Ce que les spoilers font aux fandoms : l'expérience collective de l'intervalle télévisuel - Érudit

La page est créée Francis Fernandez
 
CONTINUER À LIRE
Ce que les spoilers font aux fandoms : l'expérience collective de l'intervalle télévisuel - Érudit
Document generated on 05/03/2024 11:01 a.m.

Sens public

Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective
de l’intervalle télévisuel
Megan Bédard

2021                                                                                 Article abstract
                                                                                     The newest televisual distribution and consumption devices are linked with a
Intervalles sériels                                                                  growing popularity of works generally associated with geek culture (such as
                                                                                     Game of Thrones or The Walking Dead). This step into the mainstream space
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1089617ar                                        generates a rise in spoiler alerts, a practice related to the delays which emerge
DOI: https://doi.org/10.7202/1089617ar                                               from the variable reception practices of TV series. These temporal gaps allow
                                                                                     for moments of discussion intrinsic to the fandom’s and fan identities’
                                                                                     construction. This practice is intensified and systematized through its use in
See table of contents
                                                                                     academic spaces as well as popular culture studies, thus intersecting with the
                                                                                     problems linked to the aca-fan’s identity (Matt Hills, 2002). The contrast
                                                                                     between the fan posture, interpretative and affect-base, and the academic
Publisher(s)                                                                         posture, influences our approaches with regards to the objects of popular
                                                                                     culture. This paper addresses the ways in which the valuation and devaluation
Département des littératures de langue française
                                                                                     of some reading levels can be indicative of bias in academia when it comes to
                                                                                     the study of popular objects and their community.
ISSN
2104-3272 (digital)

Explore this journal

Cite this article
Bédard, M. (2021). Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective
de l’intervalle télévisuel. Sens public, 1–15. https://doi.org/10.7202/1089617ar

© Megan Bédard, 2021                                                                This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                    (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
                                                                                    viewed online.
                                                                                    https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                                    This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                                    Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                                    Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                    promote and disseminate research.
                                                                                    https://www.erudit.org/en/
Ce que les spoilers font aux fandoms :
 l’expérience collective de l’intervalle
               télévisuel

                     Megan Bédard

                       Publié le 15-03-2021

               http://sens-public.org/articles/1476

   Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0
               International (CC BY-NC-SA 4.0)
Résumé
         Les nouveaux dispositifs de distribution et de consommation télé-
     visuels, associés à une mainstreamisation grandissante des œuvres de
     culture geek (pensons à des séries comme Game of Thrones ou The
     Walking Dead), provoquent une augmentation des avertissements sur
     les spoilers (ou divulgâcheurs). Ces derniers naissent d’un décalage :
     les intervalles aménagés par la réception variable des séries télévisées
     ouvrent des moments de discussion intrinsèques à la construction du
     fandom et des identités fans. La pratique s’intensifie et se systéma-
     tise dans les milieux universitaires des études sur la culture popu-
     laire, entrant par conséquent en intersection avec les problématiques
     identitaires de l’aca-fan (Matt Hills, 2002). Celles-ci influencent nos
     approches de l’objet populaire, en ambivalence entre la posture inter-
     prétative fanique (basée sur les affects) et la posture universitaire. Cet
     article s’intéresse à la manière dont la valorisation ou dévalorisation
     de différents régimes de lecture sont révélatrices d’un certain rapport
     à l’objet populaire et à sa communauté.

                                    Abstract
         The newest televisual distribution and consumption devices are
     linked with a growing popularity of works generally associated with
     geek culture (such as Game of Thrones or The Walking Dead). This
     step into the mainstream space generates a rise in spoiler alerts, a
     practice related to the delays which emerge from the variable recep-
     tion practices of TV series. These temporal gaps allow for moments
     of discussion intrinsic to the fandom’s and fan identities’ construction.
     This practice is intensified and systematized through its use in aca-
     demic spaces as well as popular culture studies, thus intersecting with
     the problems linked to the aca-fan’s identity (Matt Hills, 2002). The
     contrast between the fan posture, interpretative and affect-base, and
     the academic posture, influences our approaches with regards to the
     objects of popular culture. This paper addresses the ways in which
     the valuation and devaluation of some reading levels can be indicative
     of bias in academia when it comes to the study of popular objects and
     their community.

