ÉCOCRITIQUE COMPARÉE DES LITTÉRATURES POUR LA JEUNESSE - Presses Universitaires de Rennes
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INTRODUCTION ÉCOCRITIQUE COMPARÉE DES LITTÉRATURES POUR LA JEUNESSE Dans Portraits de philosophes en écologistes, Hicham-Stéphane Afeissa remarque que le principe responsabilité de Hans Jonas repose en grande partie sur la recon- naissance des conséquences qu’auront les grands bouleversements écologiques ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr sur les générations futures et, par conséquent, du jugement desdits descendants à l’égard de leurs aînés 1. Aldo Leopold, pionnier de l’éthique environnemen- tale, avait déjà souligné l’importance de l’enseignement écologique en vue d’une urgente prise de conscience. Cet enseignement n’est cependant pas exempt d’une certaine ambiguïté : « La réponse qu’on donne habituellement à ce dilemme c’est : “plus d’écologie à l’école”. Personne ne constatera le bien-fondé de cette proposi- tion mais est-il certain que ce soit seulement le volume d’éducation qui demande à être revu à la hausse ? Ou bien manquerait-il quelque chose aussi du point de Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) vue du contenu 2 ? » Si Aldo Leopold a raison de privilégier le contenu à la quantité d’information transmise, encore faut-il trouver une forme pour dire l’écologie, non par simple souci rhétorique, mais dans le désir de confronter le langage, l’imagina- tion et les récits à une nouvelle donne environnementale 3. Tel est l’enjeu central des éco-graphies pour la jeunesse dont le parti pris éthique ne peut s’arrêter au contenu, mais doit inclure la création poétique et le processus de découverte de l’œuvre afin de donner du sens à un message et de faire réfléchir le destinataire en l’impliquant émotionnellement et esthétiquement dans sa lecture. 1. Afeissa H.-S., Portraits de philosophes en écologistes, Bruxelles, Dehors, 2012, p. 152-153. 2. Leopold A., Almanach d’un comté des sables suivi de Quelques croquis, trad. par A. Gibson, Paris, Flammarion, 2000 (1949), p. 262. 3. Voir Bergthaller H., « “Trees are what Everyone needs”: The Lorax, Anthropocentrism, and the Problem of Mimesis », in C. Gersdorf et S. Mayer (dir.), Nature in Literary and Cultural Studies, Amsterdam/New York, Rodopi, 2006, p. 154-175.
20 Sébastian Thiltges Car si la littérature de jeunesse a parfaitement intégré l’écologie, un problème essentiel persiste : considérée par beaucoup comme un contre-discours 4, l’écologie est bel et bien récupérée par des enjeux marketing. Quand les auteurs ou éditeurs mettent en avant le message environnemental – grâce à des pastilles « papier recy- clé », à des préfaces de célébrités médiatiques et politiques, ou à des couleurs, figures et motifs prototypiques –, ils s’adressent avant tout aux parents, c’est-à- dire à ceux qui achèteront les livres. Par contre, le public cible – les enfants et les adolescents – risque de rejeter tout discours ostensiblement « écolo », au point que d’autres professionnels du livre préconisent de « masque[r] 5 » la composante didactique. Charivari chez les sorcières de Carole Crouzet 6 aborde ainsi le thème du recyclage grâce à une histoire de sorcières préparant leur portion magique, camouflant ce faisant le contenu écologique. L’exemple démontre parfaitement la recherche d’autres moyens, originaux, ludiques ou poétiques, afin de sensibiliser les lecteurs – et de convaincre leurs parents – aux enjeux de la crise environnementale, alors même que le soupçon du politique plane sur tout discours vert. Au cours des dernières décennies, les succès de librairie, l’apparition de collec- ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr tions consacrées exclusivement à l’écologie ou encore l’attribution de prix littéraires spécifiques, comme le Friends of the Earth Book Earthworm Award 7, caractérisent l’écriture, la fabrication et la diffusion de l’écolittérature pour la jeunesse. Quand, à l’instar du prix Véolia environnement, mention Jeunesse, des multinationales s’af- fichent sur les livres destinés à un public juvénile, la situation devient profondément ambiguë. Or, ces phénomènes éditoriaux et économiques ne doivent pas occulter le travail esthétique et poétique des auteurs et des illustrateurs. Dans la démarche littéraire qu’est la nôtre, nous nous penchons sur les textes et les images pour y Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) déceler l’existence d’une écolije devenue un genre à part entière, à son tour composé de sous-genres et développant de nouvelles formes, à l’instar des livres hybrides à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Loin de n’être qu’un argument théo- rique, cette diversité générique et poétique est aussi une manière de renouer avec la pluralité de l’expérience de la nature 8. La meilleure illustration en sont les pop-up 4. Zapf H., Literatur als kulturelle Ökologie. Zur kulturellen Funktion imaginativer Texte an Beispielen des amerikanischen Romans, Tubingen, Niemeyer, 2002, p. 63. 