ÉCOCRITIQUE COMPARÉE DES LITTÉRATURES POUR LA JEUNESSE - Presses Universitaires de Rennes

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INTRODUCTION
                                                                                       ÉCOCRITIQUE COMPARÉE DES LITTÉRATURES
                                                                                                 POUR LA JEUNESSE

                                                                                             Dans Portraits de philosophes en écologistes, Hicham-Stéphane Afeissa remarque
                                                                                       que le principe responsabilité de Hans Jonas repose en grande partie sur la recon-
                                                                                       naissance des conséquences qu’auront les grands bouleversements écologiques
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       sur les générations futures et, par conséquent, du jugement desdits descendants
                                                                                       à l’égard de leurs aînés 1. Aldo Leopold, pionnier de l’éthique environnemen-
                                                                                       tale, avait déjà souligné l’importance de l’enseignement écologique en vue d’une
                                                                                       urgente prise de conscience. Cet enseignement n’est cependant pas exempt d’une
                                                                                       certaine ambiguïté : « La réponse qu’on donne habituellement à ce dilemme c’est :
                                                                                       “plus d’écologie à l’école”. Personne ne constatera le bien-fondé de cette proposi-
                                                                                       tion mais est-il certain que ce soit seulement le volume d’éducation qui demande
                                                                                       à être revu à la hausse ? Ou bien manquerait-il quelque chose aussi du point de
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       vue du contenu 2 ? » Si Aldo Leopold a raison de privilégier le contenu à la quantité
                                                                                       d’information transmise, encore faut-il trouver une forme pour dire l’écologie, non
                                                                                       par simple souci rhétorique, mais dans le désir de confronter le langage, l’imagina-
                                                                                       tion et les récits à une nouvelle donne environnementale 3. Tel est l’enjeu central
                                                                                       des éco-graphies pour la jeunesse dont le parti pris éthique ne peut s’arrêter au
                                                                                       contenu, mais doit inclure la création poétique et le processus de découverte de
                                                                                       l’œuvre afin de donner du sens à un message et de faire réfléchir le destinataire en
                                                                                       l’impliquant émotionnellement et esthétiquement dans sa lecture.

                                                                                       1. Afeissa H.-S., Portraits de philosophes en écologistes, Bruxelles, Dehors, 2012, p. 152-153.
                                                                                       2. Leopold A., Almanach d’un comté des sables suivi de Quelques croquis, trad. par A. Gibson, Paris,
                                                                                           Flammarion, 2000 (1949), p. 262.
                                                                                       3. Voir Bergthaller H., « “Trees are what Everyone needs”: The Lorax, Anthropocentrism, and the
                                                                                           Problem of Mimesis », in C. Gersdorf et S. Mayer (dir.), Nature in Literary and Cultural Studies,
                                                                                           Amsterdam/New York, Rodopi, 2006, p. 154-175.
20                                                                                 Sébastian Thiltges

                                                                                             Car si la littérature de jeunesse a parfaitement intégré l’écologie, un problème
                                                                                       essentiel persiste : considérée par beaucoup comme un contre-discours 4, l’écologie
                                                                                       est bel et bien récupérée par des enjeux marketing. Quand les auteurs ou éditeurs
                                                                                       mettent en avant le message environnemental – grâce à des pastilles « papier recy-
                                                                                       clé », à des préfaces de célébrités médiatiques et politiques, ou à des couleurs,
                                                                                       figures et motifs prototypiques –, ils s’adressent avant tout aux parents, c’est-à-
                                                                                       dire à ceux qui achèteront les livres. Par contre, le public cible – les enfants et les
                                                                                       adolescents – risque de rejeter tout discours ostensiblement « écolo », au point
                                                                                       que d’autres professionnels du livre préconisent de « masque[r] 5 » la composante
                                                                                       didactique. Charivari chez les sorcières de Carole Crouzet 6 aborde ainsi le thème
                                                                                       du recyclage grâce à une histoire de sorcières préparant leur portion magique,
                                                                                       camouflant ce faisant le contenu écologique. L’exemple démontre parfaitement la
                                                                                       recherche d’autres moyens, originaux, ludiques ou poétiques, afin de sensibiliser les
                                                                                       lecteurs – et de convaincre leurs parents – aux enjeux de la crise environnementale,
                                                                                       alors même que le soupçon du politique plane sur tout discours vert.
                                                                                             Au cours des dernières décennies, les succès de librairie, l’apparition de collec-
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       tions consacrées exclusivement à l’écologie ou encore l’attribution de prix littéraires
                                                                                       spécifiques, comme le Friends of the Earth Book Earthworm Award 7, caractérisent
                                                                                       l’écriture, la fabrication et la diffusion de l’écolittérature pour la jeunesse. Quand, à
                                                                                       l’instar du prix Véolia environnement, mention Jeunesse, des multinationales s’af-
                                                                                       fichent sur les livres destinés à un public juvénile, la situation devient profondément
                                                                                       ambiguë. Or, ces phénomènes éditoriaux et économiques ne doivent pas occulter
                                                                                       le travail esthétique et poétique des auteurs et des illustrateurs. Dans la démarche
                                                                                       littéraire qu’est la nôtre, nous nous penchons sur les textes et les images pour y
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       déceler l’existence d’une écolije devenue un genre à part entière, à son tour composé
                                                                                       de sous-genres et développant de nouvelles formes, à l’instar des livres hybrides à
                                                                                       mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Loin de n’être qu’un argument théo-
                                                                                       rique, cette diversité générique et poétique est aussi une manière de renouer avec la
                                                                                       pluralité de l’expérience de la nature 8. La meilleure illustration en sont les pop-up

                                                                                       4. Zapf H., Literatur als kulturelle Ökologie. Zur kulturellen Funktion imaginativer Texte an Beispielen
                                                                                           des amerikanischen Romans, Tubingen, Niemeyer, 2002, p. 63.
                                                                                       5. S uberchicot A., Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Honoré
                                                                                           Champion, 2012, p. 205.
                                                                                       6. C rouzet C., Charivari chez les sorcières, Paris, Graine2, 2013.
                                                                                       7. Voir Martin C., « Ecology and Environment », in J. Zipes (dir.), The Oxford Encyclopedia of
                                                                                           Children’s Literature, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 17.
                                                                                       8. D obrin S. I. et Kidd K. B., « Introduction: Into the Wild », in S. I. Dobrin et K. B. Kidd (dir.),
                                                                                           Wild Things: Children’s Culture and Ecocriticism, Détroit, Wayne State University Press, 2004, p. 1.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                               21

                                                                                       – que l’allemand nomme joliment « Bücherwelten » (« mondes livresques ») – qui,
                                                                                       grâce aux multiples dimensions de la page et aux images animées, créent une spatio-
                                                                                       temporalité dans laquelle le lecteur s’immerge par le langage et par les sens 9.

