" Blumenworte / Kriegsgestammel " - Rose Ausländer au Pays des Mots - Rose Ausländer au Pays ...

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" Blumenworte / Kriegsgestammel " - Rose Ausländer au Pays des Mots - Rose Ausländer au Pays ...
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

Rose Ausländer

« Blumenworte / Kriegsgestammel » - Rose Ausländer au Pays des Mots
Parmi la foule de poètes et poétesses allemand(e)s et autrichien(ne)s qui mériteraient d'être présenté(e)s,
il était bien nécessaire de faire un choix - un choix guidé tout d'abord par la question de la traduction :
                                                                                              e
quels auteurs de poésie allemande peut-on lire à ce jour en traduction française ? Pour le 20 siècle et plus
précisément l'époque qui a suivi la seconde guerre mondiale, il y en a peu, même très peu. Mais au cours des
dix dernières années, le grand public et les philologues francophones ont montré un intérêt particulier pour
une poétesse dont la vie et l'œuvre permettent d'évoquer également l'histoire d'une région bien spécifique
ainsi qu'un ensemble de poètes. Il s'agit de Rose Ausländer, de la ville de Czernowitz et des poètes juifs
originaires de la Bucovine.

             Cartes géographiques de la Bucovine vers 1910 et de l'Europe de l'Est en 2005 -
           images extraites de l'ouvrage Poèmes de Czernovitz de François Mathieu, p. 16 et 23

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Czernowitz (aujourd'hui « Tchernivtsi » ou « Tchernovtsy ») est une ville du sud-ouest de l'Ukraine, près
de la frontière roumaine. Quand Rosalie Beatrice Scherzer naît à Czernowitz le 11 mai 1901, cette ville fait
encore partie de l'empire austro-hongrois et personne ne se doute à ce moment-là de l'histoire tumultueuse
et douloureuse qu'elle devra traverser. En effet, entre 1918 et 1946, la région de la Bucovine - littéralement
« le pays des hêtres », une région au nord-est des Carpates, riche en hêtraies et forêts - va subir de gros
chamboulements : quand l'empire austro-hongrois s'effondre en 1918, elle devient d'abord une province de la
Grande Roumanie, avant d'être annexée par l'Union soviétique de juin 1940 à juillet 1941 puis occupée par
les Roumains et les Allemands, 'libérée' par l'armée rouge en 1944 et finalement rattachée à la République
socialiste soviétique d'Ukraine en 1946. Ces quelques dates ne permettent néanmoins que d'effleurer l'histoire
d'une région et d'une ville cosmopolite et prospère qui, telle l'île d'Atlantide, sera condamnée à être engloutie.
Car Czernowitz est, jusqu'en 1918, une ville extraordinaire pour son caractère multilingue et multiethnique : y
vivent des Allemands, des Ukrainiens, des Juifs, des Roumains, des Ruthènes et d'autres minorités, et on y
parle au moins quatre langues, à savoir l'allemand, le roumain, le ruthène et le yiddish. La poétesse d'origine
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juive y passera une enfance empreinte à la fois de l'héritage spirituel et religieux hassidique et de l'héritage
culturel et littéraire de la région. Dans son essai consacré à cette région, Rose Ausländer se souvient :

    Il y avait ici des schopenhaueriens, des adulateurs de Nietzsche, des spinozistes, des kantiens,
    des marxistes, des freudiens. On s'enthousiasmait pour Hölderlin, Rilke, Stefan George, Trakl,
    Else Lasker-Schüler, Thomas Mann, Hesse, Gottfried Benn, Bertolt Brecht. On dévorait les œuvres
    classiques et modernes de la littérature étrangère, en particulier française, russe, anglaise et
    américaine. Chaque disciple était pénétré de la mission de son maître de pensée. [...] Dans cette
    atmosphère, un homme intéressé par les choses de l'esprit était 'obligé' de réfléchir aux problèmes
    philosophiques, politiques, littéraires ou artistiques, ou de s'exercer lui-même dans l'un de ces
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    domaines.