5. S uberchicot A., Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 205. 6. C rouzet C., Charivari chez les sorcières, Paris, Graine2, 2013. 7. Voir Martin C., « Ecology and Environment », in J. Zipes (dir.), The Oxford Encyclopedia of Children’s Literature, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 17. 8. D obrin S. I. et Kidd K. B., « Introduction: Into the Wild », in S. I. Dobrin et K. B. Kidd (dir.), Wild Things: Children’s Culture and Ecocriticism, Détroit, Wayne State University Press, 2004, p. 1.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 21 – que l’allemand nomme joliment « Bücherwelten » (« mondes livresques ») – qui, grâce aux multiples dimensions de la page et aux images animées, créent une spatio- temporalité dans laquelle le lecteur s’immerge par le langage et par les sens 9. Une écolittérature de jeunesse haute en couleurs La créativité des auteurs et des éditeurs, la demande des lecteurs (enfants et adultes), la diversité des genres, des thèmes, des images et des histoires ont ainsi permis de dépasser l’identification de l’écologie aux couvertures d’ouvrages et aux éditions qui font la part belle à la couleur verte ou qui arborent fièrement un arbre, un animal ou le globe terrestre en couverture. La diversité des contenus et des formes que produit cette littérature rend désormais impossible de réduire le paratexte écologique à une seule tendance sémiologique. Certes, les livres qui affichent clairement leurs intentions et revendiquent un public cible, comme Toxic Planet 10 ou Bioboi 11, sont légion. Le thème de l’écologie est soit traité de manière générale soit grâce à un thème ou un motif environnemental précis (objets du ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr second chapitre d’Éco-graphies) : ressources en eau potable dans L’Or bleu 12, catas- trophe nucléaire dans Mon père n’est pas un héros 13 (Fukushima), alimentation dans Le Boulanger des croissants 14… Si certains bouquins font le pari de présenter la nature et la biodiversité de manière ludique (Croque ! La nourrissante histoire de la vie 15) et de faire découvrir des contrées et des cultures inconnues au fil d’histoires haletantes (Un monde sauvage 16), nombre sont alarmistes (Cinq degrés de trop 17) et dépeignent l’horreur de manière réaliste, dans le but de provoquer un déclic, comme le roman Una lepre con la faccia di bambina 18 racontant la catastrophe Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) de Seveso en Italie. D’autres auteurs culpabilisent les jeunes lecteurs, à l’instar du célèbre roman allemand Die Wolke. Jetzt werden wir nicht mehr sagen können wir 9. Voir Martin S., Poétique de la voix en littérature de jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 94-95. 10. Ratte D., Toxic Planet, Genève, Paquet BD, 2006. 11. W eitner T., Bioboi : Superheldenabenteuer auf dem Bio-Bauernhof, Nonnenhorn, Papier- fresserchens MTM, 2014. 12. Martinigol D., L’Or bleu, Paris, Hachette, 1989. 13. Léon C., Mon père n’est pas un héros (Fukushima), Paris, Oskar, 2013. 14. Beaupuis Y., Le Boulanger des croissants, Francheville, Balivernes, 2013. 15. Mizielinska A. et Mizielinski D., Croque ! La nourrissante histoire de la vie, adapté du polonais par C. Giardi et A. Serres, Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2010. 16. Petit X.-L., Un monde sauvage, Paris, L’école des loisirs, 2015. 17. Grenier C., Cinq degrés de trop, Les Enquêtes de Logicielle, Paris, Rageot, 2008. 18. Conti L., Una lepre con la faccia di bambina, Rome, Riuniti, 1978 (Une lèpre au visage d’enfant [notre traduction]).
22 Sébastian Thiltges hätten von nichts gewußt 19, prix littéraire contesté en 1988, mais toujours soutenu politiquement 20 pour la portée de son propos. À l’inverse, de nombreux écrivains et illustrateurs ont recours à l’humour, multipliant images drôles et jeux de mots : L’Échappée (pou)belle 21, Kipu. La Planète aux ordures 22, Der satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 23, ou maniant l’iro- nie, n’hésitant pas à prendre à contre-pied les discours écologistes, comme l’album On verra demain 24, véritable éloge de la procrastination et du conte. Certaines œuvres s’inscrivent dans un genre spécifique – science-fiction (Les Clés de Babel 25) ou fantasy (Peter au royaume d’En Dessous 26) – afin de ne pas aborder l’écolo- gie dans son cadre référentiel habituel. Cette médiation générique relève d’une stratégie narrative ou éditoriale, mais montre avant tout la présence entre-temps diffuse de la problématique écologique. Finalement, de nombreux albums, comme L’Orso con la spada 27, L’Homme qui dessinait des arbres 28 ou L’Enfant qui savait lire les animaux 29, ajoutent une dimension poétique à leurs images et à leurs textes : « poétique » à entendre au double sens des touches de poésie qui teignent les œuvres, mais également de la mise en exergue de leur visée créatrice et réflexive. ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr La jeunesse et ses livres face à la crise environnementale Quand elle s’intéresse aux enjeux environnementaux, une constante de la littérature de jeunesse est sa description de l’enfant en tant que premier concerné, mais également acteur privilégié. D’abord, pollution et contamination menacent un organisme vulnérable, en formation. Puis les répercussions climatiques sont Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) 19. Pausewang G., Die Wolke. Jetzt werden wir nicht mehr sagen können, wir hatten von nichts gewußt, Ravensburg, Maier, 1987 (Le Nuage. Nous ne pourrons plus prétendre avoir été ignorants [notre traduction]). 20. Sigmar Gabriel, président du Parti social démocrate allemand (SPD) de 2009 à 2017, signe la préface d’une adaptation manga du roman, Hage A., Die Wolke, Hambourg, Tokyopop, 2010. 21. N ilsson F., L’Échappée (pou)belle, L. Verbèke (ill.), Paris, Bayard, 2012. 22. B aussier S. et Perrier P., Kipu. La Planète aux ordures, M. de Monti (ill.), Nantes, Gulf Stream, 2013. 23. E nde M., Der satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch, R. Kehn (ill.), Stuttgart, Thienemann, 1989. 24. E scoffier M., On verra demain, K. Di Giacomo (ill.), Paris, Kaléidoscope, 2014. 25. R ozenfeld C., Les Clés de Babel, Paris, Syros, 2009. 26. R icossé J., Peter au royaume d’En Dessous, Le Puy-en-Velay, L’atelier du poisson soluble, 2010. 27. C ali D., L’Orso con la spada, G. Foli (ill.), Reggio Emilia, ZOOlibri, 2008. 28. M ansot F., L’Homme qui dessinait les arbres : Il était une forêt, Arles, Actes Sud, 2013. 29. Serres A., L’Enfant qui savait lire les animaux, Zaü (ill.), Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2013.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 23 décalées d’une cinquantaine d’années, prédisant un avenir incertain aux généra- tions futures. L’écologie met ainsi en lumière cette nouvelle temporalité, élément clé dans la distinction d’une écriture écologique par rapport aux traditionnelles représentations de la nature. En effet, le regard porté sur la nature du point de vue de l’enfant, c’est-à-dire celui qui grandit et qui a toute sa vie devant lui, suggère d’abord que la nature est un « processus et non un cadre stable 30 ». Plus tragiquement, ce lecteur est, dès son plus jeune âge, mis face à une planète finie. Position précaire que de se tenir tout petit sur une planète Terre qui entre dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dont l’humain est la force majeure, mais qui lui rappelle en même temps sa finitude sur le globe terrestre. Si l’écologie introduit une nouvelle mise en rapport des temporalités humaine et terrestre, l’association de l’enfance à la nature est courante dans l’histoire de la pensée. L’héritage rousseauiste stipule l’existence d’un âge de la nature innocent ainsi que d’un lien intime entre l’enfant et la nature. Au contraire, la représentation d’un sauvage intérieur à maîtriser – on songe immédiatement à Where the Wild Things Are (1963) de Maurice Sendak – met en parallèle l’enfant à éduquer et la ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr nature à dompter. Entre ces deux tendances se situe la métaphore du jardinage que décrit Julia Hoffmann dans son article « Enfants de fleurs. La littérature de jeunesse comme objet de l’écocritique 31 ». On la retrouve notamment dans le substantif « Kindergarten » (« jardin d’enfants ») qui répond à une idéologie dualiste : si l’enfant doit grandir et possède en lui-même – dans sa nature – la possibilité d’éclore, il doit pousser de façon maîtrisée, accompagné d’un tuteur, fondamentalement différent de lui-même, mais détenteur d’une expertise. Or, c’est précisément dans la relation entre l’adulte et l’enfant que l’écologie opère un tournant important : il ne s’agit plus Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) seulement d’instruire l’enfant, mais de l’éduquer à éduquer, comme dans l’album de Maria Inês De Almeida et Paulo Galindro 32, où l’écologie est l’enjeu par excellence qui dote l’enfant d’une conscience et d’une connaissance faisant défaut à ses parents. Cependant une différence essentielle est souvent omise dans les travaux sur l’écologie et la littérature de jeunesse : s’il faut préserver la nature, il convient, à l’inverse, de mettre en exergue les caractères éphémère de l’enfance et transitoire de l’adolescence. Envisager cette ambiguïté suggère que préserver une nature en 30. Blanc N., Chartier D. et Pughe T., « Littérature et écologie : vers une écopoétique », Écologie et politique, vol. 2, no 36, 2008, p. 19. 31. H offmann J., « Blumenkinder. Kinder- und Jugendliteratur ökokritisch betrachtet », in M. Ermisch, U. Kruse et U. Stobbe (dir.), Ökologische Transformationen und literarische Repräsentationen, Goettingue, Universitätsverlag Göttingen, 2010, p. 35-58. 32. D e Almeida M. I., Sabes que também podes ralhar com os teus pais ?, P. Galindro (ill.), Lisbonne, Booksmile, 2011, n. p. (Sais-tu que tu as aussi le droit de gronder tes parents ? [notre traduction]).
