Bien ordonnée Une charité

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Bien ordonnée Une charité
Une charité
    bien ordonnée
      Chaque année, de décembre à mars, l’association
      parisienne la Soupe Saint-Eustache offre un dîner
      complet à des « invités » en détresse. Près de
      300 repas par jour sont servis grâce au zèle des
      bénévoles et à une organisation aux petits oignons.
      Texte et photos Séverine Carreau pour Prier

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Bien ordonnée Une charité
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Bien ordonnée Une charité
Reportage

                            L’association la Soupe Saint-Eustache est née
                            il y a 35 ans, dans le quartier qu’on appelait
                            autrefois le « ventre de Paris ».

                          D
                                                  ans le quartier              La mécanique est bien rodée. Et
                                                  des Halles, sous         pour cause : la Soupe Saint-Eustache
                                                  le péristyle de la       est née il y a 35 ans, à l’initiative du
                                                  somptueuse église        père Denis Perrot. Conscient de la mi-
                                                  Saint-Eustache,          sère du quartier – qu’on appelait autre-
                                                  s’activent quelques      fois « le ventre de Paris » en raison des
                                                  bénévoles, les bras      immenses halles qui s’y tenaient –, il
                                                  chargés de car-          distribua 13 soupes un soir de l’hiver
                            tons. Ce matin, ils récupèrent des dons        1984. En 2019, ce sont environ 30 000
                            provenant de la Banque alimentaire             repas complets – composés d’une
                            et de magasins partenaires. C’est un           soupe, d’un plat principal, d’une sa-
                            ballet incessant de livraisons. Toute la       lade, de gâteaux et d’un café – qui sont
                            journée, il faut décharger rapidement          servis pendant les quatre mois d’acti-
                            camions et charrettes. Situés à l’arrière      vité de l’association, du début du mois
                            de l’église, les locaux de l’association       de décembre à la fin du mois de mars.
                            la Soupe Saint-Eustache sont en pleine         Soit, en moyenne, 250 repas par jour.
                            effervescence. À peine arrivés, les car-       La Soupe Saint-Eustache, association
                            tons sont vidés, triés, puis rangés minu-      loi de 1901, œuvre sept jours sur sept.
                            tieusement par catégories.                     Ne recevant aucune ­subvention, elle vit

     ❙ collecte alimentaire dans les magasins du quartier.   ❙E
                                                               nvirons 30 000 repas seront préparés en quatre mois.

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Bien ordonnée Une charité
❙ le restaurant Au Pied de cochon,
institution des Halles et partenaire
historique de la Soupe Saint-Eustache.

❙ Les bénévoless’activent dès le matin afin que les 300 repas quotidiens soient prêts pour 19 h 30, heure de la distribution.

419 mars 2020                                                                                                                     9
Bien ordonnée Une charité
grâce à la générosité de ses donateurs       ❙G
                                                    érard, qui            « Ils font un travail formidable. C’est
     et à l’engagement de ses bénévoles.          se rend à la soupe       un peu comme une famille, et je me
                                                  depuis longtemps et
     Ces derniers sont 350, répartis selon        a vu croître le nombre
                                                                           sens bien ici, à ma place. » Le soir,
     les jours de la semaine.                     de bénéficiaires :       Gérard rejoint le rang des « invités »
                                                  « La misère n’a plus     de l’association. À 92 ans, Jacqueline
          À 10 h, Stéphane, le responsable de     de visage, les gens      est elle aussi une fidèle bénévole. Au-
                                                  ne peuvent plus se
     l’intendance, ouvre les grilles. Les pre-   payer à manger »,        jourd’hui, elle a abandonné sa canne
     miers bénévoles arrivent. Gérard fran-                                pour, debout, trier sans relâche les
     chit le pas de la porte. Cet homme de                                 denrées. Les cartons sont à peine vidés
     70 ans a passé les 20 dernières années                                que d’autres surgissent, déposés par
     dans les rues des Halles. Durant quatre                               des collégiens énergiques.
     mois, il retrouve un cadre social et une
     activité, en participant à l’élaboration                                  Les livraisons de légumes, viande
     des repas. Il met un point d’honneur                                  ou poisson arrivent de Rungis. Le
     à apporter sa pierre à l’édifice. Tout le                             menu du jour s’inscrit sur l’ardoise ;
     monde le connaît. Sous les instructions                               on allume les fourneaux. Les commis
     du chef d’équipe, il enfile ses gants et                              s’activent autour de contenants dont
     s’attelle à l’épluchage des carottes.                                 l’énormité est proportionnelle à la