   Mot-clés : Spoilers, Communauté, Fan, Identité, Aca-fan, Culture
populaire
 Keywords: Spoilers, Community, Fan, Identity, Aca-fan, Popular culture
Table des matières
  Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 4
  Dans l’œil de celui ou celle qui le regarde . . .    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 6
  Lecture et relecture : un enjeu identitaire . . .    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 8
  Aca-fan : identité, communauté, interprétation       .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 11
  Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . .    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 14
Ce que les spoilers font aux fandoms :
 l’expérience collective de l’intervalle télévisuel

                                    Megan Bédard

Introduction

L’intervalle qui émerge au sein des formes de productions sérielles constitue
l’un des éléments clés de la fondation d’une communauté de fans. Il impose
le décalage, l’attente, l’anticipation ; il est un vide intermédiaire – entre les
épisodes et les saisons – durant lequel le temps de la narration est suspendu.
Il devient alors l’occasion d’une mobilisation : il provoque les discussions
autour de la machine à café ou sur reddit, il voit naître des théories et des
espoirs pour la suite du récit. Cet instant réunit les deux conditions qui, selon
Henry Jenkins dans une entrevue donnée à Shulman (2019), permettent la
naissance des fandoms (terme utilisé pour désigner les communautés de fans
s’articulant autour d’un objet culturel donné) : la fascination et la frustration.
Fascination à savoir comment les conflits et les événements se développeront
dans le prochain épisode ou à mesurer les décalages interprétatifs avec les
autres fans. Frustration de devoir attendre – voire que d’autres puissent vi-
sionner l’épisode avant nous 1 – ou frustration de voir ces espoirs déçus. Dans
le temps aménagé par l’intervalle sériel, la communauté s’agrandit et se com-
plexifie. La série Sherlock de la BBC exemplifie se phénomène avec ses longs
hiatus entre les saisons ayant provoqué un foisonnement de théories de fans,
de spéculations et de création de contenu fanique (fanfiction, fanart, etc.).
   1. Plusieurs phénomènes provoquent ces décalages : le décalage horaire, la fuite illégale
de contenus en ligne, le visionnement en rafale, entre autres. Cette dernière n’est que la
version contemporaine des décalages des fuseaux horaires qui retardait la diffusion des
épisodes (et, dès l’arrivée d’internet, des fans qui discutaient de l’épisode diffusé d’un côté
du monde sur les forums en ligne, alors qu’il n’avait pas encore été diffusé de l’autre).

                                              4
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

Cette dynamique s’applique évidemment à l’ensemble des œuvres sérielles
autant télévisuelles que transmédiatiques ; l’exemple de la série Sherlock n’est
qu’un écho contemporain du phénomène collectif s’étant produit à l’époque
de Conan Doyle 2 .
L’émergence des nouvelles plateformes de distribution et de consommation
d’œuvres télévisuelles et cinématographiques comme Netflix, Hulu ou Prime
Video influence d’autant plus les processus de consommation et de production.
Bien que plusieurs séries télévisées paraissent toujours hebdomadairement 3 ,
certaines sont toutefois rendues disponibles dans leur entièreté le même jour,
favorisant la systématisation de la pratique du visionnement en rafale (binge-
watching). Une pratique qui, à son tour, exige aux créateurs et créatrices
de repenser la manière dont ils ou elles écrivent les scénarios télévisuels. La
masse des produits culturels disponibles, couplée à l’impossibilité évidente
de ne pouvoir consommer l’entièreté de cette masse, a pour conséquence
l’élargissement des intervalles entre le moment de parution et le moment
d’écoute.
Pour se parer des divulgâcheurs engendrés par les décalages de l’intervalle
sériel, les communautés se munissent d’un code d’honneur basé sur la sys-
    2. « The Reichenbach Fall », troisième et dernier épisode de la deuxième saison de la
série Sherlock, constitue une réécriture moderne de la nouvelle de Conan Doyle, « The
Final Problem », publiée en 1893. Les deux récits racontent l’affrontement entre Sherlock
Holmes et son némésis, Moriarty, résultant en la mort du héros. Si, pour Conan Doyle,
cette histoire avait pour ambition de mettre un terme à la vie de son héros � et de lui laisser
davantage de temps pour se concentrer sur ses autres projets littéraires �, les amateurs et
amatrices de l’époque ne lui en ont pas donné l’occasion. Des lettres lui ont été envoyé
pour réclamer le retour de Sherlock Holmes, des histoires apocryphes (pour reprendre le
terme utilisé par Sarah Grenier-Millette (2016)) ont été écrites pour tenter de prolonger la
vie du personnage de fiction, forçant l’auteur à reprendre le récit du héros et le ramener à
la vie. Un phénomène similaire est advenu lors de la diffusion de « The Reichenbach Fall »
qui a été suivi par un hiatus de deux ans. Durant cet intervalle, les fans ont spéculé sur les
forums en ligne pour comprendre le trucage derrière la mort du Sherlock contemporain,
puisque le phénomène de réécriture suggérait que cette fin apparente n’en était pas une.
Pour une analyse en profondeur de la résurgence de ce fandom à l’époque contemporaine,
voir l’étude de Sarah Grenier-Millette « Sherlock (2010) et la renaissance contemporaine
du mythe holmésien » (2016).
    3. Disney+ annonçait récemment le retour des diffusions hebdomadaires sur sa pla-
teforme de diffusion en ligne. On s’interroge rapidement sur cette annonce : est-ce une
volonté de faire retour à ce qu’on appelle désormais la slow TV ou un subterfuge mercan-
tile visant à contrecarrer l’habitude de certains utilisateurs ou certaines utilisatrices de
désactiver leur abonnement une fois que les séries désirées ont été visionnées en rafale ?

