Benoit Genest, M. Sc. Management
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Benoit Genest, M. Sc. Management HEC Montréal Mars 2018 benoit.genest@hec.ca LIMITER LA SPÉCULATION IMMOBIL IÈRE ET FAVORISER L’ACCÈS ABORDABLE À LA PROPRIÉTÉ EN CONTEXTE D’INNOVATION SOCIALE QUÉBÉCOISE Identifier et implanter les bons outils juridiques et managériaux
TABLE DES MATIÈRES Introduction _______________________________________________________________________________________________1 Concepts et aspects technique ___________________________________________________________________________1 1. propriété privée et fiducie foncière communautaire ___________________________________________________ 2 B. Simple administration et pleine administration du bien d’autrui ______________________________________ 2 C. La perpétuité _____________________________________________________________________________________________ 2 1.1. La propriété : ses origines et son exercice contemporain__________________________________________ 3 1.1.1. Se représenter la pleine propriété _____________________________________________________________ 3 1.2. La propriété n’est pas synonyme de « libre marché » ______________________________________________ 3 1.2.1. En immobilier, la plus-value est similaire à l’enrichissement injustifié ______________________ 3 1.3. La propriété, même parfaite, peut être limitée (par l’ordre public, par le démembrement et, dans une certaine mesure, par les modalités) ________________________________________________________________ 4 1.4. La propriété peut être démembrée _________________________________________________________________ 5 2. Classification principale des biens: meubles, immeubles, capital et fruit_________________________________ 6 2.1. Quelques généralités : biens meubles et immeubles_______________________________________________ 6 2.2. Une mini-maison est-elle un bien meuble ou un bien immeuble ? ________________________________ 7 3. Le démembrement du droit de propriété __________________________________________________________________ 9 3.1. La servitude ________________________________________________________________________________________10 3.2. L’usufruit____________________________________________________________________________________________11 3.2.1. Avantages et inconvénients de l’usufruit _____________________________________________________13 3.3. L’usage ______________________________________________________________________________________________14 3.4. L’emphytéose _______________________________________________________________________________________15 3.4.1. Avantages ______________________________________________________________________________________15 3.4.2. Inconvénients __________________________________________________________________________________17 4. Les modes de propriété ____________________________________________________________________________________17 4.1. La copropriété divise et indivise : quelques généralités __________________________________________18 4.1.1. L’administration du bien indivis ______________________________________________________________19 4.1.2. Avantages et inconvénients ___________________________________________________________________20 4.2. La propriété superficiaire __________________________________________________________________________20 4.2.1. Quelques généralités __________________________________________________________________________20 5. La fiducie ___________________________________________________________________________________________________21 5.1. Quelques distinctions utiles pour la compréhension de la fiducie _______________________________21 5.2. La fiducie : se lier à soi-même______________________________________________________________________22 © Benoit Genest
TABLE DES MATIÈRES 5.3. La trilogie « constituant-fiduciaire-bénéficiaire » _________________________________________________23 5.3.1. Le constituant, les stratégies délibérée et émergente ________________________________________23 5.3.2. Le fiduciaire et le cumul des fonctions________________________________________________________25 5.3.3. Les bénéficiaires, déterminés ou déterminables, directs ou indirects_______________________26 5.4. Trois types de fiducies _____________________________________________________________________________26 5.4.1. La fiducie personnelle. ________________________________________________________________________27 5.4.2. La fiducie d’utilité privée ______________________________________________________________________27 5.4.3. La fiducie d’utilité sociale _____________________________________________________________________28 6. La formule coopérative ____________________________________________________________________________________29 6.1. Ce qu’est une coopérative : une personne morale distincte de ses membres ____________________29 6.2. Les principes coopératifs et les règles d’action ___________________________________________________30 6.3. Les organes de directions __________________________________________________________________________31 6.4. Considérations générales sur les coopératives d’habitation______________________________________31 6.5. Le modèle de la coopérative d’habitation-équité. _________________________________________________32 7. Le concept de cohabitation écologique____________________________________________________________________34 Cas illustratifs ___________________________________________________________________________________________ 35 8. La Fiducie Cadet Roussel___________________________________________________________________________________35 8.1. Mission et histoire générales_______________________________________________________________________35 8.2. Une fiducie d’utilité