24 Sébastian Thiltges perpétuel changement ne signifie pas conserver un environnement en état de stase biologique et mentale. Parallèlement, le respect des âges de l’enfance et de l’ado- lescence garantit le désir des jeunes lecteurs à s’amuser et à se distraire ; cela même eu égard à l’avenir incertain de la planète. Le contexte actuel de crise écologique ne menace-t-il pas la disparition du plaisir de la lecture et de la nature, du fait de l’épreuve permanente du poids de la responsabilité envers l’environnement et de la crainte du futur ? Conformément au rôle attribué à la nature dans l’imaginaire occidental – particulièrement romantique – elle demeure alors toujours le lieu, et la lecture une temporalité, pour fuir le monde des adultes, alors même que cette revendication iconoclaste de la fuite prend à contre-pied la majorité des discours écologiques et écocritiques 33. Dans cette même perspective on remarquera qu’au fil des chapitres du présent volume se multiplient les notions telles que « réapprentissage », « réenchante- ment » ou « reterritorialisation ». Bien connues de la rhétorique écologique, elles stipulent qu’un lien s’est perdu qu’il s’agit désormais de retrouver ou de recons- truire. Néanmoins, dans la littérature de jeunesse, ce « re- » se révèle paradoxal au ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr vu de textes adressés à un lecteur à qui il reste tout à découvrir et qui n’est a priori pas responsable de l’urgence actuelle. Est-ce vraiment à lui qu’incombe ce fardeau ? Ce désir ne s’adresse-t-il pas davantage aux adultes qui, n’ayant trouvé de solution, placent un dernier espoir dans les générations à venir ? Compte tenu de ces interrogations, une lecture écocritique ne peut se réduire au relevé du contenu écologique, qu’il soit message écologique au sens politique ou pertinence écologique au sens scientifique. Parce que les écrivains « s’intéress[e]nt aux réalités sociales mais aussi aux fantasmes collectifs » et à « l’imaginaire social 34 », Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) leurs textes interrogent le monde contemporain et mettent au jour un impensé du discours écologique. Il importe donc de questionner les discours sur la nature, dans le but théorique de définir une écopoétique – au sens propre d’une poiesis d’un oikos, c’est-à-dire de la construction d’une manière d’habiter le monde – qui s’oppose aux représentations traditionnelles de la nature. Il ne faut néanmoins pas oublier de déconstruire les discours pour la nature de manière critique pour déceler les imaginaires véhiculés et les représentations sous-jacentes. Car, comme le montre 33. Au sujet de l’escapism, voir Dwyer J., Where the Wild Books are. A Field Guide to Ecofiction, Reno, University of Nevada Press, 2010, p. vii. 34. B lanckeman B., « Idéologie(s) et roman(s) au xxie siècle », in G. Béhétoguy, C. Connan- Pintado et G. Plissonneau (dir.), Idéologie(s) et roman pour la jeunesse au xxie siècle, Bordeaux, PUB, 2015, p. 38 et Larrère C. et Larrère R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubier, 1997, p. 12.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 25 Midam dans cette planche tirée du troisième tome de GRRReeny 35, si raconter des histoires a un fort potentiel écologique, il n’est pas acquis que ces récits passionnent le jeune lecteur pour la cause environnementale (voir figure 1). C’est « le paradoxe des livres engagés, écrit Serge Martin : ils dégagent leur lecteur de tout engagement parce qu’ils font taire le langage 36 ». L’approche litté- raire du présent ouvrage ne se limite dès lors pas à l’étude du contenu thématique ni à des contextes d’écriture spécifiques, mais s’attarde aux formes d’écritures, aux procédés scripturaux, aux genres et aux récits. L’écopoétique et la dénommée « éco- graphie » – terme renvoyant à la pluralité des formes « d’écritures » adressées à la jeunesse, comme l’interaction du texte et de l’image dans les albums et les BDs, mais également les jeux vidéo 37, les séries et les films 38 – ne désignent alors plus seulement la médiation littéraire ou artistique d’un thème nouveau, d’actualité, mais plus généralement le désir de passer outre le clivage entre création et engage- ment, entre représentation et savoir 39. État de la question : écologie et littérature… ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr Le cadre théorique d’Éco-graphies est celui de l’écocritique (ecocriticism 40), champ de recherche littéraire et interdisciplinaire qui naît et se développe d’abord aux États- Unis, puis en Europe et à l’international, où il rencontre des traditions d’écriture et de pensée de la nature différentes, moins centrées sur les espaces sauvages, vierges en apparence de toute intervention humaine. Alors que la connotation voire l’engagement 35. Midam (= Ledent M.), GRRReeny : Habitons Bio !, Grenoble, Mad Fabrik/Glénat, 2014, p. 10. Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) 36. Martin S., Poétique de la voix en littérature de jeunesse, op. cit., p. 289. 37. Voir le chapitre de Caïra O., « Écologie et interactivité : deux formes de pensée environnemen- tale dans les jeux de simulation ». 38. Voir la conclusion de Chelebourg C. dans ce volume : « Tableaux d’une apocalypse. Écofictions pour les générations futures ». 39. Voir la définition de la zoopoétique par Anne Simon : « La zoopoétique est une approche littéraire des textes fondée sur un renouvellement des interfaces avec des disciplines relevant des sciences humaines et sociales tout comme des sciences du vivant. […] La zoopoétique veut montrer que la littérature, par sa capacité à l’individuation d’une bête, sa fascination (parfois métalinguistique) pour les organismes hétérogènes et les hybridations, son attention aux partages sensibles et affectifs entre animaux et humains, son souci pour des milieux singuliers et des écosystèmes complexes et fragiles apporte un savoir – et non pas simplement une représentation – spécifique et novateur sur le vivant. » Simon A., « Présentation de la zoopoétique », Animots. Carnet de zoopoétique, [http://animots.hypotheses.org/zoopoetique], consulté le 13 octobre 2016. 40. Ce néologisme naît sous la plus de William Rueckert en 1978 dans un article intitulé « Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism », in C. Glotfelty et H. Fromm (dir.), The Ecocriticism Reader, Athens/Londres, University of Georgia Press, 1996, p. 105.
