souvent délabrées, les pick-up étaient tous estampillés d’autocollants
Trump/Pence. Nous avons croisé des gamins de 16 ans en treillis militaires, armes à feu
entre les mains, dans notre campement ! Peu de gens portaient de masque, alors que nous
sommes en pleine pandémie et que l’on nous a dit que davantage de personnes mourraient
d’avortement que du Covid ! Je suis donc très inquiète et, certains jours, je vous avoue,
complètement désespérée.

     “Personnellement, je me situe beaucoup plus à gauche
     que Joe Biden, mais je suis déterminée à me mobiliser
                sans relâche, pour qu’il soit élu.”

Votre engagement dans la campagne de Biden vous aide-t-il à lutter contre ce
désespoir ?
J’ai grandi dans une famille militante, écologiste. J’ai toujours religieusement voté à gauche,
manifesté maintes fois dans ma vie, et sans relâche depuis ce printemps au côté du
mouvement Black Lives Matter. La politique fait partie de ma vie, mais c’est la première fois
que je suis aussi impliquée et engagée dans une élection présidentielle. Ironiquement, la
pandémie, et donc le fait que je sois chez moi en Californie depuis des mois, me permet de
m’investir quasiment à plein temps. Je suis bénévole pour des organisations démocrates,
comme Swing Left et Vote Forward. J’écris des tonnes de lettres par semaine, j’envoie des
messages, je téléphone aux électeurs… Le mot d’ordre ici est de convaincre les gens d’aller
voter… démocrate, en particulier dans ce qu’on appelle les swing states, ces États capables
de changer de camp d’une élection à l’autre (1).

Personnellement, je me situe beaucoup plus à gauche idéologiquement que Joe Biden mais
je suis déterminée à me mobiliser sans relâche pour qu’il soit élu. Je ne sais pas si cela
comble mon désespoir… mais il est notre seul espoir ! Il est pour moi le candidat d’une
transition. Ensuite, s’il gagne, on ne lâchera rien, on le poussera à aller plus loin, notamment
dans sa politique environnementale.

Vous reconnaissez-vous davantage dans une nouvelle génération d’activistes et
dans la vision de figures politiques comme la sénatrice new-yorkaise Alexandria
Ocasio-Cortez ?
Je me sens très proche du mouvement Sunrise dont la lutte contre le réchauffement
climatique est au centre du combat politique. Il propose clairement une solution, un Green
New Deal (2), avec comme objectifs : zéro émission carbone dans dix ans et une refonte
totale de l’économie, avec notamment la création d’emplois liés aux nouvelles énergies.
Alexandria Ocasio-Cortez soutient son programme. J’admire énormément ses prises de
position et son travail. C’est l’une des rares personnalités politiques à s’être ouvertement
exprimée en faveur du mouvement Defund the police (« réduire le financement de la police
») pour lequel je milite activement ici, à Berkeley. C’est un terme qui fait peur et laisse croire
qu’il s’agit de vivre sans police, mais pas du tout ! Nous demandons une réduction des
budgets de la police pour réorienter ces mêmes fonds vers des programmes sociaux et de
santé, dans un État où le nombre de sans-abri augmente chaque jour. Nous avons besoin sur
le terrain de médiateurs, d’assistants sociaux, de thérapeutes, pour intervenir dans certaines
situations qui ne justifient pas l’intervention d’officiers armés…

À ma surprise, une ville comme Berkeley, ouverte et très à gauche, accorde aujourd’hui près
de 40 % de ses finances aux forces de l’ordre ! Lorsque nous avons réalisé qu’en pleine
pandémie et restrictions budgétaires, ce département recevait toujours les mêmes fonds —
alors que partout ailleurs les sommes allouées étaient réduites —, nous avons organisé de
nombreuses manifestations et des débats pour renégocier les dépenses de la ville. Il y a eu
un vrai réveil civique né de l’urgence de mettre fin à la spirale de la violence dont est
majoritairement victime la communauté afro-américaine de notre pays.

       “En septembre, pendant plusieurs jours, nous ne
     pouvions plus respirer : comme l’impression de vivre à
              l’intérieur d’une lanterne orange.”