                                                                                       Une écolittérature de jeunesse haute en couleurs
                                                                                             La créativité des auteurs et des éditeurs, la demande des lecteurs (enfants et
                                                                                       adultes), la diversité des genres, des thèmes, des images et des histoires ont ainsi
                                                                                       permis de dépasser l’identification de l’écologie aux couvertures d’ouvrages et
                                                                                       aux éditions qui font la part belle à la couleur verte ou qui arborent fièrement
                                                                                       un arbre, un animal ou le globe terrestre en couverture. La diversité des contenus
                                                                                       et des formes que produit cette littérature rend désormais impossible de réduire
                                                                                       le paratexte écologique à une seule tendance sémiologique. Certes, les livres qui
                                                                                       affichent clairement leurs intentions et revendiquent un public cible, comme Toxic
                                                                                       Planet 10 ou Bioboi 11, sont légion. Le thème de l’écologie est soit traité de manière
                                                                                       générale soit grâce à un thème ou un motif environnemental précis (objets du
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       second chapitre d’Éco-graphies) : ressources en eau potable dans L’Or bleu 12, catas-
                                                                                       trophe nucléaire dans Mon père n’est pas un héros 13 (Fukushima), alimentation dans
                                                                                       Le Boulanger des croissants 14… Si certains bouquins font le pari de présenter la
                                                                                       nature et la biodiversité de manière ludique (Croque ! La nourrissante histoire de la
                                                                                       vie 15) et de faire découvrir des contrées et des cultures inconnues au fil d’histoires
                                                                                       haletantes (Un monde sauvage 16), nombre sont alarmistes (Cinq degrés de trop 17)
                                                                                       et dépeignent l’horreur de manière réaliste, dans le but de provoquer un déclic,
                                                                                       comme le roman Una lepre con la faccia di bambina 18 racontant la catastrophe
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       de Seveso en Italie. D’autres auteurs culpabilisent les jeunes lecteurs, à l’instar du
                                                                                       célèbre roman allemand Die Wolke. Jetzt werden wir nicht mehr sagen können wir

                                                                                        9. Voir Martin S., Poétique de la voix en littérature de jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 94-95.
                                                                                       10. Ratte D., Toxic Planet, Genève, Paquet BD, 2006.
                                                                                       11. W
                                                                                            eitner T., Bioboi : Superheldenabenteuer auf dem Bio-Bauernhof, Nonnenhorn, Papier-
                                                                                           fresserchens MTM, 2014.
                                                                                       12. Martinigol D., L’Or bleu, Paris, Hachette, 1989.
                                                                                       13. Léon C., Mon père n’est pas un héros (Fukushima), Paris, Oskar, 2013.
                                                                                       14. Beaupuis Y., Le Boulanger des croissants, Francheville, Balivernes, 2013.
                                                                                       15. Mizielinska A. et Mizielinski D., Croque ! La nourrissante histoire de la vie, adapté du polonais
                                                                                            par C. Giardi et A. Serres, Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2010.
                                                                                       16. Petit X.-L., Un monde sauvage, Paris, L’école des loisirs, 2015.
                                                                                       17. Grenier C., Cinq degrés de trop, Les Enquêtes de Logicielle, Paris, Rageot, 2008.
                                                                                       18. Conti L., Una lepre con la faccia di bambina, Rome, Riuniti, 1978 (Une lèpre au visage d’enfant
                                                                                            [notre traduction]).
22                                                                                    Sébastian Thiltges

                                                                                       hätten von nichts gewußt 19, prix littéraire contesté en 1988, mais toujours soutenu
                                                                                       politiquement 20 pour la portée de son propos.
                                                                                            À l’inverse, de nombreux écrivains et illustrateurs ont recours à l’humour,
                                                                                       multipliant images drôles et jeux de mots : L’Échappée (pou)belle 21, Kipu. La Planète
                                                                                       aux ordures 22, Der satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 23, ou maniant l’iro-
                                                                                       nie, n’hésitant pas à prendre à contre-pied les discours écologistes, comme l’album
                                                                                       On verra demain 24, véritable éloge de la procrastination et du conte. Certaines
                                                                                       œuvres s’inscrivent dans un genre spécifique – science-fiction (Les Clés de Babel 25)
                                                                                       ou fantasy (Peter au royaume d’En Dessous 26) – afin de ne pas aborder l’écolo-
                                                                                       gie dans son cadre référentiel habituel. Cette médiation générique relève d’une
                                                                                       stratégie narrative ou éditoriale, mais montre avant tout la présence entre-temps
                                                                                       diffuse de la problématique écologique. Finalement, de nombreux albums, comme
                                                                                       L’Orso con la spada 27, L’Homme qui dessinait des arbres 28 ou L’Enfant qui savait lire
                                                                                       les animaux 29, ajoutent une dimension poétique à leurs images et à leurs textes :
                                                                                       « poétique » à entendre au double sens des touches de poésie qui teignent les
                                                                                       œuvres, mais également de la mise en exergue de leur visée créatrice et réflexive.
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       La jeunesse et ses livres face à la crise environnementale
                                                                                             Quand elle s’intéresse aux enjeux environnementaux, une constante de la
                                                                                       littérature de jeunesse est sa description de l’enfant en tant que premier concerné,
                                                                                       mais également acteur privilégié. D’abord, pollution et contamination menacent
                                                                                       un organisme vulnérable, en formation. Puis les répercussions climatiques sont
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       19. Pausewang G., Die Wolke. Jetzt werden wir nicht mehr sagen können, wir hatten von nichts gewußt,
                                                                                            Ravensburg, Maier, 1987 (Le Nuage. Nous ne pourrons plus prétendre avoir été ignorants [notre
                                                                                            traduction]).
                                                                                       20. Sigmar Gabriel, président du Parti social démocrate allemand (SPD) de 2009 à 2017, signe la
                                                                                            préface d’une adaptation manga du roman, Hage A., Die Wolke, Hambourg, Tokyopop, 2010.
                                                                                       21. N ilsson F., L’Échappée (pou)belle, L. Verbèke (ill.), Paris, Bayard, 2012.
                                                                                       22. B aussier S. et Perrier P., Kipu. La Planète aux ordures, M. de Monti (ill.), Nantes, Gulf
                                                                                            Stream, 2013.
                                                                                       23. E nde M., Der satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch, R. Kehn (ill.), Stuttgart,
                                                                                            Thienemann, 1989.
                                                                                       24. E scoffier M., On verra demain, K. Di Giacomo (ill.), Paris, Kaléidoscope, 2014.
                                                                                       25. R ozenfeld C., Les Clés de Babel, Paris, Syros, 2009.
                                                                                       26. R icossé J., Peter au royaume d’En Dessous, Le Puy-en-Velay, L’atelier du poisson soluble, 2010.
                                                                                       27. C ali D., L’Orso con la spada, G. Foli (ill.), Reggio Emilia, ZOOlibri, 2008.
                                                                                       28. M ansot F., L’Homme qui dessinait les arbres : Il était une forêt, Arles, Actes Sud, 2013.
                                                                                       29. Serres A., L’Enfant qui savait lire les animaux, Zaü (ill.), Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2013.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                                 23