26 Sébastian Thiltges politique ainsi que le caractère éthique de l’écriture et de la lecture écologiques – et font souvent débat – les chercheurs s’accordent d’une part sur la nécessité d’une révision du dualisme entre nature et culture, et de l’autre sur la condamnation de la vision anthro- pocentrique, particulièrement du monde occidental 41. En effet, la crise écologique actuelle – dérèglement climatique, pollutions à de multiples niveaux, disparition de la biodiversité, etc. – sonne comme un rappel tonitruant du lien inextricable qui unit l’être humain au monde qui l’entoure. L’environnement, le climat et les corps déréglés, (re)devenus incontrôlables, rappellent à l’humain qu’il n’a « jamais été moderne42 », au sens où il ne s’est jamais séparé de la nature, contrairement à ce que raconte l’épopée de la civilisation et de la technologie, relayant pendant longtemps la nature au rôle de cadre ou de décor. Dans ce contexte, les productions culturelles comme les textes litté- raires permettent d’imaginer, voire de réinventer les multiples interactions humaines avec l’environnement physique et les communautés animales et végétales, désormais à considérer comme des acteurs à part entière. De plus en plus de chercheurs et de penseurs soulignent ainsi l’apparition de nouvelles formes narratives et discursives, ainsi que, comme l’écrit la philosophe Émilie Hache, « la nécessité d’une nouvelle ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr esthétique, au sens de renouvellement de nos modes de perception, de notre sensibilité, pour pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver 43 ». Quand nos recherches ont débuté au cours de l’été 2014, dans le cadre du projet régional EcoLitt 44, le pari méthodologique comparatiste fut double. Concernant d’abord les rapports entre littérature et écologie, il s’agissait de proposer une étude écocritique d’un corpus littéraire européen qui, hormis quelques exceptions notables 45, n’avait guère fait l’objet d’analyses approfondies. Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) 41. Au sujet de ces deux points communs, voir Zemanek E., « Unkalkulierbare Risiken und ihre Nebenwirkungen. Zu literarischen Reaktionen auf ökologische Transformationen und den Chancen des Ecocriticism », in M.Schmitz-Emans (dir.), Literatur als Wagnis, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2013, p. 293. À noter que l’anthropocentrisme n’est pas une exclusivité de l’Occident, comme le souligne Dipesh Chakrabarty (« Quelques failles dans la pensée sur le chan- gement climatique », in É. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Dehors, 2014, p. 139 et 142) qui préfère décliner « anthropocentrismes » au pluriel pour désigner différentes formes culturelles, mais aussi différents degrés (fort et faible) de l’anthropocentrisme. 42. L atour B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2005. 43. H ache É., « Introduction. Retour sur Terre », in É. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 13. 44. EcoLitt, programme de recherche sur l’écologie en littérature (2014-2016), porté et initié par A. R. Hermetet. [http://ecolitt.univ-angers.fr], consulté le 6 décembre 2016. 45. Blanc N., Chartier D. et Pughe T., « Littérature et écologie : vers une écopoétique », art. cité ; Suberchicot A., Littérature et environnement, op. cit.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 27 Entre-temps, les recherches portant sur l’écocritique et particulièrement sur sa diffusion internationale vont bon train, avec entre autres les travaux de Stéphanie Posthumus ou encore de Pierre Schoentjes qui définit l’écocritique française comme une « écopoétique 46 », à l’encontre du paradigme interdisciplinaire des cultural studies. Des associations et des réseaux internationaux et régionaux de cher- cheurs se sont mis en place et se développent 47. De nombreux colloques et sémi- naires sont désormais consacrés à l’écologie culturelle et littéraire, et les publica- tions nationales et internationales se multiplient. Parallèlement à la diversification théorique du champ (histoire environnementale, zoopoétique, etc.) foisonnent désormais les guides et ouvrages d’introduction à l’écocritique, bien connus dans le domaine anglophone 48, avec notamment la parution récente du Guide des Humanités environnementales 49 et de deux livres en Allemagne : Ecocriticism. Eine Einführung 50 et Ecocriticism. Grundlagen – Theorien – Interpretationen 51. Le champ se développe ainsi rapidement, sans cesser de souligner son originalité et de conquérir un public nouveau. Cette institutionnalisation croissante des recherches environnementales dans les sciences humaines et les études littéraires montre que ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr la recherche n’est pas exclue de considérations pratiques et structurales, éditoriales et financières, qui marquent aussi, souvent sous le sceau du scepticisme, l’écologie dans les domaines social, culturel et politique. Malgré ces observations épistémologiques qui mériteraient d’être approfon- dies, le développement de l’écocritique est également au cœur d’une visée compa- rative qui s’intéresse aux formes, mais aussi aux contextes sociaux, aux spécifici- tés culturelles, aux lieux et aux frontières des champs littéraires et scientifiques. Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) 46. Schoentjes P., Ce qui a lieu, Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015, p. 16. 47. European Association for the Study of Literature, Culture and the Environment (EASLCE) ; Benelux Association for the Study of Culture and the Environment (BASCE) ; DfG-Netzwerk « Ethik und Ästhetik in literarischen Repräsentationen ökologischer Transfromationen » (université de Fribourg) ; EcoLitt (universités d’Angers, du Mans et de Nantes) ; programme MISHA 2013-2016 « La nature à la lettre. Ecritures et production des savoirs sur la nature dans l’Europe moderne et contemporain » (université de Strasbourg) ; « Ecopoetics Perpignan. Atelier de recherche en écocritique et écopoétique » (université Perpignan). 48. Glotfelty C. et Fromm H. (dir.), The Ecocriticism Reader, op. cit. ; Coupe L. (dir.), The Green Studies Reader. From Romanticism to Ecocriticism, Londres/New York, Routledge, 2000 ; Clark T., The Cambridge Introduction to Literature and the Environment, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; Zapf H. (dir.), Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, Berlin/ New York, De Gruyter, 2016. 49. Choné A., Hayek I. et Hamman P. (dir.), Guide des Humanités environnementales, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2016. 50. Op. cit. 51. Bühler B., Ecocriticism. Grundlagen – Theorien – Interpretationen, Stuttgart, J. B. Metzler, 2016.