Dans ce creuset de culture, de nombreux Juifs se lancèrent dans l'écriture et dans la poésie. Si ces poètes
ne formèrent jamais un groupe organisé, cela n'empêcha pourtant pas Alfred Margul-Sperber (1898 - 1967),
l'un des plus âgés parmi la kyrielle de poètes, de parler d'un « chœur invisible ». De ce « chœur invisible », ce
sera l'un des plus jeunes et des plus novateurs, Paul Antschel, plus connu sous le nom de Paul Celan (1920
                                                    3
- 1970), qui acquerra la plus grande réputation.

La ville de Czernowitz, la région de la Bucovine et la rivière Pruth marqueront l'œuvre entière de Rose
Ausländer. Dans les nombreux poèmes qui ont pour sujet ce pays natal, on peut observer une harmonie entre
la nature et la culture, une symbiose influencée très probablement par la culture hassidique et la philosophie
spinoziste :

Pruth                                                        Pruth

Da zirpten die Kiesel im Pruth                               Les galets chantaient dans le Pruth
ritzten flüchtige Muster in                                  gravant d'éphémères motifs sur
unsre Sohlen                                                 nos semelles

Narzisse wir lagen im Wasserspiegel                          Narcisses nous reposions dans le miroir de l'eau
hielten uns selbst im Arm                                    nous tenant nous-mêmes enlacés

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Nachts vom Wind bedeckt                                      La nuit couverture de vent
Bett mit Fischen gefüllt                                     lit peuplé de poissons
Goldfisch der Mond                                           et poisson d'or la lune

     Schläfenlockengeflüster :                                     Chuchotement de peot :
     der Rabbi in Kaftan und Stramel                               le rabbi en caftan et stramel
     von glückäugigen Chassidim umringt                            entouré de hassidim aux yeux bonheur

     Vögel - wir kennen nicht                                      Des oiseaux - nous ignorons
     ihre Namen ihr Schrei                                         leur nom leur cri
     lockt und erschreckt                                          attire et effraie
     Auch unser Gefieder ist fertig                                Notre plumage aussi est prêt
     wir folgen euch                                               nous vous suivons
     über Kukuruzfelder                                            par-delà les champs de cucuruz
     schaukelnde Synagogen                                         le balancement des synagogues

Immer zurück zum Pruth                                       Éternel retour au Pruth
                                                             Des radeaux
Flöße                                                        (en bois ou en pain de saint-Jean ?)
(aus Holz oder Johannisbrot?)                                descendent le Pruth
pruthab                                                      Où allez-vous si pressés
Wohin ihr Eilenden                                           et nous seuls ici
und wir hier allein                                          avec les pierres?
mit den Steinen ?

L'image du pays natal que Rose Ausländer transmet dans ses poèmes est une image idéalisée, mythique,
idyllique, embellie par le souvenir. La conjuration de ce paradis perdu est liée aux événements historiques
et biographiques qui se succédèrent à partir de 1920 et qui mirent un terme brutal à sa jeunesse heureuse.
En 1920, la vie à Czernowitz commence en effet à devenir difficile pour Rose Ausländer : son père décède,
le nationalisme roumain devient de plus en plus envahissant et les minorités ethniques et culturelles sont de
moins en moins tolérées. La mère de Rose ne pouvant plus subvenir aux besoins de la famille, elle pousse sa
fille à quitter Czernowitz et à émigrer aux États-Unis. Rose n'a que 19 ans lorsqu'elle quitte sa mère, sa famille
                                                              er
et sa région natale et qu'elle débarque à New York le 1 avril 1921. Ignaz (Irving) Ausländer, son amoureux
de l'époque, l'accompagne, elle l'épousera deux ans plus tard, divorcera en 1930, mais gardera son nom dont
la signification (« étranger ») traduit si bien sa condition existentielle. En 1931, Rose retourne à Czernowitz
pour s'occuper de sa mère malade, elle mène déjà une existence nomade entre Czernowitz, Bucarest et New
York. Quand la seconde guerre mondiale éclate, elle est à New York, mais peu de temps après, elle répond à
un appel de sa mère malade et retourne à Czernowitz pour la soigner. Ayant perdu la nationalité américaine,
tous les efforts pour s'évader d'Europe resteront vains et Rose vivra sous l'occupation nazie jusqu'en 1944,
forcée d'abord de vivre dans le ghetto des Juifs et ensuite de se cacher dans les caves pour échapper à
la déportation en Transnistrie, où quelque 220 000 Juifs mourront dans des camps d'extermination. Rose
Ausländer doit sa survie à des personnes comme Hanna Kawa qui, de Bucarest, lui procurait des vivres
en cachette. Pour les Juifs rescapés, la libération par les Russes en 1944 ne sera toutefois qu'une fausse
libération puisqu'ils seront ensuite poursuivis non plus en tant que Juifs, mais en tant qu'Allemands. Toute
personne juive et germanophone apte à travailler mais sans travail sera alors déportée dans des camps de