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Bien ordonnée Une charité
Reportage

quantité de repas servis. Une fois par
semaine, Lucien apporte son soutien                   Distribuer 34 tonnes de nourriture
à la Soupe Saint-Eustache. Il vit dans
la rue, du côté du théâtre de l’Odéon.
                                                      demande une organisation
Un jour, son chemin a croisé celui d’un               quasi militaire.
bénévole, qui lui a proposé de parti-
ciper à la préparation des repas du
vendredi. Lucien est heureux et fier de         « Ce soir, ce sera cassoulet. » I l faut
donner de son temps. « Je ne fais pas       savoir compter au plus juste le nombre
que prendre. Je donne aussi un peu          de repas à servir. Les premiers jours
et ça, c’est important ! Les gens ne se     sont assez aléatoires, car personne
rendent pas compte que, dès que tu          n’est en mesure de deviner le nombre
n’as rien à faire, tu deviens vite fei-     d’invités qui viendront. Avoir assez
gnant, tu t’encroûtes, c’est ainsi… Si je   pour tous, ne jamais jeter. Distribuer
n’avais pas croisé Bruno, je serais tou-    34 tonnes de nourriture demande une
jours à ne rien faire, à traîner dehors     organisation quasi militaire : il faut gé-
en faisant la manche. Ici, tu reprends      rer l’approvisionnement, le stockage
une activité, tu croises des gens, tu as    et la conservation des marchandises.
des discussions, alors tu te sens mieux     Au début du mois de janvier, comme
moralement et même physiquement.            chaque année, le restaurant Au pied
Le fait d’être là, au chaud, et de bou-     de cochon met la main à la pâte. Dans
ger, de faire des choses, me redonne        ses cuisines, on prépare 400 litres
confiance. Je suis plus épanoui et plus     de soupe à l’oignon. Le chef, Ange
motivé. Au cours de la semaine, je me       Honoré ­Chevalier, est fier de consa-
dis “vivement vendredi, que je vienne       crer du temps à cette cause : « C’est
à la Soupe”. »                              à chaque fois une joie de p  ­ articiper.

                                                                                            ❙ avant
                                                                                            l’ouverture
                                                                                            de la soupe,
                                                                                            des bénévoles se
                                                                                            postent dans les
                                                                                            rues du quartier pour
                                                                                            une grande collecte
                                                                                            auprès des passants.

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Bien ordonnée Une charité
Reportage

                                                                            à constituer les sacs qui seront don-
                                                                            nés aux invités en complément du
                                                                            dîner : du pain, une boîte de conserve
                                                                            et un dessert, pour que les estomacs
                                                                            « tiennent » jusqu’au lendemain soir.