28 Sébastian Thiltges L’écologie oblige en effet à repenser les relations du local au global à de multiples niveaux : la crise environnementale est un phénomène à échelle planétaire ; le modèle du milieu écologique met en cause les frontières naturelles et culturelles. Quant à eux, l’art et la littérature participent d’une « mondialisation des imagi- naires 52 », phénomène qu’exemplifie parfaitement la littérature de jeunesse, un genre international caractérisé par la circulation et la traduction rapides des œuvres 53. L’écocritique, peut-être particulièrement quand elle s’intéresse à des genres tels que la littérature de jeunesse, invite ainsi à passer outre des frontières somme toute artificielles 54 et à dépasser les approches nationales toujours domi- nantes dans les études littéraires 55. Ainsi, des concepts tels que le wilderness nord- américain sont certes étroitement liés des contextes géographiques et culturels précis – et ont été déconstruits comme étant de pures affabulations coloniales –, mais il n’en demeure pas moins, comme le montre Pierre Schoentjes 56, que ce sauvage fascine et s’exporte très bien, notamment dans la littérature de jeunesse. Or, l’écocritique n’abandonne aucunement l’étude du lieu (objet de la géocritique) sous prétexte de l’importance des enjeux globaux de la crise environ- ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr nementale et d’un élargissement des échelles spatiales (retombées planétaires) et temporelles (effets sur le long terme, ère de l’Anthropocène). L’expérience locale et immédiate du lieu demeure primordiale, même s’il faut repenser les cadres permettant de la décrire. Ainsi, Serenella Iovino, théoricienne de l’écocritique matérielle 57, écrit dans Ecocriticism and Italy : En tant que chercheurs en Humanités environnementales, nous sommes condition- nés à ne pas penser les lieux tels qu’ils apparaissent sur une carte, car les cartes, en tant que produits de constructions topographiques idéologiques et politiques, ne Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) sont jamais neutres ni innocentes. En même temps, les lieux sont sources d’expé- rience, de dynamisme et de symboles qui peuvent éclairer la vie d’autres popula- tions dans d’autres endroits. Ces lieux sont, selon Jorge Luis Borges, des « points dans l’espace qui contiennent tous les points 58 ». 52. Martin M.-C. et Martin S., Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris, Klincksieck, 2009, p. 48. 53. Perrot J., Mondialisation et littérature de jeunesse, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008. 54. « Ecologically, national borders have always been unreal », Clark T., The Cambridge Introduction to Literature and the Environment, op. cit., p. 132 et Dwyer J., Where the Wild Books Are, op. cit., p. viii. 55. Schoentjes P., Ce qui a lieu, op. cit., p. 14. 56. Ibid., p. 105. 57. Iovino S. et Oppermann S. (dir.), Material Ecocriticism, Bloomington, Indiana University Press, 2014. 58. « As environmental humanities scholars, we are trained to think that places should not be taken liter- ally as they appear on maps: maps themselves are never neutral or innocent, being always the result of ideologically constructed topographies of power. At the same time, there are places that can gather
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 29 Iovino montre que si tout projet cartographique est problématique, l’écocri- tique ne peut se passer du lieu, car la rencontre matérielle et sensible avec ce dernier est le terreau de toute pensée et action écologiques. Parce que des récits (« stories ») émergent de cette rencontre, le lieu « transcende sa réalité locale 59 ». La synthèse de deux considérations fondamentalement opposées du lieu – l’une déterritoriali- sée ; l’autre construite sur l’interaction locale – est fournie par le concept d’« éco- cosmopolitisme 60 » qui considère le lieu autant dans sa singularité que dans son interdépendance écosystémique avec d’autres environnements. Le lieu n’est dès lors pas une notion abstraite et figée, mais « un lieu de rencontre 61 » dynamique, habité par le vivant qui le façonne autant par son interaction matérielle qu’en fonction de ses paysages intérieurs forgés par les émotions et l’imagination 62. Ces observations concernant la portée éco-cosmopolite des récits, des imaginaires, mais également des théories culturelles et littéraires, obligent donc également la littérature comparée 63 à s’interroger sur ses méthodes et ses démarches, particulièrement dans ses efforts de contextualisation des œuvres (voir le chapitre quatrième « L’écologie en contexte(s) »). ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr … pour enfants et adolescents Si cette brève synthèse générale concernant l’écocritique dans sa visée inter- nationale est nécessaire, nos investigations se sont avant tout concentrées sur le rapport spécifique entre écologie et littérature de jeunesse. La synthèse théorique qui suit prend en compte des travaux publiés dans les sphères anglo-, germano- et francophone. Ce choix méthodologique, correspondant certes à une certaine Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) experiences, dynamics, and symbols as to also enlighten the life of other places, of other collectives: places that, like Jorge Luis Borges’s Aleph, are “points in the space that contain all points” (Borges J. L., Aleph and other stories, New York, Penguin, 2000, p. 126). » Iovino S., Ecocriticism and Italy. Ecology, Resistence and Liberation, Londres/New York, Bloomsbury, 2016, p. 2 (notre traduction). 59. « Transcend their local reality », ibid., p. 1. 60. « Eco-cosmopolitanism », Heise U. K., Sense of Place and Sense of Planet. The Environmental Imagination and the Global, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 10. Voir aussi Zapf H., Literature as Cultural Ecology, op. cit., p. 81. 61. « Meeting-place », Harcourt W., « Place », in J. Adamson, W. A. Gleason et D. N. Pellow (dir.), Keywords for Environmental Studies, Londres/New York, NY University Press, 2016, p. 161. 62. Bateson G., Steps to an Ecology of the Mind, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1972. 63. Dans le domaine anglophone, plusieurs synthèses des rapports entre écocritique et littérature comparée ont été publiées par Ursula K. Heise : « Globality, Difference, and the International Turn in Ecocriticism », PMLA, 2013, p. 636-643 et « Comparative Literature and the Environmental Humanities », State of the Discipline Report, mars 2014, [http://stateofthediscipline.acla.org/entry/ comparative-literature-and-environmental-humanities], consulté le 6 décembre 2016.