sociale ________________________________________________________________________36 8.3. Usage et propriété superficiaire ___________________________________________________________________37 8.4. Conclusion partielle ________________________________________________________________________________39 9. Le « Petit quartier » ________________________________________________________________________________________40 9.1. Considérations générales __________________________________________________________________________40 9.2. Financement ________________________________________________________________________________________41 9.3. L’étendue de la coopérative ________________________________________________________________________42 9.4. Conclusion partielle ________________________________________________________________________________42 Bibliographie ______________________________________________________________________________________________ I © Benoit Genest
INTRODUCTION Introduction Le guide qui suit est le fruit de plusieurs semaines de recherche et de collaboration avec l’organisation à but non lucratif (ci-après ONBL) « Habitations multi-générations » (ci-après HMG). Il a été réalisé de juillet à septembre 2017 dans le cadre d’un projet supervisé de la M. Sc. en management. M. Luciano Barin-Cruz en a été le superviseur. Des notions d’économie, de droit et de management sont mises à profit. HMG est une organisation dont la structure correspond à ce que Henry Mintzberg qualifie de structure simple et entrepreneuriale (1982). Sa mission est d’importer au Québec le concept de mini-maisons, qui a principalement connu un succès aux États-Unis suite aux chamboulements qu’a connu le marché immobilier (bulle immobilière de 2008, flambée des prix alors même que les revenus de la classe moyenne stagnent, etc.). Face à un enjeu comme l’accès de plus en plus difficile à la propriété, de nombreuses innovations sociales ont été mises sur pied pour contourner les écueils que rencontrent les premiers acheteurs. C’est dans ce contexte que les mini-maisons gagnent en popularité puisqu’elles sont petites, abordables et souvent très ingénieuses. Le second enjeu est celui d’identifier des moyens de limiter la spéculation immobilière qui est à la source de nombreux maux, principalement du côté de la flambée des prix qui érige un mur contre les premiers acheteurs. 1 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES Concepts et aspects technique I. Le mandat Conformément à ce qui vient d’être souligné, le mandat qui est présenté dans ce rapport consiste à passer en revue l’ensemble des possibilités juridiques et managériales s’offrant à une OBNL d’habitation qui cherche à limiter la spéculation immobilière et à favoriser l’accès abordable à la propriété. Le défi est tout aussi abstrait que contextualisé. D’un côté, il faut réfléchir à la propriété privée in se, soit à partir de son double fondement conceptuel : le marché et le droit. Par la suite, la propriété peut être réfléchie dans son développement. En effet, le droit et les arrangements privés permettent toutes sortes de mutations à travers les modalités et les démembrements. S’ajoutent finalement d’autres formes et institutions de la propriété, nommément la fiducie et la coopérative. Celles-ci sont être étudiées séparément. De l’autre côté, la réflexion doit être contextualisée ou, plus précisément, être stratégique. Du moment où l’éventail de possibilités a été présenté, il faut se questionner sur la ou les formes juridiques appropriées pour une OBNL préoccupée par la limitation de la spéculation immobilière. Cette préoccupation nous mène à réfléchir à un échafaudage satisfaisant qui réalise aussi bien les intérêts de l’organisation que ceux des usagers. Or, cet échafaudage est très souvent une combinaison étriquée de mécanismes, ce que donneront à penser les deux courtes études de cas réalisées dans le cadre de ce mandat : Le Petit Quartier et la Fiducie foncière agricole de Protec-terre. II. Pertinence du guide La réalisation d’un tel guide présente plus d’une pertinence. Tout d’abord, le rapport peut servir de guide général qui étale et qui résume brièvement chacune des formes de propriété que le Code civil du Québec rend possible. Selon ses attributs, chaque forme peut servir les intérêts d’une multitude d’OBNL d’habitation ou de projets d’innovation sociale. À ce chapitre, le rapport n’est pas strictement théorique puisqu’il prend appui sur des innovations sociales déjà réalisées. Ensuite, une seconde grande pertinence de ce rapport est de faire le pont entre la littérature étrangère sur les fiducies foncières communautaires et le contexte québécois. Peu importe l’OBNL d’habitation, chaque enjeu doit être réfléchi à travers la réalité québécoise. En vertu du partage des compétences entre le fédéral et le provincial – prévu aux articles 92 et 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 – le Québec est souverain en matière de droit privé et possède son propre Code civil. Or, c’est sur l’ensemble des règles juridiques québécoises que devra s’édifier tout projet domiciliaire. La littérature étrangère sur les Community Land Trusts guidera peut-être le gestionnaire du point de vue des valeurs et des principes, mais ne lui sera d’aucune utilité devant le notaire. Pour le formuler autrement, ce rapport cherche à isoler certain des articles juridiques pertinents dans l’élaboration d’un projet cherchant à limiter la spéculation immobilière et à favoriser l’accès abordable à la propriété. 