                                                                                       décalées d’une cinquantaine d’années, prédisant un avenir incertain aux généra-
                                                                                       tions futures. L’écologie met ainsi en lumière cette nouvelle temporalité, élément
                                                                                       clé dans la distinction d’une écriture écologique par rapport aux traditionnelles
                                                                                       représentations de la nature. En effet, le regard porté sur la nature du point de
                                                                                       vue de l’enfant, c’est-à-dire celui qui grandit et qui a toute sa vie devant lui,
                                                                                       suggère d’abord que la nature est un « processus et non un cadre stable 30 ». Plus
                                                                                       tragiquement, ce lecteur est, dès son plus jeune âge, mis face à une planète finie.
                                                                                       Position précaire que de se tenir tout petit sur une planète Terre qui entre dans
                                                                                       l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dont l’humain est la force majeure,
                                                                                       mais qui lui rappelle en même temps sa finitude sur le globe terrestre.
                                                                                            Si l’écologie introduit une nouvelle mise en rapport des temporalités humaine
                                                                                       et terrestre, l’association de l’enfance à la nature est courante dans l’histoire de la
                                                                                       pensée. L’héritage rousseauiste stipule l’existence d’un âge de la nature innocent
                                                                                       ainsi que d’un lien intime entre l’enfant et la nature. Au contraire, la représentation
                                                                                       d’un sauvage intérieur à maîtriser – on songe immédiatement à Where the Wild
                                                                                       Things Are (1963) de Maurice Sendak – met en parallèle l’enfant à éduquer et la
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       nature à dompter. Entre ces deux tendances se situe la métaphore du jardinage que
                                                                                       décrit Julia Hoffmann dans son article « Enfants de fleurs. La littérature de jeunesse
                                                                                       comme objet de l’écocritique 31 ». On la retrouve notamment dans le substantif
                                                                                       « Kindergarten » (« jardin d’enfants ») qui répond à une idéologie dualiste : si l’enfant
                                                                                       doit grandir et possède en lui-même – dans sa nature – la possibilité d’éclore, il doit
                                                                                       pousser de façon maîtrisée, accompagné d’un tuteur, fondamentalement différent
                                                                                       de lui-même, mais détenteur d’une expertise. Or, c’est précisément dans la relation
                                                                                       entre l’adulte et l’enfant que l’écologie opère un tournant important : il ne s’agit plus
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       seulement d’instruire l’enfant, mais de l’éduquer à éduquer, comme dans l’album de
                                                                                       Maria Inês De Almeida et Paulo Galindro 32, où l’écologie est l’enjeu par excellence
                                                                                       qui dote l’enfant d’une conscience et d’une connaissance faisant défaut à ses parents.
                                                                                            Cependant une différence essentielle est souvent omise dans les travaux sur
                                                                                       l’écologie et la littérature de jeunesse : s’il faut préserver la nature, il convient, à
                                                                                       l’inverse, de mettre en exergue les caractères éphémère de l’enfance et transitoire
                                                                                       de l’adolescence. Envisager cette ambiguïté suggère que préserver une nature en

                                                                                       30. Blanc N., Chartier D. et Pughe T., « Littérature et écologie : vers une écopoétique », Écologie
                                                                                            et politique, vol. 2, no 36, 2008, p. 19.
                                                                                       31. H
                                                                                            offmann J., « Blumenkinder. Kinder- und Jugendliteratur ökokritisch betrachtet », in
                                                                                           M. Ermisch, U. Kruse et U. Stobbe (dir.), Ökologische Transformationen und literarische
                                                                                           Repräsentationen, Goettingue, Universitätsverlag Göttingen, 2010, p. 35-58.
                                                                                       32. D
                                                                                            e Almeida M. I., Sabes que também podes ralhar com os teus pais ?, P. Galindro (ill.), Lisbonne,
                                                                                           Booksmile, 2011, n. p. (Sais-tu que tu as aussi le droit de gronder tes parents ? [notre traduction]).
24                                                                                Sébastian Thiltges

                                                                                       perpétuel changement ne signifie pas conserver un environnement en état de stase
                                                                                       biologique et mentale. Parallèlement, le respect des âges de l’enfance et de l’ado-
                                                                                       lescence garantit le désir des jeunes lecteurs à s’amuser et à se distraire ; cela même
                                                                                       eu égard à l’avenir incertain de la planète. Le contexte actuel de crise écologique
                                                                                       ne menace-t-il pas la disparition du plaisir de la lecture et de la nature, du fait de
                                                                                       l’épreuve permanente du poids de la responsabilité envers l’environnement et de
                                                                                       la crainte du futur ? Conformément au rôle attribué à la nature dans l’imaginaire
                                                                                       occidental – particulièrement romantique – elle demeure alors toujours le lieu, et
                                                                                       la lecture une temporalité, pour fuir le monde des adultes, alors même que cette
                                                                                       revendication iconoclaste de la fuite prend à contre-pied la majorité des discours
                                                                                       écologiques et écocritiques 33.
                                                                                             Dans cette même perspective on remarquera qu’au fil des chapitres du présent
                                                                                       volume se multiplient les notions telles que « réapprentissage », « réenchante-
                                                                                       ment » ou « reterritorialisation ». Bien connues de la rhétorique écologique, elles
                                                                                       stipulent qu’un lien s’est perdu qu’il s’agit désormais de retrouver ou de recons-
                                                                                       truire. Néanmoins, dans la littérature de jeunesse, ce « re- » se révèle paradoxal au
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       vu de textes adressés à un lecteur à qui il reste tout à découvrir et qui n’est a priori
                                                                                       pas responsable de l’urgence actuelle. Est-ce vraiment à lui qu’incombe ce fardeau ?
                                                                                       Ce désir ne s’adresse-t-il pas davantage aux adultes qui, n’ayant trouvé de solution,
                                                                                       placent un dernier espoir dans les générations à venir ?
                                                                                             Compte tenu de ces interrogations, une lecture écocritique ne peut se réduire
                                                                                       au relevé du contenu écologique, qu’il soit message écologique au sens politique ou
                                                                                       pertinence écologique au sens scientifique. Parce que les écrivains « s’intéress[e]nt
                                                                                       aux réalités sociales mais aussi aux fantasmes collectifs » et à « l’imaginaire social 34 »,
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       leurs textes interrogent le monde contemporain et mettent au jour un impensé du
                                                                                       discours écologique. Il importe donc de questionner les discours sur la nature,
                                                                                       dans le but théorique de définir une écopoétique – au sens propre d’une poiesis
                                                                                       d’un oikos, c’est-à-dire de la construction d’une manière d’habiter le monde – qui
                                                                                       s’oppose aux représentations traditionnelles de la nature. Il ne faut néanmoins pas
                                                                                       oublier de déconstruire les discours pour la nature de manière critique pour déceler
                                                                                       les imaginaires véhiculés et les représentations sous-jacentes. Car, comme le montre