                                              5
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

tématisation de l’avertissement : les spoilers alerts. La notion de « spoiler »
n’est pas propre au contemporain puisque sa signification change en fonction
des contextes et des communautés, j’y reviendrai. La présence insistante de
ces spoilers alerts en révèle beaucoup au sujet de nos pratiques de spectature
des œuvres sérielles. Qu’est-ce que nos réactions face aux divulgâcheurs ré-
vèlent sur la manière dont nous idéalisons le processus spectatoral des œuvres
sérielles, plus particulièrement des productions populaires ? Qu’est-ce que cet
idéal révèle sur nos identités multiples de fans, de consommateurs ou consom-
matrices, et de chercheurs ou chercheuses ? La pratique de l’avertissement
s’est infiltrée jusque dans les cercles académiques, notamment lors de cer-
tains colloques étudiant des œuvres issues de la culture populaire. Comment
s’actualise la négociation de ces deux impératifs en apparence incompatibles :
l’analyse en profondeur de textes 4 et l’occultation de certains éléments fic-
tifs clés pour la compréhension de l’œuvre dans son ensemble. L’étude de
l’intervalle sériel permet de s’interroger sur la réception pragmatique, plus
précisément sur notre posture interprétative lors de la réception des œuvres
et sur ce qui la conditionne, sur les processus de création de communautés et
les subjectivités imaginées qui les accompagnent. Dans le cadre de cet article,
j’analyserai les types de lecture qui s’articule autour de la notion de « spoi-
ler » afin de dégager en quoi cette pratique est révélatrice d’une hybridation
de plusieurs postures identitaires, plus particulièrement de la posture aca-fan
qui fait s’entremêler les subjectivités académiques et fans.

Dans l’œil de celui ou celle qui le regarde

La notion de « divulgâcheur » comporte son lot d’ambiguïtés, rendant sa
définition problématique. Jonathan Gray et Jason Mittel, dans leur analyse
des communautés entourant la série Lost (2007), proposent une définition
pragmatique du terme : pour eux, le spoiler est dans l’œil de celui ou celle
qui le regarde. Ainsi, c’est l’interprète qui détermine, de manière très subjec-
tive et idiosyncrasique, ce qu’il ou elle définit comme spoiler. Il peut s’agir
d’éléments d’intrigue qui dévoilent la fin du texte, de la mort de certains per-
   4. J’emploie la notion de texte en tant qu’objet sémiotique qui désignera ici les récits
sériels et j’interchangerai les notions de lecture et de spectature, bien qu’il faille nécessaire-
ment apporter des distinctions essentielles aux deux activités de réception. Les matériaux
sémiotiques sont en effet fondamentalement différents, mais l’enjeu de l’intervalle et du
décalage provoqué par la nature de l’objet sériel reste relativement similaire.

