ANTISÉMITISME : LES ERREMENTS DANS LA GAUCHE RADICALE

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ANTISÉMITISME :
        LES ERREMENTS
        DANS LA GAUCHE
        RADICALE
        › Didier Leschi

                                         « Mais elle n’est pas née comme toi »
                                                Jean-Jacques Goldman, Comme toi, 1982.

 D                       epuis plusieurs années, la gauche radicale peine
                         à prendre en charge la lutte contre un antisémi-
                         tisme dont les manifestations, si elles ne sont pas
                         forcément plus nombreuses, sont de plus en plus
                         violentes et, au-delà des chiffres, amènent de nom-
     breux habitants de ce pays à cacher tout signe extérieur de judaïté de
     peur de se faire agresser. Il y a là un paradoxe qui ne cesse d’interroger,
     alors que dans les sillages de Mai 68, l’identification à la figure de
     Daniel Cohn-Bendit avait amené les étudiants en révolte à sembler
     réaffirmer un refus de l’antisémitisme avec l’énoncé : « Nous sommes
     tous des juifs allemands » (1). S’ajoutent à cela les atermoiements ou
     au mieux le manque de vigilance dont font preuve de nombreuses
     figures de l’extrême gauche face à la résurgence d’un antisémitisme
     émanant d’une partie de leurs rangs. Ces prudentes circonvolutions

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les racines de l’islamo-gauchisme

sont devenues plus problématiques dès qu’aux alentours des années
deux mille la gauche radicale est devenue plus visible sur le plan poli-
tique (2). On peut y ajouter que ce phénomène n’est pas propre à la
France. Au Royaume-Uni, le récent virage à gauche du Parti travail-
liste s’accompagne de la mise au jour d’un antisémitisme qui a amené
ce parti à exclure de nombreux militants, et à la démission d’une de ses
figures historiques, Ken Livingston, ancien maire de Londres.
    Le flirt entre une partie de la gauche et l’antisémitisme est un pro-
blème de longue durée (3). Il a été observé et repéré dès la fin du
XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle grâce, en particulier,
aux travaux de l’historien israélien Zeev Sternhell. Les études sont
plus rares concernant la seconde moitié Didier Leschi, directeur général de
du XXe siècle. Pourtant, après la Seconde l’Office français de l’immigration
Guerre mondiale, l’extrême gauche a été et de l’intégration, est notamment
                                                   l’auteur de Misère(s) de l’islam de
le creuset d’un antisémitisme renouvelé. France (Cerf, 2015) et de Rien que
Dès les années cinquante, il s’est trouvé des notre défaite (Cerf, 2018).
militants anarchistes ou de l’extrême gauche communiste pour prêter
une oreille attentive aux thèses négationnistes et même accueillir cer-
tains des « assassins de la mémoire » dans leurs rangs (4). C’est à partir
des écrits niant l’existence des chambres à gaz et émanant d’un ancien
socialiste devenu membre de la Fédération anarchiste, Paul Rassinier,
que le négationnisme prend son élan et infiltre les milieux d’extrême
gauche (5). Cette perversion intellectuelle semblait épargner l’espace
dominé par les organisations trotskistes ou maoïstes de 1968, tant
elles étaient marquées par la présence de militants et de dirigeants issus
de familles juives souvent rescapées des camps d’extermination. Ces
« juifs de révolution », selon l’expression de Jean-Claude Milner, pen-
saient l’antisémitisme révolu ou occulté par la lutte des classes, d’où
sans doute un manque de vigilance et une négligence : transmettre des
réflexes pour éradiquer les premiers signes d’antisémitisme n’était pas
une priorité sans cependant nier qu’il existe un peuple juif (6).
    Depuis les années deux mille, la gauche radicale n’arrive plus à
endiguer un antisémitisme militant dont l’antisionisme virulent est
souvent le faux nez. Au moment où s’effaçaient les figures de l’après-
Mai 68 et s’accélérait la décomposition des principales organisations

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     issues de la révolte étudiante, le conflit israélo-palestinien s’est enlisé,
     avec les effets négatifs que génère l’occupation de la Cisjordanie sur la
     démocratie israélienne. À défaut des références nécessaires et d’arma-
     tures intellectuelles pour y résister, la voie s’est ouverte pour la tenta-
     tion antisémite. C’est particulièrement le cas au sein de groupes de
     jeunes sans autres références idéologiques précises que l’affirmation
     d’un anticapitalisme radical (7).