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travail en Russie. En 1947, un an après que Rose Ausländer est finalement parvenue à rejoindre les États-
Unis, sa mère décède et Rose s'effondre. Elle a perdu tout ce qu'elle associait à sa patrie : sa mère, sa ville, sa
jeunesse, et de nombreux amis. Ce traumatisme s'exprimera par l'abandon de la langue allemande, à laquelle
elle ne reviendra que dix ans plus tard, et par une vie qui ne cessera d'être errante et fragile.

Sans tomber dans le biographisme, il s'agit de montrer à quel point les expériences vécues par Rose Ausländer
ainsi que le contexte historico-culturel sont intrinsèques à ses poèmes et à sa poétologie. Ainsi, le premier
recueil de Rose Ausländer, intitulé Der Regenbogen (« L'arc-en-ciel »), est déjà étroitement lié à l'histoire de
l'époque. Il paraît en 1939, avec l'aide de l'écrivain Alfred Margul-Sperber. Il n'y a pas de moment plus
inopportun puisque les livres écrits par des Juifs ne sont plus pris en considération en pays germanophone.
L'œuvre n'aura donc aucun succès et une partie du tirage sera même détruit. Plus tard, Rose Ausländer elle-
même rejettera ces poèmes qui restent encore attachés aux formes traditionnelles, à la rime, au mètre et à
la strophe.

1
    Le mot « hassidisme » désigne un courant mystique juif qui a fort influencé le judaïsme allemand et qui s'est
                                                    e
développé à partir du Moyen Âge jusqu'au 19 siècle.
2
 Cf. Rose Ausländer, « Erinnerungen an eine Stadt. », in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk /
sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992, p. 7-10. La traduction française est citée d'après :
Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits et présentés par François Mathieu,
Paris : Editions Laurence Teper, 2008, p. 27-29.
3
  Dans son ouvrage intitulé Poèmes de Czernovitz, François Mathieu présente douze poètes de la Bucovine,
à savoir Rose Ausländer, Klara Blum, Paul Celan, David Goldfeld, Alfred Gong, Alfred Kittner, Alfred Margul-
Sperber, Selma Meerbaum-Eisinger, Moses Rosenkranz, Ilana Shmueli, Immanuel Weissglas et Manfred
Winkler.

Une deuxième phase importante de sa production artistique correspond aux années de guerre, entre 1941 et
1944. Dans son essai intitulé Alles kann Motiv sein, elle raconte son existence précaire dans le ghetto et dans
les caves, et elle y évoque l'importance de l'écriture :

      Pourquoi j'écris ? [...] Czernowitz 1941. Les nazis occupèrent la ville et restèrent jusqu'au printemps
      de l'année 1944. Ghetto, misère, horreur, transports de la mort. Durant ces années, nous rencontrions
      de temps à autre des amis en secret, pour lire des poèmes, souvent au péril de notre vie. Face
      à l'insupportable réalité, seuls deux comportements étaient possibles : soit on s'abandonnait au
      désespoir, soit on passait dans une autre réalité, dans la réalité spirituelle. En tant que Juifs
      condamnés à mort, nous ressentions un besoin de consolation indicible. Et pendant que nous
      attendions la mort, certains d'entre nous habitaient dans des mots-rêves - notre foyer traumatique
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      dans notre existence apatride. Écrire, c'était vivre. Survivre.