30 Sébastian Thiltges tradition de la littérature comparée européenne, est en grande partie lié à notre accès subjectif aux textes dans leur langue de publication, mais, dans l’espoir d’élar- gir les corpus critique et littéraire, Éco-graphies inclut les contributions de cher- cheurs espagnols, italiens, grecs, canadiens et américains. Par ailleurs, les co-auteurs ci-présents ne cesseront pas de souligner le caractère transculturel de l’écolije qui relève de l’imaginaire globalisé tel qu’il est véhiculé par des bestsellers et blockbusters nord-américains, mais également d’une littérature qui propose de découvrir des contrées lointaines et des modes de vie inconnus. Malgré l’omniprésence du thème de la nature et l’existence indiscutable de considérations éthiques envers le monde naturel et animal dans la littérature d’enfance et de jeunesse, le genre est toujours négligé par la recherche écocritique. La majorité des parutions se fait dans le cadre de la didactique littéraire et ne se concentre donc pas sur une écopoétique, au sens d’une théorie littéraire de l’écri- ture de l’écologie, enjeu phare de notre ouvrage. Paradoxalement, une première vague écocritique s’intéressant à la littérature de jeunesse se distingue aux États- Unis dès le milieu années 1990 64, simultanément donc à l’émergence de l’écocri- ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr tique « générale ». En 2004, le précédemment cité Wild Things : Children’s Culture and Ecocriticism, dirigé par Sydney I. Dobrin et Kenneth B. Kidd, propose une première synthèse du lien entre écocritique et écrits pour la jeunesse. Les éditeurs précisent ne pas considérer l’écocritique comme un ensemble d’outils ni la littéra- ture de jeunesse comme l’objet de leurs recherches. Au contraire, l’ouvrage fait le pari théorique de combiner green studies et children’s studies dans le cadre des cultu- ral studies. L’étude de la nature et l’étude de l’enfance sont considérées comme deux champs interagissant, sur le modèle de l’ecofeminism ou de l’ecopostcolonialism, Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) l’argument clé étant que la nature, comme l’enfant, sont sous-représentés dans la culture et dans la recherche. Les articles réunis constituent ce faisant des études du rapport ambivalent nature/culture, humain/non-humain à partir de textes précis, mais l’ouvrage ne fournit aucune définition poétique ni esthétique de ce genre particulier. Le recours aux children’s studies néglige ainsi étonnamment la spécificité littéraire et l’essence poétique des textes, nonobstant la capacité d’invention et d’innovation de cette littérature. En écartant les dossiers thématiques qui circulent sur la toile ou sous forme de livres 65, ainsi que les publications liées à l’éducation au développement durable 64. Greenway B. (dir.), Ecology and the Child, Children’s Literature Association Quarterly, vol. 19, no 4, 1994 ; Rahn S. (dir.), Green Worlds, The Lion and the Unicorn, vol. 19, no 2, 1995 ; Children’s Literature and the Environment, American Nature Writing Newsletter, vol. 7, no 1, 1995. 65. Voir, en ligne, les dossiers thématiques : Télémaque, éducation à l’environnement dans la litté- rature de jeunesse, services Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation nationale, académie
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse 31 – qui peuvent ou non avoir recours à des textes littéraires 66 –, le présent ouvrage constitue la première analyse écocritique en France d’un corpus de la littérature de jeunesse européenne. Néanmoins, dans les domaines anglo-, germano- et franco- phone, plusieurs ouvrages ont théorisé les rapports entre nature, environnement et littérature de jeunesse, sans cependant s’inscrire nécessairement dans les cadres théoriques de l’écocritique 67. Le modèle éditorial dominant le champ de recherche est la publication d’actes de colloque et d’ouvrages collectifs, dans lesquels une ou deux contributions sont généralement dédiées à la littérature de jeunesse, à l’instar, en Allemagne, de l’étude de Julia Hoffmann 68 ainsi que de la synthèse coécrite par Berbeli Wanning et Anna Stemmann 69. Par conséquent, la littérature de jeunesse apparaît constamment comme un genre homogène, servant le plus souvent à nuancer les hypothèses formulées à partir de la littérature « pour les grands ». Un des enjeux primordiaux d’Éco-graphies est donc de dépasser cette simple opposition entre littérature générale et littérature de jeunesse en observant la pluralité des écogenres (voir notre chapitre troisième) de la littérature s’adressant aux enfants et aux adolescents. ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr À cette diversité générique s’ajoute l’analyse des transformations historiques du discours écologique et de celui adressé à la jeunesse. Le premier chapitre intitulé « Écogenèse : histoire d’une sensibilité en formation » propose ainsi, grâce à des études de cas contextualisées, un aperçu des changements poétologiques profonds dans la représentation de la nature et de ses rapports avec l’enfance. On constate par exemple que dans le domaine germanophone (Allemagne, Suisse, Autriche), de Créteil, 2007, [http://www.cndp.fr/crdp-creteil/telemaque/comite/environnement.htm] ; Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) Ricochet Jeunes, « Les bibliographies thématiques », Institut suisse Jeunesse et médias, [http:// www.ricochet-jeunes.org/bibliographies/theme/152-ecologie] ; « L’Écologie, l’éco-citoyenneté dans les livres pour enfants : Bibliographie », in La Joie par les livres, Bibliothèque nationale de France, Centre national de la littérature pour la jeunesse, 2010, [http://lajoieparleslivres.bnf.fr], consulté le 6 décembre 2016. Au format imprimé, voir « Nature : Écologie et milieux naturels » et « Nature : Environnement et pollution », in Escales en littérature de jeunesse, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2007, p. 340-342 et p. 342-343. Voir aussi l’article Labonté C. « Les livres verts pour la jeunesse », Lurelu, vol. 15, no 1, 1992, p. 4-8. 66. G rimm S. et Wanning B., « Cultural Ecology and the Teaching of Literature », in H. Zapf (dir.), Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, op. cit., p. 513-533. 67. Aux États-Unis : Nabhan G. et Trimble S., The Geography of Childhood: Why Children Need Wild Places, Boston, Beacon Press, 1995. En Allemagne : Lindenpütz D., Das Kinderbuch als Medium ökologischer Bildung. Untersuchungen zur Konzeption von Natur und Umwelt in der erzählenden Kinderliteratur seit 1970, Essen, Die blaue Eule, 1999. En France : Chansigaud V., Enfant et nature à travers trois siècles d’œuvres pour la jeunesse, Paris, Delachaux et Niestlé, 2016. 68. H offmann J., « Blumenkinder. Kinder- und Jugendliteratur ökokritisch betrachtet », art. cité. 69. S temmann A. et Wanning B., « Ökologie in der Kinder- und Jugendliteratur », art. cité.
32 Sébastian Thiltges l’écologie est le thème à la mode durant les années 1970 et 1980, entraînant des entrées spécifiques dans des encyclopédies dédiées à la littérature de jeunesse 70 ainsi qu’une première publication collective en 1985 qui s’intéresse notamment à la rhétorique de la peur, à l’écopédagogie et qui fournit une riche bibliographie de textes littéraires 71. Le thème de la protection de l’environnement (Umweltschutz) s’instaurant rapidement dans le contexte social et culturel, il transparaît massivement dans les textes adressés à la jeunesse 72 et capte l’intérêt de la recherche littéraire bien avant la réception de l’écocritique 73. Ainsi paraît en 1999 Das Kinderbuch als Medium ökologischer Bildung de Dagmar Lindenpütz qui considère l’écolije en tant que genre et en propose une typologie selon trois modèles interpréta- tifs : l’enseignement de la nature selon des préceptes humanistes et didactiques (« ökologische Aufklärung ») ; l’établissement d’une axiologie alternative (« alter- natives Wertbewusstsein) » ; l’étude du corpus à la lumière du regard sceptique de la postmodernité (« postmoderne Zeitdiagnostik und Skepsis 74 »). En référence au savoir postmoderne de Jean-François Lyotard, l’auteure constate de prime abord ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr la fin des métarécits : la nature apparaît comme une immense et labyrinthique bibliothèque de Babel. Mais, dans une deuxième étape, elle montre que l’aspect didactique de littérature de jeunesse demeure une condition à la construction du sujet et résiste de ce fait au morcellement postmoderne, qui est dès lors interprété comme une diversité. L’ouvrage dégage ainsi le potentiel écopédagogique de la postmodernité, souligne l’importance d’un standard esthétique et fournit des analyses détaillées des différentes narrations écologiques, l’idéal pragmatique Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.) 70. Dierks M., « Naturgeschichte im Kinder-und Jugendbuch », in K. Doderer (dir.), Lexikon der Kinder- und Jugendliteratur, vol. 2, Weinheim/Bâle, Beltz Verlag, 1977, p. 539-542. 71. S teuer H., « Umwelt und Umweltproblematik als Themen in der KJL », in L. Binder (dir.), Ökologie, Alltag und Sinnfragen in der Kinder- und Jugendliteratur, Vienne, Internationales Institut für Jugendliteratur und Leseforschung, 1985, p. 117-123. 72. P ointner A., Umweltschutz und Märchen, Landeszentrale für Umweltaufklärung, no 28/29, Hohengehren, Schneider Verlag, 2000 ; Knobloch J. (dir.), Die angekündigte Katastrophe oder : KJL und Umweltschutz, kjl&m, vol. 4, Munich, 2009 ; Mikota J., « Hauptsache die Welt retten : Umweltschutz in der aktuellen Kinder- und Jugendliteratur », 2012, [http://www.alliteratus. com/pdf/ges_allg_nat_umwelt.pdf ], consulté le 6 décembre 2016. 73. Cette remarque vaut également pour la recherche en général, les travaux des frères Gernot et Hartmut Böhme, toujours d’actualité, comptant comme des véritables précurseurs de l’écocritique : Böhme H., Natur und Subjekt, Francfort/Main, Suhrkamp, 1988 ; Böhme G., Für eine ökologische Naturästhetik, Francfort/Main, Suhrkamp, 1989 ; Böhme H. et Böhme G., Feuer Wasser Erde Luft. Kulturgeschichte der Naturwahrnehmung in den Elementen, Munich, C. H. Beck, 1996. 74. L indenpütz D., Das Kinderbuch als Medium ökologischer Bildung, op. cit., p. 51.
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