     Le calvaire d’Ilan Halimi mérite-t-il une manifestation ?

         Une étape symbolique aura été la réaction de la gauche radicale au
     calvaire d’Ilan Halimi en janvier 2006. Avant 2006, des énoncés vio-
     lents comme ceux du dessinateur Siné (8), où l’antisionisme était allié
     à l’antisémitisme, ou encore l’incapacité des organisations d’extrême
     gauche à écarter de leurs manifestations de soutien à la cause palesti-
     nienne des slogans judéophobes et des courants clairement antisémites
     se réclamant de l’islam, comme lors de la manifestation du 22 mars
     2003 contre la guerre en Irak, avaient déjà semé le trouble. Mais, avec
     l’affaire Halimi, la relativisation de l’antisémitisme prend la forme du
     refus de participer aux manifestations de protestation et de compas-
     sion organisées à l’époque. L’absence d’une organisation comme la
     Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine et d’autres organi-
     sations de la mouvance trotskiste ou écologiste de gauche marque une
     mise à distance qui tranche avec leur attitude lors de la profanation du
     cimetière juif de Carpentras en 1990, acte certes odieux, mais moins
     tragique que l’assassinat d’un jeune parce que juif.
         Cette décision politique a mis en lumière l’incompréhension de ces
     courants face à ce qui était en train d’advenir, c’est-à-dire l’émergence
     d’un antisémitisme meurtrier. La justification avancée par les organi-
     sations fut le refus de manifester au côté de personnalités de droite, ou
     avec le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif ) :
     l’absence plutôt que d’exprimer une solidarité dans un défilé de rue
     avec un monde juif profondément meurtri, et même effrayé. Même
     réflexe lors des terribles assassinats de Mohammed Merah à Toulouse

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en 2012. Seules certaines figures de cette mouvance d’extrême gauche
se sont offusquées de cette incapacité à renouer avec une tradition de
lutte contre l’antisémitisme (9) et à organiser d’autres défilés de sou-
tien aux familles juives meurtries.
    Dans ce contexte, on ne peut que regretter la décision du président
du Crif de refuser la présence de La France insoumise au sein de la
marche silencieuse organisée le 28 mars dernier en mémoire de Mireille
Knoll, assassinée à son domicile. Cette présence aurait permis de mar-
quer, dans la rue, un retour de solidarité d’une partie au moins de la
gauche radicale avec le monde juif sans autre considération que le sou-
hait de compatir. On peut même presque entendre la protestation à
l’endroit du refus du Crif venant du Nouveau Parti anticapitaliste d’Oli-
vier Besancenot, qui se refuse depuis sa création à participer à une quel-
conque marche contre l’antisémitisme avec le Crif, comme un regret
inconscient des attitudes passées.
    Depuis les années deux mille, la fin des réflexes de lutte contre
l’anti­sémitisme se manifeste de manière régulière et multiforme. Ainsi,
Gérard Filoche, figure de l’anticapitalisme au sein du Parti socialiste,
a été incapable de comprendre qu’il avait affaire à une caricature anti­
sémite visant Emmanuel Macron en repérant puis en diffusant une
production d’Alain Soral. On aurait tort d’y voir une simple négli-
gence. L’imprégnation dans ces milieux de stéréotypes qu’on ne ques-
tionne plus, comme celui qui consiste à assimiler Emmanuel Macron
à un banquier de la banque Rothschild, dans une image où il est
entouré des drapeaux américain et israélien en est la cause. Ce type
d’énoncé antisémite avait disparu depuis le début des années soixante,
époque où le Parti communiste associait systématiquement Georges
Pompidou à « Rothschild », réactivant de la même manière sublimi-
nale l’antisémitisme français. Malheureusement, il suffit aujourd’hui
d’aller dans les manifestations hostiles à l’actuel président de la Répu-
blique pour en rencontrer de semblables avec les mêmes associations,
suscitant les mêmes mauvaises pensées (10).
    On peut ajouter dans cette catégorie des « impenseurs » radicaux
Frédéric Lordon, qui ne voit dans la vigilance contre l’antisémitisme
que la simple volonté de disqualifier « toute critique du capitalisme