                                                                                       33. Au sujet de l’escapism, voir Dwyer J., Where the Wild Books are. A Field Guide to Ecofiction, Reno,
                                                                                            University of Nevada Press, 2010, p. vii.
                                                                                       34. B lanckeman B., « Idéologie(s) et roman(s) au xxie siècle », in G. Béhétoguy, C. Connan-
                                                                                            Pintado et G. Plissonneau (dir.), Idéologie(s) et roman pour la jeunesse au xxie siècle, Bordeaux,
                                                                                            PUB, 2015, p. 38 et Larrère C. et Larrère R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie
                                                                                            de l’environnement, Paris, Aubier, 1997, p. 12.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                             25

                                                                                       Midam dans cette planche tirée du troisième tome de GRRReeny 35, si raconter des
                                                                                       histoires a un fort potentiel écologique, il n’est pas acquis que ces récits passionnent
                                                                                       le jeune lecteur pour la cause environnementale (voir figure 1).
                                                                                             C’est « le paradoxe des livres engagés, écrit Serge Martin : ils dégagent leur
                                                                                       lecteur de tout engagement parce qu’ils font taire le langage 36 ». L’approche litté-
                                                                                       raire du présent ouvrage ne se limite dès lors pas à l’étude du contenu thématique
                                                                                       ni à des contextes d’écriture spécifiques, mais s’attarde aux formes d’écritures, aux
                                                                                       procédés scripturaux, aux genres et aux récits. L’écopoétique et la dénommée « éco-
                                                                                       graphie » – terme renvoyant à la pluralité des formes « d’écritures » adressées à la
                                                                                       jeunesse, comme l’interaction du texte et de l’image dans les albums et les BDs,
                                                                                       mais également les jeux vidéo 37, les séries et les films 38 – ne désignent alors plus
                                                                                       seulement la médiation littéraire ou artistique d’un thème nouveau, d’actualité,
                                                                                       mais plus généralement le désir de passer outre le clivage entre création et engage-
                                                                                       ment, entre représentation et savoir 39.

                                                                                       État de la question : écologie et littérature…
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                            Le cadre théorique d’Éco-graphies est celui de l’écocritique (ecocriticism 40), champ
                                                                                       de recherche littéraire et interdisciplinaire qui naît et se développe d’abord aux États-
                                                                                       Unis, puis en Europe et à l’international, où il rencontre des traditions d’écriture et
                                                                                       de pensée de la nature différentes, moins centrées sur les espaces sauvages, vierges en
                                                                                       apparence de toute intervention humaine. Alors que la connotation voire l’engagement
                                                                                       35. Midam (= Ledent M.), GRRReeny : Habitons Bio !, Grenoble, Mad Fabrik/Glénat, 2014, p. 10.
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       36. Martin S., Poétique de la voix en littérature de jeunesse, op. cit., p. 289.
                                                                                       37. Voir le chapitre de Caïra O., « Écologie et interactivité : deux formes de pensée environnemen-
                                                                                            tale dans les jeux de simulation ».
                                                                                       38. Voir la conclusion de Chelebourg C. dans ce volume : « Tableaux d’une apocalypse. Écofictions
                                                                                            pour les générations futures ».
                                                                                       39. Voir la définition de la zoopoétique par Anne Simon : « La zoopoétique est une approche
                                                                                            littéraire des textes fondée sur un renouvellement des interfaces avec des disciplines relevant
                                                                                            des sciences humaines et sociales tout comme des sciences du vivant. […] La zoopoétique veut
                                                                                            montrer que la littérature, par sa capacité à l’individuation d’une bête, sa fascination (parfois
                                                                                            métalinguistique) pour les organismes hétérogènes et les hybridations, son attention aux partages
                                                                                            sensibles et affectifs entre animaux et humains, son souci pour des milieux singuliers et des
                                                                                            écosystèmes complexes et fragiles apporte un savoir – et non pas simplement une représentation –
                                                                                            spécifique et novateur sur le vivant. » Simon A., « Présentation de la zoopoétique », Animots.
                                                                                            Carnet de zoopoétique, [http://animots.hypotheses.org/zoopoetique], consulté le 13 octobre 2016.
                                                                                       40. Ce néologisme naît sous la plus de William Rueckert en 1978 dans un article intitulé « Literature
                                                                                            and Ecology. An Experiment in Ecocriticism », in C. Glotfelty et H. Fromm (dir.), The
                                                                                            Ecocriticism Reader, Athens/Londres, University of Georgia Press, 1996, p. 105.
26                                                                                  Sébastian Thiltges