                                                6
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

sonnages, des revirements de situation ou plot twists surprenants. Certains
fans considèrent les previews d’épisodes à venir, ou les previously on au début
d’un épisode d’une série télé comme des spoilers. Le casting d’un acteur ou la
fuite prématurée ou non désirée d’un scénario ou même la pub d’une gamme
de jouets ou de produits dérivés peuvent aussi potentiellement constituer des
spoilers.
Ainsi, l’utilisation des avertissements, la notion même de divulgâcheur et
la réaction qu’elle provoque chez un spectateur ou une spectatrice seraient
symptomatiques d’un certain type d’expérience de l’objet influencée par dif-
férents facteurs.
J’entends par « expérience » « le fait d’éprouver personnellement quelque
chose » (Antidote 9) ; l’« [a]cte d’éprouver, d’avoir éprouvé. […] Faire l’ex-
périence d’une chose, la ressentir, l’éprouver » (Littré, littre.org). Faire l’ex-
périence d’un texte est par conséquent un acte personnel, subjectif, mais
mobilisant un ensemble de processus interprétatifs réglés en fonction de l’ob-
jet dont je fais l’expérience. Le spoiler peut donc « ruiner », si l’on se réfère à
son étymologie, des textes qui possèdent une forme particulière de narration
– très souvent sérielle, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Certains genres
fictifs (comme le policier, ou le suspense) et certaines formes de récits (comme
la nouvelle et sa chute surprenante) offrent un risque plus important que le
plaisir de lecture soit divulgâché par la connaissance de certains éléments du
récit préalable à la première lecture. Bien que le texte détermine une partie
de son processus interprétatif, fuir ou vouloir se protéger des spoilers sous-
entend un investissement cognitif et affectif considérable dans l’œuvre que je
lis ou que je regarde.
Ainsi, notre attitude vis-à-vis les spoilers soulève des questions qui touchent à
la fois à la compréhension du texte, aux fonctions thymiques du récit (le sus-
pense, la curiosité et la surprise, selon Raphaël Baroni (2007)) 5 , au pouvoir
immersif de la fiction, aux enjeux entourant des communautés de fans et qui
nous poussent même à devoir réévaluer la définition que nous donnons à la
    5. Raphaël Baroni identifie trois fonctions thymiques du récit qui résultent de la
construction d’une tension narrative. Celles-ci sont des émotions provoquées lors de l’actua-
lisation du récit : la curiosité est « une incertitude fondée sur un diagnostic de la situation
narrative » ; le suspense est « une incertitude fondée sur un pronostic de la situation
narrative » ; et la surprise est une « infirmation de l’anticipation » (2007, 254).

                                              7
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

notion de texte. Pourquoi, donc, avons-nous peur des spoilers ? Et devrait-on
avoir peur des spoilers ?
En révélant des informations clés sur le récit à consommer, il ruinerait, selon
la croyance populaire, l’ordre de saisi voulu de la narration, ou pour le dire
autrement, ce qu’on imagine comme étant la manière idéale de lire le texte :
sans aucune connaissance préalable de l’histoire qui sera consommée. Or, les
thèses de Bertrand Gervais sur les modes de réception réfutent rapidement
l’utopie d’une première lecture : chaque texte est palimpseste, traversé de
conventions qui le précèdent, inspiré de schémas narratifs construits par des
milliers d’années de transmission de récits. Selon lui, il n’existe pas « de pre-
mière lecture, de lecture spontanée, parce que nous sommes toujours déjà
en train de lire, il n’y a pas non plus de première lecture qui serait une ori-
gine, aussi radicale et dense que le Big Bang. » (2007, 34). Plus encore, la
réécriture et l’adaptation dominent le paysage culturel populaire contempo-
rain. Pourtant, la volonté de fuir les spoilers suggère une posture ouverte à
la surprise, ouverte à la découverte des rebondissements réservés par le récit.