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     et des médias » (11). Enfin, cette complaisance envers l’antisémi-
     tisme se retrouve dans le domaine éditorial. L’actuel fleuron de la
     librairie d’extrême gauche que sont les éditions La Fabrique publie
     sans états d’âme les pamphlets « indigénistes » produits par le Parti
     des indigènes de la République, qui se plaint de l’existence d’un
     « philosémitisme d’État ». Ce philosémitisme devant être analysé
     comme une amitié de « l’État colonial pour les juifs » qui s’exercerait
     aux dépens des « racisés » enfants de l’immigration (12). Cet « indi-
     génisme », qui se veut radical, renoue avec des logiques idéologiques
     comparables aux dérives que connurent des personnalités de gauche
     devenues des fers de lance de la droite révolutionnaire pré-fasciste au
     début du XXe siècle. Ainsi, la porte-parole du Parti des indigènes de
     la République affirme :

        « De ma vie d’indigène, je n’ai entendu quelqu’un insul-
        ter notre prophète. De ma vie, je le jure. Ce n’est ni un
        interdit ni un tabou. Cette pensée ne nous traverse pas
        l’esprit. (13) »

         Tout est dit dans cette forme d’essentialisation pourtant régulière-
     ment dénoncée, les « indigènes » seraient d’évidence musulmans, c’est-
     à-dire croyants, et ne pourraient avoir à l’esprit de mettre en doute
     l’idée de Dieu. Les « indigènes de la République » ne considèrent pas
     la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comme
     un message universel, et le message de la révolution française ne sau-
     rait à leurs yeux effacer le colonialisme et ses ravages « depuis 1492 »
     (sic), 1789 dans cette perspective ne faisant aucunement césure. À
     cela s’ajoute l’affirmation que les Lumières seraient l’expression d’une
     « raison blanche »...
         Dans une même veine qui rappelle aussi les associations séman-
     tiques d’avant-guerre, les « indigénistes » associent « juif » et « péril
     homosexuel », fustigent un « impérialisme gay » qui viserait à imposer
     au tiers-monde une occidentalisation des sociétés et une dévirilisa-
     tion des hommes indigènes. Comme ils stigmatisent le métissage et les
     couples mixtes, ce qui n’est pas sans résonance avec le racialisme fas-

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ciste, qui considérait le métissage comme une « pollution génétique »
voulue par les juifs pour « abâtardir les races ». C’était la thèse du
régime de Vichy qui justifia les lois raciales contre les juifs (14).
    Ce type de prose, si elle n’était pas produite par une femme issue
de l’immigration, serait immédiatement disqualifié plutôt que d’être
défendu par des chercheurs, intellectuels, syndicalistes, féministes,
militants ou compagnons de route de l’extrême gauche, en France
mais aussi issus des campus américains, ce qui lui assure une audience
beaucoup plus large que le faible nombre des adhérents de son mouve-
ment et une honorabilité dans une partie du champ intellectuel (15).

Un antisionisme obsessionnel

    La tentation antisémite est alimentée par un antisionisme devenu
d’autant plus obsessionnel qu’il a fini par remplacer, depuis la libéra-
tion de Nelson Mandela, la lutte contre l’apartheid qui, lui, favorisait
une politisation positive d’une fraction importante de la jeunesse des
banlieues. Même quand, pour preuve de sa bonne foi, une partie de
cette gauche radicale accepte de reconnaître le « droit à l’existence »
de l’État d’Israël, elle condamne le sionisme, qui est au fondement de
la genèse d’Israël. On pourrait résumer son argumentaire de la façon
suivante : « Je peux te reconnaître le droit à l’existence mais je dénie
toute légitimité à ce qui te fonde » ; en dépit des drames historiques
vécus par le peuple juif (16).
    La tradition antisioniste à gauche a une histoire qui n’a rien à voir
avec l’antisémitisme. C’est le débat qui opposait les mouvements
juifs socialistes, entre d’un côté le Bund (17) et de l’autre les sionistes
socialistes. Pour les premiers, la révolution européenne résoudrait
et ferait disparaître l’antisémitisme, tout en défendant une identité
nationale juive ayant pour langue le yiddish, et suffisamment forte
pour ne pas avoir besoin d’un État spécifique. L’extrême gauche
trotskiste s’est aussi appuyée sur la pensée de l’opposant à Staline
qui a aussi longtemps considéré que seul le « socialisme victorieux »
serait capable de donner une nation aux juifs, mais qui n’excluait