Durant cette période, Rose Ausländer écrit trente-trois poèmes qui sont réunis dans le cycle Gettomotive. Les
motifs principaux de sa poésie y sont déjà présents et ils réapparaîtront de manière itérative dans toute son

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œuvre. Il s'agit (entre autres) du rêve, du souffle, de la lune et du soleil, du ciel et des étoiles, du jour et de
la nuit, de la maison et de la mère, du silence, du chant du rossignol et de quantité de motifs religieux. Ces
poèmes reflètent également l'influence de poètes que Rose admirait tout particulièrement. Le poème Ohne
Wein und Brot peut ainsi être lu ex negativo comme réponse à une élégie de Friedrich Hölderlin (1770 - 1843)
intitulée Brot und Wein (cf. Lajarrige, 2003). Rose Ausländer renoue d'ailleurs avec la tonalité élégiaque propre
aux poèmes de cet auteur.

Ohne Wein und Brot                                            Sans vin ni pain

In unserm Herzen ist die Nacht zu Haus                        Dans notre cœur la nuit est chez elle
und will dem Lichte eines Tags nicht weichen.                 et refuse de céder à la lumière d'un jour.
An unsre Schläfe schlägt die Fledermaus                       Sur notre tempe la chauve-souris frappe
ein unentwirrbar blutiges Hakenzeichen.                       un signe à crochets inextricablement sanglant.

An allen Enden fletschen ihre Zähne                           Partout les loups grincent des dents,
die Wölfe, ihre Augen funkeln rot.                            leurs yeux lancent des étincelles rouges.
Es rüsten sich des greisen Volkes Söhne                       Les fils du peuple antique se préparent
zum Abendmahle ohne Wein und Brot.                            pour la cène sans vin ni pain.

Die Silberbecher rollen aus der Hand.                         Les calices d'argent tombent de la main.
Die Brunnen sind vergast. Die Lüfte stechen.                  Les fontaines sont gazées. Les airs brûlent.
Was wir besitzen : eine Klagewand,                            Notre bien : un mur de lamentations
an der die Fluten unsrer Tränen brechen.                      sur lequel les flots de nos larmes se brisent.

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Portrait de Rose Ausländer en 1951 - image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und
Werk, p. 120

Pendant les années 1950, Rose Ausländer écrit des poèmes en anglais, rassemblés dans le volume The
Forbidden Tree. La Shoah a produit chez elle un blocage linguistique, une inhibition qui lui interdit d'écrire
dans la « langue des meurtriers », qui est pourtant sa langue maternelle. Cette phase artistique sera toutefois
décisive pour l'évolution de son écriture vers des formes beaucoup plus concises. Ce changement stylistique
assez radical a été expliqué de différentes manières. D'une part, Rose Ausländer elle-même a formulé une
interprétation générale alliant poétologie et histoire : suite aux événements cauchemardesques de la guerre,
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« la rime s'effondra et les mots-fleurs fanèrent » . D'autre part, on peut expliquer ce changement par l'influence
d'auteurs américains contemporains comme Marianne Moore, Wallace Stevens et E. E. Cummings. C'est
d'ailleurs grâce aux encouragements de Marianne Moore que Rose Ausländer renouera avec la langue
allemande. Finalement, les deux rencontres de Rose Ausländer avec Paul Celan à Paris ont certainement
conforté la poétesse dans son évolution stylistique. En fait, Rose Ausländer avait déjà rencontré Paul Celan à
Czernowitz et ils s'étaient échangés des poèmes durant l'occupation nazie. Plus de dix ans plus tard, pendant
son voyage en Europe, elle renoue brièvement avec cet artiste qui, très tôt déjà, avait osé révolutionner les
formes poétiques. Ainsi, en 1957, Rose Ausländer revient aux événements tragiques auxquels elle a survécu
et les exprime dans sa langue maternelle, dans un style nouveau. Les poèmes Versöhnlich et Damit kein Licht
uns liebe sont des exemples particulièrement représentatifs :