Quel est votre souhait pour la Californie de demain ?
Nous vivons la pire saison des feux de l’histoire du pays, avec déjà près de deux millions
d’hectares brûlés (contre moins d’un million l’an passé). En septembre, pendant plusieurs
jours, nous ne pouvions littéralement plus respirer, le ciel était si opaque qu’il donnait
l’impression de vivre à l’intérieur d’une lanterne orange. Si nous sortions, nous avions des
maux de tête, de gorge, d’oreilles et des saignements de nez. J’ai encore du mal à vous
décrire ce cauchemar. Depuis, je pense que tout Californien se demande : comment agir et
que faire ? Notre gouverneur, Gavin Newsom, a annoncé l’arrêt de la production et de la
vente de véhicules diesel et essence d’ici à 2035. C’est un début prometteur mais ce n’est pas
suffisant. Il faut être beaucoup plus agressif et miser sur une économie complètement
indépendante des énergies fossiles dans les années à venir…

Il est nécessaire aussi de repenser notre système agricole et de stopper les subventions des
monocultures commerciales, utilisant massivement des pesticides, comme le fait le
gouvernement fédéral depuis des décennies. La Californie est dans un état très instable,
précaire, ses sols sont asséchés depuis cinq années. Si nous changeons notre manière de
cultiver notre terre et de produire de la nourriture, cela aura un impact majeur non
seulement sur notre bilan carbone, mais aussi sur la façon dont les États-Unis consomment.
La Californie nourrit une large partie du pays !

     “Je suis convaincue que nous devons nous engager vers
         un futur équitable, où l’agriculture durable aura
          davantage de valeur que les stocks boursiers.”

Vous sentez-vous encore plus proche aujourd’hui de votre mère et de ses
combats ?
Ma mère travaille justement sur un projet qui pourrait servir de moteur à une nouvelle
économie agricole en Californie, et soutenir des petits producteurs indépendants, dans un
circuit court et vertueux. Son idée est de persuader les universités de l’État de
s’approvisionner exclusivement auprès de fermes locales, biologiques, pour nourrir leurs
étudiants et le personnel.
Une initiative dans la lignée du programme qu’elle a créé en 1995, The Edible Schoolyard
qui s’adresse aux écoles publiques. Il repose sur le principe de développer, très tôt chez les
enfants, un lien avec la nature et la nourriture, en cultivant des jardins dans les écoles, puis
en cuisinant les produits récoltés dans ces mêmes espaces. Afin, dès le plus jeune âge,
d’éveiller les consciences au respect et à la préservation de notre environnement.
Dans son restaurant Chez Panisse, son engagement est encore plus exigeant aujourd’hui car
elle choisit désormais de travailler avec des fermes, comme Stemple Creek, qui utilisent des
méthodes régénératives, permettant de stocker une partie du CO2 dans leur cycle de
production…

Ma mère croit fondamentalement que la façon dont nous cultivons la terre peut changer
notre démocratie. Depuis toujours, elle milite à la fois pour notre environnement et pour
une justice sociale. Ses revendications et ses projets n’ont jamais eu autant de sens. Comme
elle, je suis convaincue que nous devons nous engager vers un futur équitable pour tous, où
l’agriculture durable aura davantage de valeur que les stocks boursiers, et où l’accès à la
nourriture de qualité vaudra plus que l’accumulation de biens. L’élection du 3 novembre est
notre chance ultime de définir dans quelle Amérique nous voulons vivre.

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(1) Les principales swing states en 2020 sont : le New Hampshire, la Pennsylvanie,
l’Ohio, l’Iowa, le Wisconsin, le Michigan, l’Arizona, la Caroline du Nord et la Floride.
(2) À l’instar du New Deal créé par Roosevelt en 1933 pour relancer l’économie
américaine après la grande dépression.

 Elections américaines    Etats-Unis      environnement        Slow food      Californie     bio     Ecologie

 Présidentielle américaine 2020

 Donald Trump      Joe Biden      Alexandria Ocasio-Cortez       Fanny Singer

Emmanuelle Dasque

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