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les racines de l’islamo-gauchisme

     pas, contrairement à ses épigones, l’idée d’une patrie des juifs devant
     la catastrophe de la situation des juifs européens qu’il a été un des
     tout premier à pressentir (18).
         Mais ses disciples n’ont pas poursuivi la réflexion. Allant au-delà
     d’une critique légitime de la politique menée par des gouvernements
     israéliens, ils dénient le droit à l’existence d’un État qui réponde au
     besoin de protection ressenti par de nombreux juifs d’Europe rescapés
     de l’extermination, comme celui des juifs poussés hors de chez eux
     par un nationalisme arabe qui leur fait payer l’humiliation ressentie
     après la création de l’État d’Israël en 1948. Mais du refus de la solu-
     tion sioniste, portée par la majorité du mouvement ouvrier juif, et du
     mouvement communiste, qui partait de l’analyse que la création d’un
     État juif serait un piège plus dangereux que le pari de la révolution,
     ceux qui se veulent les héritiers de ces traditions sont passés, sans revi-
     siter leurs analyses à l’aune de la catastrophe européenne, à l’idée de
     détruire un État qui existe, peuplé pas uniquement de rescapés mais
     aussi de femmes et d’hommes qui sont nés là et ont construit un pays
     qui a son identité propre.
         On peut aussi se demander si l’actuelle détestation de l’État d’Israël
     n’est pas à la fois due au fait qu’elle est la trace, inscrite dans le temps
     et dans l’espace, de l’échec de la révolution européenne à prendre le
     dessus sur les forces négatives, réactualisant un doute sur l’avènement
     possible d’une révolution victorieuse, et à l’échec du projet sioniste
     socialiste qui, s’il avait réussi, aurait permis d’atténuer le sentiment
     de l’échec du socialisme en Europe, et peut-être aussi l’antisémi-
     tisme grâce à l’exemplarité de la réussite (19). La mémoire des débats
     internes au mouvement ouvrier juif ou à la tradition communiste
     s’étant effacée, ils ont fini par laisser place, au fil des ans, à des accu-
     sations qui favorisent l’antisémitisme dans les débats de la mouvance
     radicale. Un grand intellectuel comme Gilles Deleuze, en affirmant,
     au début des années quatre-vingt, que les Israéliens mettent en œuvre
     un « génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée
     à l’évacuation géographique », reprend la thématique d’un nationa-
     lisme palestinien qui est, lui, clairement trop souvent antisémite (20).
     Comme le note Ivan Segré, intellectuel de la gauche radicale mais atta-

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ché au projet sioniste des origines, « étrange “extermination” qui fait
que des six cent mille Arabes vivant en Palestine en 1915, il en reste
aujourd’hui plus de quatre millions » (21). Dans ce contexte la mise
en équivalence régulière de la Shoah avec l’expulsion en 1948 d’une
partie des habitants arabes du futur État ne qu’instiller l’idée fausse
que les « juifs » font aux Palestiniens ce qu’on leur a fait et se compor-
teraient ainsi en « barbares » œuvrant contre la « civilisation » (22).

Le musulman nouveau juif ?