                                                                                       politique ainsi que le caractère éthique de l’écriture et de la lecture écologiques – et font
                                                                                       souvent débat – les chercheurs s’accordent d’une part sur la nécessité d’une révision du
                                                                                       dualisme entre nature et culture, et de l’autre sur la condamnation de la vision anthro-
                                                                                       pocentrique, particulièrement du monde occidental 41. En effet, la crise écologique
                                                                                       actuelle – dérèglement climatique, pollutions à de multiples niveaux, disparition de
                                                                                       la biodiversité, etc. – sonne comme un rappel tonitruant du lien inextricable qui unit
                                                                                       l’être humain au monde qui l’entoure. L’environnement, le climat et les corps déréglés,
                                                                                       (re)devenus incontrôlables, rappellent à l’humain qu’il n’a « jamais été moderne42 », au
                                                                                       sens où il ne s’est jamais séparé de la nature, contrairement à ce que raconte l’épopée
                                                                                       de la civilisation et de la technologie, relayant pendant longtemps la nature au rôle de
                                                                                       cadre ou de décor. Dans ce contexte, les productions culturelles comme les textes litté-
                                                                                       raires permettent d’imaginer, voire de réinventer les multiples interactions humaines
                                                                                       avec l’environnement physique et les communautés animales et végétales, désormais
                                                                                       à considérer comme des acteurs à part entière. De plus en plus de chercheurs et de
                                                                                       penseurs soulignent ainsi l’apparition de nouvelles formes narratives et discursives,
                                                                                       ainsi que, comme l’écrit la philosophe Émilie Hache, « la nécessité d’une nouvelle
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       esthétique, au sens de renouvellement de nos modes de perception, de notre sensibilité,
                                                                                       pour pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver 43 ».
                                                                                             Quand nos recherches ont débuté au cours de l’été 2014, dans le cadre
                                                                                       du projet régional EcoLitt 44, le pari méthodologique comparatiste fut double.
                                                                                       Concernant d’abord les rapports entre littérature et écologie, il s’agissait de
                                                                                       proposer une étude écocritique d’un corpus littéraire européen qui, hormis
                                                                                       quelques exceptions notables 45, n’avait guère fait l’objet d’analyses approfondies.
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       41. Au sujet de ces deux points communs, voir Zemanek E., « Unkalkulierbare Risiken und
                                                                                            ihre Nebenwirkungen. Zu literarischen Reaktionen auf ökologische Transformationen und
                                                                                            den Chancen des Ecocriticism », in M.Schmitz-Emans (dir.), Literatur als Wagnis, Berlin/
                                                                                            Boston, De Gruyter, 2013, p. 293. À noter que l’anthropocentrisme n’est pas une exclusivité de
                                                                                            l’Occident, comme le souligne Dipesh Chakrabarty (« Quelques failles dans la pensée sur le chan-
                                                                                            gement climatique », in É. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Dehors,
                                                                                            2014, p. 139 et 142) qui préfère décliner « anthropocentrismes » au pluriel pour désigner
                                                                                            différentes formes culturelles, mais aussi différents degrés (fort et faible) de l’anthropocentrisme.
                                                                                       42. L atour B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris,
                                                                                            La Découverte, 2005.
                                                                                       43. H ache É., « Introduction. Retour sur Terre », in É. Hache (dir.), De l’univers clos au monde
                                                                                            infini, op. cit., p. 13.
                                                                                       44. EcoLitt, programme de recherche sur l’écologie en littérature (2014-2016), porté et initié par
                                                                                            A. R. Hermetet. [http://ecolitt.univ-angers.fr], consulté le 6 décembre 2016.
                                                                                       45. Blanc N., Chartier D. et Pughe T., « Littérature et écologie : vers une écopoétique », art. cité ;
                                                                                            Suberchicot A., Littérature et environnement, op. cit.
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                              27

                                                                                       Entre-temps, les recherches portant sur l’écocritique et particulièrement sur sa
                                                                                       diffusion internationale vont bon train, avec entre autres les travaux de Stéphanie
                                                                                       Posthumus ou encore de Pierre Schoentjes qui définit l’écocritique française
                                                                                       comme une « écopoétique 46 », à l’encontre du paradigme interdisciplinaire des
                                                                                       cultural studies. Des associations et des réseaux internationaux et régionaux de cher-
                                                                                       cheurs se sont mis en place et se développent 47. De nombreux colloques et sémi-
                                                                                       naires sont désormais consacrés à l’écologie culturelle et littéraire, et les publica-
                                                                                       tions nationales et internationales se multiplient. Parallèlement à la diversification
                                                                                       théorique du champ (histoire environnementale, zoopoétique, etc.) foisonnent
                                                                                       désormais les guides et ouvrages d’introduction à l’écocritique, bien connus
                                                                                       dans le domaine anglophone 48, avec notamment la parution récente du Guide
                                                                                       des Humanités environnementales 49 et de deux livres en Allemagne : Ecocriticism.
                                                                                       Eine Einführung 50 et Ecocriticism. Grundlagen – Theorien – Interpretationen 51. Le
                                                                                       champ se développe ainsi rapidement, sans cesser de souligner son originalité et de
                                                                                       conquérir un public nouveau. Cette institutionnalisation croissante des recherches
                                                                                       environnementales dans les sciences humaines et les études littéraires montre que
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       la recherche n’est pas exclue de considérations pratiques et structurales, éditoriales
                                                                                       et financières, qui marquent aussi, souvent sous le sceau du scepticisme, l’écologie
                                                                                       dans les domaines social, culturel et politique.
                                                                                             Malgré ces observations épistémologiques qui mériteraient d’être approfon-
                                                                                       dies, le développement de l’écocritique est également au cœur d’une visée compa-
                                                                                       rative qui s’intéresse aux formes, mais aussi aux contextes sociaux, aux spécifici-
                                                                                       tés culturelles, aux lieux et aux frontières des champs littéraires et scientifiques.
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       46. Schoentjes P., Ce qui a lieu, Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015, p. 16.
                                                                                       47. European Association for the Study of Literature, Culture and the Environment (EASLCE) ;
                                                                                            Benelux Association for the Study of Culture and the Environment (BASCE) ; DfG-Netzwerk
                                                                                            « Ethik und Ästhetik in literarischen Repräsentationen ökologischer Transfromationen »
                                                                                            (université de Fribourg) ; EcoLitt (universités d’Angers, du Mans et de Nantes) ; programme
                                                                                            MISHA 2013-2016 « La nature à la lettre. Ecritures et production des savoirs sur la nature dans
                                                                                            l’Europe moderne et contemporain » (université de Strasbourg) ; « Ecopoetics Perpignan. Atelier
                                                                                            de recherche en écocritique et écopoétique » (université Perpignan).
                                                                                       48. Glotfelty C. et Fromm H. (dir.), The Ecocriticism Reader, op. cit. ; Coupe L. (dir.), The
                                                                                            Green Studies Reader. From Romanticism to Ecocriticism, Londres/New York, Routledge, 2000 ;
                                                                                            Clark T., The Cambridge Introduction to Literature and the Environment, Cambridge, Cambridge
                                                                                            University Press, 2010 ; Zapf H. (dir.), Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, Berlin/
                                                                                            New York, De Gruyter, 2016.
                                                                                       49. Choné A., Hayek I. et Hamman P. (dir.), Guide des Humanités environnementales, Villeneuve
                                                                                            d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
                                                                                       50. Op. cit.
                                                                                       51. Bühler B., Ecocriticism. Grundlagen – Theorien – Interpretationen, Stuttgart, J. B. Metzler, 2016.
28                                                                                     Sébastian Thiltges