    Versöhnlich                                                  Réconciliation

    Versöhnlich                                                  Conciliateur
    mein Gettoherz                                               mon cœur ghetto
    will sich verwandeln                                         veut se muer
    in eine hellere Kraft                                        en une force plus claire

    Damit kein Licht uns liebe                                   Pour qu'aucune lumière ne nous aime

    Sie kamen                                                    Ils sont venus
    mit scharfen Fahnen und Pistolen                             portant drapeaux acérés et pistolets
    schossen alle Sterne und den Mond ab                         ont abattu toutes les étoiles et la lune
    damit kein Licht uns bliebe                                  pour qu'aucune lumière ne nous reste
    damit kein Licht und liebe                                   pour qu'aucune lumière ne nous aime

    Da begruben wir die Sonne                                    Alors nous avons enterré le soleil
    Es war eine unendliche Sonnenfinsternis                      Ce fut une éclipse sans fin

4
  Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein », in : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden
und einem Nachtragsband mit Gesamtregister / sous la dir. de Helmut Braun, tome 3, Hügel aus Äther
unwiderruflich. Gedichte und Prosa 1966-1975, Frankfurt a.M.: Fischer, 1984, p. 284-288, ici : p. 286
 (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh).

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5
   « [...] der Reim in die Brüche ging. Blumenworte welkten. », in : Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein
», p. 286.
Il convient toutefois de battre en brèche quelques clichés au sujet de la poésie de Rose Ausländer : d'une part,
Helmut Braun (2005) a pu montrer qu'on avait longtemps surestimé le rôle joué par Paul Celan dans cette
évolution stylistique ; d'autre part, le grand public et les philologues ont souvent trop souligné le message de
réconfort, de soulagement, d'espoir et de bonheur transmis dans les nouveaux poèmes. Il est incontestable
que toute une série de poèmes en appellent - du moins à première vue - à la réconciliation et à la vie (ainsi,
les deux cycles traduits en langue française se terminent par les poèmes Versöhnung (Réconciliation) et Es
bleibt noch (Il reste encore)). Cette lecture est également confirmée par le retour des couleurs : alors que
dans un poème des Gettomotive on pouvait lire « Le rouge, le bleu, l'orange, le vert s'éclipsent » (Ins Nichts
gespannt), dans Versöhnung, on lit à présent « [...] tu peux / réordonner les choses / distribuer les couleurs /
et à nouveau / dire beau ».

Dans son excellent article sur la réception de Rose Ausländer en Allemagne, Mireille Tabah (2003) montre
néanmoins que la poésie de Rose Ausländer « oscille perpétuellement entre émerveillement et horreur, rêve
et traumatisme, Traum et Trauma. » Pour comprendre ces poèmes dans son ensemble, il faut donc les lire en
profondeur et y découvrir le contenu latent, déceler les éléments qui souvent relativisent le message optimiste.
L'ambiguïté de ces poèmes s'exprime en effet par différents moyens poétiques et stylistiques. Ainsi, dans le
poème Pruth, les pierres évoquées à la dernière ligne font allusion aux pierres déposées sur les tombes juives
et brisent l'idylle suggérée par les vers précédents. Dans le poème Als gäbe es, c'est l'usage de l'expression
« comme si » (en allemand, l'emploi du subjonctif) qui permet d'imaginer un monde aux valeurs positives en
le déconstruisant au même moment :

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Als gäbe es                                                   Comme s'il y avait

Als gäbe es                                                   Comme s'il y avait
einen Himmel                                                  un ciel
und eine aufblickende                                         et levant les yeux
Erde                                                          une terre

Als gäbe es                                                   Comme s'il y avait
leuchtendes Blau                                              du bleu lumineux
dumpfes Braun                                                 du brun mat

Als gäbe es                                                   Comme s'il y avait
Erdworte                                                      des mots terrestres
überirdische Worte                                            des mots supraterrestres