    La difficulté à dénoncer le « nouvel antisémitisme » est d’autant
plus grande pour la gauche radicale qu’il s’agit de condamner, dans la
plus grande majorité des actes commis, des personnes issues de groupes
sociaux qui peuvent avoir subi ou subissent encore des discriminations.
Le débat qui a suivi le meurtre de Mireille Knoll atteste de cette dif-
ficulté : oubliant de ce fait la leçon du Marx du 18 Brumaire de Louis
Bonaparte qui décrivait le rôle exercé par ce qu’il nommait le Lum-
penproletariat, c’est-à-dire les couches populaires déstructurées par la
crise sociale. Il les analysait comme formées des personnes les plus per-
méables à une idéologie dominante allant à l’encontre des intérêts géné-
raux des prolétaires qu’il fallait résolument combattre sauf à se laisser
emporter par le pire. Or, face à ces dérives, la gêne sociale l’emporte et
empêche de prendre la mesure de l’antisémitisme, dont l’ampleur, nous
dit-on alors, serait « fantasmée ». Toutes les situations d’agression raciste
sont mises sur le même plan et l’on minore ce faisant la présence d’un
poison antisémite particulièrement puissant dans des secteurs, certes
minoritaires, de populations qui se réfèrent à l’islam. Et notamment
l’effet des discours islamistes et de la propagande djihadiste qui ne sont
qu’évoqués et donc pas comme tels condamnés, l’antisémitisme « lar-
gement fantasmé » n’étant dans ces analyses que le produit de l’action
discriminante de l’État envers « les musulmans » ou de la politique israé-
lienne (23). C’est aussi l’affirmation d’un texte signé par des intellectuels
compagnons de route de la gauche critique qui se veut une réponse
à l’appel contre le « nouvel antisémitisme » (24) et qui y ajoute pour

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les racines de l’islamo-gauchisme

     contester le terme d’« épuration ethnique à bas bruit » que constituerait
     l’obligation faite aux personnes identifiées comme juives de déména-
     ger des quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis : « [...]
     quand, dans l’Afrique du Sud post-apartheid, des fractions aisées [c’est
     nous qui soulignons] de la population noire ont quitté les townships pour
     des quartiers blancs et que ces Blancs ont déserté les mêmes quartiers,
     a-t-on parlé d’une “épuration ethnique”, réduisant ainsi le phénomène
     à un problème de riches voulant se séparer des pauvres, accréditant sans
     en avoir conscience cette antienne de l’antisémitisme dans ces quartiers
     que les juifs sont forcément les riches, de Sarcelles, Clichy-sous-Bois, à
     Paris. (25) »
          Cette minoration est accentuée par l’analyse qui consiste à dire que
     les musulmans seraient les juifs de l’époque contemporaine, du fait de
     l’islamophobie, et qu’il faudrait donc pour les protéger que se lèvent
     de nouveaux Zola (26) – sans toutefois aller jusqu’à tenir le discours
     de certains responsables musulmans estimant que la situation de leurs
     coreligionnaires serait « comparable à celle de la minorité juive dans
     l’Allemagne nazie de la fin des années trente » avec « les conséquences
     que l’on connaît » (27). Ainsi, « la haine des juifs aurait laissé place
     à l’islamophobie » (28), qui toucherait les musulmans, « nouveaux
     bataillons des classes populaires » (29), globalisation qui, pour le
     coup, essentialise tout particulièrement l’immigration maghrébine ou
     encore sub-saharienne, substitue le « musulman » à l’identité laïque
     de travailleur immigré, glisse de l’appartenance sociale à l’assignation
     culturelle jusqu’à statuer sur qui serait ou non un musulman, les dji-
     hadistes étant analysés comme de « prétendus musulmans » (30).
          Depuis l’affaire Dreyfus, la gauche – et plus encore la gauche radi-
     cale – a toujours eu du mal à prendre en charge la lutte contre l’antisé-
     mitisme parce qu’elle a du mal à faire avec l’altérité juive pour l’inclure
     dans son projet politique (31). Elle réduit l’exception juive à une ques-
     tion de droits de l’homme mis à mal par les dominations idéologiques et
     pratiques qui empêchent l’humanité de s’émanciper. Quand, en 1977,
     le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix aban-
     donne « contre l’antisémitisme et pour la paix » dans son nom pour les
     remplacer par « pour l’amitié entre les peuples » et devenir le Mrap, il