1 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 1. PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET FIDUCIE FONCIÈRE COMMUNAUTAIRE Les professeurs d’obligations, Didier Lluelles et Benoit Moores de l’Université de Montréal, discernent les droits réels des droits personnels de la façon qui suit : Dans l’expression droit réel, l’adjectif « réel » ne veut pas dire « véritable », mais relatif à la chose (la res de droit romain). Le rapport de droit réel ne comporte que deux éléments, la personne titulaire du droit et le bien, objet de ce droit, alors que le rapport d’obligation en contient trois : le débiteur, le créancier et la prestation. Contrairement au rapport d’obligation, ce lien entre le titulaire et le bien est direct. Il n’y a pas d’intermédiaire entre le titulaire et le bien : il n’y a pas de débiteur à proprement parler. En effet, le droit réel est en principe opposable à tous, alors que le droit personnel ne frappe, directement du moins, qu’une personne, le débiteur. Il en est ainsi du droit de propriété (le droit réel le plus complet, en termes de prérogatives sur un bien : usus, fructus et abusus), mais aussi des démembrements du droit de propriété, comme l’usufruit. (Lluelles & Moore, 2012, §32) B. Simple administraGon et pleine administraGon du bien d’autrui La simple administration du bien d’autrui est définie à l’article 1301 C.c.Q. et désigne essentiellement des actes de conservation (entretien du bien) : 1301. Celui qui est chargé de la simple administration doit faire tous les actes nécessaires à la conservation du bien ou ceux qui sont utiles pour maintenir l'usage auquel le bien est normalement destiné. De son côté, la pleine administration concerne surtout les actes qui, outre la conservation d’un bien, en permettent la fructification : 1306. Celui qui est chargé de la pleine administration doit conserver et faire fructifier le bien, accroître le patrimoine ou en réaliser l'affectation, lorsque l'intérêt du bénéficiaire ou la poursuite du but de la fiducie l'exigent. C. La perpétuité La perpétuité n’est pas synonyme d’« éternité ». En droit des biens ou de la fiducie, la perpétuité désigne ce qui suit : « Le droit de propriété ne connaît pas de limite de temps. Sa durée correspond de façon étroite à la vie du bien ; il dure tant et aussi longtemps que ce dernier existe. » (Lafond, 2007, §676). 2 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 1.1. La propriété : ses origines et son exercice contemporain 1.1.1. Se représenter la pleine propriété La propriété pleine et parfaite est très intuitive. Nous savons tous, spontanément, que si nous louons un bien, notre usage est temporaire et soumis à de nombreuses restrictions. En revanche, lorsque nous possédons un bien, nous savons que notre droit est garanti et que nous pouvons en faire exactement ce nous voulons. Si nous achetons une maison, nous pouvons (en principe) l’hypothéquer, la louer sur Airbnb, changer la décoration des anciens propriétaires, y établir un commerce, la vendre pour en tirer un plein profit ou la léguer à qui bon nous semble. Évidemment, certaines restrictions s’appliquent - et seront aperçues ultérieurement -, mais il n’en demeure pas moins que la pleine propriété est le principe à partir duquel toute autre forme de propriété s’articule. 1.2. La propriété n’est pas synonyme de « libre marché » La propriété privée est un droit réel qui porte sur un bien, par opposition au droit personnel dont le contenu est réductible à une obligation – une prestation - de faire ou de ne pas faire, entre personnes (un débiteur et un créancier). Son origine est aussi vieille que le droit romain, ce dont témoigne sa définition qui se décline en formules latines : l’usus, le fructus et l’abusus. L’art. 947 al. 1 C.c.Q. traduit cette conception en termes contemporains : 947. La propriété est le droit d'user, de jouir et de disposer librement et complètement d'un bien, sous réserve des limites et des conditions d'exercice fixées par la loi. Elle est susceptible de modalités et de démembrements. Cette somme d’attributs rend le droit de propriété 1) absolu, 2) exclusif (ou privé, privatif) et 3) perpétuel (Lafond, 2007, §657 et suivant). Ainsi entendue, la propriété possède un caractère insulaire assez proche de la valeur d’usage. Elle peut très bien exister, indépendamment de tout marché capitaliste décrit dans le Capital de Karl Marx (1867) où un bien est transformé en « porte-valeur », évalué en fonction de sa « valeur d’échange » et de sa capacité à dégager une plus-value. 1.2.1. En immobilier, la plus-value est similaire à l’enrichissement injustifié La propriété est donc très ancienne et antérieure à l’économie capitaliste. Par le fait même, la notion de plus- value se réfléchit mieux à partir de notions typiquement capitalistes comme le libre marché ou la valeur d’échange qu’à partir de notions romanistes comme l’usus, le fructus et l’abusus. Prenons la situation suivante : un homme est pleinement propriétaire d’un bien et cherche à s’en débarrasser. Étant donné qu’il possède l’abusus, il peut en faire ce qu’il souhaite. Il peut le vendre ou même le détruire. Toutefois, s’il désire l’échanger et obtenir une contrepartie supérieure à la valeur réelle du bien, 3 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES il aurait tout intérêt à l’écouler sur le marché où il sera vendu comme marchandise. Si l’homme fait partie d’une société chapeautée par des principes libéraux, le bien pourrait être vendu selon sa valeur d’échange. Toutefois, il pourrait également appartenir à une société qui, tout en reconnaissant la propriété privée, restreint de tels rapports marchands. D’aucuns soulignent que dans le domaine immobilier, la plus-value possède un caractère inique, du fait qu’elle dérive de facteurs extrinsèques, complètement étrangers aux qualités propres d’un bien. Ainsi, un immeuble gagnera en valeur – en plus-value sociale - lorsque des commerces ou des usines ouvriront dans les alentours (Davis, 2014, p. 21). Pour utiliser un exemple canadien, certains immeubles décrépis