Als gäbe es                                                   Comme s'il y avait
Deinwort Meinwort                                             un mot tien un mot mien
dich und mich                                                 toi et moi

Ensuite, on peut observer dans les poèmes de Rose Ausländer une multitude d'oxymores. Il est ainsi question
de l'« infinitude de la seconde » (Vom Leben gefressen), de « bûchers glaciaux » (In jenen Jahren), de la
« patrie étrangère » (Heimat III) ou du « silence retentissant » (Schallendes Schweigen). Le nouveau style
lapidaire, friable, disharmonieux, et tout particulièrement les oxymores sont un moyen d'exprimer ce paradoxe
qui consiste à « dire l'indicible » (« Unsagbares / sagen », Lauschen). Ces oxymores, surtout celui du « silence
retentissant », montrent que l'écriture de Rose Ausländer « se situe à la limite de ce silence qui, selon Adorno,
serait l'attitude la plus justifiable du poète après la Shoah » (Tabah, 2003). En affirmant et niant simultanément,
Rose Ausländer mène un jeu contradictoire, un 'double jeu' qu'elle a exprimé de manière prégnante dans le
poème suivant :

Doppelspiel                                                   Double jeu

Wir verwalten                                                 Nous gérons
die Erde                                                      la terre

verwandeln sie                                                la transformons
in Gärten Worte Scheiterhaufen                                en jardins mots         bûchers

Dieses Doppelspiel                                            Ce double jeu
Blumenworte                                                   Mots-fleurs
Kriegsgestammel                                               Balbutiements de guerre

Le double sens propre à cette poésie se marque également dans les poèmes qui traitent le thème de la patrie
ou plutôt de la 'mère patrie' ou 'matrie'. Dans Mutterland (« Ma patrie est morte / ils l'ont enterrée / dans le
feu // je vis / dans ma mère patrie / le mot »), Rose Ausländer décrit la langue, la poésie et le mot comme
son nouveau refuge. Les mots sont évoqués à maintes reprises comme sa nouvelle maison, son nouveau

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royaume (« un royaume / de mots », Krone). Toutefois, de nombreux poèmes dévoilent également que cette
nouvelle 'matrie' correspond à un non-lieu, à une utopie. Il est dès lors symptomatique que ce lieu soit aussi
associé au conte :

Ein Märchen I                                                 Un conte I

Ein Mensch wandert                                            Un homme marche
von Land zu Land                                              de pays en pays
von Stadt zu Stadt                                            de ville en ville

Er sucht einen Ort                                            Il cherche un endroit
ohne Streit ohne Haß                                          sans querelle sans haine

Ruhelos                                                       Inlassablement
wandert er                                                    il marche
durch die Welt                                                à travers le monde
und sucht                                                     et cherche

ein Märchen                                                   un conte

Cette même idée est exprimée par l'expression « Eswareinmalheim » (« maison d'il-était-une-fois ») dans
le poème Kindheit I. Quand ce refuge des mots n'est pas associé au monde fictionnel du conte, il est aussi
souvent lié à celui du rêve. Le motif du rêve est d'ailleurs essentiel à la poésie de Rose Ausländer, comme
le montre la lettre à E.R. Korn datant du 13 mars 1943 :

    C'est merveilleux comme dans un rêve - et seuls les rêves sont la réalité - mais dans son uniformité
    insipide et sa dépersonnalisation meurtrière, la réalité est bien moins que le rêve. Le rêve, c'est
                                                                                                6
    l'espace sans limites. Et l'art ne commence que là où les limites sont abolies...