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va au bout de cette logique intellectuelle. Mais si cette occultation du
mot « juif » est inhérente au stalinisme, qui utilisa l’antisémitisme pour
essayer de réduire à néant Trotsky et ses partisans, à la gauche du Parti
communiste le phénomène relève davantage du déni. Or les éléments
existaient pour qu’il en soit autrement. On peut penser aux réflexions
de Jean-Paul Sartre, qui au lendemain de l’extermination indique qu’il
y a quelque chose à penser. Ou encore, dans les années soixante, à Isaac
Deutscher, grande figure du trotskisme d’après-guerre, réaffirmant sa
judaïté laïque par ces mots : « Auschwitz fut le terrible berceau de la
nouvelle conscience juive et de la nouvelle nation juive. Nous qui avons
rejeté la tradition religieuse mais appartenons maintenant à la commu-
nauté négative de ceux qui ont été exposés tant de fois à l’histoire et,
dans des circonstances si tragiques, à la persécution et à l’extermination.
Pour ceux qui ont toujours mis l’accent sur l’identité juive et sur sa conti-
nuité, il est étrange et amer de penser qu’elle doit son nouveau bail sur
la vie à l’extermination de 6 millions de juifs », exprimant dans le pro-
longement de son triste constat son soutien critique à Israël (32). Mais
cette analyse restera minoritaire dans la gauche radicale. Et c’est cette
incompréhension à l’égard d’un antisionisme radical qui amènera Mau-
rice Blanchot, qui avait participé au mouvement de Mai 68, à mettre
brusquement un terme à son compagnonnage avec ses amis révolution-
naires : « c’est comme si Israël était mis en péril par l’ignorance – oui, une
ignorance peut-être innocente, mais dès lors lourdement responsable et
privée d’innocence –, mis en péril par ceux qui veulent exterminer le juif
parce que juif, et par ceux qui ignorent absolument ce que c’est qu’être
juif. L’antisémitisme aurait donc désormais pour alliés ceux qui sont
comme privés d’antisémitisme » (33). Jugement à la mesure des déme-
sures de notre époque. Néanmoins aussi « privé d’antisémitisme » que
l’on soit, chacun peut constater, juif ou non juif, que la société française
ne l’est pas, au contraire. Si la gauche radicale veut apparaître comme
capable de prendre en charge l’ensemble de la société pour l’amener vers
le progrès qu’elle espère, elle ne peut plus faire l’impasse sur cette ques-
tion, et se doit d’être ferme envers ses brebis égarées.
1. C’est Georges Marchais qui, le 3 mai 1968 dans L’Humanité, en dénonçant les enragés et « l’anarchiste
allemand », a cristallisé le mot d’ordre « Nous sommes tous des juifs allemands » comme mise au jour du

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les racines de l’islamo-gauchisme