de Vancouver peuvent valoir beaucoup plus que leur valeur réelle, du simple fait qu’ils s’inscrivent à l’intérieur d’un marché en surchauffe. L’inverse est tout aussi vrai. Jusqu’aux années 70, la valeur des propriétés de Détroit ne cessait de grimper en flèche. Lorsque la région s’est complètement dévitalisée, chaque maison, prise individuellement, n’a pas subi une « transsubstantiation » qui explique la chute de leur valeur. Elles ont simplement perdu leur valeur d’échange et leur « plus-value sociale ». À la lumière de ces remarques qui consacrent le caractère « relatif » de la plus-value immobilière, il est possible de rapprocher cette dernière de la notion d’enrichissement injustifié. À cet égard, l’enrichissement injustifié fait l’objet d’un traitement juridique aux articles 1493 à 1496 du Code civil du Québec (ci-après C.c.Q.). Il est évident que, dans un contexte dominé par le libre marché, la plus-value immobilière ne pourra jamais être attaquée juridiquement. Toutefois, l’« esprit » philosophique et moral de cet enrichissement injustifié peut être approprié par les pourfendeurs de la spéculation. L’élimination de l’enrichissement injustifiée est d’ailleurs implicite dans le raisonnement de plusieurs projets immobiliers qui limitent la spéculation. Par exemple, le Manuel d’antispéculation immobilière admet, comme légitime, uniquement la plus-value qui découle du travail personnel d’un propriétaire : Les gens ont un intérêt légitime à conserver la plus-value qui s’est accumulée dans leurs maisons ou sur les terres qu’ils occupent si cette plus-value découle directement de leur travail personnel [notre italique]. S’ils améliorent leurs propriétés par eux-mêmes ou paient quelqu’un pour le faire avec des revenus qu’ils ont gagnés ailleurs, ils ont un droit évident à conserver la plus-value générée par ces améliorations. (2014, p.67) 1.3. La propriété, même parfaite, peut être limitée (par l’ordre public, par le démembrement et, dans une certaine mesure, par les modalités) C’est à Proudhon qu’est attribuée la formule incendiaire « la propriété, c’est le vol » (1840, p. 12). Cette formule, particulièrement iconoclaste au 19ème siècle, a beaucoup moins de mordant de nos jours puisque la propriété parfaite connait de nombreuses limitations. Il faut dire que la principale critique de Proudhon porte sur une seule des composantes de la propriété, nommément l’abusus qui donne, en principe, le droit au propriétaire de faire ce qu’il veut de son bien, y compris de « laisser pourrir ses fruits sur pied, de semer du sel dans son champ, de traire ses vaches sur le sable, de changer une vigne en dé sert, et de faire un parc d'un potager » (Ibid, p. 34). Or, en 2017, plusieurs de ces abus sont amortis par les interventions du législateur, mais également par toutes sortes de mécanismes juridiques qui permettent, selon le cas, de limiter l’abusus. 4 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES Ainsi, la Loi sur la protection des arbres (L.R.Q., chapitre P-37), la Loi sur la protection des terres agricoles (L.R.Q., c. P-41.1) ou l’obligation de bonne foi consacrée à l’article 7 1 du Code civil du Québec (C.c.Q.) limitent considérablement l’abusus dont se plaint Proudhon. Par exemple, les deux lois citées limitent certaines pratiques – pourtant privées – comme la coupe d’arbres sur son propre terrain ou même la conversion de certaines terres agricoles privées en projets domiciliaires ou commerciaux. Quant à elle, l’exigence de bonne foi limite les abus de droit, mais surtout le caractère absolu de la propriété. Une cause célèbre, généralement enseignée en responsabilité civile, est l’affaire Air-Rimouski Ltée c. Gagnon, [1952] C.S. 149 dans laquelle un homme a planté d’immenses poteaux sur son propre terrain afin de nuire intentionnellement à l’aéroport voisine. La Cour a alors reconnu qu’il était possible de limiter un droit (de propriété) lorsqu’il s’exerce malicieusement. Toutefois, les limitations qui nous intéressent le plus concernent 1) le démembrement de la propriété et 2) les modalités de la propriété. Tant le démembrement que la modalité sont mentionnés à l’article 947 al. 2 C.c.Q. sont autant de moyens de limiter l’abusus de la propriété parfaite. Mentionnons également que, dans le secteur immobilier, deux autres mécanismes peuvent limiter à la fois l’abusus et la spéculation : la fiducie foncière et la coopérative. Ces concepts seront traités séparément. 1.4. La propriété peut être démembrée Dans sa forme pure, la propriété privée possède un caractère hermétique qui offre au propriétaire une jouissance qui n’est limitée que par l’ordre public ou par quelque autre forme d’obligation énumérée plus haut. En revanche, le second alinéa de l’article 947 C.c.Q. consacre le démembrement de la propriété, qui offre un éventail étourdissant de possibilités d’exercice de la propriété. Ces possibilités demandent à être étudiées, mais quelques précisions sur le droit des biens doivent précéder cette exposition. 1 « 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi. » Pour les autres limitations juridiques à la propriété privée: Loi sur les terres du domaine public, L.R.Q., c. T-8.1 (art. 45-46) Loi sur les mines, L.R.Q., c. M-13.1 (art. 3) Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., c. A-19.1 (art. 61 et s., 113 et s.) ; Loi sur les biens culturels, L.R.Q., c. B-4 (art. 15 et s., 44 et s., 70 et s.) ; Loi sur l’acquisition des terres agricoles par des non résidants, L.R.Q., c. A-4.1 (art. 1) ; Loi sur la Régie du logement, L.R.Q., c. R-8.1 (art. 45, 46, 51 et s.); Loi sur la qualité de l’environnement, L.R.Q., c. Q-2 (art. 20 et s.); Loi sur l’expropriation, L.R.Q., c. E-24 (art. 36); Règlements municipaux. 