                                                                                       L’écologie oblige en effet à repenser les relations du local au global à de multiples
                                                                                       niveaux : la crise environnementale est un phénomène à échelle planétaire ; le
                                                                                       modèle du milieu écologique met en cause les frontières naturelles et culturelles.
                                                                                       Quant à eux, l’art et la littérature participent d’une « mondialisation des imagi-
                                                                                       naires 52 », phénomène qu’exemplifie parfaitement la littérature de jeunesse, un
                                                                                       genre international caractérisé par la circulation et la traduction rapides des
                                                                                       œuvres 53. L’écocritique, peut-être particulièrement quand elle s’intéresse à des
                                                                                       genres tels que la littérature de jeunesse, invite ainsi à passer outre des frontières
                                                                                       somme toute artificielles 54 et à dépasser les approches nationales toujours domi-
                                                                                       nantes dans les études littéraires 55. Ainsi, des concepts tels que le wilderness nord-
                                                                                       américain sont certes étroitement liés des contextes géographiques et culturels
                                                                                       précis – et ont été déconstruits comme étant de pures affabulations coloniales –,
                                                                                       mais il n’en demeure pas moins, comme le montre Pierre Schoentjes 56, que ce
                                                                                       sauvage fascine et s’exporte très bien, notamment dans la littérature de jeunesse.
                                                                                            Or, l’écocritique n’abandonne aucunement l’étude du lieu (objet de la
                                                                                       géocritique) sous prétexte de l’importance des enjeux globaux de la crise environ-
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       nementale et d’un élargissement des échelles spatiales (retombées planétaires) et
                                                                                       temporelles (effets sur le long terme, ère de l’Anthropocène). L’expérience locale
                                                                                       et immédiate du lieu demeure primordiale, même s’il faut repenser les cadres
                                                                                       permettant de la décrire. Ainsi, Serenella Iovino, théoricienne de l’écocritique
                                                                                       matérielle 57, écrit dans Ecocriticism and Italy :
                                                                                             En tant que chercheurs en Humanités environnementales, nous sommes condition-
                                                                                             nés à ne pas penser les lieux tels qu’ils apparaissent sur une carte, car les cartes, en
                                                                                             tant que produits de constructions topographiques idéologiques et politiques, ne
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                             sont jamais neutres ni innocentes. En même temps, les lieux sont sources d’expé-
                                                                                             rience, de dynamisme et de symboles qui peuvent éclairer la vie d’autres popula-
                                                                                             tions dans d’autres endroits. Ces lieux sont, selon Jorge Luis Borges, des « points
                                                                                             dans l’espace qui contiennent tous les points 58 ».

                                                                                       52. Martin M.-C. et Martin S., Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris, Klincksieck, 2009, p. 48.
                                                                                       53. Perrot J., Mondialisation et littérature de jeunesse, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008.
                                                                                       54. « Ecologically, national borders have always been unreal », Clark T., The Cambridge Introduction to
                                                                                           Literature and the Environment, op. cit., p. 132 et Dwyer J., Where the Wild Books Are, op. cit., p. viii.
                                                                                       55. Schoentjes P., Ce qui a lieu, op. cit., p. 14.
                                                                                       56. Ibid., p. 105.
                                                                                       57. Iovino S. et Oppermann S. (dir.), Material Ecocriticism, Bloomington, Indiana University
                                                                                            Press, 2014.
                                                                                       58. « As environmental humanities scholars, we are trained to think that places should not be taken liter-
                                                                                            ally as they appear on maps: maps themselves are never neutral or innocent, being always the result
                                                                                            of ideologically constructed topographies of power. At the same time, there are places that can gather
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                                         29