     nom « juif » dans une période d’occultation. On se rappellera que dans Nuit et brouillard, d’Alain Resnais
     (1956), le nom « juif » n’apparaît qu’une fois, de même dans la chanson du même nom du chanteur com-
     muniste Jean Ferrat, dont le père, Mnacha Tenenbaum, juif russe naturalisé, est mort en déportation. De
     même, dans son poème « L’affiche rouge », Louis Aragon englobe le nom « juif » par la formule « parce
     qu’à prononcer vos noms sont difficiles », mais rappelle l’origine arménienne de Missak Manouchian
     (« plus tard en Erivan »).
     2. Aux élections présidentielles de 2002, la gauche radicale a dépassé les 10 % des voix.
     3. Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche, La Découverte, 2009.
     4. Cf. Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, La Découverte, 2005.
     5. Cf. Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle »
     2000.
     6. Tel est le propos en 1980 de Daniel Bensaïd, principal dirigeant de la Ligue communiste révolution-
     naire : « La question juive aujourd’hui » http://danielbensaid.org/La-question-juive-aujourd-hui.
     7. Voir à ce propos l’étude de Michel Wieviorka sur l’Association générale des étudiants de Nanterre, La
     Tentation antisémite. Haine des juifs dans la France d’aujourd’hui, Robert Laffont, 2005, p. 335 et sui-
     vantes. Lors du récent mouvement étudiant, le saccage du local de l’Union des étudiants juifs de France
     (UEJF) à Tolbiac s’est accompagné de tags antisémites.
     8. En état d’ébriété sur la radio libre Carbone 14 en août 1982, Siné déclare : « Je suis antisémite depuis
     qu’Israël bombarde. Je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer. Je vais faire dorénavant des croix
     gammées sur tous les murs… Rue des Rosiers, contre Rosenberg-Goldenberg, je suis pour… On en a plein
     le cul. Je veux que chaque juif vive dans la peur, sauf s’il est pro-palestinien… Qu’ils meurent ! Ils me font
     chier… Ça fait deux mille ans qu’ils nous font chier… ces enfoirés… Il faut les euthanasier… » Il enverra
     une lettre d’excuses à la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), qui retirera sa
     plainte.
     9. Voir Philippe Corcuff, « Charlie, Mediapart, Valls, Filoche et les autres : la gauche déboussolée », L’Hu-
     manité, 22 novembre 2017.
     10. Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls, pour des raisons personnelles différentes, ont aussi été victimes
     d’énoncés antisémites venant de l’extrême gauche de l’échiquier politique.
     11. Frédéric Lordon, « Le complot des anticomplotistes », Le Monde diplomatique, octobre 2017.
     12. Houria Bouteldja, Les Blancs, les juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La
     Fabrique, 2016.
     13. http://indigenes-republique.fr/charlie-hebdo-du-sacre-des-damnes-de-la-terre-et-de-sa-profanation.
     14. Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Seuil, 1996.
     15. Cf. « Stop au PIR basching », http://indigenes-republique.fr/stop-au-pir-bashing-soutien-a-lantiracisme-
     politique/.
     16. Voir les remarques pertinentes de Christophe Ramaux, « Gauche : en finir avec l’antisionisme », Libé-
     ration, 20 octobre 2003.
     17. L’Union générale des travailleurs juifs.
     18. Léon Trotsky, Sur la question juive et le sionisme, François Maspero éditeur, coll. « Classique rouge »,
     n° 12, 1974.
     19. Voir à ce sujet le film du cinéaste d’extrême gauche Chris Marker Description d’un combat (1960),
     qui voit dans Israël une nécessité dont la réalisation tient du miracle, en même temps qu’il exprime une
     crainte concernant le devenir de l’utopie socialiste des kibboutz.
     20. Voir Pierre André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de
     Gaza, Presses universitaires de France, 2010 ; et Judéophobie. La dernière vague, Fayard, 2018.
     21. Ivan Segré, Les Pingouins de l’universel, antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme, Lignes, 2017.
     22. Voir le site du NPA https://npa2009.org/actualite/international/larmee-israelienne-poursuit-ses-crimes-
     gaza.
     23. Voir la tribune signée par des proches du Nouveau Parti anticapitaliste, de La France insoumise ou
     encore des syndicats SUD et Solidaires, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/040518/
     contre-tous-les-breviaires-de-la-haine.
     24. Manifeste « contre le nouvel antisémitisme », Le Parisien, 21 avril 2018.
     25. Thomas Piketty, Étienne Balibar, Anne Coppel, Arlette Farge et alii, « Non, l’islam radical n’est pas seul
     responsable des agressions contre les juifs », Le Monde, 4 mai 2018.
     26. Émile Zola, « Pour les juifs », Le Figaro, 16 mai 1896 ; Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte,
     2014.
     27. Sur le discours des responsables musulmans et sur le mimétisme revendiqué, voir Didier Leschi,
     Misère(s) de l’islam de France, Le Cerf, 2017.
     28. C’est la position défendue par Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive, histoire d’un tournant
     conservateur, La Découverte, 2013, p. 170.
     29. Edwy Plenel, Pour les musulmans, op. cit,. p. 80.
     30. Idem, p. 101.
     31. Danny Trom, La Promesse et l’obstacle, la gauche radicale et le problème juif, Le Cerf, 2007.
     32. Isaac Deutscher, Essais sur le problème juif, Payot, 1969.
     33. Emmanuel Levinas, Du sacré au saint, Éditions de Minuit, 1977, p. 48.

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