5 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 2. CLASSIFICATION PRINCIPALE DES BIENS: MEUBLES, IMMEUBLES, CAPITAL ET FRUIT2 2.1. Quelques généralités : biens meubles et immeubles Un peu à la manière de la Nature, le droit a horreur du vide. Le droit des biens n’y échappe pas. Tel qu’indique l’article 899 C.c.Q., chaque bien se classe dans une catégorie: 899. Les biens, tant corporels qu'incorporels, se divisent en immeubles et en meubles. Tout d’abord, l’immeuble est la catégorie d’exception - la mieux délimitée - et désigne principalement la propriété foncière « par nature » (fonds de terre, végétaux et minéraux non-extraits), de même que tout bien « immobilisé » (Idem, 2007, §56). L’immobilisation doit répondre à certains critères, notamment l’adhérence permanente au fonds de terre ou à une construction permanente qui fait perdre au bien meuble son individualité: 900. Sont immeubles les fonds de terre, les constructions et ouvrages à caractère permanent qui s'y trouvent et tout ce qui en fait partie intégrante. Le sont aussi les végétaux et les minéraux, tant qu'ils ne sont pas séparés ou extraits du fonds. Toutefois, les fruits et les autres produits du sol peuvent être considérés comme des meubles dans les actes de disposition dont ils sont l’objet. 901. Font partie intégrante d'un immeuble les meubles qui sont incorporés à l'immeuble, perdent leur individualité et assurent l'utilité de l'immeuble. 902. Les parties intégrantes d'un immeuble qui sont temporairement détachées de l'immeuble, conservent leur caractère immobilier, si ces parties sont destinées à y être replacées. Ce faisant, une maison dont les fondations sont bien ancrées dans le sol se qualifie en tant que bien immeuble. En revanche, une roulotte pourrait être traitée comme un bien meuble. De son côté, le meuble est la catégorie par défaut, ce qui est mis en évidence à l’article 905 C.c.Q et surtout à l’article 907 C.c.Q : 905. Sont meubles les choses qui peuvent se transporter, soit qu'elles se meuvent elles- mêmes, soit qu'il faille une force étrangère pour les déplacer. 907. Tous les autres biens que la loi ne qualifie pas sont meubles. 2 D’autres catégories pourraient être ajoutées à cette liste, mais celles-ci seraient peu pertinentes dans le cadre de ce travail. Pensons notamment à la distinction entre les biens appropriables/non-appropriables (913 C.c.Q.), commerciaux/non-commerciaux (ex: 916 C.c.Q.), consomptibles/non-consomptibles, fongibles/non-fongibles, biens meubles par détermination de la loi (art. 906, 907 C.c.Q.), ou immeubles par détermination de la loi (2695 C.c.Q.). 6 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 2.2. Une mini-maison est-elle un bien meuble ou un bien immeuble ? La question de la dichotomie meuble/immeuble est loin d’être purement théorique puisque la qualification des biens a des conséquences très concrètes. Au niveau de l’enregistrement des hypothèques, par exemple, les biens meubles et les biens immeubles ont chacun leur registre, soit le Registre foncier et le Registre des droits personnels et réels mobiliers (RDPRM). En fait, un des avantages - et donc un des arguments de vente - du modèle « mini-maison » pourrait très bien dériver de cette distinction meuble/immeuble. Du moment où la construction ne perd pas son individualité et qu'elle n’est pas adhérée de façon permanente au fonds, la maison demeure, au sens de la loi, un bien meuble dont le propriétaire peut disposer, un peu comme une roulotte. En ce sens, seul le fonds pourrait faire l’objet d’une propriété. Ainsi, plusieurs scénarios pourraient se dessiner. Par exemple, la mini-maison pourrait être la propriété exclusive d’un particulier, tandis que le fonds de terre pourrait être détenu par une OBNL ou par une coopérative, en copropriété divise ou indivise. La possibilité de louer le fonds, un peu comme dans les terrains de roulottes, est également envisageable. Ces scénarios seront aperçus ultérieurement. Finalement, la distinction entre le fruit et le capital se retrouve aux articles 908, 909 al. 1 et 910 C.c.Q. 908. Les biens peuvent, suivant leurs rapports entre eux, se diviser en capitaux et en fruits et revenus. 909. Sont du capital les biens dont on tire des fruits et revenus, les biens affectés au service ou à l'exploitation d'une entreprise, les actions ou les parts sociales d'une personne morale ou d'une société, le remploi des fruits et revenus, le prix de la disposition d'un capital ou son remploi, ainsi que les indemnités d'expropriation ou d'assurance qui tiennent lieu du capital. […] 910. Les fruits et revenus sont ce que le bien produit sans que sa substance soit entamée ou ce qui provient de l'utilisation d'un capital. Ils comprennent aussi les droits dont l'exercice tend à accroître les fruits et revenus du bien. Sont classés parmi les fruits ce qui est produit spontanément par le bien, ce qui est produit par la culture ou l'exploitation d'un fonds, de même que le produit ou le croît des animaux. Sont classées parmi les revenus les sommes d'argent que le bien rapporte, tels les loyers, les intérêts, les dividendes, sauf s'ils représentent la distribution d'un capital d'une personne morale; le sont aussi les sommes reçues en raison de la résiliation ou du renouvellement d'un bail ou d'un paiement par anticipation, ou les sommes attribuées ou perçues dans des circonstances analogues. 