Lecture et relecture : un enjeu identitaire

Il est d’intérêt de se pencher un instant sur les dynamiques qu’impose la
lecture du texte divulgâché ou non divulgâché. Les études de Matei Cali-
nescu (1993) sur la relecture suggèrent en ce sens que la première lecture
est habituellement un processus diachroniquement linéaire � qu’on pourrait
comparer à la notion de lecture en progression telle que Bertrand Gervais
la définit, c’est-à-dire un mouvement de lecture qui s’intéresse à comprendre
les éléments du texte et qui adopte le protocole institué par le contrat de
lecture 6 (2006). Calinescu suggère la possibilité d’effectuer une « double-
lecture », l’équivalent d’une relecture, au moment de la première expérience
du texte qui serait facilitée par une connaissance préalable des éléments de
l’intrigue, donc par la connaissance des spoilers. Les études psychologiques
    6. Le contrat de lecture offre un ensemble d’attentes conditionnées par le paratexte de
l’œuvre (le titre, l’auteur, la collection et l’image de couverture pour le livre ou l’affiche
promotionnelle pour le film). Le paratexte renvoie à un architexte – au sens où l’entend Gé-
rard Genette (1989) –, c’est-à-dire un ensemble textuel aux schémas narratifs relativement
figés offrant un modèle protocolaire de lecture pour le lecteur ou la lectrice.

                                              8
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

sur le sujet 7 ainsi que les sondages effectués dans les communautés de fans
étudiées par Henry Jenkins ([2006] 2013), Jonathan Gray et Jason Mittel
(2007) confirment l’hypothèse de Calinescu au sujet du lien entre la connais-
sance des spoilers et une meilleure compréhension du texte lors de la première
lecture. En effet, certains fans chercheraient volontairement ces informations
clés de manière à opérer une lecture plus approfondie de l’œuvre, j’y revien-
drai.
Calinescu associe ce dernier type de relecture aux critiques et aux universi-
taires dont l’expertise dans le domaine leur permet d’analyser la construction
de l’œuvre et d’identifier ses éléments méta-réflexifs ou intertextuels au mo-
ment de la première lecture. À l’inverse, il associe le « plaisir naïf de la
première lecture linéaire et curieuse » aux « happy ordinary reader » (1993,
19). Or, selon Bertrand Gervais, les deux économies de l’acte de lecture – la
lecture en progression, mentionnée précédemment, et la lecture en compréhen-
sion qui renverse le rapport de subordination au texte dans le but d’effectuer
une lecture d’acquisition des éléments du texte, d’en faire une interprétation
(2006) – sont deux opérations indissociables et ne constituent pas nécessai-
rement deux moments distincts de la lecture et ce, peu importe l’expertise
académique (ou non) du lecteur ou de la lectrice.
On serait prompt à associer, d’une part, la posture des fans ou celle du grand
public (moins fan) – qui cherchent à éviter les spoilers, qui s’organisent en
communauté et qui développent des techniques de partage et de critique des
œuvres visant à séparer les espaces de discussions avec et sans spoilers – avec
le « plaisir naïf de la première lecture » et, de l’autre, la posture des critiques
– qui s’intéressent peu de se protéger des divulgâcheurs et qui priorisent une
analyse et une appréciation de l’œuvre dans son ensemble sans amputer la
narration de sa fin, quitte à révéler des mystères et des surprises – avec la
lecture en profondeur. Pour ces derniers, l’argument de l’étude du médium,
    7. Les études psychologiques sur la lecture des textes divulgâchés tendent vers la conclu-
sion que la connaissance préalable des éléments clés de l’intrigue, notamment pour les
narrations avec des « twist endings », favorise une compréhension en profondeur du texte
et de ses thématiques dès la première lecture (lecture en progression/en compréhension).
Les recherches et les études sur le sujet : prennent comme point de départ une étude ef-
fectuée par J. D. Leavitt et N. S. Christenfeld aux conclusions qui contredisent l’intuition
et l’attitude générale face aux spoilers (2011). Les études subséquentes et les tentatives de
reproduire l’expérience réfute cette première expérience et soulèvent des questions et des
hypothèses différentes, j’y reviendrai.