6
  Rose Ausländer dans une lettre à Ewald Ruprecht Korn du 13 mars 1943, citée d'après : Helmut Braun, « 'Es
bleibt noch viel zu sagen'. Zur Biographie von Rose Ausländer », in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben
und Werk, p. 11-33, ici : p. 20. (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh)

C'est seulement dans un monde illimité, dans un monde qui ne fait plus la différence entre la réalité, le conte et
le rêve, dans un monde créé par les mots que Rose Ausländer peut trouver un refuge (illusoire) et une stabilité
(toujours provisoire). La recherche d'un espace, d'une 'matrie' inscrite dans le mot est donc étroitement liée à
une quête identitaire. Des poèmes comme Mein Gedicht et Wer bin ich expriment ce lien étroit entre la création
poétique et l'identité de la poétesse, une relation que le « moi lyrique » souhaiterait indéfectible :

Mein Gedicht                                                  Mon poème

Mein Gedicht                                                  Mon poème

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ich atme dich                                                je te respire
ein und aus                                                  inspire expire

Die Erde atmet                                               La terre
dich und mich                                                te respire me respire
aus und ein                                                  expire inspire

Aus ihrem Atem geboren                                       Né de son souffle
mein Gedicht                                                 mon poème
Wer bin ich                                                  Qui suis-je

Wenn ich verzweifelt bin                                     Quand je suis désespérée
schreib ich Gedichte                                         j'écris des poèmes

Bin ich fröhlich                                             Quand je suis gaie
schreiben sich Gedichte                                      des poèmes s'écrivent
in mich                                                      en moi

Wer bin ich                                                  Qui suis-je
wenn ich nicht                                               quand je
schreibe                                                     n'écris pas

De surcroît, l'expression « Deinwort » (mot tien) dans le poème Als gäbe es manifeste que le mot (comme
métonymie de la poésie) joue également le rôle d'un vis-à-vis, d'une présence face à un état de déréliction.
Influencés entre autres par la philosophie du dialogue de Martin Buber (1878 - 1965), les poèmes de Rose
Ausländer recherchent ainsi continuellement un lien avec l'autre, un lien entre le je et le tu. Ce même poème
 Als gäbe es révèle pourtant que cette intercompréhension, cette ouverture vers l'autre, ce rapport dialogique
restent dans le mode du subjonctif, donc du souhait, du rêve.

                                                                     Portrait de Rose Ausländer en 1975 -
                        image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 125

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À partir de 1973, Rose Ausländer vit dans le « Nelly-Sachs-Haus » à Düsseldorf, une maison médicalisée de la
communauté juive. Pendant les dernières années de sa vie, elle ne quitte plus sa chambre. Même grabataire,
elle reste très productive et écrit encore de nombreux cycles de poèmes. Durant la dernière phase de sa
carrière artistique (de 1979 à 1986), ses poèmes déjà lapidaires se réduisent encore et se limitent à évoquer
les motifs originels de la poésie. Un mot comme « Ève » débouche ainsi sur tout un monde de signifiés, permet
d'être associé à Adam, au serpent, à l'arbre de la connaissance, à la condition de la femme, aux questions
du genre. Pour les lecteurs assidus des poèmes de Rose Ausländer, un simple mot déclenche un réseau
d'associations infinies. Parmi les thèmes qui traversent son œuvre entière - et dont seuls quelques-uns ont
pu être évoqués ici - les thèmes de l'âge, de la vanité et de la mort deviennent prépondérants à la fin de sa
vie : Ich bin der Sand / im Stundenglas

 Ich bin der Sand                                           Je suis le sable
im Stundenglas                                              dans le sablier
und rinne                                                   et je coule
ins Tal der Zeit                                            dans la vallée du temps
die mich umarmt                                             qui m'enlace

Ces thèmes ne l'empêchèrent pourtant pas de vouloir continuer, de ressentir la nécessité et le désir de
s'exprimer « encore ». Cette volonté s'exprime notamment dans les titres qu'elle donne à ces cycles de

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poèmes : Es bleibt noch viel zu sagen ou Noch ist Raum (« Il y a encore beaucoup à dire » / « Il y encore de
l'espace »). L'ampleur de son œuvre (il s'agit de plus de 2500 textes qui s'étalent sur environ soixante ans)
montre bien que le besoin d'écrire de Rose Ausländer était (quasi) inépuisable :

Noch                                                         Encore

Noch eine Zeile                                              Encore une ligne
      ein Wort                                                       un mot
      eine Silbe                                                     une syllabe
      ein Buchstabe                                                  une lettre
      ein Punkt                                                      un point