7 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES La distinction entre le capital et les fruits est particulièrement importante dans certains cas de démembrement. La pertinence de bien identifier les fruits interviendra principalement lorsqu’il sera question de l’usufruit qui, en tant que démembrement de la propriété, accorde à l’usufruitier le droit à l’usage et aux fruits, tout en lui refusant le droit d’abuser du bien (le vendre ou en changer la destination, par exemple). Il est à noter que les fruits peuvent concerner des revenus de location ou de la vente du droit d’usufruit. À titre d’exemple, le modèle d’affaires de la coopérative « Le Petit Quartier » accorde aux membres-usufruitiers un pourcentage de la plus-value lors de la vente de leur droit. L’usage, l’usufruit, le commun et l’enclosure Plus fondamentalement, la distinction entre le capital et les fruits permet de saisir certains débats contemporains qui font écho à la « tyrannie de la propriété privée » et de l’abusus. Tel que suggéré précédemment avec Proudhon et avec la notion d’abus de droit, il semble de plus en plus évident qu’une OBNL cherchant à la fois à favoriser l’accès à la propriété et à limiter la spéculation immobilière devrait tendre à neutraliser l’abusus, tout en favorisant l’usage d’un bien et le droit aux fruits. À certains égards, le principe du « commun » remis de l’avant par Elinor Ostrom dans Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action (1990) s’inscrit dans cette ligne de pensée. À titre indicatif, il convient de mentionner qu’une bonne partie de l’histoire humaine s’est déroulée un peu à la manière du commun et de l’usufruit. Par exemple, les sociétés de chasseurs et de cueilleurs n’avaient aucune conception de la propriété ou du capital (accumulation). Le fonds de terre était, au mieux, l’objet d’un usage temporaire et collectif. Ces sociétés s’appropriaient alors les fruits, mais ne revendiquaient aucun titre de propriété. Tel que le décrit Ellen Meiksins Wood dans L’Origine du capitalisme (2009), l’enclosure a permis le cadastrage des fonds et l'avènement des titres de propriété fonciers qui permettent ensuite la création d’un marché foncier et de la spéculation immobilière. Cet état de fait n’est toutefois pas une condamnation sans appel. Par le biais de mécanismes juridiques appropriés (démembrement, modalité, fiducies et coopératives), l’abusus peut, à défaut d’être éliminé, être mis « entre parenthèses ». Par exemple, une fiducie agricole comme celle de Protec-terre a littéralement extirpé un fonds de terre du marché agricole, et ce, de façon durable. De même, toutes sortes de coopératives éliminent des immeubles du marché immobilier et offrent à leurs membres des loyers bien en deçà du prix moyen du marché locatif. Au demeurant, la plupart d’entre elles « neutralisent » l’abusus en cadenassant l’affectation coopérative de leurs immeubles. La fréquente interdiction de transformer la coopérative en copropriétés (condos, par exemple) illustre qu’il est possible de « dompter » durablement l’abusus. 8 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 3. LE DÉMEMBREMENT DU DROIT DE PROPRIÉTÉ Le démembrement du droit de propriété peut survenir pour toutes sortes raisons et peut servir aussi bien les intérêts du grand capitaliste que ceux de la plus humble des OBNL. Le motif évoqué plus haut – celui d’encadrer ou de neutraliser l’abusus – est une raison. Un propriétaire pourrait tout aussi bien se demander « ai-je besoin à la fois de l’usus, de l’abusus et du fructus ? » Certains démembrements peuvent être comparés à la location. Lorsqu’un propriétaire possède un bien qui est nettement supérieur à ses besoins, il en louera certaines parties. La perte de l’usus se monnaye alors par des revenus. Or, bien d’autres combinaisons pourraient être imaginées. Il pourrait, par exemple, céder son droit aux revenus. À l’inverse, il pourrait conserver le droit aux fruits et à l’usage, mais vendre son abusus. Les concepts juridiques qui suivent sont tous dérivés d’un démembrement et d’une configuration entre l’usus, le fructus et l’abusus. Pierre-Claude Lafond, dans son Précis des droits des biens, définit le démembrement comme suit : Le droit de propriété confère à son titulaire le pouvoir de retirer du bien tous les avantages et les services qu’il est susceptible de procurer. Le propriétaire peut se départir, en totalité ou en partie, de l’un ou l’autre de ces attributs, connus sous le vocable d’usus, de fructus et d’abusus. Il peut même opter pour la séparation des trois à la fois. Le bien se trouve alors asservi au bénéfice de la personne ou des personnes qui vont exercer ces attributs. En ce faisant, le propriétaire démembre son droit de propriété comme un droit réel [notre soulignement] en vertu duquel une personne est autorisée à tirer d’un bien appartenant à un autre certains des avantages que celui-ci est susceptible de procurer. (2007 : §1677) La plasticité des arrangements permet beaucoup de créativité. Or, chacune des formes qui suivent possède à la fois des avantages et des inconvénients qui doivent être identifiés, afin de déterminer quelle configuration sied le mieux à une OBLN qui cherche à limiter la spéculation et la « plus-value sociale ». 9 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 3.1. La servitude L’article 1177 al. 1 C.c.Q. définit la servitude comme un droit réel, c'est-à-dire un rapport entre deux fonds ; un fonds servant et un fonds dominant. La qualification de droit réel n’est pas sans importance, puisqu’une servitude est indépendante des propriétaires de chacun des fonds. La servitude est un démembrement puisqu’elle limite l’usage d’un propriétaire quant à son immeuble. 