                                                                                             Iovino montre que si tout projet cartographique est problématique, l’écocri-
                                                                                       tique ne peut se passer du lieu, car la rencontre matérielle et sensible avec ce dernier
                                                                                       est le terreau de toute pensée et action écologiques. Parce que des récits (« stories »)
                                                                                       émergent de cette rencontre, le lieu « transcende sa réalité locale 59 ». La synthèse
                                                                                       de deux considérations fondamentalement opposées du lieu – l’une déterritoriali-
                                                                                       sée ; l’autre construite sur l’interaction locale – est fournie par le concept d’« éco-
                                                                                       cosmopolitisme 60 » qui considère le lieu autant dans sa singularité que dans son
                                                                                       interdépendance écosystémique avec d’autres environnements. Le lieu n’est dès lors
                                                                                       pas une notion abstraite et figée, mais « un lieu de rencontre 61 » dynamique, habité
                                                                                       par le vivant qui le façonne autant par son interaction matérielle qu’en fonction de
                                                                                       ses paysages intérieurs forgés par les émotions et l’imagination 62. Ces observations
                                                                                       concernant la portée éco-cosmopolite des récits, des imaginaires, mais également des
                                                                                       théories culturelles et littéraires, obligent donc également la littérature comparée 63 à
                                                                                       s’interroger sur ses méthodes et ses démarches, particulièrement dans ses efforts de
                                                                                       contextualisation des œuvres (voir le chapitre quatrième « L’écologie en contexte(s) »).
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       … pour enfants et adolescents
                                                                                            Si cette brève synthèse générale concernant l’écocritique dans sa visée inter-
                                                                                       nationale est nécessaire, nos investigations se sont avant tout concentrées sur le
                                                                                       rapport spécifique entre écologie et littérature de jeunesse. La synthèse théorique
                                                                                       qui suit prend en compte des travaux publiés dans les sphères anglo-, germano-
                                                                                       et francophone. Ce choix méthodologique, correspondant certes à une certaine
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                            experiences, dynamics, and symbols as to also enlighten the life of other places, of other collectives: places
                                                                                            that, like Jorge Luis Borges’s Aleph, are “points in the space that contain all points” (Borges J. L.,
                                                                                            Aleph and other stories, New York, Penguin, 2000, p. 126). » Iovino S., Ecocriticism and Italy.
                                                                                            Ecology, Resistence and Liberation, Londres/New York, Bloomsbury, 2016, p. 2 (notre traduction).
                                                                                       59. « Transcend their local reality », ibid., p. 1.
                                                                                       60. « Eco-cosmopolitanism », Heise U. K., Sense of Place and Sense of Planet. The Environmental
                                                                                            Imagination and the Global, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 10. Voir aussi Zapf H.,
                                                                                            Literature as Cultural Ecology, op. cit., p. 81.
                                                                                       61. « Meeting-place », Harcourt W., « Place », in J. Adamson, W. A. Gleason et
                                                                                            D. N. Pellow (dir.), Keywords for Environmental Studies, Londres/New York, NY University
                                                                                            Press, 2016, p. 161.
                                                                                       62. Bateson G., Steps to an Ecology of the Mind, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1972.
                                                                                       63. Dans le domaine anglophone, plusieurs synthèses des rapports entre écocritique et littérature
                                                                                           comparée ont été publiées par Ursula K. Heise : « Globality, Difference, and the International Turn
                                                                                           in Ecocriticism », PMLA, 2013, p. 636-643 et « Comparative Literature and the Environmental
                                                                                           Humanities », State of the Discipline Report, mars 2014, [http://stateofthediscipline.acla.org/entry/
                                                                                           comparative-literature-and-environmental-humanities], consulté le 6 décembre 2016.
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                                                                                       tradition de la littérature comparée européenne, est en grande partie lié à notre
                                                                                       accès subjectif aux textes dans leur langue de publication, mais, dans l’espoir d’élar-
                                                                                       gir les corpus critique et littéraire, Éco-graphies inclut les contributions de cher-
                                                                                       cheurs espagnols, italiens, grecs, canadiens et américains. Par ailleurs, les co-auteurs
                                                                                       ci-présents ne cesseront pas de souligner le caractère transculturel de l’écolije qui
                                                                                       relève de l’imaginaire globalisé tel qu’il est véhiculé par des bestsellers et blockbusters
                                                                                       nord-américains, mais également d’une littérature qui propose de découvrir des
                                                                                       contrées lointaines et des modes de vie inconnus.
                                                                                             Malgré l’omniprésence du thème de la nature et l’existence indiscutable
                                                                                       de considérations éthiques envers le monde naturel et animal dans la littérature
                                                                                       d’enfance et de jeunesse, le genre est toujours négligé par la recherche écocritique.
                                                                                       La majorité des parutions se fait dans le cadre de la didactique littéraire et ne se
                                                                                       concentre donc pas sur une écopoétique, au sens d’une théorie littéraire de l’écri-
                                                                                       ture de l’écologie, enjeu phare de notre ouvrage. Paradoxalement, une première
                                                                                       vague écocritique s’intéressant à la littérature de jeunesse se distingue aux États-
                                                                                       Unis dès le milieu années 1990 64, simultanément donc à l’émergence de l’écocri-
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       tique « générale ». En 2004, le précédemment cité Wild Things : Children’s Culture
                                                                                       and Ecocriticism, dirigé par Sydney I. Dobrin et Kenneth B. Kidd, propose une
                                                                                       première synthèse du lien entre écocritique et écrits pour la jeunesse. Les éditeurs
                                                                                       précisent ne pas considérer l’écocritique comme un ensemble d’outils ni la littéra-
                                                                                       ture de jeunesse comme l’objet de leurs recherches. Au contraire, l’ouvrage fait le
                                                                                       pari théorique de combiner green studies et children’s studies dans le cadre des cultu-
                                                                                       ral studies. L’étude de la nature et l’étude de l’enfance sont considérées comme deux
                                                                                       champs interagissant, sur le modèle de l’ecofeminism ou de l’ecopostcolonialism,
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       l’argument clé étant que la nature, comme l’enfant, sont sous-représentés dans la
                                                                                       culture et dans la recherche. Les articles réunis constituent ce faisant des études du
                                                                                       rapport ambivalent nature/culture, humain/non-humain à partir de textes précis,
                                                                                       mais l’ouvrage ne fournit aucune définition poétique ni esthétique de ce genre
                                                                                       particulier. Le recours aux children’s studies néglige ainsi étonnamment la spécificité
                                                                                       littéraire et l’essence poétique des textes, nonobstant la capacité d’invention et
                                                                                       d’innovation de cette littérature.
                                                                                             En écartant les dossiers thématiques qui circulent sur la toile ou sous forme
                                                                                       de livres 65, ainsi que les publications liées à l’éducation au développement durable
                                                                                       64. Greenway B. (dir.), Ecology and the Child, Children’s Literature Association Quarterly, vol. 19,
                                                                                            no 4, 1994 ; Rahn S. (dir.), Green Worlds, The Lion and the Unicorn, vol. 19, no 2, 1995 ;
                                                                                            Children’s Literature and the Environment, American Nature Writing Newsletter, vol. 7, no 1, 1995.
                                                                                       65. Voir, en ligne, les dossiers thématiques : Télémaque, éducation à l’environnement dans la litté-
                                                                                           rature de jeunesse, services Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation nationale, académie
Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse                                                  31