Épilogue
Pour une poétesse qui, sans répit, était à la découverte de nouvelles contrées et qui recherchait
continuellement un équilibre et un appui dans le contact avec l'autre, avec l'étranger, le fait que ses poèmes
soient traduits et lus dans une autre langue et par de nouveaux « tu » est certainement une forme de
reconnaissance qu'elle aurait accueillie avec joie. Par son style laconique et son vocabulaire très souvent limité
à des mots riches en expressivité, mais simples et quotidiens, les poèmes de Rose Ausländer sont en outre
très accessibles - un argument de plus pour partir à la découverte d'une partie de l'histoire européenne, d'une
région géographique, d'une poétesse, d'une femme... et, last but not least, de la poésie en langue allemande !

                                                                                                    Valérie Leyh
                                                                                                    Février 2012

Valérie Leyh est doctorante FNRS à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur la
littérature du réalisme allemand (Theodor Storm, Adalbert Stifter, Theodor Fontane) et sur la littérature
du modernisme viennois. Son projet de recherche porte sur les "Rumeurs comme procédé littéraire
dans les textes narratifs de Theodor Storm et Arthur Schnitzler.

Références bibliographiques des poèmes:

  • Poèmes Pruth, Damit kein Licht uns liebe, Schallendes Schweigen, Versöhnlich et leurs traductions :
    Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-
    Dames : AEncrages & co, 2010.

  • Poèmes Als gäbe es, Mein Gedicht et leurs traductions : Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de
    l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.

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  • Traductions françaises des poèmes Ohne Wein und Brot, Wer bin ich, Mutterland, Ins Nichts gespannt :
    Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par
    François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008.

  • Traductions françaises des poèmes Doppelspiel, Ein Märchen I, Ich bin der Sand im Stundenglas et Noch :
    Céline Letawe et Valérie Leyh

  • Versions originales des poèmes : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem
    Nachtragsband mit Gesamtregister / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1984-1990.

Bibliographie des ouvrages scientifiques
Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992.
Helmut Braun, « Ich bin fünftausend Jahre jung ». Rose Ausländer. Zu ihrer Biographie, Stuttgart : Radius-
Verlag, 1999.
Helmut Braun, « 'Du hast mit deinen Sternen nicht gespart'. Zum Verhältnis von Rose Ausländer und Paul
Celan », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes :
Editions du temps, 2005, p. 83-100.
Helmut Braun, « 'Gedichteschreiben / ein Handwerk.' Strukturen im Werk der Lyrikerin Rose Ausländer », in :
« Blumenworte welkten ». Identität und Fremdheit in Rose Ausländers Lyrik / sous la dir. de Jens Birkmeyer,
Bielefeld : Aisthesis Verlag, 2008, p. 55-66.
Geneviève Humbert-Knitel, « Rose Ausländer (1901-1988) et le mythe de Czernowitz », in : Gedichte de Rose
Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p.
9-25.
Jacques Lajarrige, « Dire l'enfermement - le cycle Gettomotive (1942-1944) de Rose Ausländer », in : Études
Germaniques 58 (2003) 2, p. 317-338.
Jacques Lajarrige, « 'Du und du und du.' Formes et détours de l'altérité chez Rose Ausländer », in : Le Texte
et l'Idée 21 (2006), p. 99-118.
Mireille Tabah, « La réception de Rose Ausländer en Allemagne après la Shoah », in : Études Germaniques
58 (2003) 2, p. 183-196.

Références des ouvrages traduits en langue française
Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots, traduit par Edmond Verroul, Éditions Héros-Limite, 2011
Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-
Dames : AEncrages & co, 2010.
Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-
Dame : AEncrages & co, 2010.
Dominique Venard a traduit deux cycles de poèmes de Rose Ausländer. Ces deux ouvrages présentent les
poèmes en version bilingue.
Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par
François Mathieu, Paris : Éditions Laurence Teper, 2008 (Ouvrage qui présente douze poètes juifs de la
Bucovine. Après un aperçu historique et géographique, François Mathieu introduit chaque auteur séparément
et présente une série de poèmes en traduction française.)

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