1177. La servitude est une charge imposée sur un immeuble, le fonds servant, en faveur d'un autre immeuble, le fonds dominant, et qui appartient à un propriétaire différent. Cette charge oblige le propriétaire du fonds servant à supporter, de la part du propriétaire du fonds dominant, certains actes d'usage ou à s'abstenir lui-même d'exercer certains droits inhérents à la propriété. [Notre soulignement] La servitude s'étend à tout ce qui est nécessaire à son exercice. La servitude peut être légale ou conventionnelle. Elle est légale dans des cas qui tombent sous l’évidence. Par exemple, si l’écoulement naturel des eaux passe d’un fonds à un autre, chaque propriétaire est tenu de permette le passage de cet écoulement (art. 979 C.c.Q.). Un propriétaire ne pourrait pas construire une digue sur son terrain qui aurait pour effet d’inonder les terres de son voisin. La servitude peut être conventionnelle lorsque deux propriétaires s’entendent pour que l’un fasse ou s’abstienne de faire quelque chose, au profit du fonds dominant (art. 1177 al. 2 C.c.Q.). Par exemple, une entente notariée pourrait stipuler que le fonds servant accorde un droit de passage au profit du fonds dominant (art. 997 à 1000 C.c.Q.). Puisque ce droit est réel, il affecte le bien plutôt que les propriétaires. Ce faisant, il s’accroche aux fonds, peu importe le changement de propriétaire, exactement à la manière d’une hypothèque (Idem, 2007 §1942-1946). La servitude présente peu d’inconvénients intrinsèques lorsque son usage est judicieux. Par exemple, un développement immobilier pourrait prévoir une multitude de servitudes qui faciliterait la vie des futurs propriétaires, en autant que ceux-ci en soient informés. En préparant des servitudes de passage, le promoteur trouve un moyen pour que ses clients ne se retrouvent pas devant le tribunal pour forcer un tel droit (au détriment, bien sûr, du voisinage courtois). Un autre type de servitude à la mode est celle de la « non-construction ». Par exemple, deux propriétaires peuvent s’entendre pour que les constructions sur le fonds servant ne dépassent pas une hauteur maximale, de façon à protéger la vue du propriétaire du fonds dominant. Pour s’assurer que le fonds servant ne change pas de destination, il serait même possible d’imaginer qu’une servitude positive empêche toute forme de construction immobilière ou permanente. Une telle servitude pourrait être utile pour sauvegarder la destination d’un fonds servant. Par exemple, le fonds pourrait être un boisé ou un jardin. Le « grever » d’une servitude pourrait avoir pour effet d’empêcher qu’un nouveau propriétaire ne détruise les lieux pour y construire une maison ou un stationnement. Toutefois, la mise en œuvre d’une servitude repose sur six conditions cumulatives décrites par Lafond (Ibid., §1934): 10 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES 1. Il faut qu’il y ait deux fonds de terre. 2. Que ces deux héritages appartiennent à deux propriétaires différents. 3. Que ces deux héritages soient voisins. 4. Que la servitude consiste en un avantage pour l’un des fonds. 5. Qu’elle oblige le propriétaire du fonds asservi à souffrir ou à ne pas faire quelque chose. 6. Que la servitude soit de nature perpétuelle. 3.2. L’usufruit L’exemple suivant permettra de se représenter l’usufruit. Un homme mourant possède un triplex qui lui sert à la fois de résidence et de source de revenus, les étages supérieurs étant occupés par ses locataires. Il aimerait céder ce triplex à ses enfants, mais seulement après la mort de sa femme. Soucieux d’assurer la sécurité matérielle et financière de cette dernière, il constitue, par voie testamentaire, un usufruit. L’usufruit est décrit de la façon qui suit : jusqu’à sa mort, son épouse aura l’usage exclusif de la résidence et tirera les fruits de la location des étages supérieurs. En revanche, ses enfants possèderont la « nue-propriété » de l’immeuble. À la mort de son épouse, les enfants auront un droit de propriété « remembré », de telle sorte qu’ils pourront vivre dans l’immeuble, tirer les fruits de la location de l’immeuble et le vendre, si tel est leur désir. Jusqu’au remembrement, la nue-propriété et l’usufruit doivent toutefois s’exercer de telle sorte que chaque partie n’empiète pas sur les droits de l’autre partie. Par exemple, les enfants peuvent hypothéquer leur « nue- propriété », en autant que l’hypothèque ne trouble pas la jouissance de leur mère. De son côté, la mère ne peut pas « abuser » de son droit, précisément parce qu’elle n’a pas l’abusus. Par exemple, il ne lui serait pas permis de changer la destination du triplex ou de laisser l’immeuble dépérir à un point où il perdrait une bonne partie de sa valeur. Il existe énormément de façons de concevoir des usufruits. L’exemple qui précède est parfois utilisé dans les testaments pour concilier les intérêts de divers héritiers. Toutefois, l’usufruit peut être intéressant pour les ONBL d’habitation puisqu’elles neutralisent (temporairement) l’abusus. Ainsi, l’OBNL pourrait détenir la nue-propriété et accorder l’usufruit à ses membres ou à ses bénéficiaires. Une telle formule accorderait à ces derniers davantage de droits et de responsabilités que s’ils optaient pour la location, comme c’est le cas avec les HLM et les coopératives à possession continue. L’usufruit est défini à l’article 1119 C.c.Q. : 1120. L'usufruit est le droit d'user et de jouir, pendant un certain temps, d'un bien dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à charge d'en conserver la substance. Tel que son nom le suggère, l’usufruit combine l’usus et le fructus en la personne de l’usufruitier. Son vis-à- vis est le « nu-propriétaire » qui conserve un abusus, pour ainsi dire « édulcoré ». Étant donné que le nu- propriétaire a pour principale – et peut-être pour seule - obligation de ne pas nuire à l’usufruitier (art. 1125 C.c.Q.), l’abusus désigne essentiellement le droit d’aliéner le titre de propriété, sous réserve des droits de l’usufruitier (art. 1125 al. 2 C.c.Q), ou celui d’hypothéquer son droit (art. 1136 al. 2). En outre, le nu- 11 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES propriétaire conserve un droit de surveillance sur son bien. Pour reprendre l’exemple utilisé dans l’encadré, les enfants pourraient surveiller la gestion du triplex qu’occupe leur mère, à titre d’usufruitière. Du côté de l’usufruitier, son droit porte tant