                                                                                       – qui peuvent ou non avoir recours à des textes littéraires 66 –, le présent ouvrage
                                                                                       constitue la première analyse écocritique en France d’un corpus de la littérature de
                                                                                       jeunesse européenne. Néanmoins, dans les domaines anglo-, germano- et franco-
                                                                                       phone, plusieurs ouvrages ont théorisé les rapports entre nature, environnement
                                                                                       et littérature de jeunesse, sans cependant s’inscrire nécessairement dans les cadres
                                                                                       théoriques de l’écocritique 67. Le modèle éditorial dominant le champ de recherche
                                                                                       est la publication d’actes de colloque et d’ouvrages collectifs, dans lesquels une
                                                                                       ou deux contributions sont généralement dédiées à la littérature de jeunesse, à
                                                                                       l’instar, en Allemagne, de l’étude de Julia Hoffmann 68 ainsi que de la synthèse
                                                                                       coécrite par Berbeli Wanning et Anna Stemmann 69. Par conséquent, la littérature
                                                                                       de jeunesse apparaît constamment comme un genre homogène, servant le plus
                                                                                       souvent à nuancer les hypothèses formulées à partir de la littérature « pour les
                                                                                       grands ». Un des enjeux primordiaux d’Éco-graphies est donc de dépasser cette
                                                                                       simple opposition entre littérature générale et littérature de jeunesse en observant
                                                                                       la pluralité des écogenres (voir notre chapitre troisième) de la littérature s’adressant
                                                                                       aux enfants et aux adolescents.
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                             À cette diversité générique s’ajoute l’analyse des transformations historiques
                                                                                       du discours écologique et de celui adressé à la jeunesse. Le premier chapitre intitulé
                                                                                       « Écogenèse : histoire d’une sensibilité en formation » propose ainsi, grâce à des
                                                                                       études de cas contextualisées, un aperçu des changements poétologiques profonds
                                                                                       dans la représentation de la nature et de ses rapports avec l’enfance. On constate
                                                                                       par exemple que dans le domaine germanophone (Allemagne, Suisse, Autriche),
                                                                                           de Créteil, 2007, [http://www.cndp.fr/crdp-creteil/telemaque/comite/environnement.htm] ;
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                           Ricochet Jeunes, « Les bibliographies thématiques », Institut suisse Jeunesse et médias, [http://
                                                                                           www.ricochet-jeunes.org/bibliographies/theme/152-ecologie] ; « L’Écologie, l’éco-citoyenneté
                                                                                           dans les livres pour enfants : Bibliographie », in La Joie par les livres, Bibliothèque nationale de
                                                                                           France, Centre national de la littérature pour la jeunesse, 2010, [http://lajoieparleslivres.bnf.fr],
                                                                                           consulté le 6 décembre 2016. Au format imprimé, voir « Nature : Écologie et milieux naturels »
                                                                                           et « Nature : Environnement et pollution », in Escales en littérature de jeunesse, Paris, Éditions
                                                                                           du Cercle de la librairie, 2007, p. 340-342 et p. 342-343. Voir aussi l’article Labonté C. « Les
                                                                                           livres verts pour la jeunesse », Lurelu, vol. 15, no 1, 1992, p. 4-8.
                                                                                       66. G rimm S. et Wanning B., « Cultural Ecology and the Teaching of Literature », in H. Zapf (dir.),
                                                                                            Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, op. cit., p. 513-533.
                                                                                       67. Aux États-Unis : Nabhan G. et Trimble S., The Geography of Childhood: Why Children Need
                                                                                            Wild Places, Boston, Beacon Press, 1995. En Allemagne : Lindenpütz D., Das Kinderbuch als
                                                                                            Medium ökologischer Bildung. Untersuchungen zur Konzeption von Natur und Umwelt in der
                                                                                            erzählenden Kinderliteratur seit 1970, Essen, Die blaue Eule, 1999. En France : Chansigaud V.,
                                                                                            Enfant et nature à travers trois siècles d’œuvres pour la jeunesse, Paris, Delachaux et Niestlé, 2016.
                                                                                       68. H offmann J., « Blumenkinder. Kinder- und Jugendliteratur ökokritisch betrachtet », art. cité.
                                                                                       69. S temmann A. et Wanning B., « Ökologie in der Kinder- und Jugendliteratur », art. cité.
32                                                                              Sébastian Thiltges

                                                                                       l’écologie est le thème à la mode durant les années 1970 et 1980, entraînant des
                                                                                       entrées spécifiques dans des encyclopédies dédiées à la littérature de jeunesse 70
                                                                                       ainsi qu’une première publication collective en 1985 qui s’intéresse notamment
                                                                                       à la rhétorique de la peur, à l’écopédagogie et qui fournit une riche bibliographie
                                                                                       de textes littéraires 71.
                                                                                             Le thème de la protection de l’environnement (Umweltschutz) s’instaurant
                                                                                       rapidement dans le contexte social et culturel, il transparaît massivement dans
                                                                                       les textes adressés à la jeunesse 72 et capte l’intérêt de la recherche littéraire bien
                                                                                       avant la réception de l’écocritique 73. Ainsi paraît en 1999 Das Kinderbuch als
                                                                                       Medium ökologischer Bildung de Dagmar Lindenpütz qui considère l’écolije
                                                                                       en tant que genre et en propose une typologie selon trois modèles interpréta-
                                                                                       tifs : l’enseignement de la nature selon des préceptes humanistes et didactiques
                                                                                       (« ökologische Aufklärung ») ; l’établissement d’une axiologie alternative (« alter-
                                                                                       natives Wertbewusstsein) » ; l’étude du corpus à la lumière du regard sceptique de
                                                                                       la postmodernité (« postmoderne Zeitdiagnostik und Skepsis 74 »). En référence au
                                                                                       savoir postmoderne de Jean-François Lyotard, l’auteure constate de prime abord
ISBN 978-2-7535-7461-8 — Presses universitaires de Rennes, 2018, www.pur-editions.fr

                                                                                       la fin des métarécits : la nature apparaît comme une immense et labyrinthique
                                                                                       bibliothèque de Babel. Mais, dans une deuxième étape, elle montre que l’aspect
                                                                                       didactique de littérature de jeunesse demeure une condition à la construction du
                                                                                       sujet et résiste de ce fait au morcellement postmoderne, qui est dès lors interprété
                                                                                       comme une diversité. L’ouvrage dégage ainsi le potentiel écopédagogique de la
                                                                                       postmodernité, souligne l’importance d’un standard esthétique et fournit des
                                                                                       analyses détaillées des différentes narrations écologiques, l’idéal pragmatique
Éco-graphies – Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.)

                                                                                       70. Dierks M., « Naturgeschichte im Kinder-und Jugendbuch », in K. Doderer (dir.), Lexikon der
                                                                                            Kinder- und Jugendliteratur, vol. 2, Weinheim/Bâle, Beltz Verlag, 1977, p. 539-542.
                                                                                       71. S teuer H., « Umwelt und Umweltproblematik als Themen in der KJL », in L. Binder (dir.),
                                                                                            Ökologie, Alltag und Sinnfragen in der Kinder- und Jugendliteratur, Vienne, Internationales
                                                                                            Institut für Jugendliteratur und Leseforschung, 1985, p. 117-123.
                                                                                       72. P ointner A., Umweltschutz und Märchen, Landeszentrale für Umweltaufklärung, no 28/29,
                                                                                            Hohengehren, Schneider Verlag, 2000 ; Knobloch J. (dir.), Die angekündigte Katastrophe oder :
                                                                                            KJL und Umweltschutz, kjl&m, vol. 4, Munich, 2009 ; Mikota J., « Hauptsache die Welt retten :
                                                                                            Umweltschutz in der aktuellen Kinder- und Jugendliteratur », 2012, [http://www.alliteratus.
                                                                                            com/pdf/ges_allg_nat_umwelt.pdf ], consulté le 6 décembre 2016.
                                                                                       73. Cette remarque vaut également pour la recherche en général, les travaux des frères Gernot et
                                                                                           Hartmut Böhme, toujours d’actualité, comptant comme des véritables précurseurs de l’écocritique :
                                                                                           Böhme H., Natur und Subjekt, Francfort/Main, Suhrkamp, 1988 ; Böhme G., Für eine ökologische
                                                                                           Naturästhetik, Francfort/Main, Suhrkamp, 1989 ; Böhme H. et Böhme G., Feuer Wasser Erde Luft.
                                                                                           Kulturgeschichte der Naturwahrnehmung in den Elementen, Munich, C. H. Beck, 1996.
                                                                                       74. L indenpütz D., Das Kinderbuch als Medium ökologischer Bildung, op. cit., p. 51.
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