                                              9
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

de la qualité de l’exécution relaierait alors, dans leurs discours, la fiction et
l’investissement affectif au second plan.
Or, les recherches sur le sujet révèlent que ces deux postures ne seraient pas
aussi nettement dissociées. Compréhension du texte et plaisir de lecture, bien
qu’ils puissent être interreliés corrélativement, doivent être considérés distinc-
tement lorsqu’on parle d’expérience du texte puisqu’il existe une pratique de
fans qui consomment des spoilers (notamment au sein des communautés étu-
diées par Jonathan Gray, Jason Mittel (2007) et Henry Jenkins ([2006] 2013),
ce qui nous pousse à étendre la définition du texte en prenant en compte
ses usages paratextuels par les communautés en ligne. Les fans de spoilers
consomment ainsi le texte comme un jeu et le plaisir de l’expérience leur
vient en grande partie à travers l’expérience collective de cette « chasse aux
trésors » et pas le biais de l’interaction avec les autres membres de la commu-
nauté. Ainsi, les spoilers font éclater les frontières du texte telles qu’elles se
conçoivent dans les théories plus « linéaires » de la lecture empirique 8 . Paral-
lèlement, il existe une posture critique qui veut composer avec les contraintes
des divulgâcheurs, mais qui valorise tout autant l’analyse en profondeur du
texte. Au sein des cercles académiques et critiques, s’observent des manières
de négocier le plaisir « naïf » de la première lecture et la critique, tout en
considérant l’expérience de la tension narrative (pour se référer aux thèses
de Raphaël Baroni (2007) donc le plaisir du suspense, de la curiosité et de
la surprise dans les analyses postérieures. Nous effectuons, certes, des ana-
lyses « incomplètes », utilisons des spoiler alerts qui encouragent des écoutes
différées de communications de colloques ou des lectures d’articles retardées
postérieurement à la consommation du texte traité dans l’analyse afin de se
laisser aller au plaisir de la première lecture.
Pourquoi alors, lire ou regarder « pour la première fois », vivre les surprises,
les plot twists, succomber volontairement aux subterfuges, aux mensonges des
narrations trompeuses ? Pourquoi lire « dans le bon ordre » et vivre la « ten-
sion narrative » (Baroni 2007) telle que le texte voulait nous la faire vivre ?
Lorsque je suis la mécanique du texte, lorsque je m’inscris en rouage de la ma-
chine interprétative du texte ou, autrement dit, lorsque j’essaie de me mettre
dans les souliers de son Lecteur Modèle, pour reprendre le concept d’Um-
    8. Sur la redéfinition de la notion de « texte » dans ce contexte très spécifique, voir
l’étude de Jonathan Gray dans son ouvrage Show Sold Separately : Promos, Spoilers, and
other media paratexts (2010).

                                            10
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

berto Eco ([1979] 1985), je désire faire une expérience qui est celle des fans,
du moins celle que j’effectue lorsque je suis fan. Cette volonté personnelle
d’éviter les spoilers dériverait ainsi d’une démarche auto-ethnographique où
je fais l’expérience de la nouveauté que je considère comme une expérience
« authentiquement » fan, puisque cette expérience m’offre une meilleure com-
préhension de l’objet que je consomme et de la relation que j’entretiens avec
celui-ci.

Aca-fan : identité, communauté, interprétation

La réaction adoptée face aux divulgâcheurs en révèle donc moins au sujet du
travail d’interprétation du texte que de la posture qu’elle sous-tend. Pour le
dire autrement, il s’agit moins de découvrir si, cognitivement ou affectivement,
les spoilers augmentent ou non le plaisir relié à la première lecture, mais plutôt
à savoir ce que l’animosité envers les divulgâcheurs, les implications charriées
par ce type de discours ainsi que les stratégies utilisées pour négocier la
critique et le plaisir du texte révèle sur une certaine posture académique et
sur l’idée que nous nous faisons d’une expérience « authentique ».
Or, il existe plusieurs manières d’être fans, comme le révèlent les études sur
ces communautés, et fuir les spoilers n’est qu’une manière parmi d’autres de
consommer les textes. La volonté de s’en préserver et de faire l’expérience
d’une première fois sans connaissance préalable de l’intrigue provoque par
conséquent une certaine posture d’abandon affectif par rapport à l’objet, une
certaine posture désignée par le terme « aca-fan ».
C’est dans l’ouvrage Fan Cultures (2002) que Matt Hills définit les aca-fans
comme une posture hybride qui négocie deux points de vue, deux approches
radicalement différentes des objets populaires. Cette bipartition première,
analogue à la première bipartition effectuée précédemment entre la critique
et les fans, participe à l’instauration de discours reproduisant des dualismes
moraux – comme les nomme Matt Hills (2002) –, c’est-à-dire une tendance à
homogénéiser les groupes qui serviront de repoussoirs lors de la construction
d’une identité.
On assiste à une marginalisation mutuelle des deux positions : l’une valorisée,
l’autre délégitimée. Ces discours antinomiques se structurent, selon Hills, à
partir d’une « subjectivité imaginée » (imagined subjectivity), c’est-à-dire