                                                                                Il est 19 h. Le visage assombri par
                                                                            la nuit,les invités patientent déjà sur
                                                                            le trottoir blanchi par un vent pâle et
                                                                            glacial. L’heure approche. À l’inté-
                                                                            rieur, jeunes, retraités, employés,
                                                                            cadres ou artisans enfilent leur gilet
                                                                            bleu, surmonté d’un badge avec leur
                                                                            prénom et le logo de l’association.
                                                                            Le chef d’équipe distribue les rôles à
                                                                            haute voix : « Qui va à Montorgueil,
                                                                            dans le secteur des boulangeries ? »
                                                                            « l’accueil ? », « l’eau ? », « le sel et le
                                                                            poivre ? », « la soupe ? »… À 19 h 30,
                                                                            le président sonne la cloche, annon-
                                                                            çant le début du repas ; les bénévoles
                                                                            rejoignent leur poste. La longue file
                                                                            des invités s’étend de part et d’autre
                                                                            de l’église. Ils retirent leur assiette,
                                                                            avant que les « gilets bleus » se fau-
                                                                            filent parmi eux pour offrir de l’eau et
                                                                            du pain. Pendant plus d’une heure, des
                                                                            personnes vulnérables ou en détresse
                                                                            se côtoient sur le parvis. Les nerfs sont
                                                                            parfois à vif. Le service doit être rapide,
                                                                            car les invités ont froid. Beaucoup ont
                                                                            passé la journée dehors et sont épui-
     C’est du travail en plus, mais c’est un     ❙ Gérard, SDF             sés. Ce moment est pour eux une trêve
     devoir de solidarité. » Cette soupe est     depuis plus de             que rien ne doit venir gâcher. Ici, l’ano-
                                                 20 ans, est une figure
     distribuée au sein même de l’église,        du quartier. Lors de la
                                                                            nymat est respecté et tout le monde est
     après la messe du dimanche. L’occa-         distribution, il devient   invité, quelle que soit son origine ou
     sion pour les paroissiens, les béné-        bénévole et cuisine        sa confession.
     voles et les démunis de partager un         chaque jour.

     moment fraternel autour d’un repas.         ❙ Les collectes               « Il y a du plaisir à partager ; il y a
     Tous les jours, à 14 heures, il y a aussi   de la Banque               de la joie à offrir et à recevoir. N
                                                                                                                ous
     « l’heure de la collecte ». Des volon-      alimentaire                essayons d’apporter un peu de force
                                                 permettent d’avoir
     taires poussent leurs charrettes pour       de nombreuses
                                                                            et de courage aux invités », confie
     récupérer les invendus des commerces        conserves et               Bruno, le cuisinier du vendredi. Les
     partenaires et les plats non consommés      d’assurer les repas        bénévoles sont aussi là pour écouter et
     des restaurants d’entreprise. Pendant       lorsque les produits       rompre la spirale de l’isolement. Ap-
                                                 frais manquent.
     ce temps, sur l’îlot central du péristyle                              peler quelqu’un par son prénom, dire
     de l’église, des petites mains s’activent                              bonjour, tendre la main sont a   ­ utant

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Bien ordonnée Une charité
❙ Une fois par         de signes qui redonnent un peu de          comme tous les ans, un repas au sein
an,le sous-chef       confiance aux personnes fragilisées.       de l’église. Ce sera l’heure du bilan et
du Pied de cochon
prépare 300 litres
                       Ces gestes simples sont, pour certains,    des anecdotes.
de soupe à l’oignon,   les seules attentions ou contacts hu-
qui sera distribuée    mains de la journée. Le dîner est aussi        Tout au long des 17 semaines de
à la fin de la messe   un moment d’échange et de partage          service, ces bénévoles de généra-
de l’église Saint-
Eustache.              pour quelques « habitués », qui s’y        tions et d’horizons différents auront
                       donnent rendez-vous. Le rideau tombe       appris à se connaître, à se répartir les
                       à 21 h. Le parvis se vide. Pour les bé-    tâches, à donner du temps. Comme le
                       névoles, c’est l’heure du rangement et     fait remarquer Jean-Claude Scoupe, le
                       de la mise en place pour le lendemain.     président de l’association : « La force
                       Le 31 mars, la Soupe Saint-Eustache        du temps offert, du don de soi, dans
                       fermera ses grilles jusqu’à l’hiver sui-   une société individualiste et virtuelle,
                       vant. Pour marquer la fin de la distri-    reste l’une des valeurs humaines fon-
                       bution, les 350 ­bénévoles partageront,    damentales. » 

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