sur les accessoires que sur tout ce qui s’incorpore naturellement à l’immeuble: 1124. L'usufruitier a l'usage et la jouissance du bien sur lequel porte l'usufruit; il prend le bien dans l'état où il le trouve. L'usufruit porte sur tous les accessoires, de même que sur tout ce qui s'unit ou s'incorpore naturellement à l'immeuble par voie d’accession. Ayant la jouissance du fructus, il peut tirer les fruits du bien, sans détenir, pour ainsi dire, le capital. Ces fruits peuvent être naturels, industriels ou constituer des revenus (art. 910, 1129, 1130 C.c.Q.). L’usufruitier peut également effectuer des actes de simple administration3, ce qui implique de consentir des beaux. Si le bien sur lequel porte l’usufruit est une propriété indivise, l’usufruitier a un droit de vote (quoique limité par les pouvoirs du nu-propriétaire): 1134. Le droit de vote attaché à une action ou à une autre valeur mobilière, à une part indivise, à une fraction de copropriété ou à tout autre bien appartient à l'usufruitier. Toutefois, appartient au nu-propriétaire le vote qui a pour effet de modifier la substance du bien principal, comme le capital social ou le bien détenu en copropriété, ou de changer la destination de ce bien ou de mettre fin à la personne morale, à l'entreprise ou au groupement concerné. Parmi ses autres droits, l’usufruitier peut hypothéquer son droit d’usufruit4, ou en disposer5. En ce qui concerne les obligations de l’usufruitier, ce dernier ne peut évidemment pas altérer la substance de la chose (art. 1120 C.c.Q.) et doit la prendre dans l’état où elle se trouve au début de l’usufruit (art. 1124 C.c.Q.). Les obligations s’étendent également à l’obligation d’effectuer un inventaire des biens (meubles et immeubles) sous forme notariée (art. 1326-1327, 1329 C.c.Q. ), à défaut de quoi le nu-propriétaire peut retenir les fruits et revenus (art. 1146 C.c.Q. ). L’usufruitier doit également souscrire à une assurance ou fournir une sûreté (art. 1144 et 1146 C.c.Q. ), en plus de jouir de façon prudente et diligente du bien. Il doit également assumer les frais d’entretien (à moins que ce ne soient des réparations importantes ; art. 1148, 1149, 1160 al. 2 et 1167 al. 2 C.c.Q.). 3 Cf. Art. 172 C.c.Q. (par analogie) : 172. Outre les actes que le mineur peut faire seul, le mineur émancipé peut faire tous les actes de simple administration; il peut ainsi, à titre de locataire, passer des baux d'une durée d'au plus trois ans ou donner des biens suivant ses facultés s'il n'entame pas notablement son capital. 4 1136. Le créancier de l'usufruitier peut faire saisir et vendre les droits de celui-ci, sous réserve des droits du nu- propriétaire. Le créancier du nu-propriétaire peut également faire saisir et vendre les droits de celui-ci, sous réserve des droits de l'usufruitier. 5 1135. L'usufruitier peut céder son droit ou louer un bien compris dans l'usufruit. 12 © Benoit Genest
CONCEPTS ET ASPECTS TECHNIQUES Diverses causes peuvent mettre fin à l’usufruit. qui signifie que le bien est « remembré » : • Arrivée du terme (art. 1162(1o) C.c.Q.) • Situation du terme accordé jusqu’à ce qu’un tiers ait atteint un âge déterminé (art. 1165 C.c.Q.) • Décès de l’usufruitier ou dissolution de la personne morale (art. 1162(2o) C.c.Q.) [Lors du décès du nu- propriétaire, la nue-propriété est transmise aux héritiers.] • Confusion ou consolidation (art. 1162(3o) C.c.Q.) • Abandon (art. 1162(4o), 1169, 1170 C.c.Q.) • Déchéance de l’usufruit (art. 1162(4o), 1168 C.c.Q.) • Conversion en rente (art. 1162(4o), 1171 C.c.Q.) • Non-usage pendant dix ans (art. 1162(5o) C.c.Q.) • Perte totale du bien, sauf si le bien est assuré par l’usufruitier (art. 1163, 1149 C.c.Q.) • Expropriation du bien ne met pas fin à l’usufruit (art. 1164 C.c.Q. pas d’ordre public) [L’indemnité est remise à l’usufruitier.] 3.2.1. Avantages et inconvénients de l’usufruit L’avantage évident pour l’usufruitier est d’avoir accès au fructus et à l’usus d’un bien, pour des charges qui sont inférieures à la pleine propriété. Par ailleurs, si l’usufruit porte sur une propriété foncière, cette formule peut être particulièrement intéressante, en ce que l’usufruitier pourrait avoir accès à tous les bénéfices d’un terrain, tandis que le nu-propriétaire pourrait avoir la garantie que son bien sera assuré, sans jamais que sa destination ne soit altérée significativement : Le titulaire du droit d’usufruit a l’obligation, non seulement de ne pas détruire le bien, mais encore de ne pas en changer la substance (art. 1120 C.c.Q.). Il ne peut pas non plus en changer la forme ou la destination. Substance et destination entretiennent des liens très étroits. Ainsi, l’usufruitier d’un champ de culture ne peut pas convertir celui-ci en terrain de golf ou en stationnement, pas plus que celui d’une maison d’habitation ne peut lui conférer une vocation commerciale. (Ibid, p. 780) De plus, l’usufruit favorise l’autonomie de l’usufruitier qui doit entretenir le bien, effectuer des tâches de simple administration, en plus d’avoir la possibilité de tirer des revenus de l’usufruit. Finalement, l’article 1134 C.c.Q. lui accorde un droit de vote pour une quote-part, dans le cas où l’usufruit porterait sur un bien en copropriété indivis, sous réserve des droits du nu-propriétaire: 1134. Le droit de vote attaché à une action ou à une autre valeur mobilière, à une part indivise, à une fraction de copropriété ou à tout autre bien appartient à l'usufruitier. Toutefois, appartient au nu-propriétaire le vote qui a pour effet de modifier la substance du bien principal, comme le capital social ou le bien détenu en copropriété, ou de changer la destination de ce bien ou de mettre fin à la personne morale, à l'entreprise ou au groupement concerné. 13 © Benoit Genest
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