                                       11
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

une version idéalisée d’une subjectivité qui ne correspond en rien au sujet
empirique et qui permet d’établir et de maintenir une communauté ainsi
que le système de valeurs qui lui est associé (2002). La subjectivité imaginée
accorde en ce sens une importance aux traits d’une communauté donnée
– l’identité universitaire, par exemple, valorise le sujet rationnel, objectif et
l’argumentation, la persuasion (tout en dépréciant ceux des groupes se situant
à l’extérieur) dans ce cas-ci, la passion et l’engagement émotionnel des fans.
L’approche ethnographique et autoethnographique constitue en ce sens une
tentative d’allier l’expérience fan vécue à la critique universitaire. La posture
aca-fan nécessite alors d’embrasser les contradictions propres à ce point de
vue hybride variant nécessairement en fonction des usages des chercheurs et
des chercheuses.
La construction de l’identité aca-fan s’effectue ainsi à partir d’une subjecti-
vité imaginée qui rassemble nécessairement des individus en collectivité dans
l’opposition à un Autre servant de repoussoir. Le regroupement sous-tend un
double mouvement. Le premier désigne la construction et la consolidation de
la collectivité qui s’assemble autour d’une certaine subjectivité imaginée (et
en opposition avec une autre). Plus qu’une subjectivité imaginée, on pourrait
parler alors, pour reprendre le terme de Benedict Anderson, de « communau-
tés imaginées » (1983). Le partage du plaisir du texte et, plus généralement,
de l’appréciation constitue une dynamique essentielle à la formation de la
communauté et à sa consolidation. Intervient ici, dans la formation de l’iden-
tité aca-fan une dimension fortement socio-affective au sens où l’individu
bâtit son identité à travers son expérience affective partagée avec une com-
munauté ayant vécu une expérience similaire (ou, à tout le moins, recherchant
cette expérience similaire).
Le second mouvement est celui de l’interprétation des œuvres en fonction
de la communauté dans laquelle l’interprète s’inscrit, donc la communauté
interprétative, pour reprendre le concept de Stanley Fish (1982), qui dirige
et influence la réception des textes. Par conséquent, l’interprétation prag-
matique du texte s’effectue en fonction d’expériences affectives partagées et
similaires. À ce point de vue, il serait pertinent de se méfier de nos habitudes
de lecture et de se retourner parfois pour observer ce qui se cache dans leurs
angles morts.
La construction identitaire du groupe aca-fan qui fuit les spoilers (dans le
but conscient ou inconscient d’effectuer l’expérience de la nouveauté et de

                                       12
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

lire le texte « dans l’ordre où il était destiné ») s’organise par conséquent en
fonction d’une expérience affective et cognitive particulière. Les recherches
psychologiques sur l’effet des divulgâcheurs sur le plaisir du texte – plus spé-
cifiquement les études menées Benjamin K. Johnson et Judith E. Rosenbaum
(2016) – font intervenir dans l’appréciation du texte l’évaluation du besoin
individuel de cognition et du besoin d’affect (need for cognition, need for
affect), c’est-à-dire, respectivement, la marge de plaisir qu’une personne res-
sent lorsqu’elle prend part au processus de compréhension des éléments de
l’histoire et au défi intellectuel, et le plaisir à ressentir des émotions fortes.
Brièvement, les conclusions montrent que les individus au besoin de cognition
et d’affect élevés préfèrent les histoires non divulgâchées.

                                 Figure 1 –

Ainsi, c’est le plaisir du texte, dérivé de l’expérience de la tension narrative
et ses éléments intrinsèques tel qu’étudié par Raphaël Baroni (2007), le sus-
pense, la curiosité et la surprise, qui forme un des traits définitoires d’une
certaine identité aca-fan. Lorsqu’on s’aventure du côté des théories sur l’acte
de lecture de Bertrand Gervais (2007) et l’acte de spectature (Lefevbre 2007),
celles-ci font intervenir le concept de figure pour tenter de définir le processus
d’appropriation singulier du texte. Les chercheurs s’interrogent alors sur la
manière dont les œuvres marquent nos imaginaires, comment finissent-elles

                                       13
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

par s’amalgamer à nos vies, à nos souvenirs, et comment nous nous appro-
prions les fictions. La figure prend forme lorsque je suis captée, lorsque je
suis surprise par ces histoires. Or, pour qu’elles me saisissent et pour qu’elles
deviennent figure, je dois me rendre disponible à cette rencontre. La posture
aca-fan, celle qui fuit les spoilers et qui désire éprouver la nouveauté nar-
rative, s’ouvre aisément à ces rencontres fortuites, à la surprise de se voir
happer par la fiction et à s’abandonner pour se laisser contaminer, se laisser
transformer par l’expérience du texte.

Bibliographie

Anderson, Benedict R. O’G. 1983. Imagined Communities : Reflections on
the Origin and Spread of Nationalism. London : Verso.
Baroni, Raphaël. 2007. La tension narrative : suspense, curiosité et surprise.
Poétique (Éditions du Seuil). Paris : Seuil.
Călinescu, Matei. 1993. Rereading. New Haven : Yale University Press.
Eco, Umberto. (1979) 1985. Lector in fabula : le rôle du lecteur, ou, La
coopération interprétative dans les textes narratifs. Le livre de poche ; 4098.
Biblio essais.
Fish, Stanley Eugene. 1982. Is There a Text in this Class ?: The Authority
of Interpretive Communities. Cambridge, Mass. : Harvard University Press.
Genette, Gérard. 1989. Discours du récit, Figure III. Seuil. Poétique. Paris.
Gervais, Bertrand. 2006. À l’écoute de la lecture : essai. NB poche ; 23. Qué-
bec : Éditions Nota bene.
———. 2007. Logiques de l’imaginaire. Collection Erres essais 01, 04, 07 ;
Montréal : Le Quartanier.
Gray, Jonathan (Jonathan Alan). 2010. Show Sold Separately : Promos, Spoi-
lers, and other Media Paratexts. http://hdl.handle.net/2027/heb.31973.
Gray, Jonathan, et Jason Mittell. 2007. « Speculation on Spoilers : Lost
Fandom, Narrative Consumption and Rethinking Textuality ». Participations
1 (4).

                                       14
Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle
                                 télévisuel

Grenier-Millette, Sarah. 2016. « Sherlock (2010) et la renaissance contempo-
raine du mythe holmésien ». Thèse de doctorat, Montréal, Québec : Université
du Québec à Montréal.
Hills, Matt. 2002. Fan Cultures. London ; New York : Routledge. http://www.
myilibrary.com?id=2357.
Jenkins, Henry. (2006) 2013. La culture de la convergence : des médias au
transmédia. Médiacultures.
Leavitt, Jonathan D, et Nicholas J. S Christenfeld. 2011. « Story Spoilers
Don’t Spoil Stories ». Psychological Science 22 (9) : 1152‑4.
Lefevbre, Martin. 2007. « Le Parti Pris de la spectature ». In Théories et
pratiques de la lecture littéraire, édité par Rachel Bouvet et Bertrand Gervais.
Québec : Presses de l’Université du Québec.
Rosenbaum, Judith E., et Benjamin K. Johnson. 2016. « Who’s Afraid of
Spoilers ? Need for Cognition, Need for Affect, and Narrative Selection and
Enjoyment ». Psychology of Popular Media Culture 5 (3) : 273‑89.
Shulman, Michael. 2019. « Superfans : A Love Story The New Yor-
ker ». The New Yorker, septembre. https://www.newyorker.com/
magazine/2019/09/16/superfans-a-love-story?fbclid=IwAR1L3CdqH4-
U6QKmCIwQOYFZszD0yHgdSHhqc2eMYoofs0hkVkMNHcD5LPg.

                                      15
Vous pouvez aussi lire